Les Sections Administratives Spécialisées: lecture du livre de M.Mathias

Les sections administratives spécialisées en Algérie

par Grégor Mathias

Les SAS, comme on les appelait plus communément, et selon moi, 

« Les « éphémères » administratives »

            Un livre intéressant, utile, très riche en informations, qui n’a pas peur de citer ses sources, et elles sont nombreuses.

            Un lecteur curieux pourra y découvrir l’univers des SAS, un univers à la fois très diversifié, et très changeant dans le temps en oubliant jamais que les SAS ont eu un temps de vie très court, une vie de « libellule ».

            Les questions de ce livre ?

            Une histoire des parties prenantes ?

            Celle-ci me concerne personnellement, étant donné qu’il me parait difficile, sinon impossible, de détacher analyse et jugement sur la guerre d’Algérie, et sur les SAS, lorsqu’on a été acteur de cette guerre et des SAS.

            Je suis en effet, par prudence et principe, tout à fait réservé sur l’histoire de la guerre d’Algérie racontée par des personnes qui ont été parties prenantes, actives ou passives, de cette guerre ! L’historien Goubert a d’ailleurs dit des choses intéressantes à ce sujet, et tout à fait censées.

            La représentativité historique des analyses (espace et temps)

            Le problème redoutable de la représentativité des recherches et des analyses, quant il s’agit de l’histoire du terrain, et non de celle, des organisations, des opérations militaires identifiables, du déroulement général et macro-politique et militaire, terrain souvent favori des recherches.

            En Algérie, chaque guerre fut différente, selon la situation géographique, la chronologie, le titulaire du commandement militaire, au niveau des sous-quartiers, quartiers, secteurs, et SAS.

            La mémoire orale

            Au risque d’offenser certains anciens d’Algérie, je suis assez sceptique sur la mémoire orale des anciens combattants. A en écouter beaucoup, ils ont tous connu  accrochages ou embuscades, alors que la proportion de soldats, de gradés, de sous-officiers, et d’officiers affectés dans les services de commandement et dans les villes était loin d’être négligeable. Et les conditions généreuses d’attribution de la carte d’ancien combattant ne constituent sans doute pas le bon critère du recueil fiable de mémoire orale.

            Les sources écrites

            Je fais en revanche plus confiance aux traces écrites de l’époque, c’est à dire essentiellement aux lettres.

            Egale réserve sur les archives : je ne sais pas ce que l’on trouve dans les archives des SAS, mais je ne suis pas sûr qu’elles reflètent la réalité. Quant aux Journaux de Marches et Opérations, les JMO, pour les avoir exploités en ce qui concerne le sous-quartier de ma SAS,  la plus grande prudence est à recommander.

            Il est donc nécessaire de déterminer au préalable ce qu’il est possible d’extraire honnêtement de ces archives.

            Ceci dit, et pour revenir au sujet proprement dit, rien à dire sur les chapitres qui retracent l’historique des SAS et leurs missions,  des chapitres qui exposent la diversité et la complexité de toutes ces missions, étant observé que dans le concret de beaucoup de SAS, c’était souvent « mission impossible ».

            Le chapitre 4 « L’état d’esprit des officiers SAS ». est intéressant, mais il soulève évidemment la question déjà évoquée de la représentativité des sources, en particulier en ce qui concerne les officiers qui ont fait l’objet d’interviews.

            La typologie des SAS     

            Une typologie des SAS parait donc s’imposer, pour autant qu’il soit possible de la faire, car les difficultés apparaîtront quand il s’agira d’évaluer leur fonctionnement et leur utilité chronologique, et donc tenter d’aller sur le terrain des résultats.

            Il conviendrait donc de classer année par année chacune des SAS dans une typologie à définir, situation géographique, situation militaire, de tenter d’évaluer leur fonctionnement et leur efficacité sur leur période de vie, c’est-à-dire 6 ans au maximum, selon les zones militaires, et souvent 3ans.

            Rien à voir entre les côtes francisées et les côtes sauvages, entre la côte et l’hinterland, entre l’est et l’ouest, entre 1956, 1958, et 1960, selon les zones.

            Chez moi, jusqu’à l’été 1959, au moins une katiba était quasiment chez elle, alors qu’après l’opération Jumelles,  j’arpentais les pentes de ma SAS avec un seul garde du corps, un « fel » rallié, un homme qui était d’ailleurs remarquable,  etc…

            Tâche combien difficile, peut-être impossible, d’élaboration d’un cadre historique aussi représentatif que possible !

            J’avouerai que j’ai découvert dans ce livre des attributions dont je n’ai jamais vu la couleur, et je pense que beaucoup de mes camarades, placés dans une situation militaire identique à la mienne, partageraient ce sentiment : combien de SAS  « paumées »  comme la mienne ? Plus qu’on ne croit peut-être. Durée de vie réelle de ma SAS, moins de trois années !

            En découvrant la description de la SAS modèle de l’Alma, je me suis dit une fois de plus, que toute généralisation historique pouvait, a priori, être sujette à caution.

            Et enfin, un aspect important du bilan des SAS à signaler, à mes yeux, le seul point positif, la mise en place de nouvelles institutions communales dans le bled algérien.

            Ceci dit, lisez ce livre qui constitue un excellent point de départ pour avoir, je l’espère, et ensuite, une vision encore plus historique du monde des SAS. Bon courage donc !

            Jean Pierre Renaud

La « Culture Coloniale » du Larousse Mensuel Illustré (1907-1913)


            Dans leur livre  « Culture coloniale- La France conquise par son Empire »,
 les deux historiens Blanchard et Lemaire distinguent « trois moments dans cette lente pénétration de la culture coloniale dans la société française, le temps de l’imprégnation ( de la défaite de Sedan à la pacification du Maroc), le temps de la fixation (de la Grande Guerre à la guerre du Rif) et le temps de l’apogée (de l’Exposition des Arts décoratifs à l’Exposition coloniale internationale de 1931… nous avons choisi de multiplier les approches pour mieux cerner ses modes d’expression. Cette transversalité de la démarche permet de comprendre la complexité d’un phénomène pourtant extrêmement simple : comment les Français sont devenus coloniaux sans même le vouloir, sans même le savoir, sans même l’anticiper. Non pas coloniaux au sens d’acteurs de la colonisation ou de fervents soutiens du colonialisme, mais au sens identitaire, culturel et charnel» (page 7 et 8)

            Vous avez bien lu : « charnel » !

            Et pour mieux nous guider, un détour par le Petit Robert !

            Imprégnation : 1° : Fécondation – 2° : Influence exercée par une première fécondation – 3° : Pénétration d’une substance dans une autre.

            Fixation : 1° : Action de fixer – 2° : Le fait de se fixer (personnes) – 3° Pyschan. « Attachement intense de la libido à une personne, à un objet, ou à un stade de développement… (Lagache)

            L’histoire coloniale a effectivement fait un grand pas, un pas de géant dans l’inconscient collectif, cher à cette nouvelle école de chercheurs.

            Un petit exercice de méthode donc, aux fins de tenter de mesurer, à partir d’un des vecteurs de cette culture coloniale supposée, ou fictive, comme nous le verrons, existant au cours du premier « temps de l’imprégnation ».

        Test d’évaluation de la « culture coloniale » de l’élite : le Larousse Mensuel Illustré des années 1907-1913

        Comment est-il possible d’affirmer que la France a eu une culture coloniale pendant la période coloniale, alors que l’histoire coloniale fait preuve d’une carence notoire dans l’analyse des sujets coloniaux traités par la presse nationale et provinciale ?

            A la lecture de certains ouvrages spécialisés d’histoire coloniale, l’ai été frappé par le discours que leurs auteurs tenaient sur la presse française au cours de la période coloniale allant de 1890 à 1960, une presse supposée coloniale, nationale ou provinciale, alors que la presse n’a jamais fait, à mon avis et jusqu’à présent, l’objet d’un travail d’analyse statistique sérieux, afin de déterminer la place accordée aux questions coloniales dans cette presse, en lignes, colonnes ou pages, et parallèlement en termes de contenus, favorables ou défavorables.

            Rares ont été les mémoires partiels, tous intéressants, déposés sur ce sujet, en tout cas, ceux que j’ai pu consulter.

            Le célèbre livre de Girardet intitulé « L’idée coloniale en France» (1871-1962), paru en 1972 est très succinct  sur la presse, pour ne pas dire muet, alors qu’il parait difficile de traiter un tel sujet, sans effectuer une analyse statistique solide sur la presse. Rien dans le chapitre IV intitulé « La conquête de l’opinion »!

            A croire qu’il n’existait, alors, pas encore d’outils d’évaluation statistique !

            Même constat, en ce qui concerne le petit collectif de chercheurs historiens ou sociologues, au choix, animé par les deux historiens cités plus haut, d’après lesquels, entre 1880 et 1960, la propagande coloniale aurait « tissé une toile », « inondé », et réussi à « parfaitement intérioriser la légitimité de l’ordre colonial », alors que ce collectif n’a pas apporté la démonstration de l’influence de la presse.

            J’ai consacré un chapitre du livre « Supercherie coloniale » (1) à la presse et démontré que rien, dans l’état actuel des recherches, n’accréditait un tel discours, dont le héraut principal, a effectué une thèse intitulée « Nationalisme et colonialisme » tout à fait limitée sur la presse, tant sur le plan chronologique (1930-1945), que thématique.

            Un exercice de mesure du colonial

            A titre d’exemple, je propose donc aux lecteurs de me suivre dans la consultation des Larousse mensuels illustrés pour la période 1907-1913, afin de mesurer la place que ces ouvrages destinés à une élite française consacraient à l’information coloniale.

            Au total, pour la période considérée, cette publication contenait sur plus de 1700 pages un ensemble très varié et très riche d’articles, de gravures, de croquis, de cartes et de schémas

            Notons tout d’abord que la table alphabétique des matières ne comporte aucune rubrique « colonies ».

            En ce qui concerne la période 1907-1910, la place de l’information consacrée aux colonies est très limitée, pour ne pas dire anodine : en 1907, une colonne, ou à peu près, pour le roi Toffa du Dahomey, en 1908, pour un personnage du Tonkin, Déo-van-tri, et pour la maladie du sommeil. En 1909, silence complet sur les colonies !

            En 1910, 2 pages sont consacrées à la pacification de la Mauritanie, mais surtout à l’action du général Gouraud dans l’Adrar. Une demi-colonne pour évoquer la définition de l’indigénat.

            Résultat  pour 1907-1910: l’information coloniale frise avec le zéro sur les 800 pages du volume !

            Qu’en est-il des années 1911-1913, sur les 914 pages du volume ?

            En 1911, 14 pages au total sur le Tchad, l’Ouaddaï, le Maroc, l’AOF et Dakar.

            En 1912, 8 pages sur Zinder, le Maroc, et l’Indochine.

            En 1913, 7 pages sur le Maroc, avec la guerre du Rif.

            Résultat : l’information coloniale frise également avec le zéro, 0,03% des pages.

            Alors, ni toile tissée, ni inondation, ni intériorisation de la légitimité de l’ordre colonial !

            Les textes les plus longs concernent :

            – en 1911, le bilan très technique de la construction du port de Dakar et des lignes de chemin de fer de la nouvelle AOF (4 pages1/2 avec 6 cartes) avec leur coût, 200 millions de francs de l’époque, soit de l’ordre de 640 millions d’euros.

            – en 1912 et 1913, les opérations militaires au Maroc (de l’ordre de 16 pages), la guerre du Rif, avec Lyautey, et l’Espagne sur le versant nord.

            – en 1912, une information technique sur les nouvelles lignes de chemin de fer en Indochine, notamment vers le Yunnan.

            Et pour terminer, le même dictionnaire consacrait 4 pages de son deuxième volume, en janvier 1913, à la guerre italo-turque de Tripolitaine.

            Au lecteur donc de juger de la pertinence de la thèse dénoncée et aux chercheurs en histoire d’aller plus loin dans le dépouillement statistique des sources d’une culture coloniale supposée ou fantôme, car il faut bien sûr aller plus loin et de façon sérieuse.

            Fécondation ? Voire ! Et en tout cas éviter à tout prix une fixation sur la deuxième période d’un découpage de période historique « suspect ».

            Jean Pierre Renaud – (1) Supercherie Coloniale – Mémoires d’Hommes – 2008

Scientificité des thèses d’histoire coloniale? Est-ce le cas?

Que penser des thèses d’histoire coloniale ?

Secret de confession universitaire ou tabou colonial ?

Pertinence scientifique et transparence publique des thèses en général et d’histoire coloniale en particulier ?

Sont-elles scientifiquement pertinentes, alors que leurs jurys cachent leur avis et le résultat de leurs votes ?

Au sujet des thèses Blanchard, Bancel, et Lemaire… et sans doute d’autres thèses !

             Au cours des dernières années, mes recherches d’histoire coloniale (d’amateur) m’ont conduit à aller à la source, c’est-à-dire à prendre connaissance de plusieurs thèses d’histoire coloniale qui donnaient, je le pensais, un fondement scientifique aux interventions verbales ou aux ouvrages écrits par leurs auteurs.

            J’ai donc consulté les trois thèses des trois historiens (Blanchard, Bancel et Lemaire) qui soutenaient la thèse soi-disant  historique d’après laquelle la France aurait été dotée, lors de la période coloniale, d’une culture coloniale, puis impériale.

            J’étais, en effet, plutôt surpris par la teneur des discours que ces derniers tenaient sur ce pan largement ignoré de notre histoire nationale.

            Accréditation scientifique ?

            La consultation et la lecture de ces thèses me donnèrent la conviction qu’elles ne suffisaient pas toujours, totalement ou partiellement, à donner une accréditation scientifique à leurs travaux, dans le domaine de la presse, des sondages, des images coloniales quasiment absentes et sans aucune référence sémiologique dans les thèses en question, et d’une façon générale en ce qui concerne la méthodologie statistique, économique ou financière mise en œuvre.

            Constat surprenant, alors que le terme de « scientifique » est souvent mentionné dans les arrêtés qui ont défini la procédure d’attribution du titre de docteur par les jurys : intervention d’un conseil scientifique, intérêt scientifique des travaux, aptitude des travaux à se situer dans leur contexte scientifique…

            Il me semblait donc  logique d’aller plus loin dans mes recherches, c’est-à-dire  accéder aux rapports du jury visés par les arrêtés ministériels de 1992 et 2006, rapports susceptibles d’éclairer l’intérêt scientifique des travaux. J’ai donc demandé au Recteur de Paris d’avoir communication des rapports du jury, communication qui m’a été refusée, alors que la soutenance était supposée être publique.

            Mais comment parler de soutenance publique, s’il n’est conservé aucune trace du débat, du vote (unanimité ou non) du jury, et s’il n’est pas possible de prendre connaissance des rapports des membres du jury, et donc de se faire une opinion sur la valeur scientifique que le jury a attribué à une thèse, ainsi que des mentions éventuellement décernées.

            Je m’interroge donc sur la qualité d’une procédure

            – qui ne conserverait aucune trace d’une soutenance publique, sauf à considérer que celle-ci n’a qu’un caractère formel.

            – qui exclurait toute justification de l’attribution d’un titre universitaire, appuyé seulement sur la notoriété de membres du jury, alors même que ce titre est susceptible d’accréditer l’intérêt scientifique de publications ultérieures, ou de toute médiatisation de ces travaux.

            Conclusion : les universités et leurs jurys seraient bien inspirés de lever ce secret, sauf à jeter une suspicion légitime et inutile sur le sérieux scientifique des doctorats qui sont délivrés, sauf également, et cette restriction est capitale, si mon expérience n’était aucunement représentative de la situation actuelle des thèses et des jurys.

            La transparence publique devrait être la règle.

            Pourquoi en serait-il différemment dans ce domaine de décisions, alors que la plupart des décisions publiques sont aujourd’hui soumises à des obligations démocratiques utiles de transparence publique.

            Il parait en effet difficile d’admettre que, sous le prétexte de préserver le secret de la vie privée, le secret des délibérations sûrement, mais pas le reste, il soit possible de sceller tout le processus supposé « scientifique » du même sceau du secret.

            A l’Université, en serions-nous encore, à l’âge du confessionnal et de l’autorité d’une nouvelle l’Eglise? Les jurys auraient donc quelque chose à cacher ? Un nouveau tabou ?

            Et en post scriptum, une thèse à l’EHESS :

             J’ai eu l’occasion d’analyser, en 2009, une thèse consacrée à l’histoire coloniale, au développement et aux inégalités dans l’ancienne Afrique Occidentale Française, au titre de l’EHESS, et sous la direction de Denis Cogneau (professeur associé à Paris School of Economics) et Thomas Piketty (professeur à l’Ecole d’Economie de Paris), avec le concours de deux rapporteurs, Jean-Marie Baland, professeur à l’Université de Namur, et Esther Duflo, professeur au Massachusetts Institute of Technology, plus deux autres membres éminents, Pierre Jacquet, Chef économiste à l’Agence Française de Développement, et enfin Gilles Postel-Vinay, Directeur de recherche à l’INRA, Directeur d’études à l’EHESS.

            La thésarde a fait un très gros travail d’analyse, mais sur des bases statistiques fragiles et en faisant un très large appel à un appareil de corrélation mathématique et statistique savant, mais audacieux, en projetant des raisonnements qui enjambent la période d’explosion démographique de la deuxième moitié du siècle, et quelquefois le siècle.

            Il serait intéressant d’avoir accès aux rapports des membres du jury, au contenu des délibérations, et au vote du même jury, et pas uniquement à l’article de Mme Duflo, dans Libé du 2/12/2008, intitulé « Le fardeau de l’homme blanc ? », dont le contenu était favorable aux conclusions de cette thèse.

            Et j’ai tout lieu donc de penser que, pour assurer son crédit scientifique,  la toute jeune Ecole d’Economie de Paris a eu à cœur d’innover en matière de transparence publique, et donc d’accréditation scientifique des travaux qu’elle dirige.

            Jean Pierre Renaud, docteur en sciences économiques, et ancien haut fonctionnaire

Football, Coupe du Monde 2010, et histoire de l’Afrique

Football, Coupe du Monde 2010, et histoire de l’Afrique

   Une réflexion éclairante de Monsieur Moussa Konaté dans son livre « L’Afrique noire est-elle maudite? », sur le poids de la culture africaine:

 « Les Noirs africains vivent dans une forêt d’interdits embrassant tous les domaines de la vie, dont l’origine remonte  à des mythes prétendant encadrer de façon absolue et immuable la vie entière de l’individu. Or, quiconque souhaite s’affranchir d’une telle tutelle, s’émanciper, saisira la moindre occasion qui lui sera donnée. La danse et les activités sportives comptant parmi les rares espaces à ne souffrir d’aucune interdiction, qu’y a-t-il d’étonnnant à ce que les Noirs africains s’y adonnent à coeur joie. (page 165,166) »

    Nous verrons ce qu’il en est aux résultats de la Coupe du Monde 2010, qui se joue en Afrique du Sud

L’Afrique et ses élites prédatrices: interview M.Thioub, Le Monde du 1er juin 2010, Philippe Bernard

L’Afrique et ses élites prédatrices

Alors que l’on célèbre l’anniversaire des indépendances africaines, ce continent n’en finit pas de solder ses comptes avec le colonialisme et les traites négrières relayées par une exploitation et une inégalité endémique 

L’Afrique et ses élites prédatrices

Interview de l’historien Ibrahima Thioub, actuellement résident à l’Institut d’études avancées à Nantes

Le Monde du 1er juin 2010 (Le grand débat Décryptages, page 19), par M.Philippe Bernard

        Une interview au contenu intéressant, car M.Thioub n’inscrit pas son propos dans une réflexion simpliste sur les relations ancien colonisateur – colonisé, et sur la nature de la traite négrière, mais ce texte soulève beaucoup de questions.

            Traite transatlantique et traite domestique

            Dans l’article qu’il a publié dans le livre « Petit précis de remise à niveau sur l’histoire africaine à l’usage du Président Sarkozy » (voir l’analyse du blog (3/03/2010), l’historien proposait une analyse objective des traites négrières, animée du souci de ne pas occulter les traites domestiques, une impasse que font un certain nombre de chercheurs.

            Il relevait : «  Sur les 884 titres que compte le « recensement des travaux universitaires soutenus dans les universités francophones d’Afrique noire », on ne trouve que six références portant sur l’esclavage domestique. «  (p.207)

            Il est possible de disserter à longueur de temps sur la responsabilité des Blancs dans les traites négrières, mais les bons connaisseurs de l’histoire de l’Afrique de l’ouest savent en effet que la plupart des sociétés africaines de l’ouest, des années 1880-1890, avaient presque toutes les caractéristiques de sociétés esclavagistes, asservies par des pouvoirs de type à la fois féodal, et « prédateur ».

            Elites prédatrices ou cultures africaines prédatrices ?

            La question est donc posée du rôle et de la responsabilité des élites féodales d’alors, à la fois dans la préservation de cet état social et dans la transmission d’une culture prédatrice aux élites modernes ?

            Des obstacles redoutables

            Question utile mais dérangeante, qui incite à aller plus loin dans les recherches, car leur « malfaisance » a sans doute été facilitée par l’existence d’obstacles redoutables, tels que l’insécurité générale qui régnait avant la colonisation, une géographie physique, humaine, et économique, qui tournait le dos à la mer, un immense éparpillement de villages et de dialectes, des communautés à castes, formées à l’obéissance familiale, sociale, et religieuse, enfermées sur elles mêmes, très imbibées de religieux, avant tout paysannes, sur des terres de démesure, selon l’expression d’un géographe…

            Le collectif et le religieux

            M.Konaté, dans un livre récent, « L’Afrique noire est-elle maudite ? » reconnaît le poids du pacte originel, des traditions religieuses et culturelles de l’Afrique profonde, et toujours actuelle, plus qu’ambiguë, selon le titre de Balandier « Afrique ambiguë », l’importance des anciens et des ancêtres, de la lignée, de la  naissance, du collectif, la famille ou la communauté.

            Les Européens ne soupçonnent généralement pas le non-dit et le non-écrit de cette Afrique profonde, alors que les anciennes colonies françaises sont devenues indépendantes dans les années 60.

            La présence à chaque pas du religieux ! Il suffit de lire les textes du grand lettré qu’était Hampâté Bâ (sur la première moitié du vingtième siècle), ou ceux plus récents, de Kourouma, pour en prendre conscience.

            Elites traditionnelles prédatrices, et pourtant qui laissaient fonctionner, dans maintes ethnies, une forme indubitable de démocratie éclairée.

            Le « sabre et le goupillon » de Samory

            Personne ne conteste, je crois, le fait que la colonisation ait fait exploser les cadres sociaux et religieux traditionnels, et sans doute laissé libre cours à ces élites prédatrices, mais comment expliquer que de grands chefs d’Empire, tels Ahmadou à Ségou, ou Samory à Bissandougou, se soient livrés, bien avant l’arrivée des Français sur le Niger, à des entreprises prédatrices, le premier contre les royaumes Bambaras, le second contre les royaumes Malinké ?

            Comment un historien africain peut-il expliquer qu’un grand chef de guerre et d’Empire comme Samory, très intelligent, issu d’une famille de colporteurs dioulas, ait choisi de fonder un nouvel empire par les armes et le « goupillon » de l’Islam, et non par le commerce, bien avant que les Français ne viennent à son contact ?

            Et sur le plan culturel, est-ce que la tradition africaine de respect, pour ne pas dire d’obéissance ou de soumission, à la famille, au clan, au village, aux anciens, aux ancêtres, au « chef »,  n’est pas une des clés des problèmes de l’Afrique moderne.

            Est-ce que la modernité individualiste, qui marche, bonne ou mauvaise est compatible avec la préservation de ces puissantes solidarités collectives ?

            Dans le livre déjà cité, M.Konaté ouvre des pistes fructueuses d’évolution, liées d’une façon ou d’une autre à une tentative d’équilibre entre libertés individuelles et traditions.

            Des élites françaises également prédatrices

            Mais pour rassurer M.Thioub, et m’attrister de mon côté, il n’y a pas que les élites africaines qui sont prédatrices, c’est aussi un gros problème pour les élites françaises actuelles, de plus en plus gangrenées par le fric, toujours plus de fric.

            Un « marqueur chromatique » de l’histoire ?

            Je partage en gros l’analyse de M.Thioub sur la situation de l’Afrique de l’ouest, l’existence d’élites prédatrices, le rôle très ambigu des Ong « 4×4 », et de certains clans de la Françafrique, dont on surestime, à mon avis, la puissance et l’intérêt économique, mais je suis beaucoup plus réservé sur la thèse historique du « marqueur chromatique », sur l’analyse du « piège chromatique ».

            Est-ce que ce concept a une valeur opératoire sur le plan historique ? Une valeur susceptible d’être démontrée, et effectivement démontrée ? A mon avis, pas plus que les quelques concepts flous que certains historiens manipulent, sans avancer aucune démonstration scientifique, tels que la mémoire collective, les stéréotypes, ou l’inconscient collectif cher au cœur de Mme Coquery-Vidrovitch.

            Un droit à l’immigration ? Curieuse proposition d’historien ! 

            M.Thioub, chiche !

            Quant au propos de l’historien sur l’état d’esprit de la France et des Français à l’égard des anciennes colonies :

            « Regardez à Paris les rues qui portent le nom de colonisateurs ! Les Français les ignorent, mais pas nous. L’image de l’Afrique coloniale n’a jamais été déconstruite en France. Elle sert les intérêts des tenants de la Françafrique. »

            Deux observations, premièrement, je suis un de ceux qui pensent que les colonies, mis à part le cas de l’Algérie, et encore, n’ont jamais été un sujet de préoccupation et d’intérêt majeur, y compris économique, pour les Français.

            Ils découvriraient, presque aujourd’hui, l’histoire coloniale grâce à l’immigration.

            Deuxièmement, je dis à M.Thioub, chiche ! Dites nous sur quelle base scientifique, une enquête d’opinion par exemple, vous pouvez confirmer ce que vous dites au sujet des rues « coloniales »  par le « pas nous »

            Il est exact que Faidherbe, Archinard, Combes qu’admirait d’ailleurs Samory, ont des rues à Paris, mais ni Brière de l’Isle, ni Borgnis-Desbordes, qui furent des acteurs importants de la première phase de conquête du Sénégal et du Soudan.

            Mais pour en terminer provisoirement avec ce débat, la vraie question de fond que posent les relations entre colonisateur et colonisé est celle des effets d’une modernité, bonne ou mauvaise, c’est-à-dire toujours un certain cours de l’histoire, qui de toute façon, aurait fait exploser les cadres traditionnels des sociétés africaines, et mis en jeu leur capacité à réagir et à s’adapter.

            Et il me semble que le livre déjà cité de M.Konaté apporte déjà un certain nombre de réponses intéressantes sur le sujet.

            Jean Pierre Renaud

« Essai sur la colonisation positive », un livre de l’historien Marc Michel

  Tout d’abord pourquoi ce titre un brin provocant ?

        Avant de proposer quelques notes de lecture, il n’est pas inutile, je crois, dans le contexte politique et idéologique actuel de certains chercheurs, plus qu’historique, d’éclairer le lecteur sur le sens complet du titre choisi, et pour ce faire, quoi de mieux que de citer une des phrases clés  de la conclusion ?       

            L’auteur rappelle à ceux qui ont la mémoire courte, qu’avant l’élection de Barack Obama, un exemple qui serait à suivre, la France a eu, depuis longtemps,  des députés, des hauts fonctionnaires noirs, des ministres… Sans attendre l’exemple américain !

            “Ils étaient le fruit d’une longue histoire où la colonisation a eu sa part, tantôt positive, tantôt négative toujours complexe, contradictoire, ambiguë.”

            Et pour éclairer le même propos, Amadou Hampâté Bâ, le grand lettré de l’Afrique occidentale, écrivait dans son livre « Amkoullel, l’enfant peul » (1992) :

            « Une entreprise de colonisation n’est jamais une entreprise philanthropique, sinon en paroles… Mais, comme il est dit dans le conte Kaïdara, toute chose a nécessairement une face diurne et une face nocturne. Rien, en ce bas monde, n’est jamais mauvais de A jusqu’à Z et la colonisation eut aussi des aspects positifs qui ne nous étaient peut être pas destinés à l’origine mais dont nous avons hérité et qu‘il nous appartient d’utiliser au mieux. » (p.492)

            Un regard de « collabo » des Français ? Si l’on retenait une des interprétations  qui figure dans le « Petit précis de remise à niveau sur l’histoire africaine à l’usage du Président Sarkozy » ? (voir mon analyse de ce livre sur le blog du 3 mars 2010)

            L’auteur nous emmène donc dans l’histoire des relations entre les blancs et les noirs en Afrique au cours d’une longue période, qui va de 1830 à 1930, en nous proposant très souvent une analyse historique internationale et transversale, du nord au sud, et de l’ouest à l’est de ce vaste continent.

            Sont successivement présentés les paramètres les plus intéressants de la problématique coloniale, des analyses et des synthèses fondées sur une historiographie très riche de sources toujours citées.

            Les réflexions sur les transitions économiques du XIXème siècle sont stimulantes : les sociétés côtières africaines réussirent à s’adapter à l’évolution, à passer de la traite des esclaves à la traite des produits, mais échouèrent à sortir du système des comptoirs côtiers, à franchir  le cap redoutable des  nouvelles technologies du commerce international, et notamment celle des transports maritimes.

            Les pages consacrées aux aventuriers font écho aux analyses pertinentes d’Headricks sur l’impact des nouvelles technologies de la médecine (quinine),des communications, et des armes, bien sûr, qui ont favorisé explorations, conquêtes coloniales, et aussi aventures. Les Blancs avaient d’autant bonne conscience qu’ils mettaient en avant le slogan des trois C de Livingstone: “ Commerce, Christianisme et Civilisation.”

            L’auteur écrit: “Si l’on compare donc la présence européenne dans les différentes parties de l’Afrique à la veille du partage, on ne peut être que frappé par des disparités géographiques extraordinaires. L’Afrique du Sud constitue une zone de peuplement blanc… comparable seulement à l’Afrique du Nord. Ailleurs, l’Afrique n’en est qu’aux balbutiements de l’apparition du Blanc dans le  monde noir, aux explorations.”(p.92) Le livre s’attarde longuement sur le cas de l’Afrique du Sud.

            Un continent de l’inconnu

            L’auteur relève qu’effectivement, l’Afrique était encore un continent à découvrir, un “continent de l’inconnu… la raison en est encore l’ignorance gigantesque de l’intérieur du continent pourtant le plus proche de l’Europe.” (p.93).

            Esprit de découverte encouragé par la curiosité et le dynamisme des sociétés de géographie. Rappel des grandes découvertes et du rôle des explorateurs les plus célèbres, Barth, Livingstone, Stanley, et Brazza.

            L’auteur note que Gallieni “ comme l’immense majorité de ses pairs à Saint Cyr, ne sait rien de l’Afrique intérieure lorsqu’il arrive au Sénégal en janvier 1877...”

            Et en ce qui concerne la mission Marchand, véritable “épopée nationaliste”, le livre observe qu’elle fut marquée par une “tache indélébile”… de violence inhérente à l’entreprise coloniale.” (p.127)

            Bible et fétiche

            Le chapitre intitulé “La Bible et le fétiche est un titre accrocheur, et c’est bien. L’histoire aborde là le sujet sensible du choc des convictions, et des cultures. L’écart était tel entre la culture occidentale et les cultures africaines qu’il était difficile à combler. Après la lutte contre l’esclavage atlantique, souvent animée par les Anglais, les missionnaires (ainsi que les autres blancs) se trouvèrent confrontés à la perpétuation d’une traite des esclaves intérieure, notamment en Afrique de l’Est, et à des coutumes, au mieux ésotériques et incompréhensibles, au pire barbares, que le livre rappelle, notamment les sacrifices  humains au Dahomey et en Ashanti. Mais quelle attitude adopter face au fétichisme existant sous de formes multiples, ou à la polygamie?

            Le livre décrit la condition des premiers missionnaires dont l’espérance de vie, sur place, ne dépassait guère trois ans (p.141).

             « La tentation missionnaire a été de tenir leurs chrétientés  à l’écart des influences délétères du monde profane et immoral des blancs (p.162), mais les missionnaires partageaient les mêmes préjugés que les autres blancs sur les noirs; leur position était, par ailleurs et souvent, ambiguë face au  pouvoir colonial. Les missions protestantes anglaises étaient beaucoup plus favorables à l’émergence d’églises indigènes que les missions catholiques.

            “Au total? Durant cette longue période des années 1820 aux années 1880…les Eglises chrétiennes s’implantèrent avec persévérance, malgré les obstacles, grâce à quelques dizaines d’hommes. Du point de vue chrétien, c’était une sorte de miracle…Du point de vue  des Africains, le succès tenait aussi au fait qu’ils avaient su saisir de ce christianisme importé qu’ils se sont approprié et y ont vu un instrument de modernité. Ce faisant, ils en ont fait aussi un instrument de contestation. Mais l’essentiel est qu’en définitive ils n’ont pas “choisi” entre la Bible et le fétichisme; ils ont ajouté l’une à l’autre. “ (p.173)

            Donc, la bible plus le fétiche!

            La parole comme enjeu: j’ajouterais volontiers la palabre, puisqu’il s’agit d’abord de cela.

            Le sujet n’est pas traité en tant que tel dans l’histoire coloniale, sauf ignorance de ma part, et à ce titre, il est novateur. Le thème est capital puisqu’il s’agit du truchement des mots et des pensées entre deux mondes qui s’ignoraient, et qui n’avaient pas grand-chose en commun à l’époque.

            Ainsi que le note l’ouvrage, la palabre avait de multiples sens, passant de la relation de pouvoir, à la négociation, à la sociabilité du groupe, à l’arbitrage, au jugement coutumier, au jeu …et s’il est vrai, comme le souligne l’auteur, que le pouvoir colonial  a fait dériver le sens du mot et de la coutume, pour les administrateurs coloniaux, le mot avait aussi un sens proche de celui que lui donnaient les Africains.

            Est-ce que le constat proposé par l’auteur: “En situation coloniale, “la palabre” devint très largement une coquille, progressivement repoussée dans le magasin des articles pittoresques, comme les “fétiches” ou les danses africaines.” ne force pas trop le trait de l’évolution? (p.208)

            Des guerres inégales: un chapitre très documenté qui met clairement en valeur la problématique de ces guerres, les enjeux respectifs, et les questions que pose leur interprétation en Afrique. L’ouvrage examine tout à tour les paramètres de la confrontation, armes, effectifs, organisation, logistique, art de la guerre…        

            Les nouvelles technologies ont donné un avantage décisif aux troupes coloniales. Les Africains leur ont le plus souvent opposé de gros effectifs et subi de lourdes pertes  humaines, mais dans quelques cas, la confrontation fut moins inégale, et prit incontestablement une allure européenne. Le livre cite le cas du Dahomey, mais au niveau d’unités plus  modestes, de l’ordre d’un ou deux bataillons, comme ce fut le cas en 1892, contre Samory, avec la prise de sa capitale, Bissandougou : les sofas de Samory y firent jeu égal avec les Français, nombre égal de fusils à tir rapide et art égal de la manoeuvre, au témoignage des officiers français.

            En 1897, à Dabala, où s’était réfugié Samory, alors pourchassé et sur le déclin, l’administrateur Nebout, en mission de contact chez l’Almamy, comptait encore près de mille fusils à tir rapide, soit encore, en équivalent, l’armement d’un ou deux bataillons.

            Guerres-batailles ou guerres de guérilla ?

            Je serais tenté de dire que pour tout classement entre “guerres-batailles et guerres de guérilla” (p.240), il conviendrait peut être de combiner les critères de niveau d’unité, d’armement, et de durée de l’affrontement. Je ne suis pas sûr que le concept de guérilla rende bien compte des confrontations les plus fréquentes, mais pas seulement africaines de l’époque, c’est à dire les “colonnes”, avec leurs accrochages successifs, l’assaut, et la prise du tata (village ou cité avec leurs fortifications), grâce au canon, “le roi des conquêtes” en pays soudanais.

            Sentiment patriotique des combattants africains ou culte du chef de la communauté? A Biassandougou, en 1892, les sofas de Samory lançaient l’assaut et mouraient en criant “Sokhona! Sokhona”, la mère qu’adorait l’Almamy.

            Enfin, deux remarques, la première partagée, la conquête coloniale n’aurait pas été possible sans le concours des Africains eux-mêmes, la deuxième, moins partagée quant à la conclusion:

            “Une chose est certaine, les Européens ne permirent jamais aux Africains de lutter à armes égales.”

            Est-ce qu’il y a eu beaucoup de guerres sans que l’initiative ne soit prise par un des deux camps assuré de disposer de la supériorité des armes?

            Il serait intéressant, par ailleurs, de savoir pourquoi des chefs de guerre africains intelligents ont le plus souvent donné la préférence à l’affrontement direct, et non indirect, en inscrivant peut être ce type de réflexion dans le registre des analyses de Victor Hanson, et de son livre « Carnage et culture » ?

            Quand le monde s’effondre L’auteur relève tout d’abord que le temps de la gestion coloniale a été un temps historique courtune cinquantaine d’années, mais qu’il a provoqué, en une génération, un profond changement, alors que les auteurs de ce bouleversement, sur le terrain, n’étaient que quelques centaines d’Européens.

            Le livre relève, comme aberrante, l’affirmation d’un « historien » à succès, d’après lequel il aurait existé un totalitarisme colonial, alors que les administrateurs coloniaux, les  rois de la brousse, les véritables leviers du changement n’ont jamais été guère plus d’une centaine, soit, en moyenne, un administrateur pour 150 000 habitants.

            Il a bien fallu que les administrateurs cherchent à connaître les africains dont ils avaient la charge, leurs cultures, leur organisation, il leur fallait les nommer, d’où la description des ethnies, sujet aujourd’hui controversé, mais comment pouvait-il en être autrement? Auraient-elles disparu de nos jours?

            Les femmes…  Et trouver des truchements, des intermédiaires, et le livre aborde là un sujet tout à fait novateur que frappe une sorte de censure historique, mais dont les historiens ne sont pas obligatoirement responsables.

            Pour avoir fréquenté de très nombreux récits d’explorations ou de conquêtes, il est exceptionnel que leurs auteurs parlent des femmes, sur un plan intime. Landeroin, l’interprète en langue arabe de la mission Marchand, évoque le sujet dans ses carnets manuscrits, mais ces carnets n’étaient peut-être pas destinés à être publiés tels quels.

            A titre anecdotique, à l’occasion de son retour de Fachoda à Djibouti, Landeroin notait lors de son séjour à Goré, en Abyssinie: “La belle pastèque, que Dieu soit loué, est revenue avec moi la nuit“. A titre anecdotique, Landeroin épousa une femme d’origine peule qu’il ramena en Touraine. Nebout, cité plus haut, épousa une femme d’origine baoulé.

            Dans ses carnets, Binger notait que refoulé de Whagadougou, en 1888, il était revenu chez le frère du chef de cette cité, qui lui avait offert trois femmes pour qu’il se marie avec elles, mais ce type d’information n’est pas très fréquent dans les récits de l’époque. (p.42)

            Il est dommage que le livre n’ait pas consacré à ce sujet quelques pages supplémentaires, faute de sources sans doute, parce qu’il en vaut la peine.

            Deux facteurs me paraissent déterminants à ce sujet, très au delà des interprétations égrillardes les plus répandues, la liberté des moeurs qui existait dans beaucoup des sociétés africaines rencontrées, et la nécessité professionnelle pour un administrateur, à côté de l’interprète ou du garde, de trouver un partenaire de confiance pour connaître et comprendre ce monde nouveau et inconnu dans lequel il se trouvait plongé.

            S’accommoder avec l’inévitable, c’est à dire la malédiction du travail forcé, dont les Européens n’étaient toutefois pas les inventeurs, une sorte de fil rouge dans la littérature, mais pour lequel il existe encore peu d’études… du portage qui fut une des plaies de la conquête, notamment en Afrique centrale, faute en partie d’une absence quasi-totale de voies de communication et de moyens de transport. Parce qu’il fallait produire.

            Soigner – Le passage consacré à la médecine coloniale est intéressant, parce qu’il touche, comme la bible, au domaine sensible des convictions; médecine rationnelle ou médecine traditionnelle, souvent celle des sorciers ou des marabouts. De toute façon, en 1914, et longtemps après, le pouvoir colonial n’était pas en mesure de la développer, étant donné qu’il n’y avait alors, en AOF, que 140 médecins, et qu’ils étaient  militaires.

             Ecoles et élites: aux origines du grand malentendu – Je me contenterai à cet égard de citer le jugement de l’auteur:

            ”Ensuite, l’école exprima dès le départ, plus manifestement que d’autres indicateurs, les contradictions de l’Etat colonial de se doter d’une classe sociale d’auxiliaires, celle des missionnaires de susciter des artisans pour de  nouvelles chrétientés, et celle des Africains de se rendre maîtres d’un outil de leur émancipation.(p.338)

            L’Afrique pendant la grande guerre – Le livre décrit la guerre sur le théâtre africain, un pan peu connu de la grande guerre et traite d’un sujet que l’auteur connaît parfaitement, l’effort de guerre colonial, l’appel à l’Afrique, le loyalisme des soldats africains. Il démonte en même temps la légende de la chair à canon, en démontrant par les chiffres, que leurs pertes étaient comparables à celles des Français, qui rappelons-le, étaient elles-mêmes considérables.

            L’évocation des rencontres et des images réciproques entre français et africains est éclairante sur la complexité des rapports entre cultures, en notant que dans beaucoup de cas, et de part et d’autre, jamais autant de personnes de race et de cultures différentes ne s’étaient déjà rencontrées.

            Mais contrairement à l’armée américaine, les Africains purent constater que l’armée française n’était pas une armée de ségrégation.

            Après la grande guerre, l’Afrique ne fut plus du tout la même.

            1916, la révolte en Haute Volta

            Pendant la guerre, l’AOF avait enregistré des refus et des révoltes, notamment, en 1916,  en Haute Volta. “La répression fut terrible et soigneusement cachée en France… Ce fut, semble-t-il, la plus importante  révolte qu’ait connue l’Afrique noire française durant la période coloniale.”(p.362)

            Les lendemains de guerre  Le livre souligne qu’après la guerre, on pouvait, encore moins qu’auparavant, comparer l’Afrique du Sud (plus la Rhodésie et le Kenya)  au reste de l’Afrique : “Plusieurs Afriques se dessinent…”; en France et en Afrique noire française, il existait un “non-dit” entre “identité et “assimilation”, qui alimente encore le débat.

            L’auteur résume:“Les sociétés colonisées d’Afrique sortirent à  la fois déstabilisées et encore plus contrôlées qu’auparavant de la période de guerre; les révoltes qui se produisirent alors marquèrent le terme presque définitif des “résistances primaires”, l’avènement réel de l’Etat colonial.” (p.395).

            Mais avec un regard nouveau de l’Europe sur ces civilisations, le “renversement que les sciences humaines opèrent après la Grande  Guerre…”, la naissance de l’africanisme, la découverte de l’art dit primitif…

            Et le contraste entre bonnes paroles et réalités     

            « Il est évidemment facile de souligner le contraste entre ces bonnes paroles et les réalités, la condescendance ou l’ignorance, quand ce n’était pas la brutalité, qui régissaient les relations entre Blancs et Noirs dans l’Afrique colonisée, à cette époque. Pour autant la construction coloniale comporta suffisamment d’aspects positifs par la suite, qu’on ne peut en nier l’ambiguïté fondamentale.” (p.408)

            Et l’auteur d’épingler “quelques idées reçues”: les Africains ne seraient “pas capables de modernité… les relations entre Africains et Européens n’auraient été que violence à sens unique…les Européens sont “coupables” de la traite, de la colonisation: “ils ont eu tort”. Certes… L’Afrique ne s’est pas défendue, elle s’est donnée…il y a une Afrique “authentique”, celle des paysans, de la “tradition” et une Afrique “pervertie”, celle des villes, des évolués...”

            Et l’historien de conclure avec le grand africaniste que fut Delafosse (un administrateur colonial) :

            “ Mais pourquoi perdre notre temps à toujours comparer les Noirs aux Blancs et les Africains aux Européens? C’est là une besogne assez vaine…” (p.411)

            En résumé, un livre dense et d’une grande honnêteté intellectuelle, dans la droite ligne des travaux du grand historien Henri Brunschwig, un livre rafraîchissant sur le plan intellectuel, parce qu’il nous sort du discours trouble et idéologique de certains livres qui flirtent trop souvent avec la mémoire, les médias, et le goût du jour, et qui surfent sur le terrain sensible de l’immigration africaine, et surtout algérienne.

            Il serait sans doute  intéressant de connaître l’accueil que les historiens africains feront à l’ouvrage

Jean Pierre Renaud

JEUX DE MEMOIRE COLONIALE OU LE SEXE DES ANGES COLONIAUX

Mémoire collective

Contribution 4

Rappel des contributions précédentes :

Contribution 1 : définition de la mémoire collective (15/04/10)

Contribution 2 : « La guerre des mémoires » de M.Stora (25/04/10)

Contribution 3 : « Décolonisons les imaginaires » : le colloque de la Mairie de Paris du 12 mars 2009

(3/05/10)

Jeux de mémoire coloniale ou le sexe des anges coloniaux

« Françaises, Français, décolonisez vos imaginaires ! »

            Mémoire collective, inconscient collectif, stéréotypes, ces concepts sont à la mode dans certains milieux. Ils seraient l’alpha et l’omega d’une histoire coloniale que personne ne connaît, pas plus en France que dans les anciennes colonies, et qui, miraculeusement, rendrait compte de notre regard et de notre comportement actuels à l’égard des nouveaux indigènes de la République.

            La mémoire collective s’est substituée à l’histoire, et c’est beaucoup plus commode pour les ignorants.

            L’histoire coloniale est donc tombée dans le piège des mémoires, d’une mémoire collective que tout un chacun cite, sans jamais en avancer la moindre preuve, notamment des enquêtes et des sondages ? Sans en donner une quelconque mesure ? Sans produire une analyse enfin sérieuse de cette mémoire coloniale qui resterait quand on aurait tout oublié, pour paraphraser la  phrase célèbre d’Herriot sur la culture ?

            Un sondage chaque jour, sur l’alimentation, sur les retraites, les vacances… mais le désert complet sur la mémoire collective !

            Aurait-on peur des résultats d’un sondage exhaustif et honnête sur cette fameuse mémoire collective coloniale ?

            Il est tout de même étrange qu’une secrétaire d’Etat de couleur, et qu’un présentateur de télévision également coloré, figurent actuellement parmi les personnages publics les plus populaires d’une France ravagée par sa mémoire coloniale !

            Un historien médiatique a commis récemment un petit livre intitulé La guerre des mémoires. Dans un livre récent également, L’Europe face à son passé colonial, plusieurs historiens ont fait référence à la mémoire collective, sans jamais la définir et en donner de preuve, par une analyse des médias notamment.

            A l’occasion d’un colloque consacré aux images coloniales en 1993, plusieurs historiens sérieux avaient déjà évoqué les concepts magiques d’un inconscient et d’une mémoire collectifs, qu’ils n’ont jamais défini et évalué.

            Invoquer à tout propos une mémoire collective que personne n’a le courage de mesurer et d’évaluer, alors que chacun est à même de mesurer chaque jour les limites et les faiblesses de sa mémoire individuelle, parait donc tout à fait incongru.

            Nos mémoires individuelles sont déjà très fragiles, alors que dire de la mémoire collective ? Avancer pour toute explication, et sans aucune preuve statistique, compilation de journaux, d’émissions, de documents, mais surtout sans bonne et saine enquête approfondie, une mémoire collective indéfinie et indéfinissable, frise l’escroquerie intellectuelle et est purement et simplement de la manipulation.

            Les discours idéologiques et politiques qui enchaînent à tout propos mémoire collective, inconscient collectif, et stéréotypes coloniaux n’auront de crédit qu’à partir du moment où une enquête sérieuse, exhaustive, et objective en auront apporté commencement de bonne preuve, et bonne preuve.

            Le Maire de Paris a organisé le 12 mars 2009 un colloque sous le patronage du journal le Monde, intitulé Décolonisons les imaginaires.

            J’ai demandé au maire et au journal sur quelle base scientifique il était possible d’avancer que notre imaginaire était colonisé, mais j’attends toujours la réponse.

            Ce type d’initiative, irresponsable, contribue à accréditer un discours idéologique et politique qui alimente le feu couvant des banlieues.

            A l’heure actuelle, l’inconscient collectif, la mémoire collective et les stéréotypes coloniaux, sont donc à ranger, dans l’état actuel de nos connaissances,  dans le même rayon que le sexe des anges coloniaux.

Jean Pierre Renaud, le 8 juillet 2009

Et en guise de conclusion, une anecdote qui met en lumière le rôle des bibliothèques du Maire de Paris : dysfonctionnement administratif ou censure ?

            En 2008,  j’ai déposé moi-même au Service des Bibliothèques un exemplaire du livre « Supercherie coloniale », avec lettre d’envoi jointe, livre qui démontre, point par point,  l’absence de fondement, de méthode, et de sérieux, de la thèse d’un collectif de chercheurs sur le thème de la  « Culture coloniale », thèse largement répandue dans plusieurs livres, dans le but d’illustrer la colonisation de nos imaginaires.

             Ce livre s’est trouvé, quelques mois plus tard, dans une solderie de livres, l’exemplaire déposé contenant la lettre personnelle d’envoi avec l’adresse de l’expéditeur.

            Un livre égaré, avec sa lettre d’envoi avec le nom et l’adresse de l’expéditeur, vous ne trouvez pas ça étrange ?

« Décolonisons les imaginaires »: Le Monde au colloque de la mairie de Paris, le 12 mars 2009

Mémoire collective

Contribution 3

Rappel des contributions précédentes :

Contribution 1 du 15 avril 2010 : la mémoire collective n’est pas « un lieu commun », elle doit et peut être définie.

            Contribution 2 du 25 avril 2010 : que penser de la thèse développée sur le sujet par M.Stora dans le livre « La guerre des mémoires »

Contribution 3

Objet : la participation du journal Le Monde au Colloque intitulé « Décolonisons les imaginaires » organisé par la mairie de Paris le 12 mars 2009

            J’ai découvert l’existence du colloque « Décolonisons les imaginaires », en lisant l’interview de Mme Bengugui par Mme Van Eeckhout dans le journal du 13 mars 2009.

            J’ai fait part de mon opinion sur cette interview au maire de Paris, en indiquant qu’autant j’approuvais le constat de l’utilité de « la mesure de la diversité ethnique », autant je n’étais pas d’accord sur le discours accréditant l’existence d’une colonisation des imaginaires français. J’en ai également fait part à votre collaboratrice.

            En associant le Monde à cette initiative municipale, et en faisant figurer son nom sur le programme, le journal de référence a cautionné un titre qui sonne comme un slogan politique ou idéologique, alors qu’aucune enquête scientifique sérieuse ne parait accréditer le discours d’après lequel nos imaginaires seraient colonisés et auraient besoin d’être décolonisés.

            Les mots devraient avoir encore plus d’importance pour un journal de référence que pour le commun des mortels, et je déplore l’usage de ces mots.

            Je mets au défi, un journal que j’estime, d’apporter la démonstration scientifique, par exemple une enquête d’opinion sérieuse et complète, que la situation actuelle serait bien celle d’une mémoire colonisée,  qu’il faudrait donc décoloniser.

            L’enquête approfondie dont vient de faire état le journal, le 25 avril, ne parait pas répondre à cette question.

             La discrimination n’est pas obligatoirement liée à une histoire coloniale que l’immense majorité des Français ignore, mise à part celle de l’Algérie et surtout de sa guerre, ni à une mémoire collective que personne n’a eu le courage de mesurer, notamment tous les responsables politiques. Alors on dit n’importe quoi, et on écrit n’importe quoi, au risque  de fournir des aliments de propagande à des groupes de pression qui ignorent le plus souvent leur propre histoire, et qui sont trop contents de voir accréditer certaines de leurs affabulations idéologiques.

            Les écrits de certains collectifs de chercheurs qui dispensent ce type de propagande mémorielle n’ont, en tout cas jusqu’à présent, apporté aucune preuve scientifique sérieuse sur le sujet.

            Pourquoi ne pas traiter sérieusement des sujets qui sont sérieux pour l’avenir de notre pays ?

Jean Pierre Renaud

Mémoire collective,  » La guerre des mémoires. La France face à son passé colonial » B.Stora

Mémoire collective

Contribution 2

 « La guerre des mémoires

 La France face à son passé colonial »

 par Benjamin Stora

            Pourquoi ne pas avouer que j’ai éprouvé un malaise intellectuel à la lecture de beaucoup des pages de ce livre, crayon en mains, alors que j’ai  aimé l’article du même auteur à la mémoire de Camus (Etudes coloniales du 30 septembre 2007). Albert Camus a été un de mes maîtres à penser,  à agir, et à réagir,  avant, pendant la guerre d’Algérie, et après. J’y ai servi la France et l’Algérie, en qualité d’officier SAS, en 1959 et 1960, dans la vallée de la Soummam, entre Soummam et forêt d’Akfadou.

              Un historien sur le terrain mouvant des mémoires chaudes, pourquoi pas ? Mais est-ce bien son rôle ? Dès l’avant propos, le journaliste cadre le sujet de l’interview de M.Stora : « La France est malade de son passé colonial », mais sur quel fondement scientifique, le journaliste se croit-il permis d’énoncer un tel jugement ?

            Il est vrai que tout au long de l’interview l’historien accrédite cette thèse et s’attache à démontrer l’exactitude de ce postulat : les personnes issues des anciennes colonies, première, deuxième, troisième génération (il faudrait les quantifier, et surtout les flux , les dates, et les origines) «  se heurtent inévitablement à l’histoire coloniale » (p.12), « la guerre des mémoires n’a jamais cessé » (p.18), la « fracture coloniale », « c’est une réalité » (p.33), « l’objectif est d’intégrer, dans l’histoire nationale, ces mémoires bafouées » (p.81), « saisir comment s’élaborent en permanence les retrouvailles avec un passé national impérial » (p.90)

            Et l’auteur de ces propos, qui se veut « un passeur entre les deux rives », incontestablement celles de la Méditerranée, accrédite le sérieux des écrits d’un collectif de chercheurs qui n’ont pas réussi, jusqu’à présent, par le sérieux et la rigueur de leurs travaux historiques, à démontrer la justesse de la thèse qu’ils défendent, fusse avec le concours bienveillant de certains médias, quant à l’existence d’une culture coloniale, puis impériale, qui expliquerait aujourd’hui la fameuse fracture coloniale.

            Et le même auteur de reprendre le discours surprenant, de la part d’historiens de métier, sur la dimension psychanalytique du sujet : « la perte de l’empire colonial a été une grande blessure narcissique du nationalisme français » (p.31), pourquoi pas ? Mais à partir de quelles preuves ? « Refoulement de la question coloniale » (p.32). « Pourtant la France a conservé dans sa mémoire collective, jusqu’à aujourd’hui, une culture d’empire qu’elle ne veut pas assumer » » (p.32). « Les enfants d’immigrés sont porteurs de la mémoire anticoloniale très puissante de leurs pères » (p.40).

            « Pourquoi cette sensation diffuse d’une condition postcoloniale qui perdure dans une république où les populations issues des anciens empires n’arrivent pas à se faire entendre ? » (p.90).

            Comment ne pas souligner le manque de clarté des propos de l’auteur, lequel écrit page 11 que la population issue des anciennes colonies a doublé entre les années 1980 et 2007, et les propos qu’il tient parallèlement sur les « mémoires bafouées » : mais les colonies sont indépendantes depuis le début des années 60, et l’Algérie depuis 1962 !

            De quelles générations s’agit-il ? Des enfants d’immigrés du travail venus en France avant 1962 ? Ou pour l’Algérie, importante source d’immigration, des enfants de pieds noirs, de harkis, ou d’enfants de citoyens algériens venus en France après l’indépendance de leur pays, notamment en raison de ses échecs économiques, puis de sa guerre, à nouveau civile ? Pour ne citer que l’exemple de l’Algérie qui est le postulat de la plupart de ces réflexions.

            L’auteur cite le cas de Boudiaf, un des principaux fondateurs du FLN, lequel revenu d’exil dans son pays en 1962, était inconnu des jeunes Algériens : « Les jeunes Algériens ne connaissaient même pas son nom » (p.60).

            Quant au propos tenu sur Madagascar, pays avec lequel j’entretiens des relations particulières, « Dans cette ancienne colonie française, les milliers de morts des massacres de 1947 restent dans toutes les mémoires »

            Je ne suis pas le seul  à dire que la repentance de Chirac, lors de son voyage de   2005,  est tombée à plat, parce que ce passé est méconnu des jeunes générations.

            L’auteur de ces lignes est-il en mesure de justifier son propos ?

            Les Malgaches ne connaissent pas mieux leur passé colonial que les Français, car pour ces derniers, ce n’est pas l’enquête de Toulouse, faite en 2003, par le collectif de chercheurs évoqué plus haut, qui peut le démontrer. Cette enquête va clairement dans un tout autre sens, celui de la plus grande confusion qui règne actuellement sur tout ce qui touche le passé colonial, la mémoire, et l’histoire coloniale elle-même, et la réduction de cette histoire à celle de l’Algérie. Cette enquête révélait en effet l’importance capitale de la guerre d’Algérie dans la mémoire urbaine de Toulouse et de son agglomération.

            Et ce constat avait au moins le mérite de corroborer deux des observations de l’auteur, celle relative à « l’immigration maghrébine » qui « renvoie à l’histoire coloniale », et l’autre quant à l’importance de la guerre d’Algérie dans cette « guerre des mémoires » : « Mais, c’est la guerre d’Algérie, qui est le nœud gordien de tous les retours forts de mémoire de ces dernières années. » (p.50)

            L’obsession de l’Algérie

            Et c’est sur ce point que le malaise est le plus grand, car comment ne pas voir, que pour des raisons par ailleurs très estimables, l’auteur de ces lignes a l’obsession de l’histoire de l’Algérie, et qu’il a tendance à analyser les phénomènes décrits avec le filtre de l’Algérie, pour ne pas dire la loupe, avec toujours en arrière plan, le Maghreb.

            Le tiers des pages de ce livre se rapporte à l’Algérie, et beaucoup plus encore dans l’orientation des réflexions qui y sont contenues. Les autres situations coloniales ne sont évoquées qu’incidemment, alors que l’histoire coloniale n’est pas seulement celle de l’Algérie, quelle que soit aujourd’hui l’importance capitale de ce dossier.

            Un mot sur la mémoire ou les mémoires de l’Algérie et de la guerre d’Algérie. Pour en avoir été un des acteurs de terrain, je puis témoigner qu’il est très difficile d’avoir une image cohérente et représentative de la guerre d’Algérie vécue par le contingent. Chaque soldat, chaque sous-officier, et chaque officier, a fait une guerre différente selon les périodes, les secteurs, les postes militaires occupés, et les commandements effectifs à leurs différents niveaux (sous quartiers, quartiers, secteurs, et régions). Si beaucoup d’anciens soldats du contingent ont écrit leurs souvenirs, peu par rapport à leur nombre, mon appartenance à ce milieu me conduit à penser que beaucoup d’entre eux se réfugient toujours dans le silence, mais pas obligatoirement pour la raison qu’ils auraient commis des saloperies, ou assisté à des saloperies. Un silence qui pourrait s’expliquer par un fossé immense d’incompréhension entre leur vécu, l’attitude des autorités d’hier ou d’aujourd’hui, et celle du peuple français

            M.Rotman a parlé de guerre sans nom. Je dirais plus volontiers, guerre de l’absenceabsence d’ennemi connu, absence du peuple dans cette guerre, sauf par le biais du contingent qui, à la fin de ce conflit, s’est trouvé tout naturellement en pleine communauté de pensée avec le cessez le feu du 19 mars 1962. Et c’est sans doute le sens profond de sa revendication mémorielle.

            Pour la grande majorité des appelés, l’Algérie n’était pas la France.

            Les appelés ne savent toujours pas quelle guerre on leur a fait faire : guerre de l’absence et du silence, et le remue-ménage qui agite en permanence, à ce sujet, certains milieux politiques ou intellectuels leur est étranger.

            Il convient de noter que pour un acteur de ce conflit, ou pour un chercheur marqué dans sa chair et dans son âme par celui-ci, c’est un immense défi à relever que de vouloir en faire l’histoire.

            Et sur au moins un des points évoqués dans le livre, je partage le constat qu’il fait sur l’effet des lois d’amnistie « personne ne se retrouvera devant un tribunal » (p.18), et personnellement je regrette qu’il en soit ainsi, parce qu’il s’agit là d’une des causes du silence du contingent, et de cette conscience d’une guerre de l’absence. A quoi servirait-il de dénoncer des exactions injustifiables si leurs responsables, c’est-à-dire les salauds inexcusables n’encourent  aucune poursuite judiciaire ? Cette amnistie n’a pas rendu service à la France que j’aime et à son histoire.

            Le métier d’historien

            Ma position de lecteur, amateur d’histoire, assez bon connaisseur de notre histoire coloniale, me donne au moins la liberté de dire et d’écrire ce que je pense des livres qui ont l’ambition de relater ce pan de notre histoire.

            Ce passage permanent de la mémoire à l’histoire  et inversement, est très troublant, sans que l’intelligence critique y trouve souvent son compte! Et beaucoup d’affirmations ne convainquent pas !

            Est-il possible d’affirmer, en ce qui concerne l’Assemblée Nationale et sa composition : « C’est d’ailleurs une photographie assez fidèle de cette génération qui a fait la guerre d’Algérie ou qui a été confrontée à elle. »

            Une analyse existe-t-elle à ce sujet ? Et si oui, serait-elle représentative de l’opinion du peuple français à date déterminée ?

            Tout est dans la deuxième partie de la phrase et le participe passé « confrontée »qui permet de tout dire, sans en apporter la preuve.

            La mise en doute du résultat des recherches qui ont été effectuées sur l’enrichissement de la métropole par les colonies : mais de quelle période parle l’auteur et de quelle colonie ? (p.20)

            L’affirmation d’après laquelle la fin de l’apartheid aurait été le  « coup d’envoi » mémoriel mondial (p.41) : à partir de quelles analyses sérieuses ?

            L’assimilation de l’histoire coloniale à celle de Vichy, longtemps frappée du même oubli. (p.21,50, 96).  Non, les situations ne sont pas du tout les mêmes !

            Et ce flottement verbal et intellectuel entre mémoire et histoire, une mémoire partagée ou une histoire partagée ? (p.61,62, 63). Outre la question de savoir si une histoire peut être partagée.

             Et pour mettre fin à la guerre des mémoires, un appel à la reconnaissance et à la réparation (p.93), ou en d’autres termes, à la repentance, que l’historien récuse dans des termes peu clairs dans les pages précédentes (p.34), une récusation partielle répétée plus loin (p.95).

            Et d’affirmer qu’il est un historien engagé (p.88) et d’appeler en témoignage la tradition dans laquelle il inscrit ses travaux, celle des grands anciens que sont Michelet, Vidal-Naquet et Vernant. Pourquoi pas ? Mais il semble difficile de mettre sur le même plan périodes de recherche et histoires professionnelles et personnelles des personnes citées.

            Le lecteur aura donc compris, en tout cas je l’espère, pourquoi le petit livre en question pose en définitive autant de questions sur l’historien et sur l’histoire coloniale que sur les mémoires blessées ou bafouées qui auraient été transmises par je ne sais quelle génération spontanée aux populations immigrées, issues des anciennes colonies.

            Pourquoi refuser de tester la validité « scientifique », et en tout cas statistique, de ce type de théorie historique ?

            Nous formons le vœu qu’une enquête complète et sérieuse soit menée par la puissance publique sur ces questions de mémoire et d’histoire, afin d’examiner, cas par cas, l’existence ou l’absence de clichés, des fameux stéréotypes qui ont la faveur de certains chercheurs qui s’adonnent volontiers à Freud ou à Jung, la connaissance ou l’ignorance de l’histoire des colonies, et donc de mesurer le bien fondé, ou non, des thèses mémorielles et historiques auxquelles l’historien a fait largement écho.

            Alors, histoire ou mémoire ?

            La nouvelle ère des historiens entrepreneurs

            L’histoire est-elle entrée dans un nouvel âge, celui de l’Historien entrepreneur selon l’expression déconcertante de Mme Coquery-Vidrovitch (Etudes coloniales du 27/04/07), ou celui de l’histoire devenue bien culturel selon l’expression de l’auteur ? Mais en fin de compte, sommes-nous toujours dans l’histoire ?

            Et à ce propos, nous conclurons par deux citations de Marc Bloch, évoquant dans un cas Michelet et ses  hallucinatoires résurrections, et dans un autre cas,  le piège des sciences humaines :

            «  Le grand piège des sciences humaines, ce qui longtemps les a empêchées d’être des sciences, c’est précisément que l’objet de leurs études nous touche de si près, que nous avons peine à imposer silence au frémissement de nos fibres. » (Fustel de Coulanges-1930)

Jean Pierre Renaud                         

Mémoire collective, nouvelle panacée historique: tours de passe-passe

Mémoire collective, nouvelle panacée historique !

Tours de passe-passe entre histoire et mémoire collective, entre histoire coloniale, immigration et mémoire collective, avec en prime les fameux stéréotypes et un inconscient collectif colonial.

            L’histoire apprise dans un petit collège de l’Est de la France

           Pourquoi ne pas commencer mon analyse en évoquant un souvenir personnel de mes études dans un petit collège de l’Est de la France ?

            Mon professeur d’histoire avait le défaut d’un peu trop aimer la dive bouteille, mais son enseignement était digne de beaucoup d’éloges, tant sa culture historique était à la fois étendue et sensée. Ce cher professeur avait la fâcheuse tendance de reprendre le propos d’un de ses élèves, lorsque ce dernier osait avancer un « on ».

            Il répliquait aussitôt : « On » est un CON !

            Et je vous avouerai que chaque fois que j’entends un historien ou une  historienne  avancer le sésame « mémoire collective », j’éprouve le même type de réaction, car l’expression en tant que telle, n’a aucun sens, tant qu’elle ne repose pas sur une démonstration statistique sérieuse et aujourd’hui possible.

            Alors qu’il pleut, chaque jour que Dieu fait, des sondages comme des balles à Gravelotte, au cours de la guerre franco – prussienne en 1870.

            Et le grand Lao Tseu!

            Et j’ajouterai, pour faire bonne mesure, et appeler en renfort le célèbre philosophe taoïste Lao Tseu, que la mémoire collective pourrait s’inscrire aussi dans « le vide presque parfait. », de même que « l’inconscient collectif ».

            Dans l’article qui suit, et ceux qui seront publiés successivement sur ce blog, je vais m’attacher :

1-         à définir ce qu’est la mémoire collective selon les critères d’Halbwachs, son véritable initiateur, ci-après (contribution 1) :

2-         à proposer au lecteur trois analyses concrètes de textes ou de situations évoquées par des historiens ou d’autres intellectuels, « La guerre des mémoires » de l’historien Stora, d’une part (contribution 2), et le colloque de la Mairie de Paris du 12/03/09 sous le titre « Décolonisons les imaginaires », d’autre part (contribution 3), le colloque de la Ville de Paris intitulé « Décolonisons les imaginaires » (mars 2009) (contribution 4).

                  Les contributions 2, 3 et 4, seront proposés à la réflexion du lecteur dans les semaines qui suivent.

1-  Histoire ou mémoire collective ?

Contribution 1

            A lire articles ou livres de chercheurs, sociologues ou historiens, notre mémoire collective jouerait un rôle primordial dans l’approche et la compréhension de notre histoire coloniale.

            Une mémoire collective investie d’un rôle clé, quelques exemples :

            Premier exemple, le livre « La guerre des mémoires ».

             Citons des échantillons des textes dans lesquels il est fait référence à ce concept.

            « La guerre des mémoires n’a jamais cessé » (p.18), «  la fracture coloniale, c’est une réalité » (p.33), le « refoulement de la question coloniale » (p.32), « Pourtant la France a conservé dans sa mémoire collective jusqu’à aujourd’hui une culture d’empire qu’elle ne veut pas assumer (p.32), « les enfants d’immigrés sont porteurs de la mémoire anticoloniale très puissante de leurs pères » (p.40).

            Deuxième exemple, le livre « L’Europe face à son passé colonial »

            A la page 144, un historien note « une explosion mondiale des mémoires », et un autre écrit à la page 219 : «  La mémoire coloniale constitue depuis plusieurs années un sujet primordial dans le débat public français. »

            Troisième exemple, le livre « Petit précis de remise à niveau sur l’histoire africaine à l’usage du président Sarkozy ».

            Un historien illustre à plusieurs reprises le concept : « une vision largement partagée par nos concitoyens (p.113) », « ces stéréotypes », « cette façon de voir les Africains est bien présente dans la mentalité française (p.116) », « combien le discours de Dakar « colle » à une opinion majoritaire en France » (p.122), « au service de l’anéantissement de ces clichés et stéréotypes si profondément ancrés dans une certaine vision de l’Afrique. » (p.123)

            Quatrième exemple, le livre « Mémoire année zéro ».

            Brillant essai d’un auteur habile à manier les concepts de mémoire, d’histoire, et d’identité nationale, à donner le vertige intellectuel au lecteur, j’écrirais volontiers d’une excellente facture « ENA ».

            Dans cet essai riche en citations, références, jugements et perspectives,  l’auteur écrit : « A côté de l’histoire, la mémoire était un instrument commode et populaire. La mémoire est collective (1). Les souvenirs sont individuels. (p.24) » La note (1) de la page 39 renvoie au livre « La mémoire collective » de Maurice Halbwachs, sans autre plus de précision.

            A la même page 39, l’auteur écrit : « On le voit : notre mémoire collective est en crise… »

            L’auteur nous entraîne dans un exercice de haute voltige intellectuelle autour du concept de mémoire, sans attacher, semble-t-il, une grande importance à la définition stricte des concepts manipulés, notamment sans asseoir ses raisonnements sur la définition rigoureuse de la mémoire collective qu’en a proposée Halbwachs.

            A partir de quelle définition et quelle mesure, ces appréciations et assertions sont-elles formulées, donc sur quel fondement ? Telle est la question!

            A force de lire articles et livres portant sur l’histoire coloniale, sur le passé colonial de la France, je me suis posé la question de savoir ce qu’était cette fameuse mémoire collective, nouvelle panacée de certains intellectuels, comme nous l’avons vu.

            J’ai donc été à la rencontre de l’inventeur, sauf erreur, de la théorie de la mémoire collective, c’est-à-dire Maurice Halbwachs, et donc de son livre fondateur, comme certains disent de nos jours.

            Rien ne vaut en effet, même pour un historien amateur, d’aller à la source.

            Qu’est-ce que nous dit cet auteur ? Dans un ouvrage austère, mais très bien écrit, Halbwachs analyse tous les aspects de la mémoire collective et en décrit les conditions de base, c’est-à-dire : une mémoire collective qui ne peut être définie que par rapport à :

            un espace (lequel ?),

            un groupe déterminé (lequel ?),

            un temps historique (lequel ?).

             Le sociologue ne manque pas de préciser qu’une mémoire collective a une durée de vie limitée (laquelle ?).

            Les héritiers du grand sociologue ont été inévitablement confrontés à la mesure de cette fameuse mémoire collective, en proposant méthodes, et outils de mesure quantitative, au moyen d’enquêtes statistiques fiables.

            Le constat : dans les textes des livres cités, nous n’avons trouvé ni définition du concept, ni indication de sources d’enquêtes statistiques, qui pourraient accréditer le discours de ces chercheurs.

            Je conclurai donc en faisant appel à la sagesse du bon vieux Descartes, comment ne pas douter, en tout cas pour l’instant, du fondement de ces affirmations, tant qu’elles ne s’appuieront pas sur des démonstrations conceptuelles et statistiques ?

            Pourquoi ne pas se demander entre autres si la fameuse mémoire collective française n’est pas plutôt branchée sur l’Europe, allemande, anglaise ou italienne, plutôt que coloniale ? A démontrer !

            Quelques citations éclairantes pour finir :

            « C’est à l’intérieur de ces sociétés que se développent autant de mémoires collectives originales qui entretiennent pour quelque temps le souvenir événements qui n’ont d’importance que pour elles, mais qui intéressent d’autant plus leurs membres qu’ils sont peu nombreux. »  (page 129)

            « La mémoire collective, au contraire, c’est le groupe vu du dedans, et pendant une période qui ne dépasse pas la durée moyenne de la vie humaine, qui lui est, le plus souvent, bien inférieure. » ( p,140)

            « Chaque groupe défini localement a sa mémoire propre, et une représentation du temps qui n’est qu’à lui. » (p, 163)

La mémoire collective– Maurice Hallbwachs- (Albin Michel -1997)

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