Le Postcolonial ex ante? Le « Tiers Monde » de Balandier -lecture 2

Le Postcolonial ex ante ?

Le « Tiers Monde »

Sous-développement et développement

Georges Balandier

Cahier n°27

Notes de lecture 2

Le texte ci-dessous n’a pas d’autre ambition que de proposer une lecture résumée, et toujours d’actualité, d’une partie des analyses de la revue « Le Tiers Monde», avec citations des auteurs

(Notes 1 sur le blog du 11/02/11)

La mise en rapport de sociétés « différentes » et le problème du sous-développement –G.Balandier

(pages 119 à 135)

            Le rappel historique des relations entre sociétés « différentes » au cours des âges, a montré que les effets de domination ont toujours existé, à partir du moment où des sociétés fermées, immobiles, en équilibre interne supposé, sont entrées en contact avec d’autres, plus puissantes ou plus mobiles.

            A la période moderne du déclin d’un certain colonialisme, car depuis beaucoup d’autres se sont manifestés sous d’autres formes qui ne disaient pas leur nom, l’équipe Balandier  a donc porté son attention sur ce type de relations inégales, en approfondissant le concept et la situation de « sous-développement ».

            Le lecteur aura remarqué que cette analyse est effectuée en dehors de tout apriori idéologique, sur un plan que je qualifierais volontiers de technique.

            Mais il est évident que certains pourront contester, au travers de la grille des tests de sous-développement que proposait Claude Lévy dans la même revue, la notion même de sous-développement :

            Forte mortalité et notamment mortalité infantile

            Fécondité physiologique dans le mariage

            Hygiène rudimentaire

            Sous-alimentation, carences diverses

            Faible consommation d’énergie

            Forte proportion d’analphabètes

            Forte proportion de cultivateurs

            Condition inférieure de la femme

            Travail des enfants

            Faiblesse des classes moyennes

Echelle des sociétés (une collection de communautés)

I – La mise en relation des sociétés « différentes »

            « Toute société vivant en état de quasi-isolement, disposant donc intégralement de la marge de liberté que lui laisse l’adaptation au milieu qui la porte, serait toujours capable de maintenir ses points d’équilibre et d’évoluer selon sa propre « logique ». Elle aurait la possibilité de maintenir une harmonie qui lui est spécifique, puisque selon l’expression de CL.Lévi-Strauss, « elle serait, en quelque sorte, une société en tête-à-tête avec soi ». Ce n’est qu’une hypothèse. La mise en rapport intervient toujours, même entre sociétés considérées comme primitives ; elle joue en affirmant la pression des unes et en développant, au sein des autres, des discordances et des déséquilibres plus ou moins menaçants….

            On pourrait dire que la reconnaissance des problèmes du sous-développement est liée, pour une part, à la découverte de ces déséquilibres graves que crée la mise en rapport de sociétés inégales en puissance. G.F.FHudson l’affirme, en écrivant à propos des pays asiatiques : « Le véritable facteur de crise en Asie n’est pas la pauvreté sans espoir des masses – ce qui n’est pas nouveau – mais la désintégration sociale qui durant deux générations, a été le résultat des contacts entre l’Asie et l’Occident. Les études de « communautés » telles qu’elles se sont réalisées en Afrique, et surtout en Asie, ont associé en fait la prise de conscience du retard économique à l’état de « crise » conséquent aux rapports établis avec les puissances dominantes. » (page 120)

            « Mais l’aspect relationnel nous intéresse d’une autre manière, dans la mesure où il a constitué cette prise de conscience déjà évoquée. Les sociétés que nous disons « traditionnelles » ne maintiennent leur équilibre qu’à l’occasion d’une relative fermeture – ou tout au moins, à la faveur d’une activité d’échange n’opérant qu’à courte distance et dans un champ assez homogène. Il est devenu banal de constater que « le temps du monde fini » a commencé. Les déplacements de personnes, multiples et accélérés, l’animation toujours croissante de l’économie mondiale, l’efficacité accrue des communications établies par la radio, la presse et le cinéma sont parvenus à briser les frontières socio-culturelles les plus lointaines. L’exemple des nations industrielles, et à haut niveau de vie, s’impose jusqu’aux peuples les plus « périphériques » ; il suggère une modalité de l’existence qui n’aurait jamais pu être imaginée, par ces derniers, il y a moins d’un demi-siècle. La pauvreté est ancienne, mais la découverte qu’il y des remèdes à cette pauvreté est récente. C’est la constatation que fait le Dr Ambedkar à propos des populations de l’Union indienne ; et il ne manque pas de considérer l’événement comme ayant en soi une portée révolutionnaire. » (page 122)

            Les marxistes considéraient qu’au-delà de la lutte des classes, à l’intérieur des nations capitalistes, il existait une lutte des classes entre pays dominants, les impérialistes, et les pays dominés, les colonisés, mais ils ne cachaient pas que la lutte contre l’impérialisme aurait aussi pour résultat de détruire les structures socio-économiques anciennes, la condition sine qua non du progrès, notamment dans le cas de l’Union indienne

II – La nature des relations entre sociétés inégalement développées.

Balandier écartait l’explication simpliste d’après laquelle il existerait une loi naturelle d’expansion, mais posait la question de savoir si le développement des sociétés les plus avancées n’entraînait pas obligatoirement leur pression sur les sociétés les plus faibles.

Et l’auteur de citer la thèse de l’économiste S.H.Frankel quant au fonctionnement de la colonisation :

« La colonisation n’est rien de plus, ni de moins, que le procès de développement économique et social à l’échelle du macrocosme et du microcosme. »…

 « La colonisation est le procès par lequel ces structures nouvelles (économiques et sociales) sont appelées à l’émergence. » (page 125)

Il y a donc dans cette analyse une identification directe entre colonisation et croissance économique (economic growth), procès de colonisation et procès de changement structurel.

Mais Balandier souligne la nécessité de réintroduire la question des frontières des sociétés globales :

« Nous sommes ainsi conduits à introduire des considérations d’ordre spatial et des considérations d’échelle. » (page 126)

Les sociétés sous-développées ne disposent pas de de limites économiques bien défendues, et donc :

« De ces faits, nous avons la manifestation dans la politique récente de certaines sociétés « attardées », qui aspirent à se créer des frontières presque étanches à l’abri desquelles elles conserveraient la maîtrise de leur développement économique. » (page 126)

« Le fait du décalage d’échelle doit être souligné. Les sociétés les plus avancées techniquement et qui sont en même temps organisées à plus grande échelle – nations, puis fédérations et confédérations – n’entrent en rapport avec les sociétés « moins développées » que sur un pied d’inégalité ; elles tendent à inscrire ces dernières dans les limites de leur espace économique et politique. De ce point de vue, le procès de colonisation paraît révélateur : il conduit à l’aménagement d’ensembles sociaux de grandes dimensions, sur la base d’une différenciation économique et d’une inégalité entre éléments préexistants ; mais il ne fait que manifester un type de relations dont on ne saurait sous-estimer le caractère durable. (Page 127)

« Il faut maintenant revenir à une observation faite au début de l’étude : les sociétés dites développées et celles dites sous-développées, lorsqu’on les compare, apparaissent hétérogènes au plus haut degré. Ceci se comprend aisément puisque ces diverses sociétés, au cours de leur histoire, ont excellé dans des secteurs très différents de l’activité humaine ; elles révèlent toutes une avance considérable en quelque domaine et un retard en quelque autre. Les études des anthropologues, au cours des dernières décennies, se sont employées à lutter contre l’ethnocentrisme (cette habitude que nous avons de classer les sociétés en fonction de nos seuls critères) et à manifester la valeur particulière de toute société (d’une certaine manière donc les points où elle se révèle « en avance »…

« La réciprocité n’intervient que lorsque il, s’agit de sociétés situées approximativement au même niveau technico-économique. »

A l’occasion des rencontres entre sociétés inégales :

« Ce sont non seulement des rapports inégaux qui s’établissent à l’occasion de cette rencontre, mais encore des transformations importantes qui interviennent au sein du système le plus faible.

La conjonction de ces deux caractéristiques constitue une partie de la définition du sous-développement. » (page 128)

III Les problèmes que posent les relations actuelles entre « développés » et « sous-développés » (page 129)

Balandier rappelait tout d’abord un des propos de Marx dans sa préface du Capital, d’après lesquels les pays les plus avancés dans leur équipement industriel  donnaient aux pays « attardés » une image de leur avenir, et en soulignait l’ambigüité.

L’auteur relevait que :

 1) les incitations au progrès technique et économique étaient pour une large part d’ordre externe, et imposaient aux pays récepteurs une discontinuité brutale par rapport aux moyens traditionnels de production, par rapport aux relations sociales que ces derniers impliquaient.

2) ces incitations aux progrès sont plus contraignantes dans le cas des sociétés « attardées » qu’elles l’étaient, au cours des deux siècles passés, dans le cas des sociétés européennes, « une sorte «  de marche forcée » au progrès »

3) les sociétés en cours de transformation « accèdent à l’activité économique moderne à un moment où le marché mondial est structuré. On conçoit donc que la solution soit loin de dépendre d’elles-mêmes. » (page 131)

4) il est nécessaire d’accorder la plus minutieuse attention aux conditions culturelles et sociales auxquelles le développement est associé.

Le développement entraîne donc des conséquences importantes sur les sociétés « attardées », mais il en également sur la nature des relations avec les pays développés, et l’auteur de citer la thèse d’un auteur américain, d’après lequel, si les Etats Unis ne peuvent concevoir de contrarier l’industrialisation des pays attardés, ils ont néanmoins le souci de maintenir leur « leadership industriel ».

« L’empire américain » de Fréderick Cooper ?

Balandier notait en conclusion :

« On comprend ainsi que le problème du sous-développement, s’il exige, pour être résolu, une transformation des structures internes, requiert tout autant un réaménagement des relations internationales. » (page 132)

Jean Pierre Renaud

Les caractères gras sont de notre responsabilité

Edward Saïd et Victor Segalen: « Regard sur la Chine », Arte du 29/01/11

Edward Saïd et Victor Segalen

Un Orientaliste français, Victor Segalen, sur le « modèle » Edward Saïd ou non ?

Victor Segalen

« Regard sur la Chine »

Emission d’Arte du 29 janvier 2011

            En 1914, Victor Segalen a conduit une expédition archéologique en Chine pour faire l’inventaire de nombreux monuments funéraires, sculptures et statues de la grande dynastie des Han (la première, la plus longue, de 202 avant JC à 220), dans la province du Sichuan, au sud-ouest de la Chine.

            Arte a diffusé un documentaire fort intéressant sur la mission Segalen et  a fait découvrir aux téléspectateurs ces trésors de l’art chinois ancien et de la culture bouddhique.

            Segalen a fait partie, comme Loti, et beaucoup d’autres, de cette cohorte d’officiers de marine curieux de tout, à l’occasion de leurs nombreux voyages dans toutes les parties du monde. Et Segalen, après Loti, séjourna aussi en Polynésie et en Chine.

            Victor Segalen fut également poète et écrivain, et à la lecture de ses ouvrages, il est difficile, outre le fait de ces découvertes archéologiques à la gloire de l’ancienne Chine, de le ranger dans la catégorie des orientalistes français qu’Edward Saïd tentait d’épingler dans son livre « L’orientalisme », livre que nous avons commenté sur ce blog, le 20 octobre 2010.

            Les deux livres intitulés « René Leys » et « Le fils du ciel » ne paraissent pas répondre aux critères d’Edward Saïd

            Victor Segalen y décrivait en effet, avec une sorte de regard du dedans, un monde et une culture qui le fascinaient.

            Je rappelle en effet qu’Edward Saïd décrivait l’orientalisme comme un mouvement de pensée, construction pure et simple de l’Occident, très largement artificielle de l’Orient réel, laquelle aurait constitué l’outil idéologique de la domination de l’Occident.

Jean Pierre Renaud

Libé Le Mag des 29,30 janvier 2011, « Libération » coloniale?

Libé Le Mag, « Libération » coloniale ?

Libé Le Mag des 29,30 janvier 2011

Information, désinformation, intoxication coloniale, et enfin de la vraie propagande coloniale !

« Musées, arrière-boutiques et horreurs

Têtes de nègres, anatomies formolées, écorchés… Un capharnaüm morbide, témoin des expéditions coloniales, s’entasse dans les réserves et embarrasse conservateurs et politiques »

            Avant toute chose, j’ai envie de dire à l’auteur de cette chronique : plût au ciel que vous n’ayez pas eu dans votre ascendance de Bretons ou d’Auvergnats !

Car à lire un extrait tiré d’une des œuvres de l’équipe Blanchard  que, vous, ou Libé, appelez en témoignage en fin de chronique, certains de vos ascendants auraient été victimes des Zoos humains :

            Ces exhibitions ethnographiques : « Elles portent en elles le rapport de domination coloniale, même si celui-ci s’applique également, toujours au travers des exhibitions humaines, aux Bretons ou aux Auvergnats, populations considérées par la France centralisée comme des populations « ethniques » encore à civiliser. » (« Culture Coloniale » pages 58 et 59).

            Oui, les Zoos humains ont existé, mais pas dans les proportions et les effets avancés par ces chercheurs, aux dires d’historiens plus sérieux, et la mise en scène souvent anachronique de leurs images a donné la possibilité à cette équipe de chercheurs de mettre leurs travaux en lumière, de surfer dans les médias souvent à l’affût de croustillant, quel qu’il soit ! Je recommanderais donc à l’auteur de prendre connaissance, entre autres sources, du livre « Les villages noirs », pour avoir une appréciation plus mesurée du phénomène des « zoos ».

            Chronique intéressante au demeurant sur les problèmes redoutables et de toute nature que pose aux responsables des musées la gestion de ces témoins de notre passé, à incidence scientifique, historique, ou anthropologique, beaucoup plus d’ailleurs que coloniale, et de témoins communs, sauf erreur, à la plupart des pays occidentaux.

            Les sujets de contestation de cette chronique portent sur plusieurs points :

            1- Incontestablement, l’analyse se situe dans un cadre colonial : dans le titre, le corps du texte, et les illustrations de bonne BD que propose M.Rabena.

            Deux des quatre pages de la chronique proposent en effet une BD simplifiée du « bain colonial », cher à l’équipe Blanchard.

            Le colonial est un des fils rouges ou noirs, au choix, sinon le seul, de cette chronique.

            2-  N’est-ce pas un peu exagéré, compte tenu des propos de M.Blanchard (page XII, et de ceux de Madame Laure Cadot, sur la même page ?

Mais il est vrai que cette fin de page en caractères noirs ne fait pas partie de la chronique de l’auteur.

            « Combien de dépouilles dans les musées français ? Faute d’étude exhaustive, impossible d’établir un chiffre approximatif.

            « Il y a un vrai problème de définition, estime Pascal Blanchard, historien de la colonisation, codirecteur de l’ouvrage Zoos humains. Si l’on inclut les squelettes, il s’agit de quelques millions de pièces en France. Si on parle des têtes et des corps, momifiés ou non, on parle de dizaines de milliers. »

Mais, juste après ces affirmations formelles, fussent-elles approximatives,  le journal a l’honnêteté de donner la parole à Laure Cadot restauratrice d’objets ethnographiqueslaquelle déclarait que « les reliques coloniales représenteraient une part « extrêmement limitée » des collections. »

Les chiffres communiqués par le Muséum de Paris (même page) portent sur plus de 20 000 individus et une vingtaine de têtes.

On est donc très loin des estimations Blanchard, lesquelles paraissent tout à fait invraisemblables.

A mes yeux, la contribution Blanchard s’inscrit dans la ligne de la thèse défendue dans ses ouvrages, d’après laquelle la France, pendant la période coloniale, aurait été coloniale sans le savoir, « imprégnée » par le colonial dans son inconscient, plongée dans le « bain colonial » de la propagande coloniale.

Le mérite de ce groupe de chercheurs a été de révéler à une certaine opinion publique la richesse des images coloniales, mais il n’a pas encore démontré avec des méthodes d’évaluation statistiques sérieuses le poids des vecteurs d’une culture coloniale supposée et de leurs effets sur l’opinion publique.

Même la présidente de son jury de thèse, Mme Coquery- Vidrovitch a convenu dans une de ses interventions que l’historien en question représentait un nouveau type d’historien, l’«historien entrepreneur », et aux yeux de certains, avant tout un efficace entrepreneur public et privé  d’images coloniales, et un habile propagandiste d’une nouvelle vulgate de l’histoire coloniale.

Cet historien de la colonisation, comme indiqué en bas de la chronique, a fait une thèse d’histoire coloniale intitulée « Nationalisme et Colonialisme, la droite nationaliste française des années 30 à la Révolution Nationale », essentiellement à partir de la presse de droite et d’extrême droite du sud-est de la France portant sur la période 1931-1945.

Il serait donc juste de mettre au défi Monsieur Blanchard de faire connaître aux lecteurs de Libé la méthode de calcul qu’il a utilisée pour avancer des chiffres mêmes approximatifs des squelettes, des têtes et des corps, car ces chiffres paraissent tout à fait invraisemblables, même approximativement.

La propagande coloniale a paradoxalement beaucoup plus de succès de nos jours qu’à la grande époque coloniale, comme je l’ai démontré dans le livre  « Supercherie coloniale » (chapitre VII – La Propagande Coloniale), étant donné qu’elle a trouvé un terrain de choix avec le fonds de commerce des populations d’origine immigrée, la nouvelle mode d’une histoire humanitariste, comme elle fut dans le passé, nationale ou marxiste, l’ignorance de l’opinion publique, et le tout médiatique des images.

Mieux vaut une belle image qu’une démonstration historique !

Et pour qui a quelques lumières sur la propagande coloniale de la Troisième République, même en payant les journaux, ses animateurs avaient en effet  beaucoup de peine à faire publier leurs messages de propagande.

Je suis sûr que, dans le cas d’espèce, et à la différence de ses lointains prédécesseurs,  Monsieur Blanchard n’a eu aucune peine à faire passer sa propagande et le bon dessinateur de BD à voir ses images rémunérées.

En conclusion, et dans de telles conditions de manipulation de l’information, comment parler vraiment et sereinement des squelettes, têtes, et corps qui seraient les « témoins des expéditions coloniales », et qui encombreraient les réserves de nos musées ?

Jean Pierre Renaud

Propagande coloniale? Le Petit Journal Militaire, Maritime et Colonial: année 1906, Algérie, Congo, Cochinchine

Le Petit Journal Militaire, Maritime et Colonial

Le supplément du Petit Journal

Année 1906 numéro 138

Extraits de contenus

(Première chronique sur le blog du 25 octobre 2010)

Rappelons tout d’abord que, dans les années 1900-1910, le Petit Journal était un quotidien qui tirait à plus de 800.000 exemplaires, 835.000 en 1910, mais que le nombre des lecteurs ou abonnés du supplément était évidemment bien inférieur à ce chiffre.

            Rappelons que chaque supplément comprenait quinze pages, dont deux consacrées aux mouvements d’officiers.

            Rappelons également que les thèmes coloniaux représentent moins de 13% des colonnes d’information du total des suppléments de l’année 1906.

Le numéro 138 fait exception puisqu’il consacre près de 30% de son contenu à l’information coloniale.

Trois sujets ont retenu notre attention :

1 – « En Algérie »

Une étude de M.Ismaël Hamet, interprète principal de notre armée, dont le titre est « Nos sujets musulmans sont-ils assimilables »

L’auteur constate :

« Il est presque de dogme aujourd’hui, parmi les personnes qui n’ont pas vécu en Algérie, et même parmi celles qui ont vécu dans notre colonie… que l’indigène algérien n’est pas perfectible, que tel il était au temps de Mahomet, tel il est resté aujourd’hui, à l’aube du vingtième siècle. En un mot qu’il n’est pas assimilable, civilisable, au sens que nous attribuons à ces qualificatifs… »

L’auteur entend démontrer dans cet article que ce n’est pas le cas, et il en appelle donc de ce jugement décourageant. (3 colonnes et demie)

Est donc évoqué, dans cette étude, le dossier de la compatibilité entre la religion musulmane, son statut religieux et familial, et la loi républicaine, dossier très sensible, et toujours d’actualité comme la société française le découvre aujourd’hui chez elle, entre autres, avec le voile, la burqua, ou la polygamie.

 2 – « Au Congo français »

Le supplément évoque l’enquête qu’a effectuée Brazza sur les abus coloniaux dénoncés et constatés au Congo et informe ses lecteurs des instructions données par le ministre des colonies Clementel en vue de mettre fin à ces abus et à la collusion d’intérêts, au mélange des genres constaté entre l’administration coloniale et les sociétés privées, les fameuses compagnies concessionnaires, sources de beaucoup des abus dénoncés. (2 colonnes)

En 1905, Brazza avait été chargé par le gouvernement d’enquêter sur des exactions commises en Oubangui. Son rapport dénonçait tout un ensemble d’abus et de violences. En dépit du refus par la Chambre de publier ce rapport, Félicien Challaye publia le dossier avec le soutien du grand et célèbre écrivain Péguy.

3 – En Cochinchine

« Ce qu’il faut faire en Cochinchinele programme du gouverneur »

« On a enlevé aux notables de villages leurs pouvoirs de police ; on n’a rien mis à la place… Il faudrait pouvoir revenir en arrière. » (3 colonnes)

C’est en Cochinchine que la France prit d’abord pied, au milieu du dix-neuvième siècle, dans la péninsule indochinoise, précisément en Cochinchine, à l’instigation des amiraux, qui mirent le gouvernement de l’époque devant le fait accompli. Le territoire fut alors érigé en colonie.

La France n’avait défini aucune politique indigène, et de fil en aiguille, ses officiers et administrateurs pratiquèrent de plus en plus l’administration directe, au lieu de s’appuyer sur les élites locales qui existaient alors localement, le réseau des mandarins et des lettrés.

Le problème a été récurrent en Indochine où deux écoles de pensée s’affrontèrent en permanence, entre ceux qui proposaient des solutions apparentées au protectorat, dans le respect des pouvoirs traditionnels, l’empereur d’Annam au sommet, et ses lettrés, et celles de l’administration directe, qui fut la solution dominante.

JPR

« Le colonialisme en question » de Frederick Cooper – Conclusion

« Le colonialisme en question »

Frederick Cooper

« Conclusion »

« Colonialisme, histoire, politique »

(page 311 à 325)

            Le discours

            « La manière dont on aborde l’histoire influe sur la manière dont on pense la politique, et la manière dont on fait de la politique affecte la manière dont on pense l’histoire. Tout au long de ce livre, je me suis efforcé d’écrire un récit du colonialisme qui accorde une attention minutieuse aux trajectoires changeantes de l’interaction historique, à l’éventail des possibilités que les gens, à chaque époque, ont pu envisager pour eux-mêmes, et aux contraintes qui ont pesé sur ces possibilités et sur la capacité des gens à les concrétiser. Un tel récit ne fonctionne pas très bien s’il est celui d’une marche vers la « modernité » ou d’une progression de la « globalisation » face à des peuples tentant de défendre leur « identité » contre les forces qui les assaillent. Il ne fonctionne pas très bien non plus s’il retrace une montée continue de l’Etat-nation face à l’empire. Ces types de récits ne tiennent pas compte du contexte dans lequel l’empire a disparu pour laisser un monde d’Etats-nations inégaux devenir finalement la norme, au moment même où d’autres institutions, d’autres actions supranationales pour définir les normes du développement international et des droits humains universels  compromettaient la souveraineté qui en définitive se généralisait.

            La manière dont on décrit le colonialisme influe sur la perception que l’on se fait des politiques qui ont contesté les pouvoirs coloniaux. La fiction d’un Etat colonial manichéen a pu présenter un intérêt, même si elle simplifiait la manière dont s’exerçait l’autorité coloniale et celles dont les populations colonisées tentaient de se sortir de la situation à laquelle elles étaient confrontées. » (page 311)

Questions

            « Un récit du colonialisme » ? Relation historique ou réflexions historiques ? Entre histoire et politique ? « Une attention aux trajectoires changeantes » ? Ont-elles été précisément décrites ?

            Tout à fait d’accord sur les remarques pertinentes relatives aux récits qui simplifient les « marches » de l’histoire, liées à la « modernité » ou à la « globalisation », ou enfin à la montée de l’« Etat-nation face à l’empire ».

            Pourquoi ne pas avoir évoqué les marches de l’histoire illustrées par la domination militaire (le Reich), idéologique (l’URSS) ou économique (la Grande Bretagne et les USA) ?

Les théories économiques de la domination sont, d’ailleurs et peut-être, plus éclairantes sur le contenu du colonialisme, tout au long de l’histoire, les « temps longs » chers aux historiens, que tout discours sur la modernité ou la globalisation.         Domination politique et économique, grâce aux nouvelles technologies d’armement (les armes à tir rapide), de transport (la vapeur) de communications (le télégraphe et le câble), d’industrie (le textile et la sidérurgie), de santé (la quinine), aidée par des capacités d’entreprise qui se sont épanouies dans le contexte des « Lumières », avec une entreprise qui constituait le véritable ressort du capitalisme.

Il serait possible d’ajouter que les mêmes processus de domination, avec des colorations différentes, et des effets également différents, existaient aussi dans l’Afrique de l’ouest. L’auteur évoque, curieusement, à un moment donné, le type d’« externalisation » qu’était l’esclavage africain, mais beaucoup de ses cultures avaient une structure de castes, dont certaines existent encore.

            Que propose donc l’auteur, et dans quel « ancrage historique » ? Son analyse de la problématique syndicale de l’AOF, après 1945 ? Dans un contexte de « colonialisme » politico-bureaucratique, à la française, celui de la « ville impériale » qu’était Dakar, et de ses lignes de chemin de fer « impériales », une capitale fédérale que le géographe Richard-Molard décrivait comme un « capharnaüm », comparée à la ville secondaire du Maroc, qu’était Agadir.

            Le discours

            « Selon moi, l’histoire du colonialisme et les défis qui lui sont posés devraient réserver une large place aux luttes politiques qui transcendèrent les frontières de la géographie, de l’auto-identification ou de la solidarité culturelle, en partie par la mobilisation de réseaux politiques, en partie par la conjoncture, lors de situations critiques, de différentes lignes d’actions politiques. » (page 312)

            « L’empire fut une réalité ordinaire de la vie politique jusqu’en 1955, (au lieu de 1935 dans le livre imprimé) autant que l’esclavage l’avait été au XVIII° siècle » (page 313)

Questions

            « Des luttes politiques qui transcendèrent les frontières » ? Avant 1945 ?

            « Une réalité ordinaire de la vie politique jusqu’en 1955 » ? Après la seconde guerre mondiale, l’ordinaire de la vie politique française était fait de toute autre chose que d’empire. Les citoyens français pansaient alors les blessures de la guerre, attendaient la fin des cartes d’alimentation, et se mobilisaient pour la reconstruction du pays. Les politiques laissaient faire une guerre coloniale, celle d’Indochine, par un corps expéditionnaire de soldats professionnels.

Le discours

            « Les explications des difficultés du présent ne rendent pas toutes compte des trajectoires qui nous y ont conduits. Un type d’explication considère la marginalité des pays pauvres comme une chose naturelle

            Une seconde explication concerne ceux qui voulaient délibérément améliorer le monde : leur projet a échoué pour avoir voulu imposer à des populations diverses une modernité, une universalité et des formes de vie sociale et économique qu’elles ne désiraient pas… Le colonialisme développementaliste s’intensifia dans le contexte de l’après-guerre, les Etats coloniaux ayant alors besoin de réaffirmer leur légitimité… » (page 316)

            « Mais inversons la question. Que pouvons-nous apprendre d’un point de vue historique plus précis, sur la colonisation et la décolonisation ? La réflexion historique sur les situations coloniales aide-t-elle notre réflexion politique sur les difficultés du présent ?

            L’histoire n’apporte pas de réponse à ces questions, et les historiens ne sont pas meilleurs prophètes que d’autres… »

            Et l’auteur d’analyser les « problèmes du présent » :

            «  Premièrement, le fait le plus fondamental auquel nous sommes aujourd’hui confrontés est que nous vivons dans un monde d’interconnexions et d’inégalités…

            Deuxièmement, la longue histoire des mouvements anti-esclavagistes, anticoloniaux et antiapartheid constitue une précieuse référence pour guider nos réflexions sur les problèmes politiques actuels… L’esclavage, la domination coloniale, la suprématie blanche, tout cela dépendait de connexions sur de grandes distances et de concepts idéologiques transocéaniques – du sentiment de normalité et de légitimité qui habitait les planteurs, colons et responsables coloniaux, et de celui des populations européennes, qui considéraient ces arrangements comme des composantes légitimes d’une politique impériale, d’une économie globale et de la civilisation occidentale…(pages 319,320)

            Troisièmement, en mettant l’accent sur les limitations de pouvoir impérial, ce livre invite à réexaminer la rhétorique d’un débat très actuel concernant la politique internationale…

            Les empires réels – britannique et français, autant qu’ottoman et chinois – furent rarement aussi cohérents, et lorsque, comme dans la période de l’après-Seconde Guerre mondiale, ils tentèrent de se rendre plus économiquement progressistes et plus politiquement légitimes, ils ne purent faire face à l’escalade de revendications encouragées par leurs actions, aux tensions qui suivirent leurs interventions économiques et aux coûts élevés de la transformation du système impérial en une véritable unité d’appartenance…

Ni l’argument pro-impérial ni la dénonciation d’une colonialité abstraite n’accordent beaucoup de poids à l’une des caractéristiques les plus centrales de l’histoire des empires : leurs limitations… L’empire capitaliste, en Inde aussi bien qu’en Afrique, ne se révéla finalement pas aussi résolument capitaliste, la bureaucratie aussi résolument bureaucratique, et la création de sujets coloniaux aussi fixée quant au type de sujet qu’elle était censée produire. » (page 322)

« L’intérêt de la réflexion sur les empires ne réside pas dans le fait qu’ils représentent de bons modèles pour l’avenir ou une forme de pouvoir politique dont nous devons craindre le retour. La valeur du récit retraçant l’histoire des empires dépend de la place qu’il accorde aux trajectoires historiques, à l’ouverture et à la fermeture des possibilités, à la transformation des concepts à mesure qu’ils furent appropriés par différentes populations et au lien entre les luttes localement circonscrites et la reconfiguration, à l’échelle mondiale, des perceptions de la normalité et de l’inconcevable…(page 323)

«  L’aspect le plus important de cette phase de notre récit est qu’elle est dynamique : les empires furent défiés de l’intérieur et de l’extérieur, d’en bas et d’en haut, et leur fin ultime refléta la reconfiguration des normes du pouvoir à travers tout un système – et non simplement le revirement d’un Etat particulier. Ce processus ouvrit de multiples débats internationaux sur le développement et les droits sociaux – débats qui ne sont pas encore clos…(page 325)

«  L’étude de l’histoire coloniale est là pour nous rappeler que, dans les systèmes politiques les plus oppressifs, les gens ont trouvé non seulement des niches dans lesquelles se cacher et se débrouiller seuls, mais aussi des leviers pour transformer ces systèmes. »  (page 325)

Questions

Avant de nous attacher au fond de la réflexion de l’auteur, apportons quelques précisions sur plusieurs points de ce discours.

Tirer des leçons de l’histoire du colonialisme pour les temps présents ? Les propositions de l’auteur sont loin d’être claires à ce sujet, et dans quel domaine sommes-nous l’histoire, le postcolonial, ou la politique du présent ?

Il parait difficile de mettre sur le même plan d’analyse l’empire britannique et l’empire français : jamais, sauf erreur, la Grande-Bretagne n’a envisagé d’assimiler ses sujets coloniaux.

Quant à la référence faite à un moment donné à l’Inde, quoi de commun entre les immenses richesses du continent indien, ses voies de communication naturelles, avec celles de l’ouest africain ?

« Empires réels » ? Pourquoi avoir omis les Etats Unis ?

Enfin, le texte cite aussi les « colons », mais leur poids était négligeable en AOF, en 1938, 198 en Côte d’Ivoire, et 260 en Guinée (source Delavignette), et le pourcentage des terres  cultivées par des Européens également.

Les questions de fond

Au terme de cette lecture critique, je ne suis pas certain d’avoir encore bien compris, ni la méthodologie historique proposée par l’auteur, ni le champ intellectuel analysé.

Par ailleurs, je ne suis pas non plus convaincu de la validité scientifique, pour ne pas dire historique, de la démonstration qu’a proposée l’auteur, dans le cas de l’AOF, après la seconde guerre mondiale.

 Si j’ai bien compris l’analyse, il convient de dépasser les lectures historiques fondées sur l’identité, la globalisation, la modernité, et s’attacher beaucoup plus à l’histoire des empires, au fonctionnement des empires, mais il est évident que cette analyse survole un « colonialisme » qui n’est jamais vraiment défini.

Quel était-il ? Oû « sévissait-il » ? A quelle époque ? Avec quelles caractéristiques qualitatives et quantitatives ? Car pour revenir à l’exemple de l’AOF, « l’interconnexion » économique a toujours été marginale dans l’économie française, et les « dispositions » économiques de ce territoire peu favorables à son développement ?

Alors l’auteur appâte le lecteur en indiquant que ce type de phénomène a rencontré des limitations, a entretenu des connexions à grande distance, a connu des trajectoiresouvert des possibilités, ce qu’il appelle des niches et des leviers de transformation.

Mais la lecture du chapitre VII ne suffit pas à apporter la démonstration à la fois de sa théorie et des ouvertures historiques qu’il ouvre sur ces différents thèmes de recherche, effectivement, et potentiellement, prometteurs.

En guise de conclusion d’une très vaste analyse fondée sur une puissante historiographie, sa conclusion porte d’abord sur le présent, c’est-à-dire sur les résultats et enseignements tirés du fonctionnement vrai ou supposé du colonialisme, et le lecteur a le droit de se demander si l’historien, une fois de plus, n’a pas été tenté, en définitive, de revêtir l’habit d’un prophète, contrairement à l’un de ses propos..

Les caractères gras sont de ma responsabilité

« Le colonialisme en question » Mes conclusions. Quelle valeur ajoutée?

« Le colonialisme en question »

« Théorie, connaissance, histoire »

Frederick Cooper

Mes conclusions

Quelle est la valeur ajoutée proposée aux chercheurs ?

S’agit-il du « best of » postcolonial studies?

            Incontestablement un travail important, qu’il est difficile de situer dans l’une ou l’autre des disciplines intellectuelles qui se sont intéressées au « colonialisme », l’histoire des idées ou l’histoire politique, la sociologie ou l’anthropologie…

Une historiographie abondante et puissante que l’auteur met à la disposition des chercheurs, mais dans quel but, et avec quelle valeur ajoutée ?

L’auteur leur conseille, au fil des pages, d’user de beaucoup de précautions, pour tenter de définir le colonialisme et son histoire, à partir de concepts clés tels que « Lumières », identité, globalisation, ou modernité.

Ses préférences le portent incontestablement vers les concepts dialectiques états – empires ou états – nations, mais il est possible de se poser la question de leur pertinence historique en faisant l’impasse du contexte, précisément celui de « l’ancrage temporel » qu’il recommande aux chercheurs de ne pas oublier.

Remarquons au passage que certaines descriptions frôlent l’à peu près idéologique, mais la démonstration méthodologique qu’il propose dans le cas de l’AOF, après la seconde guerre mondialeavec le rôle majeur des grèves des « évolués » n’est pas vraiment « concluante » , comme nous l’avons dit.

Aucune référence marxiste dans ces mouvements ? Seulement une revendication d’égalité sociale et citoyenne avec les citoyens français ? Avec le succès paradoxal d’un colonialisme à bout de souffle ? Hors d’un contexte colonial connu des historiens, des géographes, et des africanistes ?

Une compilation savante de tous les travaux qui se sont penchés sur ce type d’histoire, utile sans doute, mais qui laisse le lecteur sur sa faim, car les réflexions les plus stimulantes en sont restées au stade des promesses : quid, et concrètement, des fameuses connexions et interconnexions, des réseaux, des trajectoires, des limitations ?

Quid de la description précise des trajectoires, des connexions, des réseaux et de leurs effets ? Au stade des idées générales, pas trop de problèmes ! Mais au stade des chemins suivis et des résultats, des chiffres, des évaluations, ce livre ne propose pas de réponse pertinente.

Evoquer l’importance des relations transsahariennes ou transocéaniques, sans proposer aucune évaluation comparative et chronologique créée une frustration intellectuelle, pour ne pas dire historique, évidente.

Et en ce qui concerne le fonctionnement des « limitations », le cas de l’AOF après 1945 ? Et il y avait tellement de « fissures », et dès la conquête !

Et quant au fonctionnement concret du colonialisme, sur le terrain, et pour avoir lu beaucoup de récits coloniaux, il ne rentrait pas dans le système intellectuel et abstrait qui est décrit, c’était le plus souvent, beaucoup plus simple, je dirais presque élémentaire.

A propos du chapitre 7, nous avons proposé des concepts d’analyses stratégiques qui paraissaient mieux décrire ce fonctionnement historique.

Dès l’origine, le processus de la décolonisation était inscrit dans la « situation coloniale », sur le terrain, chez un certain nombre d’officiers et d’administrateurs, et à Paris.

Au sein même de la Chambre des députés, à Paris et non dans l’empire, les « fissures » dont parle l’auteur existaient déjà, de « grosses fissures », et dans l’attitude réservée des Français à l’égard des conquêtes coloniales.

Dans son discours à la Chambre des députés du 31 juillet 1885, après les affaires de Lang Son et du Tonkin, Clemenceau déclarait, en contestant les ambitions coloniales de Jules Ferry et ses justifications :

« Races supérieures ? Races inférieures, c’est bientôt dit… Race inférieure, les Hindous ! Avec cette grande civilisation raffinée qui se perd dans la nuit des temps. Avec cette grande religion bouddhiste qui a quitté l’Inde pour la Chine, avec cette grande effervescence d’art dont nous voyons encore aujourd’hui les magnifiques vestiges ! Race inférieure, les Chinois ! Avec cette civilisation dont les origines sont inconnues et qui parait avoir été poussée tout d’abord jusqu’à ses extrêmes limites. Inférieur Confucius !… » 

   Il n’est pas inutile de rappeler que des historiens aussi sérieux que Brunschwig et Ageron ont conclu l’un et l’autre, dans leurs analyses de périodes historiques différentes, à une certaine indifférence, pour ne pas dire plus, de l’opinion publique à l’égard des colonies.

Après la fameuse grande exposition coloniale de 1931, dont certains chercheurs font le « must » du colonialisme, le maréchal Lyautey, son responsable, et grand  « colonialiste » s’il en fut, reconnaissait qu’elle n’avait pas beaucoup changé le sentiment de l’opinion publique.

C’est un des raisons pour lesquelles, après avoir beaucoup fréquenté notre histoire coloniale, je fais partie de ceux qui considèrent que la France a toujours été beaucoup plus attirée par l’exotisme ou le verbalisme des « Lumières » que par le colonialisme, « frère jumeau » ou non.

Et je serais tenté de dire que les Français manifestent une belle continuité à cet égard si l’on en croit leur intérêt pour les émissions télévisées consacrées au voyage, au dépaysement, à l’exotisme, en dehors de tout « inconscient collectif » cher à Mme Coquery-Vidrovitch.

Je proposerais donc en conclusion de revenir au contenu de la phrase de Sun Tsu que j’ai citée dans mon introduction :

« Le fin du fin, lorsqu’on dispose ses troupes, était de ne pas présenter une forme susceptible d’être définie clairement… »

Mais il s’agissait dans le cas d’espèce de gagner une bataille, bien sûr, et dans le cas de ce livre, de convaincre le lecteur, j’imagine, pour qu’il partage son analyse, après l’avoir impressionné par le jeu des drapeaux et des étendards (identité, globalisation, modernité, empires), et aussi le « bruit des tambours » (un zeste d’idéologie), de la trouver pertinente, et donc de lui proposer enfin « une forme… définie clairement », celle, j’imagine, qu’aurait été l’AOF, après 1945, avec la montée des revendications syndicales.

Je crains fort que cette bataille n’ait pas été gagnée, bien que certains chercheurs, mais pas tous, aient été séduits par ces nouveautés venues de l’Ouest, ces modes intellectuelles qui font flotter drapeaux, bannières, et étendards, dans le sens du vent.

Jean Pierre Renaud, le 2 décembre 2010

Avec mes remerciements à mon vieil ami d’études, M.A. qui m’a donné, en tout cas, je l’espère, et grâce à ses conseils, la possibilité de ne pas trop oublier l’« ancrage temporel » et contextuel indispensable à toute réflexion historique.

« Le colonialisme en question » Frederick Cooper, Syndicats, politique et fin de l’empire en Afrique française- Lecture 7

« Le colonialisme en question »

Frederick Cooper

« Syndicats, politique et fin de l’empire en Afrique française » (page 274 à 311)

Lecture 7

Le discours

            « Après avoir consacré la majeure partie de ce livre à des conceptions intellectuelles et à des arguments historiques d’une portée considérable dans l’espace et dans le temps, je vais maintenant examiner une série d’événements particuliers. Ils ne constituent qu’une petite partie d’une plus grande histoire, mais je vais les décrire avec une densité suffisante pour démontrer l’importance que revêt la confrontation avec les sources originales sur la politique de décolonisation et pour suggérer l’intérêt que présente l’étude des sujets connexes. Ces événements ne sont toutefois pas pris au hasard. Le contexte de la Seconde Guerre mondiale – d’un petit peu avant à toute la décennie qui a suivi – amena un changement définitif des formes politiques disponibles aux bâtisseurs d’empires. J’ai dit plus haut que la fin des empires a résulté non seulement de combats titanesques et violents entre un colonialisme implacable et des forces de libération nationale, mais aussi d’un processus interne au système, à savoir l’apparition dans les structures impériales et les discours impériaux, de fissures que des mouvements politiques et sociaux opérant à l’intérieur de l’empire purent élargir. Les récit que je propose va donc montrer comment les dirigeants syndicaux africains dans une relation de dialogue et de contestation avec les responsables européens, ont conduit les deux camps situés de part et d’autre du fossé colonial dans une situation que ni l’in ni l’autre, au milieu des années 1940, ne recherchaient. » (page 274)

            « Ce chapitre va décrire un exemple de contrôle impérial qui vola en éclats sur le territoire politique que le régime considérait comme le sien propre. » (page 276)

            L’auteur décrit donc les premières grèves de Dakar et des chemins de fer d’’AOF qui se déroulèrent successivement de décembre 1945 à février 1946 et d’octobre 1947 à février 1948 :

 Premières grèves : en décembre, celle des 2 800 dockers et ouvriers métallurgistes, qui dura une semaine, puis en janvier 1946, celle des employés de bureau, laquelle se transforma en grève générale. « Elle toucha la majorité des classes laborieuses, à l’exception des cheminots et des enseignants », et dura douze jours ; d’après l’auteur, elle toucha la majorité des 15 000 salariés de la ville de Dakar.

            Les revendications portaient sur l’égalité des rémunérations et des avantages sociaux, quelle que soit l’origine des salariés.

            « C’était une demande exigeante, non seulement parce qu’elle était coûteuse, mais aussi parce qu’elle constituait une percée conceptuelle : octroyer des allocations familiales à un fonctionnaire – qui n’était pas forcément un évolué – signifiait que les besoins d’une famille africaine étaient semblables à ceux d’une famille européenne et que l’Etat devait payer le coût de reproduction de sa fonction publique africaine. » (page 282)

            La grève s’arrêta grâce à un compromis salarial.

            «  Ce récit de la grève révèle avant tout le changement intervenu dans le conflit lui-même. En février 1946, la pensée coloniale française ne fut plus ce qu’elle était en décembre 1945, et cette mutation fut la conséquence de l’obstination d’un mouvement syndical. » (page 286)

            L’auteur évoque alors brièvement les débats qui ont marqué l’élaboration du projet de nouvelle constitution à l’Assemblée Nationale, avec la participation des députés africains élus, dont Senghor et Houphouët-Boigny, notamment quant à « l’égalité impériale ».

            En finale, « le législateur a voulu marquer par-là la parfaite égalité de tous dans la vie publique, mais non la parfaite identité des Français de la métropole et des Français d’outre-mer. » (note 30)

            Grève de Dakar et débats constitutionnels ont donc posé le problème de fond, à savoir égalité de tous, publique et privée, quels que soient la race, la religion, ou le statut civil.

            Deuxième grève :

            Et l’auteur de décrire la deuxième grève, celle des chemins de fer de l’AOF, qui débuta en octobre 1947, dura un peu plus de cinq mois dans certains territoires, et mobilisa 20 000 travailleurs et leurs familles.

            La revendication portait  sur la mise en place d’un « cadre unique ».

            Les politiques entrèrent dans le débat, notamment le RDA, le tout nouveau mouvement politique d’AOF, et en Côte d’Ivoire, c’est sur l’intervention d’Houphouët-Boigny que la grève prit fin début janvier 1948.

            « Epilogue : le rejet mutuel de la référence française » (page  302)

                « La puissante dynamique décrite dans les pages qui précèdent a conduit le gouvernement français et le leadership syndical ouest-africain des années 1950 en un endroit très différent de leur point de départ… Au milieu des années 1950, l’Etat français se retrouva coincé entre la notion d’équivalence citoyenne et celle d’indissolubilité de l’empire. Ne pouvant payer l’équivalence, il devait repenser l’empire. 

            Le leadership se retrouva lui aussi prisonnier de la logique de sa position. Les demandes faites au nom de l’équivalence ne cessaient de placer les salariés africains et français dans la même catégorie. Dans la mesure où ces demandes étaient satisfaites, le processus accroissait la distance sociale entre ces travailleurs et le reste de l’Afrique, alors même que le soutien de communautés plus larges avait été essentiel au succès des grèves de 1946 et 1947-1948. »

            Contradictions donc dans les deux camps, étant donné qu’à présent « la liquidation du colonialisme devait « occuper la place d’honneur avant la lutte des classes. » ( page 304)

            La solution française de ce problème fut la « territorialisation ».

            « Le nouvel Etat africain ne devait pas seulement se caractériser par des frontières de territoires coloniaux et par une forme d’autoritarisme crispé prenant le relais de l’autorité coloniale. Il fut façonné par la montée et le déclin d’une politique alternative dans laquelle différents mouvements politiques et sociaux, surtout syndicaux, ouvrirent un espace où purent être soumises, à l’autorité impériale des revendications qui se révélèrent trop coûteuses pour être acceptées par un Etat colonial et trop menaçantes pour que ses successeurs nationaux autorisent la perpétuation de ces mouvements. C’est le processus de décolonisation et non simplement l’héritage du colonialisme, qui façonna les formes prises par kes politiques postcoloniales…

Ce qu’obtinrent les Africains, ce fut la souveraineté. Elle n’était pas la seule demande qui émergeait des mobilisations politiques des années 1940 et 1950, mais elle fut celle, finalement que la France s’empressa d’accorder. » (page 309)

Questions

La lecture de ce chapitre a son importance, si le propos du début du chapitre a été bien compris :

« Après avoir consacré la majeure partie de ce livre à des questions conceptuelles et à des arguments historiques d’une portée considérable, je vais maintenant examiner une série d’événements particuliers politiques. »

Il s’agit donc de la démonstration supposée de la méthode d’analyse proposée par l’auteur, une démonstration sur le terrain colonial de l’AOF, qui aurait pour but de nous montrer comment a fonctionné, dans le cas des grèves sociales décrites, la relation « intégration-différenciation »,  quelles « limites » a rencontré le colonialisme, et dans quelles « fissures » du système colonial, les oppositions ont pu être efficaces.

 L’auteur propose donc : « un exemple de contrôle colonial qui vola en éclats sur le territoire politique que le régime considérait comme le sien propre. »

L’auteur précise : « C’est le processus de décolonisation, et non simplement l’héritage du colonialisme, qui façonna les formes prises par les politiques postcoloniales. »

L’auteur fait donc implicitement référence aux dialectiques « intégration –différenciation » et « connexions-limitations », qui animèrent, d’après lui, le processus de décolonisation, plus que l’héritage du colonialisme.

Passons sur l’utilisation de certains termes ou expressions plus ou moins appropriés en ce qui concerne l’AOF, des « combats titanesques », un « colonialisme implacable », « la pensée coloniale », ou encore l’appréciation, « un exemple de contrôle colonial qui vola en éclats », et passons immédiatement au fond des choses.

La question de fond que pose le choix de cet exemple est celle de sa valeur représentative sur le plan historique, dans le cas de l’AOF, et donc de sa valeur démonstrative des analyses de l’auteur, et à la condition que le même exemple rende compte des autres situations coloniales de la même époque, dans d’autres territoires coloniaux.

Ce choix soulève un certain nombre de réserves et de remarques :

La dialectique exposée met en scène deux sortes d’interlocuteurs africains, situés les uns à Dakar, les autres sur les lignes de chemin de fer.

Il est difficile de ne pas voir en arrière-plan historique, d’une part la situation coloniale de Dakar, capitale et composante dominante des fameuses quatre communes du Sénégal qui ont bénéficié du statut  des communes métropolitainesen 1916, et d’autre part la position sociale du personnel des chemins de fer qui furent parmi les premiers à faire connaissance avec la « modernité » réelle ou supposée du chemin de fer, l’avant-garde des « évolués ».

Est-ce qu’il ne s’agit donc pas d’un test historique qui souffre, dès le départ d’un « biais » statistique et historique  ou d’un « bias » à l’anglaise, c’est-à-dire d’un parti pris ? Etant donné qu’il n’est pas raccordé à l’histoire de l’AOF.

Deuxième réserve méthodologique, qui tiendrait précisément au fait que ces salariés constituaient la « pointe » chronologique (après 1945) d’une modernité si bien décrite dans les œuvres d’Hampâté Bâ, celle des « blancs-noirs », les « évolués », très éloignés, pour ne pas dire coupés, avec l’urbanisation, de leur milieu paysan traditionnel, encore dominant à cette époque.

Et qu’il conviendrait alors de revenir au passé des évolués, les « blancs-noirs », à leur émergence dans les sociétés de l’Afrique de l’ouest, à leur rôle, et donc à la place qu’ils occupaient, dès l’origine dans la situation coloniale qui était la leur, en position de collaboration, de contestation, et aussi de pouvoir : il s’agirait donc beaucoup plus d’ « héritage colonial » que de « processus de la décolonisation »..

Le récit d’Hampâté Bâ sur les aventures de l’interprète Wangrin décrit assez bien les relations de pouvoir entre colonisateur et colonisé, qui ont existé tout au long de la période coloniale, et sur les « limites de pouvoir » auxquelles s’attache l’auteur.

L’administration coloniale a toujours eu à faire face, soit à de l’opposition (révolte contre la conscription en Haute Volta en 1916, fuite des travailleurs de la même colonie vers la Gold-Coast en réponse au travail forcé…), soit à de la coopération, mais elle n’a jamais pu se passer des « truchements » africains, chefs, marabouts, ou interprètes.

Et la situation décrite par l’auteur s’inscrit dans un déroulement historique identifiable, le contexte de l’après-guerre 1945 favorisant, l’expression presque normale, de nouvelles revendications.

Troisième remarque : comment ne pas noter en effet qu’en 1945, tout avait changé en France et dans les colonies avec la défaite de la France, le rôle des colonies dans la résistance française, la conférence de Brazzaville,  l’interventionnisme américain, puis rapidement la guerre froide.

Quatrième remarque : les grèves décrites marquent une forme de réussite du colonialisme, et non un échec, étant donné que les nouveaux « lettrés », les blancs-noirs, aspiraient à l’égalité républicaine, et que la 4ème République ne se crut pas en mesure de tenir les promesses verbales imprudentes de la 3ème République, alors  qu’elle avait fixé dès le départ la limite de ses engagements coloniaux.

En votant la loi du 13 octobre 1900, la Chambre des Députés avait posé un principe parfaitement clair, qui n’allait pas du tout dans le sens de l’égalité entre sujets et citoyens : « les colonies doivent pourvoir sur leurs propres ressources à la totalité de leurs dépenses de fonctionnement et de développement. »

Ce principe fut à peu près respecté jusqu’en 1939, et c’est dans le tout nouveau contexte international évoqué que le Fides, fonds d’investissement et de développement de l’outre-mer, fut créé en 1945, marquant la volonté de la France d’aider au développement des colonies fondues alors dans la nouvelle Union Française. Jusqu’en 1939, la République n’intervenait qu’en accordant sa garantie aux emprunts contractés par les colonies.

Le colonialisme a eu également pour résultat une certaine unification institutionnelle de l’Afrique de l’ouest caractérisée précisément par ces grèves syndicales et l’apparition de partis politiques.

La crise de citoyenneté, de revendication d’égalité ou d’équivalence, en AOF, marquait tout simplement la fin d’un rêve colonial, d’une hypocrisie républicaine qui avait duré trop longtemps. Certains y trouvaient naturellement leur avantage matériel.

Citoyenneté et droit civil ? Quid de la place de l’islam dans la société coloniale ? Comment marier droit civil français et statuts familiaux africains ?

Egalité entre Etats, sur le mode des déclarations américaines, ou égalité entre citoyens telle que revendiquée d’abord par les élites africaines ?

L’administration coloniale s’était d’ailleurs fait fort de respecter les « coutumes », et la France avait donc accepté un statu quo ambigu, la coexistence entre droit civil français et coutumes, mais il est évident que le problème n’était pas réglé, et de nos jours, certains observateurs diraient sans doute qu’avec l’immigration africaine, ce problème n’est toujours pas réglé.

Comment ne pas noter par ailleurs que ce chapitre ne fait aucunement référence au marxisme, à des relations de « connexion » qui ont pu exister entre les mouvements syndicalistes et politiques marxistes de métropole et ceux d’Afrique de l’ouest, notamment la CGT ?

Mais je voudrais faire un dernier commentaire sur la distinction que fait l’auteur entre héritage du colonialisme et processus de décolonisation, distinction à laquelle il parait accorder une certaine importance.

Processus ou évolution dans le temps des relations de dominant à dominé, de centre à périphérie, ou inversement ?

 L’analyse de cette évolution s’inscrit à mes yeux dans une autre dynamique, celle des « dispositions » et des « positions » de type stratégique, avec une propension des nations, des armées, ou des hommes, à entreprendre ou non, à mener des actions, des opérations ou pas, si bien décrites par un sinologue tel que François Jullien, ou par des stratèges tels que Sun Tzu ou Clausewitz.

Bonnes ou mauvaises positions et dispositions qui permettent à l’eau, le cours des choses, cours national ou international, de couler ou de s’arrêter sur des obstacles.

Dans son introduction, l’auteur salue l’importance du contenu d’un article de Georges Balandier, intitulé  « La situation coloniale », paru en 1951.

« Situation coloniale », ou « disposition coloniale », ou encore « position coloniale », pour faire appel à des concepts stratégiques ?

A la fin du 19ème siècle, il existait une propension des choses et des hommes à la conquête coloniale, mais les acteurs de cette conquête prirent très rapidement conscience des limites rencontrées par cette propension, notamment en Afrique de l’ouest, limites de toute nature, notamment géographique, un trop « plein de continentalité, » d’autant plus grandes que la France s’était interdite, comme nous l’avons rappelé, d’accorder toute aide financière à la gestion et au développement de ces nouveaux territoires.

Dès l’origine, il existait donc une propension à la décolonisation, et des administrateurs africanistes tels que Delafosse ne se faisaient déjà aucune illusion sur le destin de l’Afrique.

Il notait dans son livre « Le Broussard » (1922), à l’occasion d’une conversation avec un interlocuteur qui évoquait l’explosion d’une bombe à Hanoï, que la même chose pouvait se produire un jour en Afrique.

–       «  Nous parlions d’un événement qui avait mis en émoi l’Indochine : un Annamite quelque peu détraqué avait lancé une bombe sur un groupe d’Européens assis à la porte d’un établissement public.

–       Ce n’est pas dans votre Afrique, dis-je à mon ami Broussard, que de paisibles consommateurs, prenant le frais et l’apéritif à la terrasse d’un café, auraient à redouter l’explosion d’une bombe intempestive ?

–       Assurément non, me répondit-il, ou du moins l’instant ne semble pas encore venu d’appréhender de tels faits divers ; mais ce n’est qu’une affaire de temps. » (page 12)

  A la Chambre des Députés, les conquêtes ont soulevé dès l’origine l’opposition d’une partie des députés de la gauche radicale de Clemenceau et de la droite, fixées sur la ligne bleue des Vosges.

Pour caractériser la même évolution dans le temps colonial, il serait possible de recourir aux images d’un feu qui a couvé lentement, qui a provoqué un grand incendie après la deuxième guerre mondiale, mais un  incendie assez facilement circonscrit en définitive, en AOF en tout cas.

Certaines sources font état par ailleurs des discours, ou plutôt des chants des griotsles porteurs des traditions africaines, qui, dès le début de la conquête, ne manquaient pas de critiquer, de ridiculiser le « blanc » colonisateur, sans que ce dernier, le plus souvent ignorant des langues locales, ne puisse s’en apercevoir.

Il serait intéressant d’avoir, de la part des historiens africains, le résultat des travaux qui ont sans doute été effectués à partir de ces sources orales, ce que certains chercheurs baptisent du nom d’histoire « vue par le bas ».

Il s’est donc agi, beaucoup plus, d’une évolution dans le temps colonial, de la gestion d’un héritage effectivement colonial, que du résultat d’un processus de décolonisation, étant donné que les fameuses « limites » de connexion ou de déconnexion étaient posées dès l’origine.

Indiquons enfin pour avoir une idée des enjeux économiques et financiers coloniaux de l’AOF, et éventuellement du caractère représentatif du cas ci-dessus traité, que son commerce extérieur avec la France ne représentait guère plus de 3% en 1939.

Les caractères gras sont de ma responsabilité

La semaine prochaine, conclusions!

« Le colonialisme en question » Frederick Cooper- Les possibilités de l’histoire- Lecture 6

« Le colonialisme en question »

Frederick Cooper

Troisième partie

« Les possibilités de l’histoire » (page 205 à 311)

« Etats, empires et imaginaire politique » (page 205 à 274)

Lecture 6

Le discours

            « Dans ce chapitre, je montrerai que la manière dont les dirigeants des Etats-empires percevaient leur Etat et les formes prises par la contestation  politique reflétaient une « pensée en termes d’empire ». Trouver l’équilibre entre les deux pôles de l’intégration (les sujets de l’empire appartiennent à l’empire) et de la différenciation (des sujets impériaux différents sont gouvernés autrement) était affaire de débats et des stratégies changeantes. Les équilibres furent régulièrement bouleversés par les actions des populations coloniales. Loin d’être un anachronisme politique dans l’« ère moderne », cette perspective impériale vaut pour la France, la Grande Bretagne et d’autres Etats importants des XIX° et XX°siècles…

            J’affirmerai que les politiques impériales – « anciennes » et « nouvelles » – constituaient un système dans lequel tout prétendant sérieux à une influence géopolitique devait penser et agir comme un empire. (page 206)

Et avant de revenir sur le contenu de ce chapitre, allons  à la conclusion du même chapitre :

            « Le point central de ce chapitre est aussi le plus simple : jusqu’à un passé très récent, les empires ont eu une importance fondamentale dans l’histoire mondiale. Nous devons examiner en profondeur ce que signifiait pour un Etat penser comme un empire, conjuguer intégration et différenciation, affronter les problèmes liés à l’extension sur de grandes distances et reconnaître les limites du contrôle de populations nombreuses et diverses. Penser comme un empire n’était pas la même chose que penser comme un Etat-nation et, si, les conceptions territoriales et culturelles de « la nation » furent dans certains cas plus fécondes – et eurent parfois des effets dévastateurs -, l’impératif d’agir comme un Etat-empire au sein d’un système global d’Etats-empires limitait drastiquement les possibilités d’action. (page 269)

            « Le fait le plus important concernant les empires est qu’ils ont disparu. Une composante autrefois ordinaire de la vie politique est devenue une impossibilité politique. Réfléchir sur les circonstances qui ont conduit à cette impossibilité permet d’apprécier les limites du pouvoir lorsqu’il prend ses dimensions extrêmes, la capacité des peuples à trouver des niches et des fissures dans les systèmes de contrôle et de contrainte, le conservatisme des Etats les plus progressistes et l’adaptabilité de peuples soi-disant traditionnels. (page 273)

            L’analyse de ce chapitre propose une vue panoramique de la plupart des empires qu’a connus l’histoire mondiale depuis l’Antiquité et nous propose de creuser les concepts d’empire et de nation, d’Etats-empires et d’Etats-nations, et relève en ce qui concerne les empires coloniaux du dernier siècle :

« Les empires ont commis des violences parce qu’ils étaient forts et parce qu’ils étaient faibles. La tactique de la terreur –massacres à grandes échelle durant les conquêtes et, par la suite, châtiments collectifs de villages et de groupes parentaux – fut la marque distinctive de la colonisation et la caractéristique durable de ses méthodes de contrôle, qui allièrent technologies nouvelles et tactiques séculaires…

Les vieux empires durèrent des siècles, tandis que les nouveaux – les colonies africaines françaises, britanniques et belges – durèrent seulement quelques décennies. Au premier abord, les nouveaux empires disposèrent de technologies et d’organisations plus efficaces pour exercer et maintenir leur pouvoir. Ce qui frappe dans ces comparaisons, c’est l’incapacité des Etats européens « modernes » à exercer ce pouvoir en Afrique. La domination coloniale fut un empire au rabais ».  (page 210)

Dans la description qu’il fait des différentes situations impériales, l’historien fait un certain nombre d’observations qui concernent l’histoire de France :

« La France ne devint un Etat-nation qu’en 1962, lorsqu’elle renonça au dernier élément vital de sa structure impériale, l’Algérie. » (page 209)

« Les grands courants des historiographies française et britannique ont longtemps traité les colonies comme des choses situées « là-bas », marginales pour une histoire avant tout nationale, ou comme des extensions de la culture et du pouvoir nationaux. » (page 229)

« Je vais d’abord décrire la conception impériale des sociétés britannique et française…La France s’est construite à partir de Saint Domingue, des conquêtes et des pertes françaises en Amérique du Nord, de l’aventure napoléonienne, et plus tard, de l’Algérie, de l’Afrique et du Sud-Est asiatique. Et le pouvoir d’imposer des limites à ses révolutions et ses réactions ne fut pas uniquement situé à Paris. (page 230)

« Tout examen d’une société impériale doit se mener en référence à la colonisation se déroulant sur le terrain. Dans les pages qui suivent, je prendrai l’exemple de l’Empire français pour illustrer les ambiguïtés de la citoyenneté au niveau impérial, et celui de l’Empire britannique pour illustrer l’ambiguïté du lien entre impérialisme et capitalisme. » (page 232)

« Dans la société impériale française, la qualité de sujet coexistait avec la citoyenneté – catégorie accessible en théorie, mais refusée dans la pratique. La notion de citoyenneté impériale, affinée en France pendant plusieurs décennies, contenait en puissance une notion restrictive, culturellement spécifique, de la francité, et une autre notion, davantage centrée sur l’Etat et concernant les droits et les responsabilités au sein d’une société complexe. Si l’Etat pouvait avoir besoin d’invoquer la citoyenneté, il pouvait également se trouver face à des revendications pour exiger cette même citoyenneté.

Les régimes coloniaux eurent besoin de la collaboration de « notables locaux », de personnel et surtout de soldats coloniaux…

Dans les années 1920, le gouvernement français tenta d’enrayer le processus de citoyenneté en mettant en avant un autre mythe : l’empire était la réunion de cultures et de nationalités différentes, toutes placées sous l’égide impériale garantissait la paix et la préservation de la diversité des cultures et des traditions. (page 235)

L’auteur cite Alice Conklin (note 64) : « la vision dominante était que les Africains vivaient et appartenaient à des tribus primitives et distinctes.

« Un point plus important est l’ancienneté des empires sur la scène mondiale : dans les années 1870, l’Europe n’était pas une Europe d’Etats-nations, mais une Europe d’empires – de vieux empires et d’aspirants    au titre d’empire. (page 244) »

« Nous sommes maintenant face au paradoxe central de l’histoire du colonialisme, à savoir les limites rencontrées par les puissances colonisatrices ayant apparemment la plus grande capacité d’action et la plus grande confiance en leur propre pouvoir transformateur. Les administrations coloniales, y compris celles de l’Etat britannique, n’étaient pas très fournies : elles avaient besoin de légitimité et de la capacité coercitive des autorités locales pour collecter les impôts et regrouper la main-d’oeuvre, et manquaient de connaissances du terrain… La structure de la domination accentua et rigidifia l          a distinctivité des unités politiques subordonnées au sein des empires. Le colonialisme favorisa l’ethnicisation de l’Afrique ».(page 246)

« La bestialité et les humiliations qui allaient de pair avec l’incapacité des régimes coloniaux à transformer en routine le contrôle et l’autorité coexistèrent difficilement avec l’autre pôle de l’impérialisme, à savoir l’idée que l’empire était une entité politique légitime dans laquelle chacun de ses membres trouvait un intérêt…

Tant en Afrique française qu’en Afrique britannique, la Première Guerre mondiale fut suivie d’une tentative visant à faire rentrer les génies de l’appartenance impériale dans les lampes tribales… (page 249)

« Expliquer l’échec de cette entreprise (de développement) nécessite un examen non seulement de l’évolution du capitalisme durant l’après-guerre (après 1945) – et en particulier du rôle prépondérant des Etats Unis – mais aussi de l’incapacité des puissances coloniales, malgré la croissance économique considérable durant la décennie de l’après-guerre, à transformer le développement colonial en un projet politiquement durable dans les colonies africaines. «  (page 251)

« En Afrique, ce qui s’effondra en premier fut non pas le colonialisme en tant qu’édifice rigide et immuable, mais le colonialisme dans sa dimension interventionniste. (page 252)

« Cette section a examiné le domaine le mieux étudié dans la multitude de travaux récents sur les sociétés coloniales : les empires ultramarins « modernes ». L’intérêt tout particulier de ces travaux est qu’ils se sont concentrés sur la manière dont l’Europe s’est définie et a défini les espaces colonisés dans une relation mutuelle. Ils montrent comment les régimes coloniaux ont perçu les Africains comme des corps à remodeler de manière qu’ils soient intégrés au monde moderne, comme des corps porteurs d’un moi racialisé, sexué, qu’il fallait fondre dans une niche particulière de l’ordre économique et social colonial, ou comme des corps incarnations de l’altérité. » (Page 254)

L’auteur ne peut esquiver le cas de l’empire américain qu’il évoque sous le sous-titre « L’empire malgré lui : les Etats-Unis »

Enfin, le chapitre traite brièvement (quatre pages et demie) un sujet plein d’intérêt, celui des « Réseaux et imaginaires intra, trans et anti-impériaux » (page 264)

Questions

Elles seraient naturellement innombrables tant les sujets abordés sont variés, complexes, et polémiques aussi, mais nous allons nous limiter aux plus importantes, à nos yeux, en tout cas.

La première :

Il est tout d’abord très difficile de situer ce type d’analyse dans l’une ou l’autre des disciplines de pensée telles que l’histoire, la sociologie, la philosophie des idées, ou l’histoire des idées, et je serais tenté de la classer dans l’une ou l’autre de ces dernières catégories, car elle passe sous silence l’histoire classique de relation des faits (dans un contexte déterminé), ainsi que l’histoire quantitative, financière et économique, celle des quantités et flux mesurables.

Est-ce que dans beaucoup de cas « coloniaux » (français et hors Algérie), il ne s’agissait pas de grandeurs marginales ? Avec des problèmes de grandeurs comparables ou non, d’échelles aussi ? Que pesait le commerce extérieur de l’AOF par rapport au commerce extérieur français ? A quelle échelle se situait le commerce extérieur de l’Indochine par rapport à celui de l’Inde ?

La deuxième :

Colonialisme, colonisation, empires, états-empires, états-nations, tout un ensemble de concepts d’analyse brassés au cours des siècles et sur tous les continents, pourquoi pas ? Mais au risque de ne plus identifier l’objet d’une recherche historique, sa chronologie et son contexte.

L’historien compare la longévité de trois empires, ottoman, austro-hongrois, et russe à la brièveté de vie des deux empires coloniaux britannique et français, mais ces situations historiques sont- elles comparables ? Sans tenir compte de la continuité géographique et des temps historiques ? L’empire américain serait sans doute une meilleure référence avec sa course vers l’ouest et le sud, dans la même continuité territoriale.

Dans un empire intercontinental, les communications revêtaient en effet un intérêt stratégique majeur : ni « colonialisme, ni empire sans communications ».

L’historien Brunschwig  a écrit quelque part que sans télégraphe, il n’y aurait pas eu de conquête de l’Afrique occidentale.

« Les empires coloniaux des puissances de l’Europe occidentale occupent une place relativement petite dans le paysage historique. » (page 270)

Effectivement, et à beaucoup de points de vue !

A un moment donné de son analyse, l’auteur recommande aux chercheurs de ne pas oublier le terrain, mais à le lire, on a plutôt l’impression qu’il ne respecte pas lui-même  cette belle recommandation, car à la lecture de nombreux récits de conquête coloniale et d’administration coloniale, le récit colonial concret, celui du terrain, ne fonctionnait pas comme il le décrit.

 Est-ce que l’administration coloniale française, en AOF, avec ses cent dix- huit commandants de cercle (exactement, et théoriquement) a pu réellement gouverner les 50 000 villages de l’époque en appliquant les méthodes dénoncées par l’auteur ? Partout, et en tout temps, et alors qu’ils ne séjournaient que quelques années dans leurs postes ?

La troisième :

Citoyenneté de l’empire ou de la république, c’était effectivement un vrai problème, mais comment était-il possible de le résoudre en dehors des rêves fous de quelques discours parisiens de la 3ème République ? Avec des populations en grande partie paysannes, très différentes les unes des autres, en particulier selon qu’elles habitaient en forêt, sur la côte ou dans le Sahel, et selon aussi leur appartenance à l’univers musulman, animiste ou fétichiste, alors que la grande majorité de leurs membres ne connaissait pas le français, et alors qu’aucune langue locale « dominante » ne s’imposait réellement ?

La quatrième :

L’auteur constate que l’historiographie française avait tendance à considérer les colonies comme un « là-bas », mais c’était effectivement le cas, car la population française ne s’est jamais sentie concernée par ce « là-bas » colonial, sauf pendant les deux guerres mondiales, et lorsque la guerre d’Algérie a débuté. On a bien vu alors dans quel sens allait alors le peuple français.

Une analyse qui parait donc trop abstraite, trop synthétique, en dépit de la pléthore de sources sur lesquelles elle s’appuie, et j’ai envie du dire que la micro-histoire, celle du terrain n’a pas fonctionné comme la macro-histoire des idées de l’auteur. Et le distinguo conceptuel entre centre et périphérie aurait été sans doute un outil mieux adapté au sujet.

La cinquième :

De plus, et comme nous l’avons déjà relevé, il est difficile d’analyser tous ces phénomènes, leur évolution en faisant l’impasse sur le quantitatif, et les idées les plus intéressantes esquissées par l’auteur, celles de l’importance des réseaux, des connexions, appelleraient incontestablement à la fois des analyses détaillées et des évaluations, c’est-à-dire des chiffres.

Influence de la révolution d’Haïti sur les destinées de la France ? Ecrire que  « la France s’est construite à partir de Saint Domingue… «  (page 230) est une appréciation qui étonnera sans doute plus d’un lecteur !

Il serait intéressant d’en savoir plus sur l’écho que cette révolution a eu dans l’opinion des Français de l’époque, vraisemblablement peu importante, compte tenu de l’état de la « nation » naissante du début du 19°siècle.

De même, citer en références les relations transsahariennes ou transocéaniques sans jamais proposer d’évaluations de ces relations parait notoirement insuffisant.

La sixième :

L’historien porte des jugements polémiques sur les situations coloniales, pourquoi pas ?

Mais est-ce qu’il n’est pas un tant soit peu réducteur, à la fois sur le plan intellectuel et rédactionnel, d’écrire : « Le colonialisme favorisa l’ethnicisation de l’Afrique » (page 246), ou, « Tant en Afrique française qu’en Afrique britannique, la première guerre mondiale fut suivie d’une tentative visant à faire rentrer les génies de l’appartenance impériale dans les lampes tribales. »  (page249)

Le sujet mériterait beaucoup mieux, car s’il a été quelquefois, par ignorance ou par calcul politique, instrumentalisé par la puissance coloniale, il l’a été beaucoup plus ensuite par certains politiciens africains.

La septième :

Quant aux pensées que l’auteur prête aux dirigeants politiques de la France et à la société française en général,  « la vision dominante », « la société impériale française », et sa conclusion qui proposerait « ce que signifiait pour un Etat penser comme un empire», ce type de réflexion nous laisse rêveur, très rêveur.

Je fais sans doute partie des ignorants de notre histoire coloniale, mais mes recherches et mes lectures ne m’ont pas véritablement convaincu qu’il y ait jamais eu de politique coloniale ou impériale en France, que le peuple français se soit beaucoup intéressé aux colonies, et c’est peut-être là qu’était le vrai problème, alors prêter à la société impériale française un « penser comme un empire », parait tout à fait imaginaire.

Et c’est bien dommage parce que l’auteur appâte le lecteur en mettant dans le titre de ce chapitre l’imaginaire politique, alors qu’il n’y consacre que quelques pages !

L’auteur esquisse quelques réflexions sur l’existence de connexions, de réseaux transnationaux, de limites au pouvoir colonial, et c’est sur ce terrain que la réflexion et la recherche aurait pu être la plus novatrice, mais le lecteur doit rester sur sa faim.

Empires ou non, états-nations ou non, imaginaire colonial ou non, en tout cas non démontré, la colonisation française n’a pas fonctionné de la façon abstraite décrite.

&

La France et l’Afrique n’ont jamais été en mesure de relever le challenge de la citoyenneté républicaine pour de multiples raisons, dont les deux principales sont celles des deux guerres mondiales : après 1918, une France saignée à blanc qui n’avait plus les moyens de ses ambitions coloniales, pour autant qu’elle en ait eu ; après 1945, une France encore plus affaiblie, et l’arrivée des Etats Unis, de la guerre froide qui a redistribué toutes les cartes.

Est-ce que le FIDES aurait pu exister sans le plan Marshall, financé par les Etats Unis ?

Les caractères gras sont de ma responsabilité

« La vie militaire aux colonies » par Eric Deroo – Lecture

« La vie militaire aux colonies »

par Eric Deroo

Lecture

            Un livre intéressant, avec de belles images, mais qui soulèvent quelques questions préalables, outre les autres remarques qu’il est possible de faire sur certains de ses chapitres, avec une grande réserve, pour ne pas dire plus, en ce qui concerne le contenu du chapitre 4 intitulé » « En colonne ». (page 64 à 112). Nous en donnerons les raisons.

 Il contient une introduction « Militaires et photographes » et sept chapitres intitulés : Au-delà de Suez, Rencontres avec l’autre, Des terres nouvelles, En colonne, La grande vie, Sous le casque blanc, et enfin Bâtisseurs d’empires, soit un total, 179 pages d’images et de textes.

            L’introduction prête sans doute une importance qu’elle n’avait pas, parce que non encore démontrée à ce jour (1), au rôle des images et de la photo dans la propagande coloniale :

«  Un processus implacable s’instaure, auquel elle participe largement (la photo) qui légitime l’œuvre coloniale en dévaluant les sociétés conquises et en renforçant la croyance commune dans une échelle des races, avec à son sommet  l’«homme blanc », et sur laquelle d’autres races progressent lentement, qu’il faut aider. »(page 5)

La question se pose par ailleurs de savoir pourquoi le livre a fixé comme borne historique, l’année 1920. (page 9)

Est-ce qu’il n’aurait pas été intéressant par ailleurs d’indiquer si les troupes de marine disposaient, à un moment donné des conquêtes, de photographes des armées, donc organiquement ou non, c’est-à-dire incorporés dans les unités militaires, et à quel niveau du commandement ?

Enfin, est-ce qu’il n’aurait pas été plus rigoureux, et aussi plus respectueux du travail et des œuvres des photographes, sur le plan de l’utilisation des sources, d’indiquer pour chaque image, le nom du photographe ou, faute de nom, de la source, avec si possible la date et le lieu, si possible, ce qui n’est pas toujours indiqué ?

Quant au contenu des chapitres eux-mêmes, rien à dire d’important sur les chapitres Rencontres avec l’autre, Terres nouvelles, Sous le casque blanc et Bâtisseurs d’empire, des chapitres qui illustrent convenablement les sujets traités.

Une observation qui concerne, le premier chapitre intitulé Au-delà de Suez, avec une belle photo d’entrée de jeu qui concerne le détroit de Magellan : un peu surprenant, non ?

Une autre remarque qui a trait au chapitre « La grande vie » : il est un peu étonnant également de voir le chapitre débuter avec la photo d’un empereur d’Annam, Thang Taï, complètement fou, destitué, parce qu’il torturait et assassinait ses concubines.

Et au sujet de ce même chapitre, il parait tout de même difficile de classer les nombreuses photos de la Fête nationale du 14 juillet dans la catégorie « La grande vie ».

Et d’ajouter que pendant la période de conquête, en gros, de 1880 à 1914, les marsouins et bigors qui connaissaient la grande vie, n’étaient pas très nombreux, car leur vie la plus ordinaire était la « colonne ».

Des critiques de fond sur le chapitre « En colonne » :

Le seul chapitre susceptible de faire l’objet d’une véritable critique de fond, sur le plan historique est en effet celui intitulé « En colonne », 48 pages de photos, sur le total des 179 pages de l’ouvrage, soit le quart des pages, avec le chiffre négligeable de dix photos qui ne font qu’esquisser le thème « En colonne », un des thèmes majeurs de la vie militaire pendant la période étudiée.

Avant d’aller plus loin, indiquons qu’il semble tout à fait incongru de classer dans ce chapitre la mission Pavie au Laos (pages 74 et 75) : rien à voir entre l’explorateur aux pieds nus et une colonne.

Les commentaires de présentation utilisent deux expressions pour dénommer une colonne, colonne de police ou colonne armée, sans attacher une autre importance à ce que fut la « colonne » dans l’histoire coloniale et dans l’histoire militaire de l’époque des conquêtes coloniales.

Elle fut le véritable instrument de la conquête coloniale, en Afrique, en Asie, et à Madagascar, avec des caractéristiques qui les rapprochaient quelquefois plus de la « colonne » que de l’expédition militaire, tel que ce fut le cas au Tonkin, au Dahomey, ou à Madagascar.

Les colonnes de la conquête coloniale furent toujours minutieusement préparées, organisées, et menées, avec une réunion des moyens, effectifs, armement, et ravitaillement sur une première base de départ, par exemple Kayes lors des premières colonnes du Soudan.

Une colonne était éclairée par des spahis en éclaireurs, comportait des effectifs plus ou moins importants, centaines ou milliers de combattants, avec le plus souvent une majorité de tirailleurs, des canons de montagne, un convoi de porteurs et de mulets chargés du ravitaillement, et en accompagnement, le long cortège des épouses de tirailleurs.

Et en terrain non pacifié, elle fonctionnait en permanence comme une force de combat, en défense ou en attaque.

A titre d’exemples :

–       En 1883, la colonne du colonel Borgnis-Desbordes qui prit pied à Bamako, comprenait 521 combattants, dont 217 européens et 27 officiers.

–       En 1886, la colonne du colonel Frey comprenait 607 combattants, dont 27 officiers, 50 spahis, 2 médecins, 2 vétérinaires, un service télégraphique. Elle disposait de quatre canons de 4, et de 300 porteurs. Il s’agissait d’un des premiers gros contacts avec l’Almamy Samory.

–       En 1891-1892, la colonne Humbert chargée de combattre Samory dans son fief de Bissandougou, sur le Haut Niger, comptait plus d’un millier de combattants, dont 144 européens. Elle disposait de quatre canons de montagne de 80, dont elle eut à faire usage pour réduire la citadelle de Samory. Sa logistique reposait sur des convois de pirogues venus de Siguiri et de mulets.

Le bilan de cette campagne fut  de 61 combattants tués, dont 2 officiers, et de 176 blessés, dont 12 officiers.

Au Tonkin, dans le Yen-Thé, d’octobre 1895 à décembre de la même année, le colonel Gallieni mit en œuvre des colonnes puissamment armées, avec canons et éléments du génie, pour tenter d’amener un des grands rebelles du Tonkin, le Dé-Tham à accepter sa reddition.

Dans un article très documenté de la Revue Maritime et Coloniale,  le capitaine Péroz examinait cette technique de conquête coloniale, en la comparant à celle comparable que mettaient en œuvre les Anglais, mais avec une intendance extraordinairement plus lourde que celle des Français.

Le capitaine Péroz proposait de comparer une colonne à une « forteresse ambulante », et pour avoir analysé en détail certaines des conquêtes coloniales de l’époque, ce terme était tout à fait approprié (2).

Il est donc évident que le très petit nombre de photos proposées pour illustrer le thème « en colonne » ne rend absolument pas compte de la vie et des campagnes en colonne qui constituèrent l’essentiel de la vie militaire aux colonies, jusque dans les années 1914, moins de dix photos, dont quelques-unes intéressantes, à Madagascar, en 1907, donc dans la phase de pacification postérieure à la conquête (page 64 et 65), et au Soudan, en 1898,  lors de la capture de Samory (pages 96 et 97) .

Jean Pierre Renaud

(1)  Voir le livre « Supercherie Coloniale » Mémoires d’Hommes 2008

Voir les analyses à ce sujet (page 179) dans le livre « Le vent des mots, le vent des maux, le vent du large » Editions

« Le Colonialisme en question » de Frederick Cooper: « Modernité » – Lecture

« Le colonialisme en question »

Frederick Cooper

« Modernité »

Lecture 5

Le discours

            Je suggère aux lecteurs de commencer la lecture du volet 4 « Modernité » par le texte de la conclusion de l’auteur qui marque bien les limites de l’exercice :

            « Mon objectif n’a pas été ici de vider de son sens le mot modernité, et certainement pas de nier les problèmes sur lesquels travaillent ceux qui utilisent ce mot. J’ai simplement cherché à promouvoir une pratique de l’histoire attentive aux diverses perceptions que les gens se font du lien entre passé, présent et futur, à défendre une compréhension des situations et des conjonctures qui permettent ou empêchent des représentations particulières, et à susciter la réflexion sur les processus et les causes du passé, de même que sur les choix, les systèmes politiques et les responsabilités concernant l’avenir. » (page 202)

            L’auteur récapitule donc les différentes thèses qui ont l’ambition de donner un sens à ce mot, et son examen conduit donc à des recommandations méthodologiques relatives à l’utilisation du concept par les historiens, mais les sources bibliographiques citées dépassent largement le champ historique proprement dit.

            L’auteur relève tout d’abord que dans trois cas sur quatre, la modernité est attachée au rôle de l’Europe, et nous verrons plus loin, que derrière ce constat, c’est le colonialisme européen qui est visé.

Comment ne pas être d’accord pour constater que :

« le sens le plus ordinaire de moderne est ce qui est nouveau, ce que l’on peut distinguer du passé. En ce sens, la modernité nous a toujours accompagné et nous accompagnera toujours… » (page 161).

Et l’auteur de s’attacher à plusieurs reprises à examiner la relation existant entre le colonial et le moderne :

« La question coloniale n’est pas la question de la modernité, même si la question de la modernité intervient dans l’histoire de la colonisation. » (page 157)…  L’emploi par les historiens et d’autres chercheurs du concept de modernité coloniale oblitère l’histoire, élève des histoires confuses au rang de projet cohérent et minimise les efforts déployés par les populations colonisées pour détourner et s’approprier certains éléments des politiques coloniales, en démontant cette modernité que ses critiques laissent intacte. » (page 158)

« Certains chercheurs parlent de « modernité coloniale » ou d’une « gouvernementalité coloniale » qui est la manifestation du processus foucauldien de création d’un certain type de sujet. » (page165)

D’autres chercheurs préfèrent assimiler le concept à celui d’un « capitalisme plus », mouvement vers la modernité.

Certains auteurs écrivent à ce sujet : « Elle est incolore, inodore et insipide. La modernité n’est pas une catégorie analytique. Elle est une formation idéologique, fluctuante, souvent mal définie, certes, mais néanmoins une formation idéologique. » (page 175)

Vaste débat, et grande variété des opinions, et l’on ne peut qu’être d’accord avec le constat de l’auteur quant à « l’existence de de trajectoires multiples conduisant à des modernités multiples » (page 180), et dubitatif sur le sens des propos qui suivent :

« Que signifie attribuer le rôle d’agent à la modernité ? Si le colonialisme est un aspect de la modernité au sens actuel du mot modernité, il n’a alors pu guère être chose. Dès lors, les responsables des guerres meurtrières de la conquête coloniale, des cruautés du recrutement de la main-d’oeuvre coloniale, de la violence gratuite de la répression de la révolte herero de 1904 à 1907 comme de la révolte malgache de 1947 étaient « modernes ». (page 182)

Je serais tenté de renvoyer cette analyse à celle, plus synthétique, et tout aussi corrosive, d’Axelle Kabou qui revendique une autre conception de la modernité : « L’Afrique du XXIème siècle, dit-elle, sera rationnelle ou ne sera pas. » (page 186)

L’auteur consacre quelques pages à Une modernité coloniale ?  et note à juste titre :

« Si l’on croit sérieusement à la « mission civilisatrice » proclamée par le gouvernement de la IIIème République française à la fin du XIXème siècle, on ne peut tout de même ignorer que les dirigeants coloniaux consacrèrent peu de ressources – en enseignants, en médecins, en ingénieurs – à cette cause ,tandis que l’adversaire irréductible du républicanisme laïc, l’Eglise catholique, envoya dans l’Empire un nombre bien plus considérable d’hommes, dans le but non de civiliser, mais de convertir et d’entretenir un ordre social bien plus hiérarchisé et traditionnel que celui défendu en métropole et outre- mer par les modernisateurs républicains. » (page 196)

  Et dans sa conclusion, l’auteur note :

« Les critiques relèvent les dangers de l’invention par la modernité, d’un « homme universel » censé servir de modèle au monde entier, invention qui efface les origines coloniales de cet homme et de son « autre », traditionnaliste, non européen, qui lui sert de faire-valoir .Mais s’ils soulignent que la modernité est un ensemble d’attributs, ou que ses origines peuvent se réduire au capitalisme et à l’impérialisme, ces critiques ne reconnaissent toutefois la « modernité » que dans la version la plus occidentale du récit et ferment les yeux sur l’ampleur des débats et des luttes qui ont façonné ce que la raison et les droits peuvent prétendre signifier. »(page 202)

Questions

Histoire abstraite ou histoire concrète, réelle ? Histoire à entrées multiples ou à sens unique ?

Est-ce qu’il n’était pas suffisant, tout d’abord, de rappeler la définition tout simple de l’adjectif moderne, c’est-à-dire contemporain, et à l’évidence, un contemporain relatif à un contexte historique de lieu et de de temps ? Ou « nouveau » ? Ainsi que l’indique l’auteur lui-même ?

La première question est celle qui porte donc sur la nature du concept, est-elle une catégorie analytique ? Sûrement, mais l’auteur montre à la fois la variété et la complexité de cette catégorie analytique, et je ne suis pas sûr que la lanterne du chercheur soit mieux éclairée sur le sujet, sauf, si au lieu de fréquenter les mirages des grandes controverses intellectuelles, philosophiques, ou historiques, il se coltine à l’histoire concrète, au terrain, à condition naturellement qu’il y trouve des sources sérieuses d’information.

Car que voulait dire par exemple la modernité coloniale, ou occidentale, ou capitaliste dans l’Afrique occidentale de la fin du XIXème siècle ?

L’arrivée du télégraphe à Bamako en 1883, et en 1885,  avec le premier câble français entre Saint Louis et Ténériffe, une liaison directe avec Paris ? Ou la même année, celle de la première canonnière sur le Niger, et quelques années auparavant, l’arrivée de la voiture Lefèbvre, une des premières charrettes à roue dans l’économie africaine de l’époque sur les premières pistes qui reliaient la nouvelle capitale de Kayes à Bamako ? Ou plus tard, l’introduction des premières charrues (au lieu de la houe) en Guinée ? Pour ne pas évoquer l’ouverture de quelques ports, dont Dakar, sur la façade d’une Afrique occidentale souffrant d’une « anémiante continentalité » ?

Les romans d’Hampaté Bâ fourmillent de notations sur ces aspects de la modernité coloniale, évidemment relative. Comment ne pas citer l’épisode au cours duquel l’enfant Hampaté Bâ fait la connaissance de son premier vapeur sur le Niger, vapeur qui va précisément le conduire à Bamako, en 1905 ?

Alors, « face nocturne » ou « face diurne » de la modernité coloniale que le même Hampaté Bâ, rappelait ailleurs dans ses œuvres, en évoquant le grand et beau conte Peul, philosophique et métaphysique, de Kaïdara.

La deuxième question porte sur le champ conceptuel choisi par l’auteur, vaste champ qui parait enjamber toute la période qui va de 1492 aux années 1970, avec l’ambition de couvrir une grande partie du domaine interdisciplinaire, intercontinental, et en définitive intemporel de la modernité, au risque de perdre de vue le champ historique.

Il ne faut pas avoir fait beaucoup de recherches historiques, je crois, pour avoir compris que la modernité était un concept tout relatif, changeant au cours des siècles, et que sa signification n’a pas été la même dans les pays coloniaux ou pas qui affrontaient ou accueillaient leur « modernité » de l’époque, de même qu’elle n’était pas la même non plus dans les pays « émetteurs » vrais ou supposés de modernité.

Pour revenir un peu les pieds sur terre, certains d’entre nous se rappellent sans doute le nom de villes françaises qui, à la belle époque de l’expansion et de la modernité du chemin de fer, le refusèrent.

Troisième question, relative à la difficulté qui a toujours trait au processus  intellectuel qui permet de passer d’une analyse des faits, d’une situation, à un jugement, à supposer que le jugement soit la marque de l’historien.

L’auteur écrit : «  Si l’on croit sérieusement à la « mission civilisatrice » proclamée par le gouvernement de la IIIème République française à la fin du XIX° siècle, on ne peut tout de même ignorer que les dirigeants coloniaux consacrèrent peu de ressources – en enseignants, en médecins, en ingénieurs – à cette cause, tandis que l’adversaire irréductible du républicanisme laïc, l’Eglise catholique, envoya dans l’Empire un nombre bien plus considérable d’hommes, dans le but non de civiliser, mais de convertir, et d’entretenir un ordre social bien plus hiérarchisé et traditionnel que celui défendu en métropole et outre-mer par les modernisateurs républicains. »(page 196)

Plusieurs remarques à ce sujet :

L’écart entre le discours et la réalité était inévitable, étant donné que le Parlement, par une loi votée en 1900, s’était interdit d’accorder toute subvention aux colonies, leur demandant de trouver elles-mêmes leur financement. Sauf à remarquer tout de même qu’en accordant sa garantie, et en rendant possible une souscription publique, le Trésor français leur accorda certaines possibilités de financement, et donc d’équipement,  que celles-ci n’auraient pas pu trouver hors de cette garantie.

Il ne faut jamais oublier non plus qu’après la première guerre mondiale, la France était un pays « saigné », et qu’il y sans doute là une des explications de la politique coloniale ou de son absence entre les deux guerres.

Les rapports entre administration coloniale et églises d’outre-mer ne furent pas toujours, et loin de là, des rapports conflictuels, étant donné le peu de moyens dont elle disposait pour créer des écoles ou des dispensaires.

La franc-maçonnerie laïque fit souvent bon ménage outre-mer avec l’administration « républicaine ».

« Modernisateurs républicains » ? Compte tenu de la faiblesse de ses moyens, et de sa méconnaissance de la société africaine, l’administration coloniale fut bien obligée de s’appuyer sur l’ordre social existant.

Et nous expliquerons plus loin, à partir des analyses mêmes de l’auteur sur le cas de l’Afrique occidentale française, pourquoi les termes de la dialectique dominant- colonisé étaient posés dès le début des conquêtes coloniales.

Le témoin « colonialiste »

« C’est une idée banale que le colonialisme a contribué à faire entrer de nombreux pays dans la modernité. Ce qui est contesté c’est la façon dont la « modernisation » s’est faite.

            Par « modernité on entend les valeurs et les techniques de l’Europe et de ses extensions (Etats-Unis) – on dirait maintenant « de l’Occident ».

            Certains sociologues ont d’ailleurs qualifié d’«autocolonisation » les effets déployés par certains pays (Empire ottoman, Perse…) pour accéder à la modernité (on trouve par exemple ce terme dans les ouvrages de Gaston Bouthoul)

            Il y avait en effet à des degrés divers et dans des portions plus ou moins grandes des élites un désir de modernité. La question est de savoir si la colonisation (le colonialisme) a accéléré ou non la modernisation. Si l’on compare la situation des pays colonisés avec celle des pays non colonisés, il semble que le colonialisme ait été plus déterminant en Afrique qu’en Asie. Les exemples du Libéria et de l’Ethiopie témoignent peu en faveur de l’Afrique. En Asie, ce ne serait pas un exercice absurde que d’imaginer pour le Viet-Nam une évolution qui aurait été celle du Siam.

            La modernisation apportée par le colonialisme a été parfois brutale. Mais y-a-t-il des transformations profondes du droit, des valeurs, de la hiérarchie et de l’organisation sociale sans violence. L’exemple des révolutions incite à une réponse prudente.

            Un reproche qui pourrait être fait au colonialisme est celui d’avoir effectué une modernisation insuffisante. On a parfois l’impression qu’avec les moyens qu’on lui prête il aurait pu faire mieux. Ainsi au moment des indépendances africaines, on distinguait encore deux Afriques : une en cours d’évolution et une autre (plus étendue) restée traditionnelle.

            Quand la colonisation avait encore pignon sur rue au plan international, il était admis que la modernisation (l’accès à la modernité) devait conduire à l’indépendance (ou à son équivalent). C’était la philosophie du système des mandats et de celui de la tutelle. Les colonisateurs ont pu avoir la tentation de ne pas hâter les choses, et pout cela préférer diffuser les moyens de la modernité plutôt que l’esprit (critique) de la modernité. Les Belges, parmi d’autres, ont eu à subir ce reproche. Dans cette circonstance, il y a pu  y avoir une certaine antinomie entre colonialisme et modernité.

            Quelles que soient les ses imperfections la modernité léguée par le colonialisme reste une donnée qu’il appartient aux pays ex-colonisés d’exploiter. C’est ce qu’ont dû reconnaître les adversaires du colonialisme. Karl Marx, dans un essai célèbre sur la domination britannique aux Indes, disait déjà, -près avoir condamné des sacrifices humains énormes – que le colonialisme avait rendu possible ce sur quoi l’Inde construisait. De son côté l’historien indien Panikkar note dans son livre « L’Asie et la domination occidentale » (1953) :

« La domination européenne, en forçant les peuples asiatiques à la fois à résister et à s’adapter aux idées nouvelles qui, seules, pouvaient les aider à se libérer et à se renforcer, leur a donné une nouvelle vitalité et a réellement préparé l’avènement d’un monde nouveau. » (page 422)

Pour souligner l’importance de la relation entre le colonialisme et la modernité, on observera que si l’anglais est la langue de la modernité la plus actuelle, il le doit à la colonisation britannique. »

M.A

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