Tout d’abord pourquoi ce titre un brin provocant ?
Avant de proposer quelques notes de lecture, il n’est pas inutile, je crois, dans le contexte politique et idéologique actuel de certains chercheurs, plus qu’historique, d’éclairer le lecteur sur le sens complet du titre choisi, et pour ce faire, quoi de mieux que de citer une des phrases clés de la conclusion ?
L’auteur rappelle à ceux qui ont la mémoire courte, qu’avant l’élection de Barack Obama, un exemple qui serait à suivre, la France a eu, depuis longtemps, des députés, des hauts fonctionnaires noirs, des ministres… Sans attendre l’exemple américain !
“Ils étaient le fruit d’une longue histoire où la colonisation a eu sa part, tantôt positive, tantôt négative toujours complexe, contradictoire, ambiguë.”
Et pour éclairer le même propos, Amadou Hampâté Bâ, le grand lettré de l’Afrique occidentale, écrivait dans son livre « Amkoullel, l’enfant peul » (1992) :
« Une entreprise de colonisation n’est jamais une entreprise philanthropique, sinon en paroles… Mais, comme il est dit dans le conte Kaïdara, toute chose a nécessairement une face diurne et une face nocturne. Rien, en ce bas monde, n’est jamais mauvais de A jusqu’à Z et la colonisation eut aussi des aspects positifs qui ne nous étaient peut être pas destinés à l’origine mais dont nous avons hérité et qu‘il nous appartient d’utiliser au mieux. » (p.492)
Un regard de « collabo » des Français ? Si l’on retenait une des interprétations qui figure dans le « Petit précis de remise à niveau sur l’histoire africaine à l’usage du Président Sarkozy » ? (voir mon analyse de ce livre sur le blog du 3 mars 2010)
L’auteur nous emmène donc dans l’histoire des relations entre les blancs et les noirs en Afrique au cours d’une longue période, qui va de 1830 à 1930, en nous proposant très souvent une analyse historique internationale et transversale, du nord au sud, et de l’ouest à l’est de ce vaste continent.
Sont successivement présentés les paramètres les plus intéressants de la problématique coloniale, des analyses et des synthèses fondées sur une historiographie très riche de sources toujours citées.
Les réflexions sur les transitions économiques du XIXème siècle sont stimulantes : les sociétés côtières africaines réussirent à s’adapter à l’évolution, à passer de la traite des esclaves à la traite des produits, mais échouèrent à sortir du système des comptoirs côtiers, à franchir le cap redoutable des nouvelles technologies du commerce international, et notamment celle des transports maritimes.
Les pages consacrées aux aventuriers font écho aux analyses pertinentes d’Headricks sur l’impact des nouvelles technologies de la médecine (quinine),des communications, et des armes, bien sûr, qui ont favorisé explorations, conquêtes coloniales, et aussi aventures. Les Blancs avaient d’autant bonne conscience qu’ils mettaient en avant le slogan des trois C de Livingstone: “ Commerce, Christianisme et Civilisation.”
L’auteur écrit: “Si l’on compare donc la présence européenne dans les différentes parties de l’Afrique à la veille du partage, on ne peut être que frappé par des disparités géographiques extraordinaires. L’Afrique du Sud constitue une zone de peuplement blanc… comparable seulement à l’Afrique du Nord. Ailleurs, l’Afrique n’en est qu’aux balbutiements de l’apparition du Blanc dans le monde noir, aux explorations.”(p.92) Le livre s’attarde longuement sur le cas de l’Afrique du Sud.
Un continent de l’inconnu
L’auteur relève qu’effectivement, l’Afrique était encore un continent à découvrir, un “continent de l’inconnu… la raison en est encore l’ignorance gigantesque de l’intérieur du continent pourtant le plus proche de l’Europe.” (p.93).
Esprit de découverte encouragé par la curiosité et le dynamisme des sociétés de géographie. Rappel des grandes découvertes et du rôle des explorateurs les plus célèbres, Barth, Livingstone, Stanley, et Brazza.
L’auteur note que Gallieni “ comme l’immense majorité de ses pairs à Saint Cyr, ne sait rien de l’Afrique intérieure lorsqu’il arrive au Sénégal en janvier 1877...”
Et en ce qui concerne la mission Marchand, véritable “épopée nationaliste”, le livre observe qu’elle fut marquée par une “tache indélébile”… de violence inhérente à l’entreprise coloniale.” (p.127)
Bible et fétiche
Le chapitre intitulé “La Bible et le fétiche” est un titre accrocheur, et c’est bien. L’histoire aborde là le sujet sensible du choc des convictions, et des cultures. L’écart était tel entre la culture occidentale et les cultures africaines qu’il était difficile à combler. Après la lutte contre l’esclavage atlantique, souvent animée par les Anglais, les missionnaires (ainsi que les autres blancs) se trouvèrent confrontés à la perpétuation d’une traite des esclaves intérieure, notamment en Afrique de l’Est, et à des coutumes, au mieux ésotériques et incompréhensibles, au pire barbares, que le livre rappelle, notamment les sacrifices humains au Dahomey et en Ashanti. Mais quelle attitude adopter face au fétichisme existant sous de formes multiples, ou à la polygamie?
Le livre décrit la condition des premiers missionnaires dont l’espérance de vie, sur place, ne dépassait guère trois ans (p.141).
« La tentation missionnaire a été de tenir leurs chrétientés à l’écart des influences délétères du monde profane et immoral des blancs (p.162), mais les missionnaires partageaient les mêmes préjugés que les autres blancs sur les noirs; leur position était, par ailleurs et souvent, ambiguë face au pouvoir colonial. Les missions protestantes anglaises étaient beaucoup plus favorables à l’émergence d’églises indigènes que les missions catholiques.
“Au total? Durant cette longue période des années 1820 aux années 1880…les Eglises chrétiennes s’implantèrent avec persévérance, malgré les obstacles, grâce à quelques dizaines d’hommes. Du point de vue chrétien, c’était une sorte de miracle…Du point de vue des Africains, le succès tenait aussi au fait qu’ils avaient su saisir de ce christianisme importé qu’ils se sont approprié et y ont vu un instrument de modernité. Ce faisant, ils en ont fait aussi un instrument de contestation. Mais l’essentiel est qu’en définitive ils n’ont pas “choisi” entre la Bible et le fétichisme; ils ont ajouté l’une à l’autre. “ (p.173)
Donc, la bible plus le fétiche!
La parole comme enjeu: j’ajouterais volontiers la palabre, puisqu’il s’agit d’abord de cela.
Le sujet n’est pas traité en tant que tel dans l’histoire coloniale, sauf ignorance de ma part, et à ce titre, il est novateur. Le thème est capital puisqu’il s’agit du truchement des mots et des pensées entre deux mondes qui s’ignoraient, et qui n’avaient pas grand-chose en commun à l’époque.
Ainsi que le note l’ouvrage, la palabre avait de multiples sens, passant de la relation de pouvoir, à la négociation, à la sociabilité du groupe, à l’arbitrage, au jugement coutumier, au jeu …et s’il est vrai, comme le souligne l’auteur, que le pouvoir colonial a fait dériver le sens du mot et de la coutume, pour les administrateurs coloniaux, le mot avait aussi un sens proche de celui que lui donnaient les Africains.
Est-ce que le constat proposé par l’auteur: “En situation coloniale, “la palabre” devint très largement une coquille, progressivement repoussée dans le magasin des articles pittoresques, comme les “fétiches” ou les danses africaines.” ne force pas trop le trait de l’évolution? (p.208)
Des guerres inégales: un chapitre très documenté qui met clairement en valeur la problématique de ces guerres, les enjeux respectifs, et les questions que pose leur interprétation en Afrique. L’ouvrage examine tout à tour les paramètres de la confrontation, armes, effectifs, organisation, logistique, art de la guerre…
Les nouvelles technologies ont donné un avantage décisif aux troupes coloniales. Les Africains leur ont le plus souvent opposé de gros effectifs et subi de lourdes pertes humaines, mais dans quelques cas, la confrontation fut moins inégale, et prit incontestablement une allure européenne. Le livre cite le cas du Dahomey, mais au niveau d’unités plus modestes, de l’ordre d’un ou deux bataillons, comme ce fut le cas en 1892, contre Samory, avec la prise de sa capitale, Bissandougou : les sofas de Samory y firent jeu égal avec les Français, nombre égal de fusils à tir rapide et art égal de la manoeuvre, au témoignage des officiers français.
En 1897, à Dabala, où s’était réfugié Samory, alors pourchassé et sur le déclin, l’administrateur Nebout, en mission de contact chez l’Almamy, comptait encore près de mille fusils à tir rapide, soit encore, en équivalent, l’armement d’un ou deux bataillons.
Guerres-batailles ou guerres de guérilla ?
Je serais tenté de dire que pour tout classement entre “guerres-batailles et guerres de guérilla” (p.240), il conviendrait peut être de combiner les critères de niveau d’unité, d’armement, et de durée de l’affrontement. Je ne suis pas sûr que le concept de guérilla rende bien compte des confrontations les plus fréquentes, mais pas seulement africaines de l’époque, c’est à dire les “colonnes”, avec leurs accrochages successifs, l’assaut, et la prise du tata (village ou cité avec leurs fortifications), grâce au canon, “le roi des conquêtes” en pays soudanais.
Sentiment patriotique des combattants africains ou culte du chef de la communauté? A Biassandougou, en 1892, les sofas de Samory lançaient l’assaut et mouraient en criant “Sokhona! Sokhona”, la mère qu’adorait l’Almamy.
Enfin, deux remarques, la première partagée, la conquête coloniale n’aurait pas été possible sans le concours des Africains eux-mêmes, la deuxième, moins partagée quant à la conclusion:
“Une chose est certaine, les Européens ne permirent jamais aux Africains de lutter à armes égales.”
Est-ce qu’il y a eu beaucoup de guerres sans que l’initiative ne soit prise par un des deux camps assuré de disposer de la supériorité des armes?
Il serait intéressant, par ailleurs, de savoir pourquoi des chefs de guerre africains intelligents ont le plus souvent donné la préférence à l’affrontement direct, et non indirect, en inscrivant peut être ce type de réflexion dans le registre des analyses de Victor Hanson, et de son livre « Carnage et culture » ?
Quand le monde s’effondre… L’auteur relève tout d’abord que le temps de la gestion coloniale a été un temps historique court, une cinquantaine d’années, mais qu’il a provoqué, en une génération, un profond changement, alors que les auteurs de ce bouleversement, sur le terrain, n’étaient que quelques centaines d’Européens.
Le livre relève, comme aberrante, l’affirmation d’un « historien » à succès, d’après lequel il aurait existé un totalitarisme colonial, alors que les administrateurs coloniaux, les rois de la brousse, les véritables leviers du changement n’ont jamais été guère plus d’une centaine, soit, en moyenne, un administrateur pour 150 000 habitants.
Il a bien fallu que les administrateurs cherchent à connaître les africains dont ils avaient la charge, leurs cultures, leur organisation, il leur fallait les nommer, d’où la description des ethnies, sujet aujourd’hui controversé, mais comment pouvait-il en être autrement? Auraient-elles disparu de nos jours?
Les femmes… Et trouver des truchements, des intermédiaires, et le livre aborde là un sujet tout à fait novateur que frappe une sorte de censure historique, mais dont les historiens ne sont pas obligatoirement responsables.
Pour avoir fréquenté de très nombreux récits d’explorations ou de conquêtes, il est exceptionnel que leurs auteurs parlent des femmes, sur un plan intime. Landeroin, l’interprète en langue arabe de la mission Marchand, évoque le sujet dans ses carnets manuscrits, mais ces carnets n’étaient peut-être pas destinés à être publiés tels quels.
A titre anecdotique, à l’occasion de son retour de Fachoda à Djibouti, Landeroin notait lors de son séjour à Goré, en Abyssinie: “La belle pastèque, que Dieu soit loué, est revenue avec moi la nuit“. A titre anecdotique, Landeroin épousa une femme d’origine peule qu’il ramena en Touraine. Nebout, cité plus haut, épousa une femme d’origine baoulé.
Dans ses carnets, Binger notait que refoulé de Whagadougou, en 1888, il était revenu chez le frère du chef de cette cité, qui lui avait offert trois femmes pour qu’il se marie avec elles, mais ce type d’information n’est pas très fréquent dans les récits de l’époque. (p.42)
Il est dommage que le livre n’ait pas consacré à ce sujet quelques pages supplémentaires, faute de sources sans doute, parce qu’il en vaut la peine.
Deux facteurs me paraissent déterminants à ce sujet, très au delà des interprétations égrillardes les plus répandues, la liberté des moeurs qui existait dans beaucoup des sociétés africaines rencontrées, et la nécessité professionnelle pour un administrateur, à côté de l’interprète ou du garde, de trouver un partenaire de confiance pour connaître et comprendre ce monde nouveau et inconnu dans lequel il se trouvait plongé.
S’accommoder avec l’inévitable, c’est à dire la malédiction du travail forcé, dont les Européens n’étaient toutefois pas les inventeurs, une sorte de fil rouge dans la littérature, mais pour lequel il existe encore peu d’études… du portage qui fut une des plaies de la conquête, notamment en Afrique centrale, faute en partie d’une absence quasi-totale de voies de communication et de moyens de transport. Parce qu’il fallait produire.
Soigner – Le passage consacré à la médecine coloniale est intéressant, parce qu’il touche, comme la bible, au domaine sensible des convictions; médecine rationnelle ou médecine traditionnelle, souvent celle des sorciers ou des marabouts. De toute façon, en 1914, et longtemps après, le pouvoir colonial n’était pas en mesure de la développer, étant donné qu’il n’y avait alors, en AOF, que 140 médecins, et qu’ils étaient militaires.
Ecoles et élites: aux origines du grand malentendu – Je me contenterai à cet égard de citer le jugement de l’auteur:
”Ensuite, l’école exprima dès le départ, plus manifestement que d’autres indicateurs, les contradictions de l’Etat colonial de se doter d’une classe sociale d’auxiliaires, celle des missionnaires de susciter des artisans pour de nouvelles chrétientés, et celle des Africains de se rendre maîtres d’un outil de leur émancipation.(p.338)
L’Afrique pendant la grande guerre – Le livre décrit la guerre sur le théâtre africain, un pan peu connu de la grande guerre et traite d’un sujet que l’auteur connaît parfaitement, l’effort de guerre colonial, l’appel à l’Afrique, le loyalisme des soldats africains. Il démonte en même temps la légende de la chair à canon, en démontrant par les chiffres, que leurs pertes étaient comparables à celles des Français, qui rappelons-le, étaient elles-mêmes considérables.
L’évocation des rencontres et des images réciproques entre français et africains est éclairante sur la complexité des rapports entre cultures, en notant que dans beaucoup de cas, et de part et d’autre, jamais autant de personnes de race et de cultures différentes ne s’étaient déjà rencontrées.
Mais contrairement à l’armée américaine, les Africains purent constater que l’armée française n’était pas une armée de ségrégation.
Après la grande guerre, l’Afrique ne fut plus du tout la même.
1916, la révolte en Haute Volta
Pendant la guerre, l’AOF avait enregistré des refus et des révoltes, notamment, en 1916, en Haute Volta. “La répression fut terrible et soigneusement cachée en France… Ce fut, semble-t-il, la plus importante révolte qu’ait connue l’Afrique noire française durant la période coloniale.”(p.362)
Les lendemains de guerre – Le livre souligne qu’après la guerre, on pouvait, encore moins qu’auparavant, comparer l’Afrique du Sud (plus la Rhodésie et le Kenya) au reste de l’Afrique : “Plusieurs Afriques se dessinent…”; en France et en Afrique noire française, il existait un “non-dit” entre “identité et “assimilation”, qui alimente encore le débat.
L’auteur résume:“Les sociétés colonisées d’Afrique sortirent à la fois déstabilisées et encore plus contrôlées qu’auparavant de la période de guerre; les révoltes qui se produisirent alors marquèrent le terme presque définitif des “résistances primaires”, l’avènement réel de l’Etat colonial.” (p.395).
Mais avec un regard nouveau de l’Europe sur ces civilisations, le “renversement que les sciences humaines opèrent après la Grande Guerre…”, la naissance de l’africanisme, la découverte de l’art dit primitif…
Et le contraste entre bonnes paroles et réalités
« Il est évidemment facile de souligner le contraste entre ces bonnes paroles et les réalités, la condescendance ou l’ignorance, quand ce n’était pas la brutalité, qui régissaient les relations entre Blancs et Noirs dans l’Afrique colonisée, à cette époque. Pour autant la construction coloniale comporta suffisamment d’aspects positifs par la suite, qu’on ne peut en nier l’ambiguïté fondamentale.” (p.408)
Et l’auteur d’épingler “quelques idées reçues”: les Africains ne seraient “pas capables de modernité… les relations entre Africains et Européens n’auraient été que violence à sens unique…les Européens sont “coupables” de la traite, de la colonisation: “ils ont eu tort”. Certes… L’Afrique ne s’est pas défendue, elle s’est donnée…il y a une Afrique “authentique”, celle des paysans, de la “tradition” et une Afrique “pervertie”, celle des villes, des évolués...”
Et l’historien de conclure avec le grand africaniste que fut Delafosse (un administrateur colonial) :
“ Mais pourquoi perdre notre temps à toujours comparer les Noirs aux Blancs et les Africains aux Européens? C’est là une besogne assez vaine…” (p.411)
En résumé, un livre dense et d’une grande honnêteté intellectuelle, dans la droite ligne des travaux du grand historien Henri Brunschwig, un livre rafraîchissant sur le plan intellectuel, parce qu’il nous sort du discours trouble et idéologique de certains livres qui flirtent trop souvent avec la mémoire, les médias, et le goût du jour, et qui surfent sur le terrain sensible de l’immigration africaine, et surtout algérienne.
Il serait sans doute intéressant de connaître l’accueil que les historiens africains feront à l’ouvrage.
Jean Pierre Renaud