« Ecrire l’histoire de l’Afrique à l’époque coloniale »
Sophie Dulucq
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L’histoire coloniale en ses œuvres (p,119)
(c.1890 – c. 1930)
Question préalable :
« L’histoire coloniale en ses œuvres » ?
Ou plus rigoureusement l’historiographie coloniale en ses œuvres ?
« Aborder de l’extérieur cet objet culturel particulier qu’a été l’histoire coloniale , de façon en quelque sorte indépendante des contenus véhiculés, est une piste qui permet d’envisager cette historiographie à la fois comme production savante et comme construction politique et sociale ; bref, comme un champ scientifique structuré par un contexte particulier, par des enjeux internes et externes, par des ambitions et des stratégies.
Mais il faut maintenant se pencher sur son contenu hétérogène … (p119)
Les premières études sont généralement le fait de non-historiens…
Dans ces conditions, le regard porté sur le passé ne peut qu’être influencé en profondeur par la situation coloniale. La subordination des peuples étudiés, les nouvelles finalités assignées à l’histoire de ces régions par la demande sociale, la position même de ceux qui se penchent sur le passé, déterminent profondément l’écriture historique…
Enfin, cette historiographie revêt-elle effectivement la dimension pratique qu’elle revendique au point de pouvoir être considéré comme un savoir appliqué, comme une véritable science coloniale. » (p,121)
Questions à l’auteure : « histoire coloniale » ou « historiographie », comme je l’ai souligné ?
N’en aurait-il pas été de même, toutes proportions gardées, et leur écart était considérable à tous points de vue, des historiens de la Troisième République, ou plus récemment de ceux, marxistes, de la Quatrième République ?
« L’Afrique subsaharienne comme nouvel espace historique (p,121)
Deux pôles de curiosité : histoire de la geste coloniale et histoire « indigène »
Il s’agit donc bien de la « subsaharienne », mais avant tout de l’Afrique Française Occidentale.
Il s’agit bien aussi, et effectivement, d’un « nouvel espace historique » à défricher complètement, bien différent des espaces historiques très fréquentés par la classe noble des historiens de France ou d’Europe, de l’Antiquité au Moyen Âge, aux monarchies, et aux Républiques, pour ne pas parler des guerres.
L’auteure note justement :
« On ne saurait voir dans l’histoire coloniale qu’une historiographie triomphaliste glorifiant la seule civilisation européenne : il s’agit d’une production souvent hybride qui a contribué à sa manière à historiciser l’Afrique, à accumuler des connaissances positives, tout en forgeant des instruments de travail.
Comme le souligne Raymond Mauny en 1970 :
« Toute une lignée d’historiens…. N’ont pas attendu en effet l’ère des indépendances pour étudier l’histoire des Africains pour eux-mêmes et non en fonction de l’extérieur. » (p,123)
Je recommanderais volontiers aux chercheurs qui en doutent de fréquenter toute la littérature publiée, entre autres par de nombreux officiers et administrateurs, leurs carnets de route, leurs livres, pour s’en rendre compte, les Mage, Gallieni, Péroz, Binger, Baratier, Emily, Lyautey, le médecin de marine Hocquard, en Indochine, au Tonkin, ou à Madagascar …
L’auteure note toutefois :
« Bien sûr, l’existence d’une histoire africaine digne de ce nom est reconnue ici de façon alambiquée, condescendante et en grande partie sous forme négative (p,126) »
« Histoire « coloniale », « histoire indigène » : de la difficulté des classifications » (p,128)
« Tracer une stricte ligne de partage entre les écrits relevant de l’histoire de la colonisation et des textes relevant de l’histoire « indigène » s’avère souvent impossible. » (p,128)
« … Et l’on peut multiplier les exemples de ces travaux d’histoire « coloniale » qui par la tangente, abordent aussi des questions d’histoire « indigène »
« … A l’inverse, un ouvrage comme Haut Sénégal-Niger, qui est le parangon de l’histoire « indigène » du début du siècle, se termine par la conquête et l’organisation de l’AOF et intègre des problématiques d’histoire de la colonisation, faisant de la colonisation française une « fin de l’histoire » pour les sociétés ouest-africaines. » (p,129) (un livre de Delafosse)
« Entre logique scientifique et logique coloniale
« Une histoire au service de l’impérialisme national
« Un bon exemple de la constante interaction entre ces différents champs est fourni par l’introduction du livre de Charles Monteil, Les empires du Mali « (1929) (p,131)
« Un des paradoxes de l’histoire coloniale est justement, on l’a évoqué, de se revendiquer une utilité politique au moment même où ses promoteurs travaillent à l’institutionnaliser et à conquérir les cercles universitaires. » (p,132)
« Guidés par une foi solide dans l’œuvre coloniale et persuadés de contribuer à la grandeur nationale, les historiens spécialistes de l’Afrique ont bien sûr écrit une histoire imprégnée des valeurs de leur temps. » (p,135)
Question : n’en n’y-a-t-il pas toujours été un peu ainsi, même dans la période moderne où l’histoire pourrait beaucoup plus facilement se détacher des « valeurs de son temps » ?
A la condition de s’entendre sur les « valeurs » de la France du vingt-unième siècle ? Quelles sont- elles pour le courant des historiens nourri par la « matrice » algérienne ?
Anachronisme, ethnocentrisme involontaire ou volontaire et inversé, nombrilisme, absence d’évaluation des faits et des effets, servilités idéologiques, toutes maladies qui n’épargnent pas certaines histoires du passé ou du jour
« Grilles de lecture, découpages, mises en intrigue (p,135)
« L’invention du passé de l’Afrique s’est faite à travers les grilles de lecture construites selon les préjugés politico-culturels de l’époque…
Ce déterminisme historico-climatique, lointain rejeton de la théorie des climats de Montesquieu, est un écho indirect des conceptions de l’école de géographie coloniale fondées au XIX° siècle dans le sillage de Marcel Dubois . (p,137)
« … Confrontés à des sources qui révèlent de puissantes dynamiques passées ( conquêtes, émergence d’Etats, vitalité culturelle, etc.), beaucoup d’historiens vont essayer de concilier leur vison déterministe, statique et racialisante du passé africain avec la volonté de rendre compte des vastes mouvements de l’Histoire » (p,138)
Question : du déterminisme géographique ? Sûrement.
Le géographe Richard-Molard avait-il tort en parlant de l’ hyper continentalité de l’Afrique, avant l’arrivée des colonisateurs, du facteur clé des climats extrêmes, de la nature des terres, de la grande diversité des peuples et les dialectes qui y existaient, etc… ?
D’après l’auteure, l’époque actuelle pourrait être indemne de « préjugés politico-culturels » ?
« Un autre biais bien identifiable de l’histoire de la période coloniale réside en effet dans l’ethnocentrisme récurrent des analyses, qui fait chausser aux historiens des lunettes européennes pour examiner le passé africain. » (p,139)
« … Les œillères ethnocentriques rendant parfois difficiles la réflexion sur un certain nombre de phénomènes historiques tels que la modernisation précoloniale de l’Imerna. Incapables d’en rendre compte de façon satisfaisante, des auteurs, comme Martineau et Grandidier affirment, contre toute vraisemblance, que l’histoire malgache a commencé avec les Européens, que les Merina ne pourront être intégrés au devenir historique que du jour où il seront pleinement assimilés à la civilisation européenne. « (p,141)
Question : « œillères ethnocentriques » ? Est-ce si sûr dans le cas de Madagascar, en 1895 ?
Aucune route ! Un seul moyen de transport, l’homme (filanzana et bourjanes), la cour royale qui communiquait avec ses gouverneurs provinciaux au moyen de coureurs à pied, les tsimandroa ? etc, etc…
Avec un saut dans l’histoire postcoloniale, celle des idées ou des faits interprétés, une sorte d’ethnocentrisme inversé, comme je l’ai observé dans mes analyses approfondie des livres du grand historien des idées que fut Edward Said ? Un biais très difficile à éviter !
Pour ne pas parler des chercheurs qui veulent à tout prix, et par humanitarisme ou idéologie, proposer une lecture postcoloniale de cette période, sans trop se préoccuper de leur pertinence scientifique.
« Une autre structure latente des récits historiques de la période consiste à lire l’histoire africaine, comme une construction (évidemment imparfaite et inaboutie) de l’Etat et de la nation. » (p,141)
Ai-je jamais rencontré ce thème de l’Etat nation dans tous les récits que j’ai lus ou annotés? Jusqu’à la décolonisation ? Alors que les anciennes colonies devenues des Etats nations ne ressemblaient aucunement à ce qu’on appelle des Etats nations.
Pour autant du reste que la monarchie anglaise ait pu être regardée comme un Etat nation, ou l’Allemagne des Kaysers, puis des nazis.
La « construction » dénoncée n’est-elle pas le fait de l’histoire postcoloniale ? Les travaux de Frederick Cooper soulèvent ce type de difficulté.
Les soi-disant Etats Nations sont issus des Etats coloniaux et leur reconnaissance internationale portait sur leur nouvelle nationalité commune reconnue, et pas du tout sur celle de leur état de nation.
« Une lecture orientée : la Vue générale de l’histoire de l’Afrique de Geoges Hardy (p,142)
L’ouvrage de Georges Hardy déjà évoqué à plusieurs reprises fournit un bon exemple de lecture « coloniale » du passé et mérite qu’on s’y attarde un instant….
On le constate, la Vue Générale contient tous les ingrédients propres à l’histoire écrite à cette époque. En même temps, elle ne peut pas être réduite à un simple catalogue de notions dépassées. Avec ce petit manuel, Hardy renforce sans aucun doute le sentiment communément partagé de la supériorité européenne ; mais il combat aussi un certain nombre d’idées reçues ( l’a-historicité, l’anarchie, les « rois nègres ») et met à la disposition du public cultivé des éléments de connaissance qui sont ceux de son époque….Là, comme en d’autres domaines, l’histoire de l’Afrique rédigée à la période coloniale nage en pleine ambiguïté. » (p,145)
Questions : lecture « coloniale », comparée à d’autres lectures beaucoup mieux outillées, les lectures « antiques », « monarchiques », « républicaines », « marxistes », « humanitaristes » ? Il me semble que l’histoire a toujours eu beaucoup de peine à échapper à « l’ambiguïté », mot que j’ai souligné.
Ajoutons qu’il aurait été particulièrement intéressant de connaître et de pouvoir évaluer ce « public cultivé ».
« Imagination et fantasmagories (p,145)
La phrase de la fin de ce paragraphe parait un peu réductrice, sinon péjorative :
« On le voit, les historiens coloniaux n’ont pas été en peine d’imagination quand il s’est agi d’interpréter le passé ou de pallier les insuffisances de documentation. »
Question : en plein désert ou en pleine brousse ?
« L’histoire comme science coloniale ? (p,149)
Avant tout commentaire, j’ai envie de dire est-ce que l’histoire est une science, laquelle ferait toujours preuve de pertinence scientifique ? Non !
Une histoire instrumentale
« … Après la conquête de Madagascar et l’effondrement de l’appareil d’Etat merina, les colonisateurs et les scientifiques s’intéressent de près au passé malgache ? D’importants travaux de recherche et de publication sont lancés et les progrès dans la connaissance des populations et de leur histoire trouvent des applications dans les pratiques administratives…. La volonté d’inscrire la colonisation dans le passé « traditionnel» est manifeste »
Question : est-ce que la formulation même de cette opinion ne traduit pas une lecture anachronique ? Un « appareil d’Etat merina », c’est beaucoup dire, mis à part le cas des plateaux. « d’importants travaux de recherche et de publication », c’est beaucoup dire aussi en comparaison de ceux qui étaient lancés en métropole.
« … les récits de l’épopée coloniale sont révélateurs d’une forme presque inconsciente d’instrumentalisation du passé….L’articulation entre pensée historique et politique se fait aussi à un autre niveau. Un va-et-vient existe entre la mise en récit des historiens, certaines théories coloniales et certaines pratiques de terrain…. » (p,151)
Question : de quelle période parlons-nous et de quels historiens alors que carnets de route ou livres publiés sur la première période de 1880 à 1914, n’étaient pas le fait d’historiens professionnels ? Et pourtant, les Gallieni, Lyautey, Péroz, Binger, Baratier ou Emily faisaient aussi de l’histoire !
« Un miroir des connaissances scientifiques (p,152)
Comme l’a montré Pierre Bourdieu, tout champ scientifique « enferme de l’impensable, c’est-à-dire des choses qu’on ne discute même pas. (…) autrement dit, le plus caché par un champ, c’est ce sur quoi tout le monde est d’accord, tellement qu’on n’en parle même pas, quelque chose qui est hors de question, qui va de soi. Dans ces conditions, on peut comprendre non seulement les conditions sociales de l’erreur – qui est nécessaire en tant qu’elle est le produit de conditions historiques, mais aussi appréhender en creux ce qui, compte tenu de l’appareillage conceptuel du temps, est littéralement impensable.
Or les historiens coloniaux sont enserrés dans tout un système de connaissances du monde auquel ne peut échapper l’histoire qu’ils écrivent. La certitude longuement partagée qu’il existe des races humaines aux aptitudes inégales, la croyance en une évolution linéaire des sociétés humaines, l’explication des faits de civilisation par le milieu et /ou le climat, la conception méthodique des rapports de l’historien au passé, tout cet ensemble conceptuel, étayé par le consensus scientifique, fabrique à la fois de de l’impensable et de l’impensé.
Dans le domaine de l’historiographie, l’histoire méthodique, qui s’est imposée depuis la fin du XIX° siècle à l’Université et à l’école, présente des caractères généraux qui rejaillissent également sur l’historiographie d’outre-mer… Née dans l’humiliation de 1870, l’histoire méthodique assume également une dimension nettement nationaliste, encore amplifiée avec la guerre de 1914-1918. Dans ces conditions, on ne peut guère s’étonner du caractère nationaliste, voire cocardier, qui prévaut dans toute l’histoire de la colonisation. Enfin, sur le plan méthodologique, l’histoire de Langlois et de Seignebos, dont les promoteurs prétendent qu’elle vise essentiellement à établir des « faits » est grande consommatrice de documents écrits, d’archives bien classées, de bibliographies, de chronologies et d’éditions savantes. On privilégie l’histoire militaire, politique et institutionnelle, cette histoire événementielle qui sera tant décriée par la première génération des Annales. (p,153)
Commentaire : Une réflexion de Bourdieu appliquée au domaine historique en question ?
L’auteure compare-t-elle des objets comparables ? A des époques comparables ?
L’historien Brunschwig fait- il partie de la cohorte cocardière de « toute l’histoire de la colonisation » ?
Plus loin l’auteure remarque justement :
« La lenteur dans l’acquisition des connaissances sur l’ensemble du continent est sans doute pour beaucoup dans la vision cloisonnée de l’histoire et de la géographie africaine, que les grandes synthèses n’arrivent pas véritablement à dépasser. » (p,155)
J’ajouterais volontiers une « vision » tout à fait décalée, compte tenu de l’écart gigantesque qui existait alors entre les moyens disponibles dans chacune des situations coloniales, avec leur propre chronologie, selon les époques, et ceux de la métropole.
Plus une vision effectivement cloisonnée, compte tenu tout à la fois des contraintes climatiques, géographiques, culturelles, et ethniques.
Pourquoi ne pas poser une des questions qui me brûle les lèvres depuis le début de cette analyse ? Combien d’historiens professionnels agrégés dans cette discipline historique, combien de chaires d’université ? Quelle était la catégorie d’histoire qui intéressait les meilleurs ?
Alors, oui, et en résultat
« Du savoir malgré tout
« Au bout du compte, si l’histoire coloniale est un savoir hybride et ambigu, c’est parce qu’elle s’articule sur deux champs : le champ de l’action coloniale et le champ de la connaissance scientifique » (p,156)
L’auteure fait référence à une analyse de François Pouillon qui concerne le sud tunisien, mais est-ce que ce champ historique est comparable aux champs des autres Afriques ?
L’auteure note : « Les biais en sont décelables, récurrents, parfois fastidieux tant les procédés en sont répétitifs. Elle doit être examinée non seulement dans le cadre du projet colonial et de ses logiques, mais également replacée dans le contexte scientifique de l’époque et resituée dans le consensus national autour de la mission colonisatrice de la France.
Cela dit, l’histoire « indigène » et l’histoire de la colonisation n’offrent pas de discours homogène et univoque sur le passé africain, la première adoptant un point de vue afro-centré de façon très précoce. Il y a plus qu’une nuance entre les articles érudits de tel ou tel spécialiste rigoureux et les élucubrations babylomaniaques de quelques visionnaires. Pour autant, il est clair que la volonté de connaitre a été étroitement liée à la volonté d’administrer, selon la dialectique savoir/pouvoir chère à Foucault. Et c’est justement parce qu’il y a du savoir dans ce pouvoir que l’on se trouve dépourvu face à cette historiographie » (p,159, 160)
Pourquoi ne pas faire part d’une impression de discussion sur le sexe des anges de l’histoire ? Comme si les « histoires » n’avaient pas été le plus souvent conditionnées par les contextes historiques de savoir et de pouvoir, églises, monarchies, empires, républiques, et ce, jusqu’à nos jours avec certains courants de l’histoire postcoloniale qui tentent de peser sur l’exercice des pouvoirs de notre République, en jouant avec les médias ou l’opinion ?
L’histoire postcoloniale échapperait de nos jours aux intellectuels issus de la « matrice » algérienne ou maghrébine, au rôle des associations d’origine immigrée, ou tout simplement au marché, celui des éditeurs notamment ?
Jean Pierre Renaud – Tous droits réservés