Les Empires coloniaux anglais et français face aux cultures de pouvoir local
1850-1900 : au Soudan, avec Samory, Almamy, en Annam, avec Than-Taï, Empereur d’Annam, à Madagascar, avec la Reine Ranavalona III
III
1896 : Lyautey et l’Empereur d’Annam Than-Taï
En Indochine, la France procéda rapidement à la mise en place d’une administration directe qui ne disait pas son nom, les résidents français doublant les mandarins, représentants officiels de l’Empereur d’Annam.
Les mandarins annamites étaient choisis et formés au terme de concours difficiles, et ils constituaient à l’évidence une élite administrative.
Les gouverneurs n’ont eu de cesse que de vouloir un Empereur à leur dévotion, n’hésitant pas à les remplacer le cas échéant.
J’ai déjà évoqué dans un de mes textes la discussion qu’eut Lyautey avec l’un de ses collègues, ingénieur, à l’occasion de la visite du Gouverneur Général de l’Indochine à la Cour de Hué.
Le texte qui suit illustre parfaitement la problématique coloniale entre administration directe ou indirecte.
Nous évoquerons ultérieurement dans un autre texte les conséquences que cette façon de concevoir la colonisation française a eu des conséquences tragiques dans le déroulement de la guerre d’Indochine entre 1945 et 1954.
Tourane, le lundi 31 août 1896 – Lettres du Tonkin, page 415
En Annam, La Cour de Hué
L’Empereur Than-Taï était jeune et avait un comportement despotique à l’égard des membres de la Cour d’Annam, notamment des femmes.
Lyautey, alors Commandant, racontait le comportement espiègle, pour ne pas dire plus, de ce jeune empereur d’Annam, à bord de leur bateau.
« A bord du Haïphong, en route de Tourane à Saigon, 1er septembre, soir,
Embarqués à 3 heures ; le Roi est venu visiter le courrier, le plus grand bateau qu’il ait vu jusqu’ici. Lunch, séparation, adieux ; il avait repris le turban royal, la Légion d’Honneur. Il entre en scène comme un acteur, et c’est amusant de le voir « poser » pour dissimuler ses étonnements… il a par l’intermédiaire de Hoang-Trang-Phu, des mots très aimables pour moi. Et comme je m’étonne, moi, chétif dans cette hiérarchie, qu’il m’ait ainsi distingué, et le lui exprime, il me fait dire par Hoang qu’il tient à remarquer ma politesse et ma déférence que je lui ai témoignée, ce qui prouve simplement qu’il n’a pas toujours été gâté à cet égard.
Et puis que voulez-vous, pour moi il est le Roi.
C’est depuis huit jours ma constante, très cordiale et plaisante querelle avec l’ami R…, l’ingénieur en chef des Travaux publics…
R… écume de se courber, de se découvrir, de rester debout, de voir M.Rousseau, inspecteur général des Ponts, po-ly-tech-ni-cien, etc, etc, céder le pas à ce môme vicieux, et ronchonne les mots « mascarade, humiliation » ; moi, je rigole ; j’émets l’idée, qui le fait bondir, que je ne sais pas pourquoi nous ne lui baisons pas la main. – Eh ! Qu’est-ce que ça me fait ses vices, la gale de son petit frère, ses néroneries de palais ; c’est le petit-fils des Gia-Long et des Ming-Mang, le dernier des Nguyen, c’est la grande force sociale de cet empire de 20 millions d’hommes, au passage duquel les populations se couchent dans la poussière, dont un signe du petit doigt est un ordre absolu ; et grand Dieu ! Servons-nous en et n’énervons pas cette force, puisque nous en tenons les ficelles, et persuadons-nous que ce n’est ni l’Administration directe, ni toute la compétence technique des B… et des N… qui la remplaceront, et, ne fût-ce que par conviction, honorons-le par politique. Toute la philosophie du Protectorat est là-dedans ; et c’est pourquoi… il ne fallait pas annexer Madagascar.
Et maintenant que la féerie est finie, Than-Taï parti, et le courrier en marche, examinons notre conscience.
Il n’y a pas assez de mots pour flétrir la conduite de la France vis-à-vis du petit Roi. Nous avons beau jeu à nous indigner de ses vices, de ses cruautés, de son insouciance. On connait son histoire. En 1889, à la mort de Dong-Khan notre créature, ne voulant naturellement pas remettre sur le trône Ham-Nghi, chef du parti national, le déporté d’Alger, nous allâmes chercher un fils de Duc-Dui, fils adoptif et héritier de Tu-Duc qui avait régné quelques heures à la mort de ce prince, en 1883. Ce fils, c’était Than-Taï, qui avait 11ans. Elevé en prison avec sa mère, dans les besognes serviles, loin des partis et des échos de la cour, il était à notre merci, malléable à volonté.. Et ainsi que le remarque le plus distingué des anciens Résidents généraux de ce pays, nous pouvions et devions en faire le Roi idéal du Protectorat, entouré de maitres français, formé à nos idées, initié à nos plans, le meilleur des intermédiaires pour en assurer l’exécution. Qu’avons-nous fait ? Pendant deux ans, nous avons placé auprès de lui, au Palais, un commis subalterne, sous prétexte de lui apprendre le français. Et puis, c’est tout. On lui a donné des joujoux, tantôt la Grand-Croix de la Légion d’Honneur, tantôt des polichinelles à musique, l’an dernier une tapisserie des Gobelins. Et on l’a laissé pousser comme il a voulu, oisif et tout puissant, dans le mystère de ce monde d’eunuques, de harem, de bas serviteurs. Et il s‘est ennuyé royalement, sans un livre, sans une distraction du dehors, sans un dérivatif aux instincts. Et la sève est venue, et le petit homme est très vivant, et les flatteurs et les pourvoyeurs étaient là tout prêts ; et ça s’est déchaîné en débauches et en cruautés, avec les raffinements et l’ampleur que comporte l’exercice absolu de la tyrannie domestique. Mais enfin, à qui la faute ? Et alors ce furent des punitions de collège, le Résident supérieur venant faire des scènes de pion, le mettant aux arrêts pendant 30 jours dans une pagode avec trois femmes seulement, des remontrances solennelles du Conseil des Régents, ravis au fond et faisant courir le bruit que le Roi était fou pour se ménager le moyen de le déposer et de nous proposer une créature de leur choix…
Pourquoi, pourquoi depuis sept ans n’avoir pas placé auprès de lui un ou deux Français sûrs, civils ou militaires, tantôt ses compagnons, tantôt ses mentors, tantôt ses maîtres, le cœur haut placé, de bonne éducation, déférents et fermes, qui se fussent voués à cette noble tâche…
Mais tous ces beaux discours n’empêchent pas que nous pouvons nous vanter d’avoir « raté » Than-Taï. »
(Lettres du Tonkin et de Madagascar, p,418 à 422)
Il défendait le principe du maintien d’un Empereur Fils du Ciel à la tête de l’Annam, par respect de la religion, de la culture, et des traditions de ce pays.
Citons à présent, comme nous l’avions annoncé un bref résumé de l’histoire d’un Enfant du Miracle qui apparut au Tonkin dans les années 1896, et qui incarna alors un des mythes religieux et culturels du delta.
Dans le Yen-Thé, une zone géographique du delta du Tonkin d’accès difficile, entrelacée de rizières et de bois, les troupes coloniales combattaient alors un redoutable adversaire, le Dé Tham, qu’il était difficile de classer dans la catégorie des grands pirates endémiques du delta ou dans celle des rebelles à la présence française, des rebelles appartenant à la classe des mandarins ou des entourages des Empereurs d’Annam, en lutte ouverte ou clandestine depuis de très nombreuses années.
Le Colonel Frey que nous avons déjà rencontré dans le Haut Sénégal notait :
« Il faut donc le reconnaître, le parti national de la lutte contre l’influence française existe réellement au Tonkin et en Annam… Ce parti… son influence grandit chaque jour. »
Le commandant Péroz proposa un récit souvent savoureux et coloré de son commandement au Tonkin, et notamment de la lutte qu’il conduisit contre le Dé-Tham qu’il finit par « apprivoiser », mais cela ne dura pas longtemps.
« Un enfant du miracle » :
A cette occasion, il racontait l’aventure d’un enfant du miracle, le Ky-Dong, une aventure qui s’inscrivait parfaitement dans les croyances et coutumes annamites, un monde que la France avait bien de la peine à déchiffrer :
« Ky-Dong était fils de mandarin, et avait su inscrire ses origines dans le merveilleux des légendes et des devins, et son rôle et son histoire, dans celle de l’Annam et de la monarchie, et de l’influence qu’y avaient toujours eu les lettrés…
Tout séparait donc le Dé-Tham d’un personnage aussi curieux que le Ky-Dong, ses origines et son parcours, avant qu’il ne vienne s’installer dans le Yen-Thé.
« C’était un charmant annamite que l’ »Enfant du miracle » ; un des types les plus gracieux de cette race pétrie de délicatesse et de distinction.
Presqu’encore adolescent, vingt ans à peine, élancé, très fin, souple comme une jeune tige de bambou. Une chevelure magnifique, ample, abondante ; lustrée, d’un noir luisant de jais ; quand son chignon était dénoué, cette chevelure l’enveloppait jusqu’aux pieds, comme une pèlerine de soie brillante. Ce cadre d’ébène rehaussait la pâleur du teint, qui se colorait de furtives rougeurs lorsque vibrait en KY-Dong quelque vif émoi. Les yeux éclatants n’étaient pas ceux de sa race ; ils étaient largement fendus, enchâssés dans des orbites profondes ; ils étaient voilés de longs cils dont la frange délicate soulignait une ombre légère l’acuité d’un regard qui ne jaillissait que par courtes éclipses sous des paupières souvent baissées. La bouche était d’un joli modèle, avec des lèvres rouges, écrin d’une merveilleuse dentition, que la laque et le bétel n’avaient pas souillées. Des mains et des pieds d’enfant.
Il parlait en zézayant un français très pur, empreint volontiers de quelque recherche..
Ainsi m’apparut un jour, à Nha-nam, à la porte de mon bureau, le corps serré dans un élégant fourreau de soie, le calculateur habile qui faillit révolutionner le Tonkin, pour satisfaire les aspirations de bien-être et de luxe que nous lui avions inculquées.
Il était né à Nam-Dinh, la capitale des lettres tonkinoises. Lorsque nous nous emparâmes de la ville, il avait huit ans. C’était le fils d’un petit mandarin sans grande influence et fortune. Cependant Ky-Dong était connu, honoré et aimé de tous, hauts fonctionnaires, soldats, marchands et nha’qués, tous s’inclinaient devant la légende miraculeuse qui auréolait l’enfant des reflets d’une couronne, et lui prédisait une destinée royale. (HCB/p,324)
Cette prédiction, faite lors de sa naissance, s’inscrivait parfaitement dans le contexte des croyances annamites traditionnelles, lesquelles, en tout cas, à nos yeux d’occidentaux, relevaient du même monde merveilleux qui a toujours nourri nos propres superstitions et légendes.
Nous ne nous attarderons pas en détail sur son histoire, qui, est à elle seule, comme celle du Dé-Tham, un véritable roman, mis seulement sur quelques épisodes.
« Paul Bert était à cette époque résident général en Indochine. L’événement et la légende lui ayant été rapportées, il décida de faire élever en France ce jeune Annamite prédestiné… L’enfant fut donc envoyé à Alger, puis à Paris, dans un lycée où il fut interne… Certes, ces dix années vécues au milieu de nous avaient profondément bouleversé la mentalité de Ky-Dong, mais point dans le sens que pensaient ses maîtres. Les femmes galantes, les voitures confortables, les appartements somptueux, les mets et les boissons recherchés avaient tous ses suffrages…
Il n’avait pas vécu à Paris, tellement isolé de ses compatriotes, qu’il n’eût appris les rancœurs et les amertumes accumulées par nos maladresses et par notre mépris des coutumes séculaires, des usages familiaux, et des croyances respectées. Ces sentiments seraient le terrain qui, sur un geste de lui, déterminerait une fermentation qu’il saurait surexciter à son avantage…
Une procession annonciatrice :
« Il y avait une grouillante procession de robes noires et de parapluies verts… un exode vraiment, mais un exode de mandarins et de notables… plusieurs milliers certainement. Leurs piétinements soulevaient un grand nuage de poussière rouge… D’où sortait cette foule d’une qualité si particulière ? Que faisait-elle dans mon pays misérable et dépeuplé ? A qui ou à quoi en avait-elle ? Où allait-elle ?…
Or c’était du côté de la forêt qu’ils allaient ! Vers la forêt maudite, la forêt redoutée, la forêt des pirates et du tigre ! Des mandarins, des notables… Cela sentait naturellement le surnaturel… »
Personne ne savait rien et un étrange visiteur attendait le commandant Péroz dans son bureau, confortablement installé dans un fauteuil.
« … Mon commandant, je n’ai pas encore eu l’honneur de me présenter. Je me nomme Ky-Dong… En annamite, cela veut dire « l’Enfant du miracle »….
Ky-Dong donne au Commandant les raisons de sa présence :
« En effet, mon commandant, j’oubliais l’important. Je vous croyais renseigné. Voici une lettre du résident supérieur qui vous donnera les raisons de ma venue dans le Yen-Thé, et de celle des braves gens qui, en ce moment, défilent devant votre résidence…
L’idée générale était de déverser sur le Yen-Thé une partie du trop- plein de la population du delta, afin de remettre en valeur nos plaines incultes. Ky-Dong avait offert de la réaliser…
Toute la bande, cinq à six mille personnes, maîtres et serviteurs, était logée tant bien que mal aux alentours des blockhaus dont j’avais retiré les garnisons… Une petite ville s’était levée comme par enchantement autour du blockhaus de Cho-kei. Ky-Dong en avait fait sa résidence….
Dans la résidence, une salle de conférence :
« De cette salle partaient les proclamations qui allaient enflammer les courages jusque dans les villages les plus reculés du Tonkin… »
Le commandant Péroz accumule les informations d’après lesquelles Ky-Dong fait toute autre chose que ce pourquoi il annonçait être venu, et le commandant va prendre un certain nombre d’initiatives pour se débarrasser du personnage.
Ky-Dong avait donc fait un passage de comète révolutionnaire dans le Yen-Thé, région impénétrable que la France n’avait pas réussi à pacifier complètement, compte tenu du foyer de rébellion qui y couvait, et qu’entretenait le grand chef pirate Dé-Tham.
Dans le livre déjà cité, le commandant Péroz en fit un récit très documenté.
Au fur et à mesure des années, les Résidents de France doublèrent dans la pratique les mandarins qui exerçaient théoriquement à la tête des circonscriptions impériales.
Certains diraient sans doute que le futur Maréchal de France avait une conception britannique de la colonisation, et ils n’auraient sans doute pas tort. Il n’aurait sans doute pas déposé la Reine de Madagascar, s’il avait occupé le poste de Gallieni, autre futur Maréchal de France qu’il admirait.
Lors de son proconsulat marocain, il eut toujours soin de respecter les institutions locales, la monarchie et la religion musulmane.
Jean Pierre Renaud – Tous droits réservés