« Leçons indiennes »
« Itinéraires d’un historien »
« Delhi .Lisbonne. Paris. Los Angeles »
Sanjay Subrahmanyam
Alma Editeur
Lecture critique
Première partie
Il s’agit d’un livre tout à fait intéressant pour de multiples raisons, le ton irrévérencieux des textes, leur style souvent dérangeant et décoiffant, au moins tout autant que leur contenu, riche, encyclopédique, quasi-planétaire, une réflexion et des témoignages touche-à-tout sur l’histoire des idées, des hommes, les débats passés ou encore actuels sur les grandes problématiques du monde, historiques ou non, intellectuelles, politiques, ou religieuses.
Ce livre démystifie beaucoup de sujets d’histoire et oblige le lecteur à regarder un peu plus loin que le bout de son nez, le fameux ethnocentrisme que la plupart des historiens, sinon les intellectuels du monde entier, ont en partage, avec leurs modes, leurs courants, leurs partis pris.
Car, il est toujours très difficile d’échapper à son égo, à sa subjectivité, au nombrilisme, quel que soit le continent.
Dans une de ses leçons, le « provincialisme » de l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales en prend pour son grade, et, à lire ce livre, tout laisse à penser que la France n’occupe qu’une place modeste dans les recherches historiques postcoloniales.
« J’avais très peu d’étudiants en doctorat à Paris, car les sujets que j’étudiais étaient jugés marginaux. Quand Serge Grunitzky et moi avons proposé des changements au cœur de la structure de l’EHSSS, de sorte que les « aires culturelles » soient mieux intégrées à l’histoire, notre proposition a été rejetée sans ménagement par l’administration et par beaucoup d’historiens spécialistes de l’Europe. Je crois que la partie historique de l’EHSS est en train de commencer à payer le prix de son provincialisme et de son incapacité à suivre le rythme des évolutions… » (p, 349, Leçon 21 « A travers trois continents » »
Tout en estimant que l’histoire postcoloniale française a un caractère un peu trop franchouillard, je n’hésiterai toutefois pas à me demander si l’auteur ne souffre pas lui-même de cette maladie « nombriliste » qu’il dénonce au fil des pages, dans l’écriture de sa leçon parisienne, (Leçon19 « Un Parisien ambigu »), et peut-être aussi certaines de ses réflexions qui ne peuvent échapper à son lieu de naissance indienne, à sa vie d’intellectuel indien.
A la lecture de la leçon 4 « L’histoire politique indienne et Guha », la découverte d’un autre livre à lire : « La fin des terroirs » d’Eugen Weber, un ouvrage qui démontre, à mon avis, avec un certain succès, que la nation française n’a véritablement commencé à exister qu’à la fin du dix-neuvième siècle, et au début du vingtième.
L’auteur relie cette référence à la problématique discutée et discutable de la fabrication de la « nation indienne ».
« Weber est surtout connu pour son étude sur la manière dont la nation française moderne se construisit entre la fin du XIXème et le début du XXème siècle. C’est une interprétation qui met en jeu routes et chemins de fer, écoles et instituteurs sévères et qui se centre sur la production d’une « francité » uniforme, à la fois comme réalité et comme mythe, englobant les divers terroirs qui existaient encore en 1870. On peut y voir soit une version de la théorie de la modernisation…
… Aucun maître ouvrage comparable à celui de Weber n’existe à ce jour pour l’Etat-nation qu’est l’Inde moderne, en partie parce que les historiens du sous-continent on généralement évité de s’aventurer au-delà de 1947, laissant cette tâche aux politologues, aux sociologues, et aux touche à tout omniscients. » (page 56 et 57)
Au risque de déflorer une partie du sujet, les historiens qui se sont fait une belle notoriété en décrivant dans un de leurs ouvrages « Culture coloniale » que la France s’était « imprégnée de culture coloniale » au cours de la période 1871-1914 feraient bien de mettre en accord leur discours trompeur avec la situation qui était encore celle de la France à la fin du dix-neuvième siècle.
En premier jugement, donc un livre désaltérant sur le plan intellectuel, un ton souvent incisif, et quelques détours dans les coulisses de l’édition et des publications.
Nous allons à présent évoquer quelques- unes de ces leçons indiennes, en regroupant notre lecture par quelques-uns des grands thèmes qui touchent à des sujets sensibles de l’histoire du monde, à la fois dans leur contenu, et dans la façon dont les historiens la racontent.
L’Inde est le premier thème d’analyse et de réflexion qui occupe au moins huit leçons sur vingt et une, lesquelles nourrissent largement la critique historique de l’auteur.
La réflexion commence avec la leçon 1 :
La « civilisation indienne » est-elle un mythe ?
A lire toutes les pages qui sont consacrées à l’Inde et au Sud Est Asiatique, le lecteur prend la mesure de l’écart qui semble séparer, sans doute aux yeux d’un ignorant, les travaux de recherche historique coloniale et postcoloniale consacrés à l’impérialisme britannique des Indes comparativement avec les travaux consacrés à l’impérialisme français, un écart qui s’appuie sur un appareil universitaire important, aussi bien à Dehli qu’à Londres, ou à Chicago.
.Des historiens indiens, souvent anglicisés, dialoguent, débattent entre eux, échangent des propos agressifs, qu’ils soient restés en Inde ou qu’ils se soient expatriés dans des universités anglo-saxonnes, ou qu’ils fassent encore partie de la cohorte des historiens anglo-saxons reconnus compétents sur l’histoire coloniale ou postcoloniale du Royaume Uni.
Un des débats porte sur la question de comprendre comment la civilisation indienne, pour autant qu’elle ait existé, s’est positionnée par rapport à l’impérialisme anglais, décrite par certains intellectuels sous les traits d’une « Inde comme civilisation, vite synonyme d’une Inde close » (page 22)
La leçon 3 « Le sécularisme et le bienheureux village indien » ouvre un débat parallèle sur ce que certains intellectuels appellent le « sécularisme », un concept très différent de la laïcité à la française, et à cette occasion, l’auteur épingle violemment Ashis Nandy sur son ignorance à la fois du passé de l’Inde et de l’Europe :
« C’est donc une profonde erreur de partir du principe que le sécularisme est un mot courant dans l’usage politique occidental, qui aurai été transféré en Inde, comme une « idée importée ». En réalité, le terme a en Inde un poids politique qu’il n’a jamais eu en Occident et a acquis un sens profond que de nombreux Européens ne comprennent même pas. …(p,43)
… A croire que, pour être un « grand penseur », il faut d’abord être un grand ignorant. Comment ne pas désigner ainsi quelqu’un qui peut affirmer en toute insouciance que –comme le fait Nandy – que l’Inde n’a jamais eu d’historiens avant la période coloniale ? Sans doute Abu’l Fazl venait-il de la planète Mars ?…(p,44)
Cela réclame évidemment plus de travail que de vendre de la guimauve qui passe pour de l’intelligence dans les cercles « indigénistes »…
Nandy est désormais – maintenant que Nirad Chadheri a disparu – notre seul vrai penseur colonial. Peut-être un romantique colonial, mais un colonial tout de même, d’une mentalité profondément coloniale….(p,45)
…Cela ne signifie pas pour autant qu’il faudrait s’abstenir de débattre du sécularisme en Asie du Sud, bien au contraire. Mais ce débat, ne saurait s’enfermer avec profit dans les termes de cette fausse alternative, pas plus que dans les termes d’une opposition tout aussi fausse entre les productions conceptuelles d’on ne sait quelle Inde éternelle, d’une parfaite pureté chérie, et de haïssables importations d’origine étrangère. » (p,53)
Plusieurs débats d’idées et d’histoire courent à travers les lignes de plusieurs leçons indiennes, le rôle respectif des intellectuels immigrés du monde anglo-saxon ou des intellectuels restés sur le continent indien, la lutte entre les historiens marxistes et les libéraux à la Delhi School (Leçon 17 « Jours tranquilles à la D.School »), le rôle de l’impérialisme anglais dans la modernisation de l’Inde, la place qui est faite à l’histoire de l’Inde ancienne par rapport à la moderne, le regard des historiens tourné à juste titre ou non, de façon pertinente ou non, vers la vie du petit peuple, avec le succès qu’a connu le « subalternisme » (p,167), ou avec l’expression à la mode de « Subaltern Studies », un thème de réflexion et de critique qui irrigue la leçon 10 « Les civilisations souffrent-elles du mal des montagnes ? et la leçon 13 « Le marché mondial et l’histoire de l’Inde »
Le contenu de la leçon 10 est décoiffant dans sa critique d’une théorie historique d’après laquelle, en tout cas déjà dans le Sud-Est asiatique, l’expansion des Etats dans les plaines aurait trouvé constamment ses limites dans les difficultés, sinon l’incapacité qu’ils ont eue à imposer leur domination dans les régions de montagne, ce qu’un historien, Scott a baptisé du nom de « Zomia ».
« Sur « Zomia », Scott a une thèse « simple, suggestive et sujette à controverse ». Jusqu’à présent, avance-t-il, la plupart de ces minorités ethniques ont été étudiées par les anthropologues aussi bien que par les décideurs politiques comme des vestiges du passé, les survivants d’une époque révolue. Au contraire, affirme-t-il, « les peuples des collines doivent être bien plutôt perçus comme des communautés de fugitifs, d’esclaves marrons qui sur un arc de deux millénaires, ont fui l’oppression des projets de construction étatique à l’œuvre dans les vallées –esclavage, conscription, corvées, épidémies et guerres ». (p,169)
L’auteur cite la source de l’anthropologue français Clastres (les Indiens Guyaqui), et note :
« Pour ce qui est de la traque des intentions, nous avons vu que Scott s’allie à un courant en pleine croissance parmi les anthropologues de l’Asie du Sud-Est (mais dominant aussi partout dans le monde qui affirme que « les Etats, en fait, créent les tribus » (p,177)
L’auteur ne ménage d’ailleurs pas Clastres dans son propos :
« Ecrivant au début des années 1960, Clastres avait lui-même tendance à voir les Guyaki comme des vestiges d’un monde disparu, un petit groupe (deux cents-cinquante ou trois cents personnes, selon son estimation) qui aurait éclairé les origines d’un groupe bien plus large d’Indiens Guarani. Par la suite, il changea radicalement son point de vue et se lança dans une polémique féroce contre ceux qui voyaient la question sous cet angle évolutionniste – et donc affirma- t- il, ethnocentrique. Peut-être cela avait-il à voir avec son expérience sur les barricades du Quartier latin comme soixante huitard… (page 170)
Comment ne pas souligner qu’il parait effectivement difficile sur le plan scientifique de tirer des conclusions sur la nature du pouvoir dans l’histoire de l’humanité en fondant son raisonnement sur des populations indiennes comptant plusieurs dizaines, centaines, et quelquefois milliers de membres.
Résistances ou non, importance effective de la géographie des lieux, montagne ou forêts impénétrables contre l’expansion des Etats, il parait évident que les minorités ethniques ont été modelées, sinon crées par tel ou tel Etat, colonial ou pas, mais dans le cas français, sur une durée assez courte qui a peu à voir avec l’Asie du Sud-Est.
Le contenu de la Leçon 13 « Le marché mondial et l’histoire de l’Inde» est tout aussi intéressant en dévoilant les coulisses des modes historiques, qu’elles aient pour origine, les éditeurs eux-mêmes ou les écoles de chercheurs.
Le texte d’ouverture de la leçon mérite d’être cité :
« Permettez- moi de commencer par une longue anecdote, qui va faire office de libre exemplum ethnographique. Il y a quelques années, alors que j’étais dans une université américaine, j’ai assisté à un « job-talk » : il s’agit d’une conférence destinée en priorité aux membres du département qui recrute un nouveau professeur, mais néanmoins ouverte à un plus large public…. Ces interventions sont d’étranges procédures… Elles ne se pratiquent pas, en règle générale, à Paris, Oxford, ou Lisbonne, pas plus qu’à Delhi ou Chennai…. »
Deux cas de figure, l’un ciblé sur un candidat déjà retenu, l’autre choisissant entre plusieurs candidats, et dans le cas présent l’anecdote concerne la deuxième procédure :
« Les questions fusèrent et il fut immédiatement évident qu’elles n’avaient rien à voir avec celles d’un séminaire de recherche à l’anglaise. Il n’y eut pas de discussion sur des faits concrets. Les sources et les archives ne furent même pas citées. L’exposé portait sur l’Inde coloniale et la domination britannique. Les auditeurs n’étaient préoccupés que par l’opinion personnelle de l’orateur, sa généalogie intellectuelle, bref de son identité académique. Finalement, une personne extérieure au département d’histoire, mais adepte autoproclamée du courant connu sous le nom d’ « Etudes postcoloniales » leva la main. « Il y a maintenant deux écoles dans l’histoire indienne, déclara-t-elle avec assurance, les Etudes subalternes et l’Ecole de Cambridge. J’aimerais savoir où vous vous situez par rapport à elles. …» (p,224)
Les Etudes Subalternes devinrent à la mode dans les universités américaines, car elles étaient fondées sur le postulat qu’elles devaient porter sur les dominés, un domaine à la fois méprisé, mais difficile à saisir :
« Je me rappelle avec quel plaisir et quelle fierté les membres du collectif « Subaltern Studies me dirent – j’étais alors doctorant à Delhi – que même les poids lourds du monde universitaire américain étaient maintenant en relation avec eux et que, si certains de leurs articles avaient été acceptés, d’autres avaient été rejetés sans façon. C’était j’imagine un moment d’ivresse postcoloniale…. » (p,228)
« … En d’autres termes, pour que les Etudes subalternes puissent entrer en force dans le monde universitaire américain, elles ont dû prendre le « tournant culturel » et pas du tout du bout des lèvres. Sans quoi, on n’aurait pas pu les distinguer de banales recherches sur les paysans latino-américains : face à la profusion des révoltes paysannes au Nicaragua ou en Bolivie, quelques rébellions au Bihar ou en Andhara n’auraient rien changé au tableau. La « différenciation du produit » était désormais de rigueur : Ranajit Guha ne pouvait être confondu avec le sous-commandant Marcos ! Pour le dire sur le mode de la tradition orale, si Gayatri Spivak était Ry Cooder, les Etudes subalternes étaient le Buena Vista Social Club. » (p,233)
Dans cette leçon, l’auteur montre toute l’ambiguïté de certaines modes historiques, l’importance du marché des recrutements, des revues, et des éditions, et dans le cas présent, celle du marché américain.
Conclusion :
« En bref, les nouvelles conditions du marché laissent à penser que, parfois et à l’instar des dominés, les historiens ne peuvent pas parler » (p,239)
Pour la bonne compréhension de l’expression Etudes subalternes, rien ne vaut que de citer la note de la page 95 :
« Le Subaltern Studies Group « SSG) « Groupe d’études subalternes », réunit de nombreux chercheurs d’Asie du Sud étudiant les sociétés postcoloniales et/ou postimpériales, en Asie du Sud mais aussi plus largement, dans ce que l’on a désigné comme le tiers-monde. Leurs recherches se concentrent sur ceux dont ils estiment que la voix n’est pas entendue et l’action peu ou pas prise en compte. Dans la postérité de Gramsci, les Subaltern Studies s’intéressent particulièrement aux personnes discriminées du fait de leur ethnie, de leur classe, de leur genre, de leur sexe, de leur religion, etc. Le chef de file de ce courant a été l’Indien Ranajit Guha. »
Pour avoir lu de nombreux récits d’officiers, d’administrateurs, de chercheurs, ou de lettrés, sur l’histoire coloniale, je ne vois pas ce qu’il peut y avoir de novateur dans ce discours à la mode sur les Subaltern.
Je me rallierais volontiers à ce qu’écrit à ce sujet, Jean-François Bayart, dans son livre « Les études postcoloniales- Un carnaval académique ».
Juste un mot sur la Leçon 11 « Churchill et la théorie du grand homme en histoire ».
Il est évident qu’il est plus rentable pour un éditeur, et plus utile pour un historien ou un intellectuel, de publier un livre sur la vie d’un grand homme que sur le petit peuple des dominés, mais dans le cas présent, nous ne nous attacherons pas à rappeler la consanguinité de Churchill avec l’impérialisme anglais, mais à l’usage historique qu’en a fait Mukerjee dans son livre « La guerre secrète de Churchill » :
« De son propre aveu, Mukerjee n’est pas une historienne mais une journaliste de formation scientifique qui, de manière désarmante, note que pour écrire son livre, elle a dû « apprendre les bases de l’histoire mondiale ».(p,193)
La journaliste a su utiliser le personnage du grand homme pour traiter le sujet qui lui tenait à cœur la grande famine du Bengale des années 1943-1944, donc pour simplifier mon propos et le rattacher aux lignes précédentes, a trouvé une astuce pour faire des Subaltern.Studies à l’ombre d’un grand homme.
Deuxième partie, la semaine prochaine
Jean Pierre Renaud – Tous droits réservés