Regards de Claude Lévi-Strauss sur l’Islam
« Tristes Tropiques » 1955
Neuvième partie
LE RETOUR
Question d’actualité : certains groupes de pression politico-socio-culturels ne verraient-ils pas, sous la plume de l’ethnologue-anthropologue Claude Lévi-Strauss, le signe avant-coureur d’une islamophobie ?
Ou ne l’accuseraient-ils pas d’ethnocentrisme ?
J’ai relu récemment un livre dont j’avais apprécié le contenu, le regard relatif, et l’ouverture qu’il proposait sur une tentative de compréhension des autres mondes de pensée et de vivre que le nôtre, un ouvrage publié en 1955,
Ce récit se situe en Inde, quelques années après l’indépendance de 1947, et la séparation entre l’Etat hindou et les deux autres Etats musulmans nouvellement créés.
A la page 472, le sociologue introduisait son propos sous le titre de Taxila « Au pied des montagnes du Cachemire, entre Rawalpindi et Peshawar, s’élève le site de Taxila à quelques kilomètres de la voie ferrée…
Claude Lévi-Strauss y visitait les sites de Calcutta, son Fort Rouge, Agra, le Taj Mahal et en faisait le commentaire, en comparant les œuvres d’art et les croyances des religions qui habitaient l’Inde, la flamboyance des œuvres hindoues, des temples ou des tombes, face à l’austérité des œuvres musulmanes.
« Si l’on excepte les forts, les musulmans n’ont construit dans l’Inde que des temples et des tombes. Mais les forts étaient des palais habités, tandis que les tombes et les temples sont des palais inoccupés. On éprouve, ici encore, la difficulté pour l’Islam de penser la solitude. Pour lui, la vie est d’abord communauté, dépourvue de participants.
Il y a un frappant contraste entre la splendeur des mausolées, leurs vastes dimensions, et la conception étriquée des pierres tombales qu’ils abritent. Ce sont de tout petits tombeaux où l’on doit se sentir à l’étroit. A quoi donc servent ces salles, ces galeries qui les entourent et dont seuls jouiront les passants ? Le tombeau européen est à la mesure de son habitant : le mausolée est rare et c’est sur la tombe même que s’exercent l’art et l’ingéniosité, pour la rendre somptueuse et confortable au gisant.
Dans l’islam, le tombeau se divise en monument splendide, dont le mort ne profite pas, et une demeure mesquine (elle-même dédoublée d’ailleurs entre un cénotaphe visible et une sépulture cachée) où le mort paraît prisonnier. Le problème du repos de l’au-delà trouve une solution deux fois contradictoire : d’une part, confort extravagant et inefficace, de l’autre inconfort réel, le premier apportant une compensation au second. N’est-ce pas l’image d’une civilisation musulmane qui associe les raffinements les plus rares : palais de pierres précieuses, fontaines d’eau de rose, mets recouverts de feuilles d’or, tabac à fumer mêlé de perles pilées, servant de couverture à la rusticité des mœurs et à la bigoterie qui imprègne la pensée morale et religieuse.
Sur le plan esthétique, le puritanisme islamique, renonçant à abolir la sensualité, s’est contente de la réduire à ses formes mineures : parfums, dentelles, broderies et jardins. Sur le plan moral, on se heurte à la même équivoque d’une tolérance affichée en dépit d’un prosélytisme dont le caractère compulsif est évident. En fait, le contact des non-musulmans les angoisse. Leur genre de vie provincial se perpétue sous la menace d’autres genres de vie, plus libres et plus souples que le leur, et qui risquent de l’altérer par la seule contiguïté.
Plutôt que de parler de tolérance, il vaudrait mieux dire que cette tolérance, dans la mesure où elle existe, est une perpétuelle victoire sur eux-mêmes. En la préconisant, le Prophète les a placés dans une situation de crise permanente, qui résulte de la contradiction entre la portée universelle de la révélation et l’admission de la pluralité des fois religieuses. Il y a là une situation « paradoxale » au sens pavlovien, génératrice d’anxiété d’une part et de complaisance en soi-même de l’autre, puisqu’on se croit capable, grâce à l’islam, de surmonter un pareil conflit. En vain, d’ailleurs : comme le remarquait un jour devant moi un philosophe indien, les musulmans tirent vanité de ce qu’ils professent la valeur universelle de grands principes : liberté, égalité, tolérance ; et ils révoquent le crédit à quoi ils prétendent en affirmant du même coup qu’ils sont les seuls à les pratiquer. « (p,480,481)
Un jour, à Karachi, je me trouvais en compagnie de Sages musulmans universitaires ou religieux. A les entendre vanter la supériorité de leur système, j’étais frappé de constater avec quelle insistance ils revenaient à un seul argument sa simplicité. La législation islamique en matière d’héritage est meilleure que l’hindoue, parce qu’elle est plus simple. Veut-on tourner l’interdiction traditionnelle du prêt à intérêt : il suffit d’établir un contrat d’association avec le dépositaire et le banquier, et l’intérêt se résoudra avec une participation du premier dans les entreprises du second. Quant à la réforme agraire, on appliquera la loi musulmane à la succession des terres arables jusqu’à ce qu’elles soient suffisamment divisées, ensuite on cessera de l’appliquer – puisqu’elle n’est pas article du dogme – pour éviter un morcellement excessif : There are so many ways and means…
Tout l’Islam semble être en effet, une méthode pour développer dans l’esprit des croyants des conflits insurmontables, quitte à les sauver par la suite en leur proposant des solutions d’une très grande (mais trop grande) simplicité. D’une main, on les précipite, de l’autre, on les retient au bord de l’abîme. Vous inquiétez-vous de la vertu de vos épouses ou de vos filles pendant que vous êtes en campagne ? Rien de plus simple, voilez-les et cloitrez-les. C’est ainsi qu’on arrive au burkah moderne, semblable à un appareil orthopédique avec sa coupe compliquée, ses guichets de passementerie pour la vison, ses boutons-pression et ses cordonnets, le lourd tissu dont il est fait pour s’adapter exactement aux contours du corps humain tout en le dissimulant aussi complètement que possible. Mais de ce fait, la barrière du souci s’est seulement déplacée, puisque maintenant il suffira qu’on frôle votre femme pour vous déshonorer, et vous vous tourmentez plus encore. Une franche conversation avec de jeunes musulmans enseigne deux choses d’abord, qu’ils sont obsédés par le problème de la virginité prénuptiale et de la fidélité ultérieure ; ensuite que le purdah, c’est-à-dire la ségrégation des femmes, fait en un sens obstacle aux intrigues amoureuses, mais les favorise sur un autre plan : par l’attribution aux femmes d’un monde propre dont elles sont les seules à connaître les détours. Cambrioleurs de harems quand ils sont jeunes, ils ont de bonnes raisons pour s’en faire les gardiens une fois mariés. (p,482)
Hindous et musulmans de l’Inde mangent avec leurs mains…
La fraternité islamique repose sur une base culturelle et religieuse. Elle n’a aucun caractère économique ou social. Puisque nous avons le même dieu, le bon musulman sera celui qui partagera son hooka avec le balayeur. Le mendiant est mon frère en effet : en ce sens, surtout, que nous partageons la même approbation de l’inégalité qui nous sépare ; d’où ces deux espèces sociologiquement si remarquables : le musulman germanique et l’Allemand islamisé ; si un corps de garde pouvait être religieux, l’Islam paraîtrait sa religion idéale : stricte observance du règlement (prières cinq fois par jour, chacune exigeant cinquante génuflexions) ; revues de détail et soins de propreté (les ablutions rituelles), promiscuité masculine dans la vie spirituelle comme dans l’accomplissement des fonctions religieuses ; et pas de femmes…
Grande religion qui se fonde moins sur l’évidence d’une révélation que sur l’impuissance à nouer des liens au- dehors. En face de la bienveillance universelle du bouddhisme, du désir chrétien de dialogue, l’intolérance musulmane adopte une forme inconsciente chez ceux qui s’en rendent coupables; car ils ne cherchent pas toujours, de façon brutale, à amener autrui à partager leur vérité, ils sont pourtant (et c’est plus grave) incapables de supporter l’existence d’autrui comme autrui. Le seul moyen pour eux de se mettre à l’abri du doute et de l’humiliation consiste dans une « néantisation » d’autrui, considéré comme témoin d’une autre foi et d’une autre conduite. La fraternité islamique est la converse d’une exclusive contre les infidèles qui ne peut pas s’avouer, puisqu’en se reconnaissant comme telle, elle équivaudrait à les reconnaitre eux-mêmes comme existants. » (p,484)
Fin de citation d’extraits du livre « Tristes Tropiques » Terre humaine Poche »
Je signale par ailleurs que plus de soixante ans avant, Loti avait publié le récit de son voyage en Inde, sous le titre « L’Inde (sans les Anglais) », un ouvrage que j’ai commenté sur ce blog (4/06/2010).
Jean Pierre Renaud – Tous droits réservés