Chypre et la décolonisation anglaise
En Méditerranée, une situation coloniale des années 1953-1956
Chypre et Algérie
Avec Lawrence Durrell et son livre « Citrons acides »
Petit prologue de méthode sur les comparaisons historiques pertinentes
Si j’ai bien compris les leçons de méthode historique qui sont préconisées dans l’univers postcolonial sérieux, il conviendrait de se garder du péché ethnocentrique, de ne pas oublier les leçons de l’histoire « méthodique », de ne pas hésiter à faire appel aux sources « d’en bas », d’ouvrir les champs historiques vers les « aires culturelles », etc…
Mon propos sera moins ambitieux et concernera la question du champ des comparaisons historiques, pertinentes ou non, au cours de la période de décolonisation qui s’est déroulée en gros entre 1945 et 1960.
J’ai déjà eu l’occasion de m’exprimer à ce sujet sur ce blog, notamment sur les comparaisons qui étaient faites par certains chercheurs entre des situations coloniales très différentes, dans le cas des comparaisons faites entre la Corée coloniale et l’Algérie coloniale.
J’en rappellerai simplement les dates et les titres :
- Le 20/08/2015 : « Petit exercice de critique historique » avec la Revue Cipango (Numéro 18-2011) « Critiquer le colonialisme dans le Japon d’avant 1945 » de Pierre François Souyri, ou la « contextualisation » trompeuse du fait colonial.
- Les 12/02 et 20/04/2016 : « Japon-Corée, France-Algérie –Réflexions sur deux situations coloniales et postcoloniales » de Lionel Babicz, avec la Revue Cipango (Numéro 19-2012)
Est-ce qu’une comparaison entre les deux situations coloniales de Chypre et d’Algérie, dans le monde méditerranéen, à la même époque ne recèle pas une pertinence historique supérieure ? Loin de la mer de Chine ?
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Pourquoi ne pas ouvrir cette petite chronique en indiquant qu’il y a plusieurs dizaines d’années, j’avais dégusté les livres de cet auteur anglais très original, en m’immergeant avec lui dans le monde méditerranéen, dans les îles grecques, ou à Alexandrie, dans la beauté poétique de ses paysages et la richesse de ses cultures, de ses traditions, et de ses milieux humains ?
En relisant ces livres, alors que je me suis à nouveau intéressé à ce passé colonial, après plus de trente années de jeûne intellectuel colonial, en prenant notamment connaissance de certaines thèses historiques, mémorielles, ou idéologiques, d’une nature étrange, je n’ai évidemment pas manqué de me poser au moins deux questions :
La première a trait au classement qu’un historien des idées de talent comme Edward Saïd aurait attribué à Laurence Durrell, orientaliste ou non ? Notamment dans ses descriptions du monde d’Alexandrie (Le Quatuor), ou du monde grec ?
La deuxième, ci-dessus évoquée dans un petit prologue, est relative à la pertinence historique de travaux historiques insuffisamment comparatifs, à situations coloniales précisément comparables dans le même temps chronologique, dans le cas présent entre Chypre et l’Algérie dite française dans les années 1953-1956.
J’ai repris la lecture de son œuvre au cours des derniers mois.
J’ai relu le roman « Citrons acides », dont l’intrigue se déroule à Chypre au moment où les ambitions de la Grèce, avec la revendication de son rattachement au continent, l’ENOSIS, et la progression d’un processus d’insurrection animé par l’EOKA, de plus en plus violent, que l’auteur décrit fort bien dans ce livre.
Les lecteurs de ce blog connaissent l’importance que j’attache à la lecture d’œuvres littéraires relatant des épisodes de la vie coloniale, des sources historiques souvent plus authentiques et plus éclairantes sur les « situations » coloniales que celles exploitées par certains chercheurs professionnels.
Je me pose d’ailleurs le même type de question, quant au contenu des romans historiques et sur la rigueur comparée entre romans et récits historiques professionnels, lesquels ne font pas toujours preuve de la même rigueur dans le respect des sources.
En tout début de son récit, après avoir jeté l’ancre dans l’île, pour s’y installer et acheter une maison, l’auteur rapporte une conversation tout à fait symbolique :
« Nous prîmes encore une rasade d’ouzo et fîmes un sort au poulpe.
« Ami, dit-il en utilisant de façon fort imprévue la, et quelque peu solennelle, du vocatif, ce n’est pas nous qui vous apprendrons ce qu’est la liberté… c’est vous qui l’avez apportée en Grèce, dans les Sept Iles. Est-ce qu’on ne vous appelle pas les Phileftheri – les Amoureux de la Liberté ? Au cœur de chaque Grec… »
Tous ceux qui ont visité la Grèce ont eu mille fois l’occasion d’entendre de semblables tirades. Elles trahissent une inquiétude profonde, mais elles n’en sont pas moins profondément sincères. Ici, à Chypre, j’étais doublement heureux, doublement rassuré d’avoir à les subir encore – car elles prouvent que le vieil attachement sentimental était toujours vivace, qu’il n’avait pas été tué par une administration bornée et par les mauvaises habitudes de nos compatriotes. Tant que ce lien tiendrait, si fragile, si sentimental soit-il, Chypre ne deviendrait jamais un théâtre sanglant…du moins je le pensais. » (p,26)
Noter que l’auteur pouvait s’exprimer en langue grecque.
Située sur les confins orientaux de la mer Méditerranée, l’histoire de Chypre est à la fois extrêmement riche et compliquée, une île disputée entre puissances séculaires ou éphémères, à dominante occidentale ou orientale, de religion chrétienne ou musulmane, avec une cristallisation de relations plus ou moins conflictuelles, anciennes ou récentes entre l’ancienne puissance ottomane, la Turquie, et la Grèce, dans les entrelacs des rivalités internationales de la guerre froide.
La situation actuelle de l’île coupée en deux morceaux en est encore le témoin vivant, le résultat des violences qui ont ensanglanté Chypre au cours de la période racontée par Laurence Durrell, et à nouveau dans les années 1974.
Enfin, un facteur clé a pesé sur la « solution » anglaise, la préservation à tout prix de la ligne de communication maritime et aérienne, stratégique et sacro-sainte, vers le Moyen Orient et l’Orient, celle du pétrole et de l’ancienne route de l’Empire des Indes et de Hong Kong.
Chypre était administrée par un gouverneur anglais, au même titre que d’autres colonies anglaises africaines ayant alors accédé à l’indépendance.
Laurence Durrell était bien placé pour apprécier la situation :
« La vérité est que le monde britannique et le monde cypriote offraient un inépuisable champ d’observation pour un homme, qui, comme moi, n’appartenait ni à l’un, ni à l’autre. Le Dôme Hôtel, par exemple offre la plus invraisemblable variété d’êtres humains que l’on puisse voir ; comme si toutes les anciennes pensions victoriennes entre Folkestone et Scarborough avaient envoyé un représentant pour assister à une conférence internationale sur la longévité… Hélas ! les Cypriotes ne réalisent pas comme ils sont comiques ! Ils étaient seulement médusés par leur grand âge et les raffinements désuets dont ils s’entouraient.
Et réciproquement, les Anglais ne voyaient que des silhouettes sans épaisseur ; ils ne soupçonnaient pas à quel point le paysage était peuplé de types humains aussi riches et divers que les habitants d’une petite ville de province qui font les délices de l’Anglais en vacances… « (p,41)
L’auteur avait acheté une maison dans un village pour la restaurer et l’habiter, à proximité de l’ancienne abbaye de Bellepaix, et cette opération, ainsi que sa facilité à parler grec, lui avaient permis de plonger dans la vie de cette île, encore préservée des tensions entre Cypriotes et Anglais, et entre Cypriotes grecs et Cypriotes turcs, d’y nouer tout un réseau d’amitiés.
Au début de son séjour, l’auteur était encore optimiste et ne croyait pas au soulèvement que connut l’île plus tard.
« L’absence de toute vie politique dans l’île était une grande faiblesse, et la scène politique environnante se divisait en deux portions : la droite et la gauche. Il était significatif, très significatif même , que même le puissant parti communiste n’osait ne pas tenir compte du sentiment populaire sur la question ethnique, et était forcé d’utiliser l’ENOSIS comme tremplin. Ce qui confinait presque à la folie si l’on songe que le gouvernement d’Athènes aurait dû faire alliance avec le parti si l’ENOSIS se réalisait. L’appel aux sentiments nationaux était-il donc un collecteur de votes si puissant que même les marxistes devaient le respecter, sous peine de voir s’effondrer leur parti ? Il le semblait bien. » (p,179)
« … Personne à Chypre ne songeait encore à recourir à la violence ; l’archevêque était un homme de paix, et tout s’arrangerait pacifiquement. En réponse à la question : « Que ferez-vous si l’O.N.U refuse son arbitrage ? Il n’y avait alors qu’une réponse : « Nous recommencerons. Nous organiserons des manifestations pacifiques et des grèves. Nous mobiliserons l’opinion mondiale. » Personne ne répondait jamais : « nous nous battrons » ; et si quelqu’un suggérait une telle éventualité, le plus farouche nationaliste répondait en baissant la voix : « Nous battre ? Contre les Anglais que nous aimons ? Jamais ! » Malgré la tension croissante les porte- parole du mouvement ne cessèrent jamais de souligner que : « L’Enosis n’est pas dirigé contre les Anglais. Nous les aimons et nous voulons qu’ils restent en amis. Mais nous voulons être maîtres chez nous. » Mais il y avait aussi des avertissements qui nous pressaient de nous hâter si nous voulions maintenir cet état d’esprit dans le peuple et profiter de ces bonnes dispositions. « (p,181)
L’auteur notait que son village d’adoption était « un laboratoire idéal pour étudier le sentiment national à son stade embryonnaire » (p,183)
A l’occasion des cours qu’il donnait dans un lycée de l’île, Durrell entretenait des relations de confiance avec ses élèves de plus en plus troublés par l’évolution inquiétante de leur île.
Lors de ses conversations avec des adultes ou des lycéens :
Question d’un élève :
« Un jour, il resta après le départ de ses camarades, préoccupé et mal à l’aise.
« Puis-je vous poser une question, monsieur ?
- Mais oui
- Cela ne vous ennuie pas ?
- Bien sûr que non
- Il prit une profonde inspiration, s’assit à son pupitre, croisa ses longues mains nerveuses et dit :
- « Est-ce que l’Angleterre nous forcera à nous battre pour notre liberté ici ? » (p,193)
Autre conversation :
« En remontant avec moi la rue sombre, un soir Andreas me dit :
« Dites-moi, monsieur, l’Angleterre va bientôt régler tout cela et nous vivrons en paix, n’est-ce pas ? Je commence à m’inquiéter pour les garçons ; à l’école, on dirait qu’ils passent leur temps à chanter des chants nationalistes et à participer à des manifestations. Cela va bientôt finir, n’est-ce pas ? »
Il poussa un soupir et je soupirai avec lui.
« Je suis sûr que nous finirons par nous entendre dis-je. Je ne dis pas que vous obtiendrez l’ENOSIS à cause de nos responsabilités au Moyen Orient, mais je suis sûr que nous nous arrangerons. »
Andréas réfléchit un moment.
« Mais puisque nous avons offert toutes les facilités pour les bases, est-ce que cela ne suffit pas à l’Angleterre ? Est-il nécessaire qu’elle maintienne sa souveraineté sur Chypre ? (p,203)
La presse mondiale se mit de la partie, alors que l’état de sécurité empirait chaque jour, grèves, manifestations, attentats, importations clandestines d’armes, fébrilité de plus en plus grande de la Turquie inquiète pour la communauté turque de Chypre.
Laurence Durrell fut enrôlé par le gouvernement comme attaché de presse, mais il se rendit compte rapidement que le dossier était complètement enlisé.
« Il y avait tant à faire que je n’avais pas le temps d’être de mauvaise humeur, bien qu’il m’arrivât parfois d’être énervé de fatigue. Le problème numéro un était de convaincre l’administration que la situation pourrait aisément devenir critique ; ce n’était pas le moment de se laisser aller à son bonhomme de chemin. Mais en cela, j’échouai complètement. Je me trouvais emprisonné dans les formules sclérosées du ministre des Colonies. Avec la meilleure volonté du monde (et il n’en manquait pas de gens prêtes à secouer la routine et à prendre de rapides décisions personnelles), il était impossible d’avancer dans cet océan de paperasses qui nous submergeaient tous, le gouverneur en premier. » (p,226)
Panos, ami grec de l’auteur déclarait :
« Ce qui me déroute, poursuivit-il, c’est le journal anglais : tout ce qu’on peut y lire prouve que le gouvernement n’a pas encore saisi le facteur le plus élémentaire du problème. Il parle toujours d’une petite bande de fanatiques excités par quelques prêtres intéressés, mais si Makarios était vraiment intéressé, ne serait-il pas plutôt partisan du statu quo, lui le chef d’une Eglise autocéphale ? Après le rattachement à la Grèce, il ne serait plus personne, et sur le même pied que l’archevêque de Crète par exemple. Non, quoi que vous pensiez de nous, vous comprenez sûrement que l’ENOSIS nous ruinerait financièrement ? Croyez-vous que c’est après le gain que nous courons ? » (p,256)
Il est évident qu’à cette époque, les Cypriotes comparaient leur situation à celles d’autres colonies devenues indépendantes, telles que l’Inde ou le Soudan.
« La folie se déchaîne
Le choix du 1er avril fut-il un hasard ? Je n’en sais rien … » (p,267)
Toujours est-il que l’insurrection fut déclenchée, avec attentats, bombes, grenades, et participation des collégiens à ce festival de la violence.
Laurence Durrell fut consulté par le gouvernement britannique, mais il s’agissait d’un dossier sans solution aux yeux des Anglais.
« Pour Whitehall aussi, le point de vue changeait car ici, à Londres, Chypre n’était pas seulement Chypre : elle était un maillon de la fragile chaîne de centres de télécommunications et de ports, la colonne vertébrale d’un Empire qui s’efforçait de résister à l’usurpation du temps. Si l’on abandonnait Chypre, que deviendraient Hong Kong, Malte, Gibraltar, les îles Falkland, Aden… autant de rocs ébranlés mais encore fermes dans le dessein général. La Palestine et Suez avaient été des problèmes de souveraineté étrangère. D’un point de vue géographique et politique, Chypre faisait partie de cette colonne vertébrale de l’Empire. Ne fallait-il pas, dans ces conditions, la garder à tout prix ? » (p,288)
Sir John le nouveau gouverneur affrontait donc un véritable état de guerre, et le terrorisme s’amplifiait.
« Nous avions été les victimes de la politique à courte vue menée par Londres, et maintenant le militaire prenait le pas sur la politique. (Par exemple, la déportation de l’archevêque, si elle se justifiait aux yeux du militaire, était un non-sens politique – car il était non seulement le seul représentant de la communauté grecque qui fût irremplaçable, mais son absence laissait le champ libre aux extrémistes. Bien que sa complicité avec l’E.O.K.A fut évidente, il était pourtant la seule personne capable de réfréner le terrorisme. » (p,363)
Et en définitive, l’auteur décida de quitter l’île.
Précisons que l’auteur eut une vie d’aventures, et qu’il fit partie des services secrets britanniques en Égypte pendant la deuxième guerre mondiale.
Jean Pierre Renaud – Tous droits réservés