« C’était mieux avant… « Histoire » « L’humeur du jour La chronique de Bruno Frappat » La Croix des 3 et 4 décembre 2011 -Mon propre propos, celui d’un « non-spécialiste

« C’était mieux avant… »

« Histoire »

« L’humeur des jours La chronique de Bruno Frappat »

La Croix des 3 et 4 décembre 2011

Mon propre propos : l’histoire, mais surtout les historiens, jaugés par un « non-spécialiste »

            J’aurais sans doute préféré un titre plus explicite sur le contenu d’une chronique qui  pose un vrai problème, celui du rôle de l’histoire et des historiens dans le temps présent.

            L’auteur rend compte d’un colloque qui s’est tenu au Centre National du Livre, le 29 novembre 2011 « autour de l’œuvre du grand historien Pierre Nora, et en sa présence. Passionnante et troublante journée que l’on ne saurait résumer en quelques phrases de journaliste (on y reviendra) mais dont on peut toutefois signaler l’impression d’ensemble sur un non-spécialiste »

            L’auteur cite un des propos de l’historien et académicien : «  Je ne déplore pas ce qui se passe. Oui, il y a rupture de la continuité entre le présent, le passé et l’avenir, dont on savait naguère plus ou moins ce qu’il serait. L’avenir est obscurci et symétriquement, le passé. »

            Voire ! Je ne partage en effet pas ce point de vue pour quelques- unes des raisons que je vais tenter d’exposer, celles d’un « non-spécialiste ».

            J’ai toujours nourri une certaine passion pour l’histoire. Depuis quelques années, je passe beaucoup de temps en lectures historiques, relatives notamment à l’histoire coloniale, et mon diagnostic rejoint celui qui est formulé par la distinction qu’a proposée M.Gauchet :

« Les historiens sont voués aux « exigences du second degré », tandis que le public est « en attente du premier degré ». D’où divorce, en dépit de la passion répandue pour l’histoire. »

Première observation : l’histoire n’est- elle pas, en effet, descendue dans la rue, alors qu’elle me parait avoir été longtemps cantonnée dans les universités, dans les établissements scolaires, et dans les livres ? Et donc vouée au « second degré » ?

Deuxième observation : pourquoi les médias, avec les journalistes, pas tous, se sont emparés à tout propos de l’histoire à chaud, du « premier degré » ?

En raison de l’explosion des médias, sans doute, mais, et  tout autant, du goût de certains historiens de paraître, d’exister, de se faire un nom, j’ajouterais volontiers, « coûte que coûte », en exposant les résultats de leurs recherches, trop souvent axées, et très précisément, sur ce « premier degré », c’est-à-dire, et trop souvent sur leurs convictions politiques.

En bref, de l’histoire plein com !

Troisième observation faite par un « non-spécialiste » de l’histoire des historiens,  l’impression, et au-delà, la conviction, vraisemblablement piégée par la grande puissance de frappe médiatique de ce même « premier degré »,  que les historiens dont on parle sont peut-être ceux qui avaient fondé beaucoup trop d’espoirs sur l’avenir du marxisme, et qui, trop souvent, ont été mêlés, de loin ou de près, à une histoire du « premier degré », celle du conflit algérien et des migrations.

Comment ne pas noter que la guerre d’Algérie alimente encore beaucoup des contributions historiques proposées à la lecture des Français, une sorte d’obsession du « premier degré » ?

N’y-a-t-il pas en France, et en quelque sorte, une Ecole historique franco-française ou franco-algérienne du « premier degré », une école qui accaparerait tout, et oublierait à la fois le cadre européen, le cadre mondial, la « longue durée », et en définitive l’histoire ?

Est-ce que par hasard certains historiens n’auraient pas trouvé là une meilleure cause à défendre que celle d’un marxisme qui s’est écroulé avec le vieux monde du XX°siècle, une cause nourrie de mauvaise conscience, de victimisation, de repentance, et d’humanitarisme ?

Et en finale, une question et un brin de prédiction !

La question : le colloque en question réunissait un très beau monde d’intellectuels, quelquefois saisis par l’émotion, telle que  racontée par M.Frappat, mais au-delà de cette histoire de l’émotion, certains, encore fidèles à leur liberté d’esprit, se sont peut-être demandés, si, par hasard, l’histoire avec un  grand H, ne souffrait pas trop de l’influence du « marché » (= mémoire), des relations de porosité ambiguë entre les médias, les directeurs de collection, les historiens, et les éditeurs ?

D’où cette dualité dénoncée entre le « premier degré » et le « second degré » !

Et un brin de prédiction : l’avenir, c’est-à-dire notre histoire, dira si les historiens du « second degré », de la « longue durée », laissés actuellement dans l’ombre, ne renverront pas un jour les historiens du « premier degré » à leurs chères études. Je le pense, et je l’espère.

Jean Pierre Renaud

« Culture et impérialisme » d’Edward Said: ou comment peut-on être un impérialiste? Chapitre 4 et conclusions

«  Culture et impérialisme »

D’Edward W. Said

ou

« Comment peut-on être un impérialiste ? »

(Chapitres 1,2, et 3 sur blog des 7et19/10/11, et 8/11/11

&

Chapitre 4

Lecture et questions

et Conclusions avec un questionnement de synthèse

&

Chapitre 4

« Avenir affranchi de la domination »

I – Lecture

L’auteur nous propose à présent de parcourir les allées d’un « avenir affranchi de la domination ».

I – La suprématie américaine : l’espace public en guerre

            « L’impérialisme n’a pas pris fin, n’est pas soudain devenu « du passé » avec la décolonisation, le grand démantèlement des empires classiques….Le triomphe des Etats-Unis, restés seuls superpuissance, suggère qu’un nouveau jeu de lignes de force va structurer le monde – celui dont la gestation était perceptible dans les années 1960 et 1970. » (p,395)

Les Etats-Unis ont déployé toutes les armes de leur nouvelle puissance, sous le drapeau des libertés, de la démocratie, et de la régénération morale, et l’auteur s’attarde sur les conditions de l’intervention américaine en Irak, en écrivant :

«  Le postulat était entièrement colonial : une petite dictature du tiers monde nourrie  et soutenue par l’Occident n’avait pas le droit de défier l’Amérique blanche et supérieure. » (p,413).

Les origines de l’’auteur le rendent naturellement plus sensible à sa démonstration :

«  Mon environnement arabe était en grande partie colonial, mais pendant mon adolescence, je pouvais me rendre par voie de terre du Liban et de la Syrie jusqu’en Egypte en traversant la Palestine, puis poursuivre vers l’Ouest. Aujourd’hui, c’est impossible. Chaque pays place à ses frontières des obstacles effroyables (et, pour les Palestiniens, les traverser est une expérience particulièrement horrible, car les Etats qui soutiennent haut et fort  la Palestine traitent souvent de la pire façon les individus palestiniens). (p,415)

Au lieu des chemins anciens, ouverts, de nouveaux chemins barrés par les frontières du nationalisme arabe, « L’identité, toujours l’identité, aux dépens et au- dessus de la connaissance des autres…la démocratie, à tous les sens réels du mot, n’existe nulle part au proche Orient encore « nationaliste » : il y a soit des oligarchies privilégiées, soit des groupes ethniques privilégiés. » (p,418)

Mais son analyse reste fondamentalement la même quant au rôle des Etats-Unis :

« « Tempête du désert » a été en fin de compte une guerre impériale contre le peuple irakien : on a brisé et tué ses citoyens dans le cadre d’un effort pour briser et tuer Saddam Hussein. » (p,420)

II – Défier l’autorité et l’orthodoxie

L’auteur fait à présent un constat : «  La démystification de tous les construits culturels, « les nôtres »  comme « les leurs » est un fait nouveau, sur lequel des chercheurs, critiques et artistes nous ont ouvert les yeux. » (p,423)

« …nous avons une vision très nette des mécanismes de réglementation et de contrainte par lesquels l’hégémonie culturelle se reproduit et fait entrer jusqu‘à la poésie et la spiritualité dans la gestion commerciale et la forme marchandise. » (p,423)

. Et l’auteur de partir en guerre contre « ces guerres de frontières » :

« Ces guerres de frontières sont l’expression d’essentialisations : on africanise l’Africain, on orientalise l’Oriental, on occidentalise l’Occidental, on américanise l’Américain, et cela pour l’éternité et sans alternative (puisque les essences africaine, orientale, et occidentale ne peuvent rester que des essences). C’est un modèle hérité de l’époque de l’impérialisme classique et de ses systèmes. » (p,432)

Edward W.Said croit alors pouvoir discerner une évolution du monde plus positive : « Peut-être pouvons-nous commencer à voir dans cette humeur oppositionnelle un peu insaisissable et dans ces stratégies naissantes une contre-articulation internationaliste. » (p,432)

L’auteur propose donc à l’intellectuel :

« La tâche de l’intellectuel qui réfléchit à la culture est donc de ne pas prendre pour naturelle la politique identitaire, mais de montrer comment toutes ces représentations sont construites, à quelles fins, par qui et à partir de quoi.

C’est loin d’être facile. » (p,435)

En route donc vers l’internationalisme, le multiculturalisme :

« Au lieu de l’analyse partielle qu’offrent les diverses écoles nationales ou les théories systématiques, j’ai proposé la logique en contrepoint d’une analyse planétaire, où l’on voit fonctionner ensemble les textes et les institutions mondiales, où Dickens et Thackeray, auteurs londoniens, sont lus aussi en écrivains dont l’expérience historique est nourrie par les entreprises coloniales en Inde et en Australie auxquelles ils étaient si attentifs, où la littérature d’une communauté politique entre en jeu dans la littérature des autres. Les entreprises séparatistes et indigénistes me paraissent clairement épuisées. «  (p,441)

« Il y a rarement eu dans l’histoire humaine transfert si massif de de forces et d’idées d’une culture à une autre qu’aujourd’hui de l’Amérique au reste du monde…. Mais il est vrai aussi que, globalement, nous avons rarement eu un sentiment aussi fragmenté, aussi réduit, aussi radicalement appauvri, de ce qu’est notre identité culturelle véritable (pas celle que nous proclamons). La fantastique explosion des savoirs spécialisés et séparatistes en est en partie responsable : l’afrocentrisme, l’eurocentrisme, l’occidentalisme, le féminisme, le marxisme, la déconstruction, etc.» (p,443)

III – Mouvements et migrations

Après avoir décortiqué les formes nouvelles de la domination, notamment celles incarnées par les Etats-Unis, l’auteur fait appel aux idées du sociologue Virilio pour proposer des alternatives :

 Il faut « désenfermer les gens » !

« Malgré sa force apparente, ce nouveau modèle global de domination, élaboré en une ère de sociétés de masse contrôlées d’en haut par une puissante centralisation culturelle et une complexe intégration économique, est instable. Comme l’a dit Paul Virilio, remarquable sociologue français, c’est un corps politique fondé sur la vitesse, la communication en temps réel, l’action à très longue distance, l’urgence permanente, l’insécurité crée l’aggravation des crises, dont certaines conduisent à la guerre. Dans un tel contexte, l’occupation rapide de l’espace réel et de l’espace public – la colonisation – devient la grande prérogative militaire de l’Etat moderne : les Etats Unis l’ont montré en envoyant une immense armée dans le Golfe et en dirigeant les médias pour qu’ils les aident à mener à bien cette opération. Virilio suggère, pour s’opposer à cette occupation, un moyen parallèle au projet moderniste de « libération de la parole » : la libération d’espaces critiques – hôpitaux, universités, théâtres, usines, églises, immeubles inoccupés. Dans les deux cas, l’acte de transgression fondamentale consiste à habiter ce qui en temps normal est inhabité. Virilio cite en exemple des populations dont le statut actuel résulte soit de la décolonisation (travailleurs immigrés, réfugiés, Gastarbeiter), soit de mutations démographiques et politiques majeures (autres migrants, Noirs, squatters des villes, étudiants, insurrections populaires, etc.) Ces forces constituent une alternative réelle à l’autorité de l’Etat. » (p,452)

« Avec l’épuisement virtuel des grands systèmes et théories totales (la guerre froide, l’entente de Bretton Woods, les économies collectivisées soviétique et chinoise, le nationalisme anti-impérialiste du tiers monde), nous entrons dans une nouvelle période d’immense incertitude. » (p,455)

Avec toutefois un accord général sur deux points :

« Il y a pratiquement partout accord général sur deux points : il faut sauvegarder les libertés individuelles, et l’environnement terrestre doit être protégé de toute nouvelle dégradation. » (p,456)

« Nous ne devons pas oublier la ferme critique du nationalisme qu’impliquent les diverses théories de la libération dont j’ai parlé : il ne faut surtout pas nous condamner nous-mêmes à répéter l’expérience impériale. » (p,458)

« Toutes ces contre-énergies hybrides, à l’œuvre en de nombreux terrains, individus et moments, instaurent une communauté ou une culture faite de nombreuses ébauches et pratiques anti-systémiques (et non de doctrines, ni de théories complètes) d’une vie sociale qui ne serait pas fondée sur la coercition et la domination. » (p,463)

Et pour ponctuer la finale :

« Nul aujourd’hui n’est seulement ceci ou cela, Indien, femme, musulman, américain, ces étiquettes ne sont que des points de départ. Accompagnons ne serait-ce qu’un instant la personne dans sa vie réelle et elles seront vite dépassées…

Mais cela implique de ne pas chercher à dominer, étiqueter, hiérarchiser ces autres, et surtout d’arrêter de répéter  que « notre » culture, « notre pays » sont (ou ne sont pas) les premiers. L’intellectuel a suffisamment de travail sérieux à faire pour oublier ça. » (p,464)

II – Questions

Nous sommes arrivés presqu’au terme de notre questionnement sur la thèse que défend Edward W.Said, quant au rôle éminent que la culture aurait eu en matière d’impérialisme.

 Le chapitre IV est celui qui a incontestablement le contenu le plus politique.

A la différence des chapitres précédents, il est beaucoup centré sur l’impérialisme américain, et sur la période moderne, mais il est possible de se poser la question suivante : prolongement des analyses précédentes ou analyse toute nouvelle dans son contenu ?

Prolongement sans doute, car l’impérialisme se caractérise d’abord par sa capacité à imposer sa loi à un autre pays, mais les Etats Unis soulèvent,  plus encore que dans le cas de la Grande Bretagne, la question de la relation qu’entretient la culture et l’impérialisme, une culture cause ou une culture effet ?

 Une culture américaine, et au-delà, mondiale comme sous-produit de l’impérialisme, c’est-à-dire de la puissance technologique, économique, et militaire, des Etats Unis ?

Une répétition donc de l’explosion technologique du XIXème siècle qui a été un des facteurs principaux, sinon le facteur principal des impérialismes anglais et français, mais avec une toute autre puissance de « frappe » ?

A lire son analyse, on retire en effet la conviction que la puissance technologique et économique explique mieux l’impérialisme que la culture proprement dite, d’un américan way of life qui a conquis la planète.

Les Etats Unis se sont érigés en peuple de Dieu, du bien contre la mal, mais le rôle capital qu’ils ont joué, grâce à leur puissance gigantesque, au cours des premières guerres mondiales et après la chute de l’Union Soviétique, l’ont placé sur ce piédestal, plus que leur culture anglo-saxonne.

Je me rallierais donc plus volontiers aux analyses pertinentes de l’historien Daniel R.Headricks dans son livre « The Tools of Empire » (1981), quant au rôle majeur qu’ont joué les technologies dans le développement de l’impérialisme anglais, quinine comprise.

Et tout autant en ce qui concerne le développement de l’impérialisme français : sans télégraphe, sans bateaux à vapeur, sans fusils à répétition, et sans quinine, l’empire français n’aurait pas existé !

L’historien Henri Brunschwig écrivait que sans télégraphe, il n’y aurait pas eu de conquête de l’Afrique noire.

Edward W.Said brosse donc une fresque qui se veut mondiale des situations impériales modernes et des tentatives qui tentent d’en briser l’étau, en connaissance de cause, et avec des outils tels que « la démystification de tous les construits culturels », ou « la vision très nette des mécanismes de réglementation et de contrainte par lesquels l’hégémonie culturelle se reproduit ».

Il propose de sortir de tous ces carcans en prônant un internationalisme volontaire, le cosmopolitisme,  mais sa vision risque d’être beaucoup trop idéaliste, le nouveau rêve rousseauiste du vingt et unième siècle, des habitants de la planète se moquant des frontières et des identités, alors qu’un minimum de règles conditionne la préservation ou la construction d’un bien commun, déjà bien difficile à réaliser au niveau « national ».

Le concept de bien commun qui constituait un des fondements de la doctrine civile de l’Eglise catholique, apostolique, et romaine, constitue encore un bon garde-fou dans beaucoup de pays.

Je serais tenté de dire qu’il est d’autant plus facile d’applaudir à la thèse généreuse d’Edward W.Said qu’elle a peu de chances de se réaliser, un rêve donc, une utopie, sauf à provoquer dans l’état actuel du monde les anarchies les  plus folles.

« Culture et impérialisme »

d’Edward W. Said

ou

« Comment peut-on être un impérialiste ? »

Le questionnement de l’œuvre d’Edward W.Said : essai de synthèse

            Parmi les multiples questions que pose la lecture d’un livre aussi riche en analyses, en réflexions, et en perspectives ouvertes, il nous faut à présent faire le tri de celles qui nous paraissent les plus importantes, sinon capitales.

Rappelons que la thèse centrale de l’auteur consiste à dire que dans les cas examinés et, au cours de la longue période visée, allant du XIX° au XX° siècle, du tout début du XIX° siècle à la guerre du Golfe,  en Grande Bretagne, en France, et aux Etats Unis,  la culture et l’impérialisme, entretenaient des liens on ne peut plus étroits, confinant à une fusion, un concept que l’auteur dénomme la « Pensée unique »

Et ce concept est intitulé « structure d’attitudes et de références », « d’affinités » qui nourrit et habite l’impérialisme, une sorte de nouveau maître de cet univers.

Le propos est ambitieux, même si l’auteur a pris soin de préciser que :

« Nous n’en sommes, sur le plan théorique, qu’à tenter d’inventorier l’interpellation de la culture par l’empire – sans dépasser jusqu’ici, le rudimentaire. » (p,110)

Une démonstration ? Une histoire des idées ou une histoire des faits ?

Première fragilité, une absence d’évaluation des phénomènes décrits, donc une absence de représentativité de cette théorie.

L’auteur a incontestablement une connaissance très approfondie de beaucoup d’œuvres qui ont fait l’objet sans doute la délectation du professeur de littérature comparée qu’il était, notamment dans les lettres anglo-saxonnes, dans les lettres françaises, et dans les lettres des périphéries impériales, ces dernières beaucoup plus récentes en dates.

Mais une première question surgit, celle de l’évaluation des supports de culture choisis, quant au chiffre de leur diffusion, à leur lectorat, et donc à leurs effets mesurés sur l’opinion publique.

En évoquant « Au cœur des ténèbres », l’auteur s’interroge sur son lectorat plutôt faible, et lorsqu’il évoque les quatre textes majeurs qu’il cite à l’appui de sa thèse dans le chapitre 3 « Résistance et opposition », il remarque :

« La question du milieu représenté soulève celle, plus générale, du lectorat. En regard du nombre de lecteurs non spécialistes qu’ont eu les Jacobins et The Arab Awakening, le public est bien moindre pour les deux livres récents, plus universitaires et complexes » (p,359).

Même type d’observation, en ce qui concerne les travaux de  Manuela Semidei sur les livres scolaires, avec les réserves méthodologiques qu’elle indique, et à nouveau, en ce qui concerne l’audience de plusieurs des auteurs, dans une période plus récente, et réputés pour leur opposition à la politique officielle américaine, alors que beaucoup de moyens d’évaluation étaient d’ores et déjà disponibles, Edward W. Said écrit :

« Quelle est l’importance du soutien populaire à ces idées défendues par l’opposition ? C’est très difficile à dire. » (p,401)

Comme je l’ai indiqué, l’auteur a accordé une grande place à Jane Austen et à son œuvre, sans donner aucune mesure de ses tirages d’édition, alors qu’au cours de la même période, on sait que la Case de l’Oncle Tom, qui n’était pas véritablement une œuvre impérialiste, connaissait un immense succès populaire, le livre le plus vendu au XIX° siècle. En 1852, et sauf erreur, première année de son édition, 300 000 exemplaires ont été vendus.

Et d’après certaines sources, les livres de Jane Austen, que l’auteur propose comme argument important de sa démonstration, avaient un tirage de quelques milliers d’exemplaires.

Ce livre souffre donc d’une première critique importante, celle de l’absence d’évaluation des vecteurs de culture choisis et de leurs effets possibles sur l’opinion publique, et donc d’une représentativité seulement supposée.

Alors des idées sûrement, mais en face de quels faits mesurables ?

J’ai fait le même type de critique, fondamentale à mes yeux, aux livres qu’une équipe de chercheurs  a commis sur le thème de la culture coloniale ou impériale en France.

L’histoire coloniale française souffre encore, de la part de beaucoup de chercheurs, d’une carence incontestable dans l’analyse quantitative des hypothèses de travail, en chiffres, en flux, en grandeurs, proportionnelles ou non, en relations quantitatives,… en un mot, d’une carence de la statistique.

Deuxième fragilité,  une articulation historique et géographique défaillante, pour ne pas dire un livre « anhistorique ».

Une fragilité d’autant plus paradoxale et surprenante, que dans un livre postérieur, en date, « Humanisme et démocratie », une sorte de testament, Edward W. Said avait démontré tout l’intérêt des disciplines linguistiques en raison notamment de la rigueur de pensée historique qu’elles imposaient.

            Il n’hésitait pas à relier toute sa réflexion à l’historicisme, et notamment, à l’œuvre de Vico.

Alors qu’ici, l’auteur n’hésite pas à faire de fréquents rapprochements d’œuvres qui n’ont été publiées, ni dans la même chronologie, ni dans la même situation historique.

L’exercice intellectuel devient sans doute plus alerte, mais il compromet la cohérence des analyses : ce défaut procède sans doute d’une trop grande ambition de l’auteur, à vouloir chevaucher allégrement siècles et continents, pour mieux suivre son fil conducteur.

A titre d’exemple, une confrontation entre Jane Austen et Franz Fanon peut surprendre, tellement sont différentes les situations historiques, les époques et les lieux.

Est-il possible de lire l’ouvrage comme représentation fidèle du passé ?

Troisième fragilité, à la fois la relativité des concepts d’analyse proposés et leur degré d’indétermination

Le concept de « structure d’attitudes et de références », est incontestablement séduisant, attractif, mais l’auteur se contente de proposer une multitude de cas de figure qui tendent à illustrer sa thèse, sans aller jusqu’à la définition du concept lui-même de structure, mais reconnaissons que l’exercice est difficile. Ne s’agit-il pas, dans le cas d’espèce, des difficultés que rencontrent les disciplines littéraires pour faire entrer leurs analyses dans des concepts de type arithmétique ou géométrique ?

Le concept de « résistance » n’est pas obligatoirement approprié aux nombreux cas de figure impériaux, aux différentes situations impériales connues, et quelles que fussent leur époque et le continent où les faits ont pu être enregistrés.

Quoi de commun entre la résistance d’un Samory, dans le bassin du Niger, à la fin du XIX° siècle, et celle du Dé-Tham au Tonkin ?

Entre les résistances anciennes et les modernes, attisées par les nouveaux impérialismes que furent ceux des Etats-Unis et de l’URSS ?

Les chercheurs modernes des anciennes périphéries impériales ont naturellement tendance à embellir leur passé, comme l’ont d’ailleurs toujours fait la plupart des historiens « impérialistes », mais je serais tenté de dire, en ce qui concerne les anciennes colonies françaises, que ce nouveau type de propagande est beaucoup plus efficace, dans leur périphérie et en France, que celle qui fut qualifiée de propagande coloniale :  il joue en effet, et en permanence, à la fois sur l’ignorance de notre passé colonial et sur l’état incommensurable de mauvaise conscience qu’éprouvent, de façon sans doute masochiste, certains milieux intellectuels que la défaite du marxisme a fait basculer dans un nouveau combat, celui de l’ « humanitarisme ».

Par ailleurs, et autres concepts, le recours que fait l’auteur à certains mots, tels que « nations captives », « peuples », ou « citoyens », ne s’inscrivait pas dans le cours historique de beaucoup de ces pays.

Même en 1950, le concept de « citoyen » ou de « peuple »  n’avait pas beaucoup de réalité dans le territoire sous mandat de l’ONU, qu’était le Togo, pas plus d’ailleurs que celui d’opinion publique.

Quatrième fragilité, l’impérialisme concret ne fonctionnait pas comme il est décrit abstraitement, ni en France, ni dans les colonies.

Pour n’évoquer en effet que les anciennes colonies françaises, culture et impérialisme ne rentraient pas dans les grilles d’analyse de l’auteur, même pas à l’époque  de son déclin.

La culture française ne s’est jamais précipitée sur l’impérialisme, et sans doute faudra-t-il attendre encore longtemps, pour que des chercheurs aient le courage de tenter d’évaluer si la France, a été un des paradigmes de la thèse Said.

La France n’a été dans les colonies qu’à reculons, et au cours de la fameuse période de la « course au clocher », le pays était beaucoup plus préoccupé par la ligne bleue des Vosges, et par l’Allemagne, que par les mirages d’un nouvel empire.

Après la Grande Guerre, le pays n’a fait qu’enterrer ses millions de morts, et la deuxième guerre est intervenue, alors que le pays sortait d’une très longue convalescence. Mais il est vrai qu’à certains moments de leur histoire, les Français ont vu dans l’empire un recours possible en face de l’Allemagne, mais le Français n’a jamais eu la fibre impériale.

Curiosités  exotiques des Français ? Certainement ! Mais un grand doute en ce qui concerne un empire français qui aurait été fondé sur une culture impériale, et donc  trouvé sa colonne vertébrale dans une supposée « structure d’attitudes et de références », « d’affinités ».

Et pour conclure :

Structure ou disposition ?

Au-delà de ces quatre critiques, n’y-t-il pas lieu de faire appel à d’autres concepts, familiers en stratégie occidentale et asiatique, ceux de position, de disposition ou de propension ? Aussi bien position et disposition de Clausewitz que de Sun Tzu !

Une disposition à l’impérialisme plus qu’une « structure d’attitudes et de références », avec l’entrée en scène d’autres facteurs que la culture ?

Est-ce que dans le cas de la Grande Bretagne le concept de disposition ne serait pas mieux adapté à expliquer l’impérialisme anglais, sur toutes les mers avec une marine et des lignes de commerce contrôlées à l’échelle mondiale, et avec au cœur, l’empire des Indes ?

Dans le cas Français, cette explication a peu de valeur, tant le pays a été long à se tourner vers le large, et souvent avec des initiatives inopinées de groupes de pression politiques ou économiques, et sous le regard indifférent de l’opinion publique.

A un moment donné de son histoire, un pays est dans une situation relative de puissance, une disposition, telle qu’il peut envahir un autre pays ou être envahi, en fonction de toutes sortes d’enjeux religieux, militaires, économiques, ou démographiques.

Au XIX° siècle, l’impérialisme occidental, tel que décrit par Edward W. Said, a bénéficié d’une supériorité technique telle que, sur les rives de toutes les mers du globe, rien ne pouvait contrarier son expansion, et ma préférence dans la recherche des explications causales va donc nettement en faveur des fameuses technologies qui ont changé le monde de ce siècle.

Ces technologies ont créé une disposition stratégique favorable à l’Occident, et la montée en puissance postérieure des Etats Unis a prolongé cette disposition stratégique favorable.

Dans le cadre d’une telle disposition, exceptionnellement favorable au peuple marin et marchand que fut alors l’Angleterre, il est très possible que la culture ait été un facteur d’exaltation de l’impérialisme britannique, mais la source elle-même de cet impérialisme, rien ne le prouve vraiment.

En ce qui concerne la France, il est difficile d’admettre qu’elle ait bénéficié d’une disposition stratégique aussi favorable à l’impérialisme que l’Angleterre, et rien ne prouve que la culture et l’impérialisme aient fait un aussi bon ménage que le laisse entendre l’auteur.

Ma thèse personnelle est que la France n’a jamais été une nation coloniale, mais que son peuple a laissé le plus souvent ses gouvernements faire ce qui leur semblait bon de faire outre- mer, sauf quand il y eut un grave conflit, du type Indochine ou Algérie.

En résumé donc, en Grande Bretagne, culture et impérialisme en chœur, mais avec la question œuf ou poule ? Alors qu’aux Etats Unis, il semble bien que la culture émane le plus souvent de son impérialisme, une culture impérialiste de sous-produit.

En ce qui concerne la France, grande suspicion quant à la validité de la thèse Said.

Ceci dit et pour reprendre un des thèmes d’une pièce de Shakespeare, « La tempête », adaptée ensuite par Césaire, que cite d’ailleurs Edward W. Said, et à lire son livre, il m’est arrivé souvent, au cours de la lecture, d’avoir l’impression d’incarner le personnage de Caliban, l’esclave,  au service d’un nouveau Prospero, le magicien, c’est-à-dire le professeur de littérature comparée..

Les caractères gras sont de ma responsabilité

Jean Pierre Renaud  – Paris, le 1er décembre 2011

– Tous droits réservés –

Rigueur historique ou non? Respect Mag N°31 -100%Noirs de France -Interview historien Blanchard

Rigueur historique ou non ?

Respect Mag N°31

100% Noirs de France

« Sortir des mythologies et de la méconnaissance »

Interview de l’historien P.Blanchard

Oui, mais avec quels chiffres ?

             Un numéro de magazine au contenu intéressant, et sans doute utile, sur lequel nous reviendrons ultérieurement sur le blog, compte tenu des questions qu’il pose.

            Pour l’instant, arrêtons- nous sur le contenu de l’interview Blanchard dont l’analyse parait moins caricaturale que celle à laquelle il nous avait habitués dans les ouvrages qu’il a publiés, mais l’historien est décidément toujours fâché avec les chiffres et la statistique.

            Dans le livre « Supercherie coloniale », j’ai procédé à la critique systématique de la thèse de l’historien et de ses collègues, d’après laquelle il aurait existé en France une culture coloniale, puis impériale, pendant la période coloniale.

            Le point essentiel de cette critique portait sur l’insuffisance des instruments d’évaluation des supports de la dite culture coloniale, et des effets que la diffusion de ces supports aurait eu sur la mentalité des Français.

            L’historien parait décidément toujours fâché avec les chiffres et la statistique.

            Sur le blog du 4 février 2011, j’avais relevé dans le Lib Mag des 29 et 30/11/11, à propos des squelettes, têtes et corps qui existaient dans nos musées, que les chiffres avancés par l’historien semblaient tout à fait fantaisistes, des millions de squelettes, et des dizaines de milliers de têtes et corps.

            Récidive aujourd’hui avec la statistique des Noirs en France ?

            « A la question « Cette question en France est plus ancienne qu’on a tendance à le penser ? »

L’historien répond, à un moment donné :

«  25 000 noirs ont vécu en France  métropolitaine au XVIII° siècle. Soit beaucoup plus que des personnes de confession juive ou de migrants portugais, italiens, espagnols.»

L’historien Pap Ndiaye proposait un tout autre chiffre dans son livre « La condition noire » : en 1770, la France aurait compté de 4 à 5 000 noirs d’après les registres de police (page 116) et à la fin du XIX°siècle, d’après le même historien, il est probable que le nombre de noirs avoisinait le millier, dont quelques centaines à Paris. (page 126) (Commentaire de ce livre sur le blog du 16/05/11)

Qui a donc raison entre ces deux historiens ?

Jean Pierre Renaud

Rigueur historique ou non? Deux exemples, le magazine du Monde et la revue Hérodote

Rigueur historique ou non ? Deux exemples !

Le magazine du Monde (29/10/2011)

La revue savante Hérodote (3ème trimestre 2011, Géopolitique du Sahara

Le magazine du Monde, sous le titre « L’immolation revêt toujours un caractère très politique », interview du neuropsychiatre Jean- Pierre Soubrier par Louise Couvelaire :

Extrait :

« Question : le phénomène a-t-il une dimension culturelle ?

 Réponse : autrefois en Inde, les « suttee » se jetaient dans le feu à la mort de leur mari, dans les années  »

Les épouses se jetaient vraiment dans le feu à la mort de leur mari ?

Ou plutôt, la coutume indienne, ne les obligeait-elle pas à rejoindre leur mari défunt dans le brasier qui consumait son corps ?

La revue savante Hérodote -3ème trimestre 2011 –Géopolitique du Sahara

A la page 5 , sous l’intitulé

« Désordres, pouvoirs et recompositions territoriales au Sahara »

Emmanuel Grégoire, André Bourgeot

Les deux auteurs écrivent :

Dans le sous-titre « Le Sahara des circulations »

« Tous ces flux ont permis l’émergence de grandes fortunes sahariennes ; la colonisation entraîna un changement géopolitique radical : parfois non sans mal (révoltes touarègues de 1916 et 1917), elle imposa des frontières dans un espace auparavant ouvert et les scinda en une série de territoires que la Conférence de Berlin 1884-1885 attribua principalement à la France et à la Grande Bretagne. »

Rien de tout cela dans l’Acte Général de la Conférence de Berlin dont les différents chapitres  sont exclusivement consacrés à la liberté de navigation  et de commerce sur les deux fleuves Congo et Niger, avec un chapitre sur la lutte contre la traite des esclaves !

L’interprétation donnée à cet Acte général de la Conférence de Berlin est donc pour le moins sujette à suspicion historique légitime !

Jean Pierre Renaud

Choc des cultures, des civilsations, des religions? 1868: l’incident de Sakai entre la France et le Japon

Choc des cultures, des civilisations, des religions ?

Avec la multitude de questions que pose aujourd’hui le multiculturalisme dans le cadre national français ! 

Un exemple historique, pour la réflexion.

1868 : l’incident de Sakai entre la France et le Japon

            Le professeur Samuel P. Huttington s’est taillé un beau succès de librairie et de réflexion en publiant, en 1996, le livre « Le choc des civilisations », un livre qui a nourri beaucoup de polémiques.

            Ce livre avait le mérite de mettre le doigt sur un des problèmes majeurs, sinon le problème majeur qui a bien souvent caractérisé les relations entre civilisations, cultures, et donc pays différents, et à certaines époques, étrangement différents.

C’est dans ce contexte qu’il a paru intéressant de revenir sur un épisode historique tout à fait caractéristique du fossé, pour ne pas dire du gouffre, qui séparait la civilisation traditionnelle du Japon et celle qui se considérait alors, comme évoluée, moderne selon les canons de l’époque.

C’était en 1868 ! Autre temps, autre monde, en êtes-vous sûr ?

A l’occasion de son voyage en Extrême Orient, et au Japon, dans les années 1920, le célèbre journaliste reporter Albert Londres traça un portrait du Japon qui conservait encore beaucoup des traits du récit de l’écrivain Ogai Mori.

Et pourquoi ne pas souligner à ce sujet que la rencontre entre les premiers blancs et beaucoup de communautés africaines situées loin des côtes provoqua très souvent un choc comparable, le blanc exhibant une couleur d’extraterrestre ?

Et  à titre d’autres exemples, récents :

Les Echos du 30/05/11, page 13 : une interview du président et cofondateur d’Infosys, M. Narayana Murthy :

« L’inde est tantôt présentée comme une grande puissance du nouveau millénaire, tantôt comme un pays toujours sous-développé. L’impression est donc plutôt confuse. Comment voyez-vous la position réelle de l’Inde ?

« Pour moi, ce n’est pas confus. Je vois l’Inde avec une croissance forte. Mais je peux vivre en harmonie avec une Inde pleine de pauvreté, d’illettrisme, de problèmes de santé, de malnutrition. Nous vivons en harmonie avec cela parce que la culture hindoue dit fondamentalement que ce que nous sommes dans cette vie est le résultat de ce que nous avons fait dans une vie précédente. Donc, si je fais des choses bien dans cette vie, mon sort sera meilleur dans la prochaine. Le résultat est que les pauvres ne haïssent pas les riches et les riches ne haïssent pas les pauvres. L’Inde est l’un de ces très rares pays où, quand vous allez dans les endroits les plus déshérités, les gens vous sourient, vous n’avez rien à craindre. C’est parce que nous acceptons le principe de réincarnation »

Dans notre monde à nous :

Le Monde du 12/08/11, page 3 : un entretien avec Mme Rahmeth Radjack, psychiatre transculturelle. Elle-même fille de migrants, elle aide les adolescents en tenant compte de leur histoire familiale.

Au cours d’un voyage à Karikal, ancien comptoir français des Indes, et pays de ses parents, c’est le choc :

« Chez moi en France, c’était un petit peu l’Inde, à travers la cuisine que nous mangions, ou certains habits. Mais là-bas, c’était complètement différent ! Mes cousines n’avaient pas du tout le même état d’esprit ; les mêmes objectifs de vie, les mêmes préoccupations… Je me suis soudain rendu compte du décalage qu’avaient vécu mes parents, en sens inverse, lorsqu’ils sont venus en France. »

Le Monde du 16 septembre, dans Débats Décryptages, page 21, avec un article de M.Jean-Louis Amselle, anthropologue, intitulé

« La société française piégée par la guerre des identités

Echec du multiculturalisme »

Le contenu de cet article éclaire le sujet d’une lumière que je considérerais volontiers comme plutôt  nouvelle dans le milieu de ces chercheurs spécialisés, dits « postcoloniaux ».

Dans les semaines qui viennent, nous reviendrons sur cette tribune qui soulève beaucoup de questions, notamment relatives à la mesure et à l’évaluation des phénomènes décrits, et des concepts proposés.

Signalons enfin que, sur ce même blog,  le 16 mai 2010, nous avons proposé une lecture résumée du livre « Diversité contre égalité », du professeur Walter Benn Michaels », un texte qui pose bien le problème de l’arbitrage, politiquement calculé ou non, entre égalité et diversité, ou culture.

Et, le 3 octobre 2010, nous avons fait écho aux travaux du sociologue, quant au poids qu’avait la culture dans la scolarisation des enfants d’origine immigrée, à Mantes la Jolie, et aux Mureaux.

Le contexte historique de l’affaire « Sakai »

En plein dix-neuvième siècle, le Japon était refermé sur lui-même comme un huitre, et vivait dans le secret et la tradition puissante d’une culture originale et exigeante, au sein de laquelle l’honneur tenait une place « capitale », et c’est tout à fait le cas de le dire, comme nous allons le voir.

Dans son introduction intitulée « La guerre dans l’histoire de l’humanité », John Keegan décrit rapidement l’histoire de ce Japon féodal des samouraïs, aussi brillants lettrés que guerriers, avec une  lutte permanente entre les grands féodaux qui se disputaient le premier rôle, lutte qui s’acheva au début du XVIIème siècle grâce à l’emploi de la poudre qui mit fin aux combats rituels.

Etrangement, le shogoun, féodal reconnu comme le plus puissant, interdit alors les armes à feu, situation qui demeura inchangée jusqu’au milieu du XIXème siècle.

« Puis en 1854, l’arrivée dans la baie de Tokyo des « bateaux noirs » du commodore Perry réintroduisit la poudre au Japon. » (page 69)

Keegan en tire la conclusion que l’abandon de la poudre et le retour à la tradition, le sabre, apporte la démonstration que Clausewitz se trompait :

« Elle démontre aussi que la guerre peut-être, parmi bien d’autres choses, la perpétuation d’une culture par ses propres moyens. »

Le livre « Carnage et Culture » de Victor Davis Hanson illustre parfaitement cette conclusion, mais là n’est pas notre propos.

Ce ne fut donc qu’en 1854, que le Japon accepta d’ouvrir quelques-uns de ses ports au commerce international, sous la pression et après l’intervention armée de la marine américaine.

Il convient de rappeler qu’à la même époque les marines occidentales étaient très actives en mer de Chine, notamment celle de Grande Bretagne, et que dans les années 1856-1860, eut lieu en Chine, la deuxième guerre de l’opium.

Le traité du 29 juillet 1858 confirma cette ouverture au commerce international et ouvrit la voie à la nouvelle ère du Japon, communément appelée de la « Meiji », l’empereur Mutsuhito succédant au dernier shogoun de la lignée des Tokugava.

1868 : l’incident de Sakai entre la France et le Japon

Afin d’illustrer ce que fut alors le choc des cultures et des civilisations entre la France et le Japon, nous avons choisi de raconter brièvement ce que fut l’incident de Sakai à partir de la source précieuse qu’est le texte littéraire qu’a rédigé le talentueux Ôgai Mori intitulé « L’incident de Sakai ».

La lecture de ce texte provoque un choc, en raison notamment de la description minutieuse et cruelle de la cérémonie de la réparation diplomatique avec le seppuku successif des vingt guerriers japonais offerts en sacrifice pour cette réparation.

Nous n’avons donc retenu que le premier de ces seppuku, laissant au lecteur curieux le soin de se reporter, pour l’ensemble de la nouvelle, au texte remarquable d’Ôgai Mori.

Les circonstances de l’incident

« Au premier mois de l’an un de Meiji, année du Dragon de la Terre aînée (1868), les troupes de Yoshinobu Togugawa ayant été vaincues à Fushimi puis Toba, et n’ayant pu défendre même le château d’Ôsaka, refluèrent en direction d’Edo par la voie maritime : sur ce, les fonctionnaires d’Osaka, de Hyögo et de Sakai, abandonnant leur poste, se réfugièrent dans la clandestinité, et pendant quelque temps ces villes tombèrent dans un état anarchique. Par ordre de l’Empereur leur contrôle fut alors remis à la charge de trois seigneurs : à celui de Satsuma échut Ösaka, à celui de Nagato, ce fut Hyögo, et celui de Tosa eut Sakai…L’ordre fut bientôt rétabli dans la ville, et les portes des théâtres qui avaient été temporairement fermées furent rouvertes.

Le quinzième jour de ce deuxième mois, les notables de la ville se présentèrent à la Préfecture militaire : ils avaient entendu dire que des soldats français partis d’Ösaka devaient venir à Sakai. Seize bâtiments de guerre étrangers du mouillage de Yokohama étaient venus jeter l’ancre au large du mont Tempô en Setsu, et parmi eux se trouvaient, en compagnie d’anglais et d’américains, des vaisseaux français. Sugi convoqua les chefs des Sixième et Huitième Corps et leur ordonna de se mettre en position au pont de Yamato. Si les soldats français étaient appelés à passer avec une autorisation officielle, il y aurait dû y avoir une notification préalable du secrétaire au Bureau des étrangers, Muneki Date Yyo-no-kami ; or il n’y avait rien de semblable. En admettant même que cette notification eut été retardée, il fallait qu’ils fussent munis d’un laissez-passer pour voyager à l’intérieur des terres. Si les Français n’en avaient pas, il ne pouvait être question de leur permettre le passage. Se faisant suivre de soldats des deux Corps, Surgi et et Ikoma s’assurèrent du contrôle du pont de Yamato où ils attendirent. Les soldats français se présentèrent. On fit demander à l’interprète qui les accompagnait s’ils avaient un laissez-passer ; ils n’avaient rien de tel. Comme les Français étaient peu nombreux, un détachement de Tosa leur barra le chemin, et ils s’en retournèrent en direction d’Ösaka. 

Au soir du même jour, des citadins accoururent au campement des Corps d’infanterie revenus du pont de Yamato et rapportèrent que des marins français avaient débarqué au port. Un bâtiment de guerre français était venu à une lieue environ au large du port et avait envoyé des marins à terre dans une vingtaine de canots. Alors que les deux chefs des Corps d’infanterie faisaient procéder aux préparatifs d’intervention, l’ordre de départ leur arriva de la Préfecture. Il fut aussitôt suivi, et on constata que les marins ne se livraient à aucune violence particulière. Cependant, ils entraient effrontément dans les sanctuaires et les temples ; ils pénétraient à leur fantaisie dans les maisons des citadins ; ils arrêtaient des femmes pour les importuner. Les habitants de Sakai, qui n’était pas un port ouvert, n’était pas habitués aux étrangers et nombreux étaient ceux qui ne sachant plus où se réfugier dans leur stupéfaction et leur crainte, se retranchaient dans leur demeure après avoir verrouillé la porte. Les deux chefs de corps voulurent persuader les marins de retourner à leurs bâtiments, mais il n’y avait pas d’interprète. On eut beau leur faire signe de rentrer par gestes, aucun ne voulut obéir. Lors, les chefs de corps donnèrent l’ordre d’entraîner les marins de force jusqu’au casernement. Les soldats voulurent se saisir des marins à leur portée et les ligoter. Ces derniers s’enfuirent en direction du port. L’un d’eux s’empara d’un fanion du corps posé contre la porte d’une maison et disparut à toutes jambes.

Les deux chefs de corps les poursuivirent à la tête de leurs troupes, mais sans parvenir à rattraper les Français aux longues jambes et rompus à la course. Déjà les marins allaient embarquer sur leurs canots. Or en ce temps il y avait parmi les fantassins de Tosa des sapeurs : chaque patrouille de garde en ville en emmenait régulièrement quatre ou cinq. Il leur appartenait également de porter le fanion de leur corps, et l’un de leurs chefs, qui avait pour nom Umekichi Porte Drapeau, était présent. Il était si expert à la course que lorsqu’il partait en service à Edo lors d’un incendie, il n’arrivait jamais à plus de six pieds derrière un cavalier au pas rapide. Cet Umekichi dépassa les fantassins et parvint à la hauteur du marin qui avait ravi le fanion du Corps. Le croc qu’il portait déchira l’air et s’abattit dans le crâne du marin. Celui-ci poussa un hurlement et s’écroula à la renverse. Umekichi lui reprit le fanion.

Ce que voyant, les marins qui attendaient dans les canots se mirent soudain à tirer tous ensemble avec leurs pistolets.

Les deux chefs de corps prirent instantanément la décision d’ordonner le tir. Les fantassins impatientés alignèrent leurs soixante-dix et quelques fusils et les déchargèrent en direction des barques où s’étaient entassés les marins. Six de ces derniers s’écroulèrent ici ou là. D’autres blessés tombèrent à l’eau. Ceux qui étaient demeurés indemnes se jetèrent en hâte à la mer et, frappant les vagues du talon, une main sur les planches de bordage, manœuvrèrent leurs barques, tantôt plongeant pour éviter les balles et tantôt émergeant pour recracher l’eau salée. Les canots s’éloignèrent petit à petit. Il y eut en tout treize morts, dont un sous-officier, parmi les marins français… »

Comptes rendus, enquêtes d’une hiérarchie très bureaucratique, et le compromis :

« Au dix-huitième jour, par l’intermédiaire de Tarôbei Nagao, on ordonna que fussent suspendus de leurs fonctions les deux chefs de corps, et les soldats sous leur commandement se virent interdire le franchissement des portes de la Représentation… 

… Ensuite arriva, en qualité de mandataire du Seigneur Retiré de Tosa, le Gouverneur Toyoshige Yamamouchi, l’Intendant général Kanae Fukao accompagné de l’Inspecteur général Gorômon Kominami. C’est que le ministre de France Léon Roches, à bord du vaisseau militaire Vénus ancré à Ôsaka, avait entamé des pourparlers de dédommagement avec le secrétaire du Bureau des étrangers. Les exigences du ministre français furent aussitôt acceptées par le conseil de la Cour impériale. En premier lieu, le seigneur de Tosa devait se rendre en personne sur la Vénus afin de présenter des excuses. Deuxièmement, il convenait que les deux officiers ayant commandé les troupes de Tosa à Sakai et vingt soldats de la compagnie qui avait tué des Français fussent exécutés sur les lieux du massacre, et cela dans les trois jours suivant l’arrivée à Kyôto des documents du compromis. Enfin, comme compensation financière destinée aux familles des Français tués, le seigneur de Tosa devait payer la somme de cent cinquante mille dollars…

Le vingt-deuxième jour,

Fukao déclara :

« Notre Seigneur Retiré en personne devait vous parler, mais il est présentement indisposé, et c’est moi qui vais le faire en ses lieu et place. A la suite de cet incident de Sakai, les Français font de dures représentations à la Cour impériale, et en conséquence il a plu à sa Majesté d’ordonner que l’on présente vingt des prévenus en tant que criminels de droit commun. C’est une très grande douleur pour notre Seigneur Retiré qui veut bien cependant vous recommander d’offrir vos vies avec une calme dignité. »

Sur ces derniers mots, Fukao se releva et disparut dans la maison.

Ensuite Kominami transmit les ordres de Toyonori, sire de Tosa :

« Quant aux vingt hommes que nous devons remettre à l’exécuteur, nous ne savons qui désigner ni qui exempter. Allez tous au sanctuaire d’Inari pour y prier les dieux, et décider qui vivra et qui mourra en tirant des billets au sort. Ceux qui trouveront un billet blanc seront exemptés, et ceux qui auront un billet indiquant qu’ils devront se soumettre à la décision de notre maître seront condamnés à mort. Allez maintenant devant les dieux ! »…

Les seize hommes du groupe des condamnés, ainsi que les deux chefs de corps Minoura et Nishimura, et les deux chefs de compagnie Ikenoue et Ôishi, furent placés en détention à la résidence principale de la Représentation…

A la nuit, les défavorisés du tirage au sort rédigèrent leur testament destiné à leurs parents, frères et sœurs ou anciennes connaissances ; ils y enroulèrent leur chignon de soldat qu’ils avaient coupé et remirent le tout aux policiers militaires.

Les officiers des cinq compagnies qui gardaient la résidence vinrent alors adresser leurs adieux aux condamnés en faisant apporter du saké et des mets d’accompagnement. Les chefs de compagnie du corps et les seize soldats jouirent de cette faveur en groupes séparés. Les hommes de troupe, ivres s’endormirent.

Cependant Hachinosuke Doi du Huitième Corps s’était abstenu de trop boire, et lorsqu’il vit ses compagnons commencer à ronfler, il rugit au plus fort de sa voix :

« Holà, vous autres ! Nous avons demain une journée des plus importantes. De quelle façon avez-vous l’intention de mourir ? Voulez-vous vous laisser simplement décapiter ? »… (il convainquit Sugimoto du Sixième Corps)

Les deux hommes éveillèrent leurs compagnons en les appelant, et en secouant aux épaules ceux qui ne voulaient pas se lever. Tout le monde, une fois les yeux ouverts, écouta l’avis des deux soldats, et il ne se trouva personne pour refuser son assentiment. Qu’importait de mourir ? Ils s’y étaient résignés du jour où ils avaient quitté leur province pour entrer dans l’armée. Mais il ne pouvait être question de périr dans la honte. C’est ainsi que l’assemblée toute entière décida d’obtenir à tout prix l’autorisation de se livrer au suicide honorable du seppuku. »

Et des négociations difficiles furent alors engagées avec leur hiérarchie qui aboutirent à une décision favorable de l’Empereur :

« A la suite de l’incident qui a lieu à Sakai, Sa Majesté l’Empereur désire changer d’attitude dans ses relations avec les pays étrangers, et en conséquence elle a pris, selon le droit public, la mesure suivante : ordre- vous est donné de vous tuer demain de votre sabre à Sakai. Que chacun d’entre vous, conscient d’agir pour notre Empire, reçoive cette sentence en toute gratitude. D’autre part, divers hauts fonctionnaires et représentants officiels des pays étrangers seront présents sur les lieux ; veillez donc à faire montre de l’esprit de courage et de probité qui est celui des guerriers de notre Empire. »…

« S’il en est ainsi, nous désirons qu’ils consentent, chose bien naturelle, à ce que nous soyons dorénavant traités sur le même rang que les guerriers : c’est en quelque sorte notre dernière volonté. » ( le seppuku était un privilège réservé aux guerriers (samurai) »…

« A la suite d’une délibération exceptionnelle, ordre est donné de vous traiter tous selon le statut de guerriers. En conséquence, on vous attribue à chacun un assortiment de soie. »

Et Ôgai Mori de décrire en détail le processus de la cérémonie du seppuku :

« Il faisait beau le vingt-troisième jour… Lorsque les vingt hommes passèrent sous le portail de la résidence en faisant sonner les hautes planchettes de leurs socques, on fit mettre à leur disposition vingt palanquins préparés par les maisons Hosokawa et Asano…. Arrivaient alors les vingt palanquins, chacun d’eux, accompagné de six soldats armés de fusils avec la baïonnette engagée…

Un moment après le départ de Nagabori, Kametarô Yamakawa alla saluer un par un les passagers des palanquins, puis il revint à la hauteur de celui de Minoura et dit :

« Vous êtes certainement mal à l’aise dans ces étroits palanquins. De plus, le chemin est long, et avec les stores maintenus baissés, vous devez vous sentir oppressés. Voulez-vous que l’on relève les stores ? »

« Je suis confus de votre bienveillance, mais si cela ne présente pas d’inconvénient, je vous en prie. »

Et les stores de tous les palanquins furent ainsi relevés.

Quelque temps plus tard, Yamakawa repassa près de chaque palanquin pour proposer :

« J’ai fait préparer du thé et des gâteaux que je voudrais offrir à ceux qui en désirent. »

Le traitement accordé aux vingt hommes par les deux clans était d’une grande prévenance en toutes choses….

Le temple bouddhique Myôkokuji avait été désigné pour abriter la cérémonie du seppuku. Sur le portail était déployé l’étendard impérial du chrysanthème…

Les vingt hommes, se parlant joyeusement comme s’ils vivaient une journée normale, attendaient l’heure.

Certains officiers des deux maisons avaient préparé pour ce moment des pinceaux, du papier et de l’encre qu’ils apportèrent devant Minoura assis en tête des vingt hommes, en le priant de rédiger quelques mots en souvenir……

« Rejetons la funeste influence étrangère et payons la dette due à la patrie pour ses bienfaits.

Cette décision résolument prise, peut-on se soucier de ce que disent les hommes ?

Qu’il suffise de respecter cet idéal, afin que l’on en parle encore dans mille années, et la mort d’un homme ne saurait entrer en compte. »

L’expulsion des Barbares étrangers était encore au cœur des préoccupations de cet homme. »

Et comme l’heure de la cérémonie était encore lointaine, on proposa aux vingt hommes de visiter le temple.

« Tous remirent aux moines la totalité de l’argent qu’ils possédaient, et parmi eux certains ajoutèrent une précision à leur offre : ce n’est pas que je veuille quémander le salut de mon âmes dans l’autre monde…

Les moines recueillirent l’argent et descendirent du pavillon de la grande cloche. Les condamnés, quittant également le pavillon, furent ensuite mine d’entrer dans l’enceinte cernée de tentures, en se proposant de jeter un regard sur le lieu qui allait abriter leur suicide… Quittant les lieux ainsi aménagés pour leur mort, les condamnés se rendirent tous ensemble au Hôguin, leur cimetière, pour y voir leurs tombes qui étaient déjà creusées sur deux rangées. Devant ces tombes on avait déjà disposé de grandes jarres d’une hauteur de plus de six pieds, et chacune d’elles portait un nom collé sur sa surface. Lisant les inscriptions au passage, Yokota dit à Doi :

« Toi et moi, nous avons mangé et dormi côte à côte pendant notre vie, et voici que nos jarres funéraires sont l’une à côte de l’autre. Il semble que même après notre mort nous pourrons converser en voisin … 

La cérémonie du seppuku fut enfin fixée pour l’heure du Cheval (11-13 h). Dans l’enclos entouré de tentures s’installèrent d’abord les assistants des condamnés… tous avaient relevé leurs manches de leur tunique en les attachant en croix avec la dragonne de leur sabre, et ils attendaient en arrière de l’endroit où allait se dérouler le seppuku.

A l’extérieur de l’enclos ceint de tentures étaient disposés vingt autres palanquins qui serviraient à transporter les cadavres au Hôjuin ; ceux-ci devaient être transférés dans les jarres funéraires avant l’ensevelissement….

A ce moment, le ciel se couvrit brusquement et une forte averse se mit à tomber… La cérémonie fut provisoirement … et les préparatifs auxquels on se livra de nouveau furent achevés à l’heure du Singe (15 h – 17 h)

Le préposé aux appels cria le nom de Minoura Inokochi. A l’intérieur comme à l’extérieur du temple un profond silence se fit soudain. Minoura, portant ce jour une veste d’habit en drap noir et un large pantalon de cérémonie resserré aux chevilles, prit place à l’endroit de sa mort. Son assistant Baba alla se tenir debout à trois pieds derrière lui. Après avoir adressé un salut au Surintendant et aux autres observateurs, Minoura attira près de lui le petit plateau de bois blanc à quatre pieds qu’un préposé lui avançait et de sa main droite prit le sabre court qui y était posé. Alors s’éleva une voix de tonnerre qui retentit dans tout l’enclos :

« Vous autres les Français, écoutez ! Ce n’est pas pour des gens comme vous que je vais mourir, mais pour notre Empire. Regardez bien comment périt de son propre sabre un homme du Japon ! »

Minoura écarta ses vêtements, agrippa son sabre en dirigeant la pointe vers lui et l’enfonça dans le côté gauche de son ventre, qu’il trancha sur trois pouces vers le bas, puis, tournant la lame vers la droite, la força de trois pouces encore vers le haut. L’entaille ayant été profonde, la blessure s’ouvrit largement. Minoura rejeta son sabre, introduisit sa main dans la plaie béante et, tout en retirant ses entrailles à la poignée, fixa sur les Français un regard dur.

Baba dégaina son grand sabre et l’abattit sur la nuque de Minoura, mais le coup était trop faible.

« Baba que t’arrives-t-il ? Fais ton œuvre plus posément ! » cria Minoura.

Le deuxième coup de Baba sectionna les vertèbres cervicales avec un bruit sec. Minoura s’écria encore d’une voix retentissante :

« Cela ne suffit point encore, tranche mieux ! »

Ce dernier cri, plus fort que les précédents, résonna sur trois cents mètres à la ronde.

Le ministre français qui avait suivi les gestes de Minoura depuis le début, avait senti une stupéfaction épouvantée prendre peu à peu possession de lui. Et, au moment où il tenait plus que difficilement en place, cet énorme cri inattendu frappant ses oreilles le fit se lever de son siège sans plus savoir comment se comporter.

Baba décolla enfin la tête de Minoura à la troisième volée. »

« Nushimura, dont le nom fut appelé ensuite, était un homme d’une grande douceur…Le suivant fut Ikegami, assisté par Kitagawa…

Après lui, Sugimoto, Shôgase, Yamamoto, Morimoto, Kitadait, Inada et Yanase s’ouvrirent le ventre… Le douzième était Hashizume qui prit place au moment où le crépuscule commençait à tomber ; on allumait les lampes dans le pavillon central.

Le ministre français, se levant et se rasseyant sans cesse, s’était jusqu’alors comporté d’une façon trahissant un malaise insupportable. Son malaise atteignit peu à peu les soldats français qui, fusil au pied, assistaient au spectacle. Leur attitude se relâcha entièrement, et ils en vinrent à échanger des murmures soulignés par des gestes de la main. Au moment où Hashizume prenait place, le ministre français lança quelques mots, et aussitôt les soldats, entourant leur maître, quittèrent l’enclos sans même présenter leur salut ni au Prince ni aux fonctionnaires présents. Puis, dès qu’ils eurent traversé la cour du temple et franchi le portail, soldats et ministre prirent le pas de course et se hâtèrent vers le port.

Sur la natte où il devait mourir, Hashizume écartait ses vêtements de son ventre et se préparait à plonger le sabre lorsqu’un fonctionnaire accourut à lui en s’écriant : « Un moment ! » Surpris, Hashizume arrêta le mouvement de sa main ; le fonctionnaire lui relata le départ du ministre français et lui notifia qu’il convenait en l’occurrence de différer son suicide jusqu’à nouvel avis. Hashizume s’en retourna auprès des huit survivants et les informa de ce qui s’était passé.

Les neuf hommes étaient dominés par le sentiment qu’ils préféraient mourir sans plus attendre, puisque c’était leur lot… »

Les intendants des sept seigneuries concernées avaient pris contact avec les Français.

« Nous sommes allés sur le vaisseau français et avons demandé pourquoi ces gens ont quitté les lieux ce soir. C’est alors que le ministre français nous a répondu ce qui suit : « Nous admirons certes le mépris de leur vie et l’esprit de sacrifice au bien public dont les soldats de Tosa ont fait preuve, mais nous ne pouvons vraiment plus supporter ce spectacle à ce point éprouvant, et nous nous en remettons au gouvernement quant à la merci qui peut être accordée aux survivants. »…

Au deuxième jour du troisième mois, la nouvelle parvint que la peine de mort était remise et que les neuf hommes seraient rendus à leur province natale…

La seigneurie de Tosa édifia au temple Hôjuin onze pierres tombales pour ceux qui étaient morts au temple Myôkokuji.

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Mori Ôgai (1862-1922), l’auteur, de son vrai nom Rintarô Mori, écrivain célèbre de l’ère Meiji, et médecin. Il voyagea en Europe, en Allemagne, et traduisit des grands auteurs européens tels que Daudet ou Calderon. Lire « L’oie sauvage », un échantillon de ses œuvres littéraires.

1914, Originally published in Japan – Extraits de la traduction de Jean Cholley

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PS : et pour les amateurs de mangas, l’incident de Sakai a fait l’objet d’une manga aux Editions Delcourt, une manga qu’on lit à la japonaise.

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Rappelons enfin qu’à l’époque moderne, le grand auteur Mishima s’est fait seppuku, et que Viviane Moore, connue pour ses livres d’aventures dans les anciens mondes normands ou celtes, a publié un roman intitulé « Tokyo intramuros » dont une des héroïnes japonaises, mystérieuses et habitée du même sens de l’honneur qui fut une des grandes traditions du Japon, se fait également seppuku à la fin du roman.

Et très récemment, la catastrophe de la centrale nucléaire de Fukushima a fait apparaître à nouveau des qualités d’unité et de dignité de la nation japonaise dont peu d’autres nations sont capables de faire preuve.

Alors, cher lecteur, la culture ne pose-t-elle pas beaucoup de questions lorsqu’elle est confrontée à d’autres cultures ?

Les caractères gras sont de notre responsabilité

Jean Pierre Renaud

Guerre d’Algérie – Soummam 1960 – Lettre numéro 2, ou « Le sourire hygiénique du pacificateur »

Guerre d’Algérie

Soummam

Lettre numéro 2

Une lettre dont le titre pourrait être :

« Le  sourire hygiénique du pacificateur »

            Nous avons publié la première lettre sur le blog du  26 août 2011,  en expliquant aux lecteurs le contexte historique de ces lettres publiées dans un bulletin intitulé

« Bulletin de liaison Saint Maixent 1959

Promotion Communauté »

Bulletin numéro 11                            Mars 1960

JP Renaud

SP 86623

            « Je rentre de permission, je rapporte un grand sommeil de France, « France éternelle » qui esquive dans les jeux de fin d’année, par un réflexe de santé naturel les problèmes d’une France subversive.

Je réponds tout d’abord à notre ami Voisin. Pas très satisfait sur certain comportement A.A., j’ai saisi l’occasion qu’un Télégramme Officiel providentiel m’a offerte, je me suis porté « très volontaire » pour être remis à la disposition de mon arme d’origine. Mon colonel m’a convoqué, nous avons bavardé, satisfaction dans le principe, délai diplomatique dans l’exécution. Me voici donc toujours dans les A.A., à Ait Chemini, cette fois, après avoir essayé de créer une antenne SAS, vous savez ces petites punaises multicolores qui font chic sur les cartes murales d’Etat- Major. A part cela, toujours dans le cadre de la SAS de Vieux Marché, cadre formel puisque nous n’entretenons ; mon capitaine et moi, que des relations épisodiques et télégraphiques. Rien de fracassant assurément, une tactique qui ressortirait plus de la catégorie n°2 chère à V…, V…esprit classeur.

Ceci dit, depuis quatre mois, chef d’une antenne sans pouvoir, sans mission, sans moyens et sans attribution, j’ai pu suivre tout à loisir les développements de l’opération « Jumelles ». La Cie a fait un bond en avant, mais chinois, elle a construit un nouveau poste, très bien placé qui couvre maintenant la zone habitée. Je suis venu en septembre pour essayer d’étayer l’action militaire  pure par une action plus « civile », reconstruction d’une mairie, de deux classes, création d’un petit terrain de football ; visite de villages avec le sourire hygiénique du pacificateur, plus ou moins conseiller du Commandant de Cie. C’était une expérience passionnante, on avait l’impression de gagner du terrain, de retourner la population, le fameux « dégel » des journalistes s’annonçait.

Après un creux cet hiver, les progrès continuent : 70% de l’OPA est détruite, le fellouze ou le terroriste sont durs à trouver. Pas mal de prisonniers, quelques ralliés, situation difficile chez les petits gars d’en face. L’autodéfense a démarré dans les villages proches des postes, la Cie commence à se diluer à l’intérieur de la population.

Le problème politique reste entier, il n’y a pas de 5ème Arme de guerre révolutionnaire ailleurs que dans les bouquins, la chose a été légalisée récemment d’ailleurs. Nous faisons une guerre à l’américaine avec un armée qui n’est pas révolutionnaire, un peu dans le contingent, et peu dans la carrière, ou si peu ! Alors ? Melting des « petits gars du contingent » et des braves kabyles ? Chose faite, bonne chose, mais est-ce autre chose qu’un des articles de la pacification, est-ce que cela touche au mythe ?

Réponse à C…: je pense aussi qu’il faut mettre le paquet aujourd’hui, SAS éphémères !

Conclusion sur une antenne SAS : n’a de valeur que si elle se calque sur une compagnie et si elle en a les moyens. Dans le cas contraire, centre de repos avancé pour officier des A.A. anémié cherchant le fel par dilettantisme.

Avec mes bonnes amitiés. »

Deux commentaires sommaires :

A propos de V…, un camarade de promotion : dans une de ses lettres, il avait classé les types de relation avec le commandement et marqué sa préférence pour la méthode de la tergiversation à celle de la rupture. Etrangement, il avait récupéré l‘attaché des A.A. que j’avais viré pour corruption.

« Le sourire hygiénique du pacificateur » : dans un des numéros du journal de la FNACA , « L’Ancien d’Algérie », le journaliste avait compris « le seau hygiénique du pacificateur », et c’est le texte qui a été publié.

Le mal était fait, d’autant plus que la rectification de l’erreur dans un des journaux suivants se réfugiait dans un petit coin illisible de ce journal.

En tout cas, la formule utilisée se suffisait déjà à elle-même.

Guerre d’Algérie – Soummam 1959-1960- Lettres d’un Sous-Lieutenant Officier de SAS

Guerre d’Algérie

Soummam 1959-1960

Lettres d’un Sous-Lieutenant, Officier de SAS

Présentation

                        Les deux lettres qui vont être publiées successivement l’ont déjà été dans une publication plutôt confidentielle, intitulée « Bulletin de liaison Saint Maixent 1959 – Promotion Communauté ».

            En octobre 1958, une cinquantaine d’anciens élèves des grandes écoles (en très grande majorité de Normale Supérieure et de la France d’Outre-Mer) entrent à l’Ecole Militaire de Saint Maixent.

            Une quarantaine de ces sous-lieutenants rejoint l’Algérie en avril 1959, la moitié dans des unités combattantes, l’autre moitié dans les SAS, les Sections Administratives Spécialisées.

L’auteur faisait partie de cette promotion.

            La promotion décida d’éditer un bulletin de promotion intitulé « Promotion Communauté » destiné à échanger informations, expériences et réflexions sur la guerre d’Algérie.

            D’avril 1959 à octobre 1960, seize bulletins ont été publiés, relatant les expériences de ces jeunes officiers, affectés sur tout le territoire de l’Algérie. (1)

            Ces témoignages, « tout chauds » d’actualité, étaient authentiques, lucides, et sans beaucoup d’illusions sur cette guerre d’Algérie, et sur la mécanique diabolique de toute guerre. 

            L’auteur lui-même des deux lettres publiées sur le blog avait été affecté en Petite Kabylie, à la SAS de Vieux Marché, dans la vallée de la Soummam, arrondissement de Sidi Aïch, département de Sétif, à cette époque.

            La SAS en question vivotait dans une zone qualifiée de « pourrie », alors encore contrôlée par l’OPA du FLN et les katibas rebelles, dans la willaya 3 ; ces derniers pouvaient se réfugier facilement dans la forêt d’Akfadou, et conserver des liaisons faciles avec les katibas de Grande Kabylie.

            Petit rappel historique pour les non-initiés :

                        A l’époque des faits, l’Armée exerçait tous les pouvoirs, c’est-à-dire les généraux et tous les officiers chargés d’un commandement en Algérie.

            Dans les départements, les Préfets étaient les adjoints civils des généraux. Dans les arrondissements, les colonels, commandants de secteurs militaires, avaient pour adjoints les sous-préfets.

            Les secteurs étaient découpés en quartiers tenus par des bataillons, eux-mêmes découpés en sous-quartiers tenus par des compagnies.

            Pour remédier à la sous-administration de l’Algérie et pour reprendre en mains la population, le gouvernement avait créé dans la plupart des arrondissements, des Sections Administratives Spécialisées, les fameuses SAS. Leurs limites ne recouvraient pas toujours celles des sous-quartiers, et c’était le cas de la SAS de Vieux Marché.

            L’ancienne commune mixte de la Soummam, qui englobait le douar des Béni Oughlis, territoire de la SAS, était immense, puisque pendant la pacification, pas moins de quatorze SAS avaient été créées sur cette ancienne circonscription.

Les Officiers des Affaires Algériennes, Chefs de SAS, avaient une position ambigüe, puisqu’ils relevaient tout à la fois de l’autorité militaire et de l’autorité civile. Leur nature était hybride et leur recrutement très hétéroclite.

Lors d’une réunion du 29/05/1959, le Délégué Général du Gouvernement en Algérie avait dit des officiers SAS : « ils sont naturellement hermaphrodites. »

Il y avait autant de cas de figure de SAS que de situations militaires concrètes, et que de relations professionnelles et personnelles entre officiers de Sous-Quartiers et officiers de SAS.

Une SAS, en tant que telle, avait de la peine à exister dans une zone non pacifiée, totalement contrôlée par l’armée, et c’était le cas de la SAS de Vieux Marché.

La doctrine militaire de la pacification

La pacification dans le douar des Beni Oughlis mettait en œuvre la doctrine de « La guerre moderne », le livre du colonel Trinquier

Avec d’autres colonels qui ont voulu tirer les enseignements des échecs de la France en Indochine, le colonel Trinquier a été un des théoriciens de  la guerre révolutionnaire ou contre-révolutionnaire en Algérie.

Au cœur de cette doctrine figurait l’adhésion, sinon le contrôle de la population. Mao Tsé Tung était passé par là.

Les SAS constituaient donc une des pièces importantes du dispositif stratégique.

Mais les fondements de cette analyse stratégique, la situation en Algérie, son histoire, les caractéristiques du théâtre d’opérations, la nature de nos adversaires, de leur combat…  l’ensemble des facteurs stratégiques de l’Algérie d’alors, n’était pas du tout le même que celui d’Indochine, alors, sorte d’avant-garde du communisme international de la Chine et de l’URSS, et la solution du problème ne pouvait donc pas être la même.

Au cours du stage d’application de Saint Maixent, les élèves avaient eu l’occasion d’écouter une des conférences d’un intellectuel à la mode dans l’armée, résolument anti- communiste, un dénommé Sauge, et le contenu de la pensée de ce conférencier avait fait bien rigoler la majorité des élèves.

Quelques dates pour situer le texte :

            1/11/1954 : début de l’insurrection algérienne

            1957 : bataille d’Alger

            4/06/1958 : de Gaulle  à Alger : « Je vous ai compris »

            23/10/1958 : de Gaulle propose la paix des braves

            27/31/08/1959 : tournée des popotes, de Gaulle déclare :

             «  Moi vivant, jamais le drapeau du FLN ne flottera sur l’Algérie »

            24/01/1960 – 1/02/1960 : semaine des barricades à Alger

            13/02/1960 : explosion de la première bombe atomique au Sahara.

            3/05/1960 2ème tournée des popotes de de Gaulle en Algérie : de Gaulle évoque l’idée d’une Algérie Algérienne liée à la FRANCE

            Bulletin Numéro 3

            De JP Renaud                   juin 1959

SAS de Vieux Marché

SP 86 623

            « La SAS où j’ai été parachuté n’a rien de commun avec la SAS capitonnée, amoureusement préparée dans certains couloirs du Palais par quelque Procureur ; elle ne ressemble pas non plus aux SAS en mal de réformateurs agraires grandis à l’ombre de quelque Parti. Oh ! Camarades, qu’est devenue la vertu ?

Je ferai donc part de mes impressions aux gens sérieux.

SAS accrochée dans le « djebel », surplombant la vallée de la Soummam, entre Sidi Aïch et Akbou. SAS recouvrant à peu près un Sous Quartier « réservé » aux Chasseurs Alpins de la Première Compagnie.

Aucune élite présente, aucune délégation spéciale, ni a fortiori aucune municipalité. Tous les gens bien sont en France, dans les villes d’Algérie, dans le djebel, ou bien, tout simplement morts, et ils sont nombreux.

Il n’y a pas d’opinion politique ou, plus justement, la politique menée dans le Sous Quartier ne tient pas à la voir s’exprimer ; pourquoi avoir des municipalités FLN puisqu’on lutte contre lui les armes à la main ? Attendons que, par un traitement approprié de la population, celle-ci soit mûre et nous donne la preuve de sa capacité française.

 La population de la SAS se trouve pratiquement dans un noman’s land, disputé par les deux partis. Moutonnière, apathique, ennemie souvent, mais ce qui est  plus grave, considérée comme telle par nous. Au point de vue militaire, des progrès ont été réalisés ; les rebelles et les terroristes se promènent constamment dans le Sous Quartier, mais il est rare qu’une katiba soit réunie pour opérer. Les gens sont las de la guerre, sans doute, mais je ne pense pas qu’une politique ait jamais été fondée sur la lassitude des gens. Le Kabyle, ou plutôt, la « Kabyle » rentre dans sa coquille et laisse passer l’orage. La troupe n’a aucune prise sur la population, sauf par force. La théorie en faveur, et c’est un bien grand mot, est qu’il faut mater la population, l’épurer. C’est ainsi que le stage en taule est considéré comme favorable à l’éducation et à la moralisation des « pensionnaires »

On distingue les villages qui se conduisent bien et ceux qui se conduisent mal. Ceux-là ont le droit de venir travailler aux aménagements du poste pendant un certain nombre de journées. Ces deux cas ne sont qu’une illustration d’une méthode plus ou moins consciente qui pense que la verge ou la contrainte peuvent reconquérir la population. L’idéal serait que le Kabyle prenne un coup de règle sur les doigts chaque fois qu’il agit mal envers nous. C’est un moyen comme un autre de lui montrer qu’il ne peut se passer de nous. Il n’y a plus d’échanges, le ravitaillement des populations est interdit ou accordé au compte-gouttes. C’est la misère ou le marché noir, le retour à des procédés archaïques pour fabriquer sucre, cafés, aliments. L’asphyxie économique est encore un moyen d’éducation politique et de lutte contre le ravitaillement des bandes rebelles, puisque après le poste, c’est la zone ouverte aux incursions des rebelles.

Pourtant, il y a de l’argent, les femmes perçoivent des allocations familiales, des mandats provenant de leurs maris émigrés en France, des pensions… beaucoup d’argent, mais pas d’échanges. Le minimum vital est encore amoindri par la présence de réfugiés, un tiers de la population a été évacué pour organiser une sorte de cordon sanitaire entre le rebelle et nous.

Dans ce climat politique, militaire, économique, la SAS n’a pas un rayonnement exceptionnel. Elle était enfermée, tout récemment encore, dans ses murs ; une antenne administrative dans des bâtiments provisoires à l’ombre de la Compagnie. Un Maghzen peu nombreux, de valeur inégale, qui tient plus d’un hospice pour gens en danger d’égorgement que d’une troupe combattante, tout est à faire pour son instruction. Une SAS kyste dans la circonscription, que les gens ne viennent fréquenter que par intérêt.

Trois sortes de travaux : le travail administratif, encore prédominant ; militaire (instruction du Maghzen), politique, des tournées de contact assez illusoires dans le cadre des sorties militaires, un chantier de piste rurale.

Ceci dit, le pays est très beau, très touristique, et l’habitat est intéressant.

Tant que les moyens nécessaires ne seront pas donnés pour couvrir la région de troupes, il est illusoire d’escompter le ralliement de la population. »

(1)  L’historien Antoine Prost faisait partie de cette promotion. Le bulletin a publié deux de ses lettres, dans le numéro 11, celle du 10 février 1960, et dans le numéro 12, une autre, à la date du 15 avril 1960.

Sauf erreur de ma part, les « Carnets d’Algérie » qu’il a publiés, n’ont fait état ni du bulletin, ni de ces deux lettres.

Le livre « Culture et Impérialisme » d’Edward W.Said : « Comment peut-on être impérialiste? »

Le livre « Culture et Impérialisme » d’Edward W.Said ou

 « Comment peut-on être un impérialiste ?»

Sans le savoir ?

            Une entrée en matière un brin provocante, mais le sujet en vaut la chandelle, en tout cas en ce qui me concerne, étant donné qu’il pourrait me convaincre d’avoir été, et d’être encore, et sans doute, un impérialiste, sans le savoir.

            Il s’agit d’une grande œuvre intellectuelle, riche, encyclopédique, courageuse, bien supérieure, à mon avis, à celle, d’abord historiographique, de Frederick Cooper sur le colonialisme, laquelle a fait déjà l’objet d’une analyse critique sur ce blog.

            J’ai déjà consacré quelques lignes du blog à deux autres de ses œuvres, « L’Orientalisme », et « Démocratie et Humanisme », mais je proposerai après les vacances une lecture critique du livre « Culture et Impérialisme », avec mes réflexions et questions personnelles.

            Et pour proposer un premier fil conducteur de lecture, je serais tenté de dire que, dans l’état actuel de mes réflexions, je ne suis pas sûr que le concept clé de l’auteur, c’est-à-dire «  l’idée d’une structure d’attitudes et de références lentement et régulièrement mise en place par le roman… », mais plus largement par la culture, puisse être un concept d’analyse clairement opératoire, dans le cas de la France et de son ancien « empire ».

            Jean Pierre Renaud

« Guerres d’Afrique, 130 ans de guerres coloniales, l’expérience française », de Vincent Joly, lecture 2

« Guerres d’Afrique

130 ans de guerres coloniales

L’expérience française »

Vincent Joly

Lecture critique

Volet 2 (volet 1 sur le blog du 11 mai 2011 )

La problématique de la guerre : « une espèce de guerre coloniale » ?

Le premier chapitre intitulé « Guerres et violences coloniales : thèmes et débats » ouvre le livre sur le véritable débat de fond, le contenu du concept de guerre, son évolution et sa définition selon les auteurs, et sa signification en tant qu’une « espèce de  guerre coloniale ».

Ma première remarque porterait sur la qualification coloniale : est-ce qu’une guerre coloniale, petite ou grande, courte ou longue, n’est pas, avant toute chose, celle qui est faite par une puissance qui entend en dominer « une autre », un nouveau territoire, une colonie, donc une guerre coloniale par destination.

La distinction que font les auteurs anglo-saxons entre celles qui ont eu lieu avant 1914, les « small wars », et celles d’après, les « imperial policing » ne suffit pas à décrire les différents états de guerre coloniale, selon les époques.

Ma préférence irait plutôt, en ce qui concerne la France, vers des critères techniques plus rigoureux, le théâtre d’opérations (désert, savane ou forêt), la latitude (tropicale ou non), une mise en œuvre artisanale (Soudan) ou industrielle (Tonkin, Dahomey, ou Madagascar), les effectifs mis en œuvre (africains ou non), les technologies disponibles et mises en œuvre, et évidemment la date, et tout autant la saison.

La thèse développée par l’historien Headricks dans le livre « The tools of imperialism » est tout à fait stimulante à cet égard : pas de conquête du Soudan sans vapeurs sur le fleuve Sénégal, et pas de conquête du bassin du Niger, sans télégraphe (ce que releva d’ailleurs l’historien Brunschwig), canons, et fusils à tir rapide, mais tout autant, sans quinine, et sans recours à une troupe africaine nombreuse.

Le recrutement de ce type de troupe donnait la possibilité de financer la conquête au moindre coût, en faisant appel au minimum de soldats européens mal adaptés, sur le plan de la santé et de l’acclimatation, à ce théâtre d’opérations

Les critères d’analyse retenus par l’historien Keegan dans son « Histoire de la Guerre » seraient sans doute plus pertinents, notamment ceux de « feu », de « logistique », marginalement de « fortifications » à l’occasion de la conquête de l’ouest africain (les fameux tatas), mais en y ajoutant la nature des troupes, la contrainte climatique, et l’importance de l’outil militaire de la conquête, la « colonne », au cours de ce qu’il conviendrait d’appeler la première phase des guerres « coloniales » modernes.

Au cours de la première période, c’est sans doute l’outil militaire de la « colonne » qui a été l’instrument majeur de la conquête coloniale, mis en pratique par les puissances européennes avec des caractéristiques et  une intensité militaire différente selon les enjeux, les époques et les théâtres d’opération.

Quoi de commun entre les premières colonnes de Gallieni en marche vers le Niger dans les années 1880 et celles qu’il commanda au Tonkin dans les années 1890 contre le Dé Tham dans le Yen Thé ?

L’auteur propose sa propre définition de la guerre coloniale qui réunirait trois caractéristiques, une défaite d’exception, la disproportion des pertes subies, la composition africaine de l’armée coloniale. (page 32)

Une telle définition appauvrit considérablement le concept historique, et n’est de toute façon plus applicable dans des contextes historiques tels que la guerre du Rif, ou celles d’Indochine et d’Algérie.

Et en ce qui concerne un des critères, celui des pertes, dans quelle case du bilan, conviendrait-il de mettre les pertes européennes causées par les maladies (le tiers des effectifs de l’expédition malgache en 1895-1896) ?

Le critère proposé par l’historien Henri Brunschwig, même s’il est également très général, traduit beaucoup mieux la relation coloniale entretenue par la métropole pour laquelle toute guerre coloniale, n’a jamais été que « secondaire »

A ce stade de la lecture et de la réflexion, je serais tenté de dire que faute d’avoir choisi un fil conducteur et une chronologie historique, une définition précise de la guerre coloniale, l’auteur brosse un tableau plus récapitulatif que comparatif et synthétique des guerres d’Afrique, dites « coloniales », sans que la rigueur historique y trouve en définitive son compte, en juxtaposant expériences et guerres « coloniales », sans qu’on en voie toujours les lignes de force communes ou antagonistes.

 Les ambiguïtés

Le titre du livre vise les guerres d’Afrique, et il parait tout à fait surprenant d’y inclure la guerre d’Indochine, même si on voit bien le lien que fait l’auteur entre la guerre d’Indochine et la guerre d’Algérie, compte tenu des idées de guerre subversive, psychologique, révolutionnaire, qui ont inspiré, en Algérie, une partie des officiers d’active dans la guerre qu’ils y ont menée.

Mais ce rapprochement est tout à fait discutable, sauf à passer à un autre type d’analyse, celle des guerres « coloniales » modernes, de type d’abord asymétrique, puis de plus en plus symétriques, en raison des moyens militaires mis en œuvre, telle celle du Vietnam, qu’ont été certaines guerres d’indépendance nationale.

D’autant plus discutable qu’en Indochine, la confrontation est-ouest a très rapidement donné une coloration très différente au conflit, ce qui n’a pas été le cas de l’Algérie, même si certains officiers ont tenté d’accréditer cette thèse.

Une école algérienne de la guerre coloniale? Et la doctrine du fait accompli ?

L’auteur fait un sort à une école militaire algérienne à la mode Bugeaud, et classe Faidherbe dans la mouvance de cette école, mais cette ascendance, même si elle a existé, n’a pas obligatoirement conduit Faidherbe à mener ce type de guerre sur un théâtre d’opérations complètement différent, avec l’innovation des opérations amphibies,  et avec une conception coloniale encore plus différente de celle de l’Algérie.

L’auteur écrit : « Comme Bugeaud, il estime (Faidherbe) qu’il ne peut y avoir de sécurité sans occupation militaire même si celle-ci va à l’encontre de la politique voulue à Paris. Ainsi, en 1859, alors que de nouvelles instructions lui ordonnent de consolider le territoire acquis, il lance une colonne dans le Siné afin de « restaurer le prestige de la France ». En agissant ainsi, il inaugure une pratique du fait accompli et de lace vis-à-vis des pouvoirs civils métropolitains qui est érigée en principe par ses successeurs « soudanais ». Il est ici, selon la juste expression de R.Kanya-Forstner, le véritable père de l’impérialisme français au sud du Sahara. » (page 95)

J’ai consacré plusieurs années de recherches historiques dans les archives militaires et dans les récits de campagne des officiers, et il y en a eu beaucoup, afin de tenter de déterminer la place du fameux « fait accompli » dans l’histoire des conquêtes coloniales. J’ai livré le résultat de ces recherches dans le livre « Le vent des mots, le vent des maux, le vent du large », et ces recherches démontrent :

 1) que dans le contexte des communications de l’époque, il existait effectivement une liberté large et inévitable de commandement. Au cours même de la guerre de 1914-1918, l’historien Keegan a montré les limites du commandement, même au plus près des combats, le chef n’étant le plus souvent pas informé, ou avec retard, de ce qui se passait en avant des tranchées,

2) que le fameux fait accompli était le plus souvent au moins autant celui du petit groupe politique colonial qui tirait les ficelles à Paris que celui décrit comme le clan des « Soudanais », « les épigones de Bugeaud » (page 115)

3) que la thèse de R.Kanya-Forstner avait le mérite d’exister, mais qu’elle n’était pas toujours fondée dans tous ses développements,

4) qu’en tout état de cause, aucune opération militaire ne pouvait se dérouler sans que son chef ait un minimum de liberté de commandement.

Et j’ajouterais volontiers que la course vers Fachoda, ou le lac Tchad, avec le désastre de la colonne Voulet-Chanoine, la guerre du Dahomey, l’expédition de Madagascar, pour ne citer que ces quatre exemples, ne s’inscrivaient pas dans la thèse du fait accompli colonial, mais bien dans celle de la décision politique ou du fait accompli politique.

Alors parler d’école algérienne de l’impérialisme parait tout simplement exagéré, pour ne pas utiliser un qualificatif plus fort. L’extension de cette conception génétique de la guerre coloniale à la guerre d’Indochine ou à celle d’Algérie, serait encore plus étrange !

Mais tout à fait curieusement, il semble qu’à l’arrière-plan de ce type d’analyse se profile l’ombre de l’Algérie, toujours l’Algérie, et sa guerre d’indépendance qui aurait effacé les autres colonies, même si l’Algérie n’était pas une colonie, une « ombre » familière à beaucoup de chercheurs de l’histoire coloniale ou postcoloniale.

Ecole algérienne, celle de Gallieni ou de Lyautey ? Cette thèse n’est pas fondée, en tout cas pour ceux qui ont fréquenté, et leurs récits, et leurs campagnes.

Une armée d’Afrique ?

J’avouerai qu’à la lecture de ce livre par ailleurs bien documenté grâce à son abondante historiographie, et intéressant, j’ai eu de la peine à retrouver les justes repères sur la nature des armées coloniales, sauf en ce qui concerne leur appel à un recrutement toujours très important de soldats africains.

A mes yeux, l’armée d’Afrique était celle d’Algérie, et plus largement celle de l’Afrique du nord, et pas celle des colonies africaines, formée de régiments d’infanterie ou d’artillerie coloniale, et pas du tout de régiments de zouaves ou de chasseurs d’Afrique. Il me semble que c’est d’ailleurs l’acception retenue par les spécialistes, notamment  Anthony Clayton, Troisième partie, L’armée d’Afrique (pages 243 et suivantes).

Ne s’agit-il pas là d’une confusion historique ?  D’autant plus étrange que l’auteur cite à la fois dans son livre et dans sa bibliographie le livre de Clayton, intitulé « L’armée française en Afrique : 1830-1962 »

L’analyse du concept de l’armée d’Afrique, de son contenu, de son recrutement, aurait été intéressant en tant que tel, étant donné la relation qu’il instituait entre le gouvernent, la nation, et la politique coloniale qui était menée en leur nom.

L’histoire des troupes coloniales montre à l’évidence qu’elles ont le plus souvent servi des guerres considérées comme secondaires, ignorées le plus souvent comme le relève d’ailleurs ce livre, d’autant plus facilement, qu’elles n’impliquaient pas l’armée française dans son ensemble, mais surtout, absolument pas dans son système de recrutement, c’est-à-dire la conscription citoyenne, et donc en conséquence dans son fonctionnement et ses missions.

Ce que l’auteur appelle « l’armée d’Afrique », hors Algérie, a généralement été dirigée par des officiers de métier, secondés par un petit noyau européen de soldats de métier, d’engagés, ou de volontaires, mais constituée, pour l’essentiel, de troupes africaines.

L’expédition de Madagascar avait par exemple montré les limites de l’appel à des formations militaires de la métropole. Les unités de soldats recrutés en métropole, fêtées par la population à leur départ, le 200ème de ligne et le 40ème Chasseurs, avaient perdu, à la fin de 1895, plus de la moitié de leur effectif.

L’historien Brunschwig avait fort justement qualifié cette expédition de « criminelle ».

C’est entre autres, la raison pour laquelle je remarquais au début de cette analyse que les guerres coloniales n’avaient jamais été celles de la France, de son peuple, mais celles de ce que j’appellerais la France coloniale.

Et c’est sans doute pour les mêmes raisons que, grâce à l’existence d’un article 35 tout à fait curieux de la Constitution, à la suppression du service militaire et  à la disposition d’une armée professionnelle, la France s’engage aujourd’hui dans des guerres extérieures, sans trop se soucier de l’avis du Parlement ou de l’opinion des citoyens.

Nous touchons ici du doigt une des causes de nos guerres coloniales, celle qui mettait à la disposition des gouvernements de la Troisième République une force militaire professionnelle dont l’emploi ne soulevait  pas de conflit politique majeur.

Dans les deux guerres « perdues » d’Indochine et d’Algérie, le facteur principal de la défaite fut dans un cas, l’absence de la mobilisation des citoyens pour assumer le conflit, et dans l’autre cas, l’engagement des citoyens, c’est-à-dire d’un contingent rapidement hostile aux buts de cette guerre.

Avant d’en terminer, toutefois un regret, que l’auteur n’ait pas assez fait état des archives d’opérations militaires elles-mêmes, et pu consacrer plus de temps à la lecture des récits des officiers qui ont été les acteurs de ces guerres coloniales, je pense notamment à Gallieni et à Lyautey, mais il y en a eu beaucoup d’autres.

Au-delà de leur métier militaire, ils avaient souvent un talent de plume incontestable !

 Et le regret aussi que l’analyse historique n’ait pas épousé strictement le concept de comparaison entre « guerres » chronologiquement et conceptuellement comparables.

Jean Pierre Renaud

(1)  « Le vent des mots, le vent des maux, le vent du large » Editions JPR 2006

Le rôle de la communication et des communications dans les conquêtes coloniales (1870-1900)

Le Postcolonial ex ante ?, Georges Balandier, notes de lecture 3

Le Postcolonial ex ante ? 

« Le Tiers Monde »

« Sous-développement et développement »

Georges Balandier

Cahier 27 (INED 1956)

Notes de lecture 3

Le texte ci-dessous n’ a d’autre ambition que de proposer une lecture résumée, et toujours d’actualité, de la dernière partie des analyses de la Revue « Tiers Monde », avec citations des auteurs.

Notes de lecture 1 sur le blog du 11 février et 2 sur le blog du 25 février

« Troisième partie »

« Recherche d’une solution »

Après avoir « reconnu » le problème (première partie),  et l’avoir « analysé » (deuxième partie), l’équipe Balandier s’est lancée dans la « recherche d’une solution », et c’est dans ce processus que Balandier marquait l’importance du contexte socio-culturel et du coût social du progrès.

Le contexte socio-culturel et le coût social du progrès

(page 289 à 305)

En préambule, le sociologue posait la question de savoir si le développement à l’occidentale pouvait être considéré, en tant que tel, comme un modèle à imiter, et si certains pays, certains, musulmans, n’avaient pas raison de refuser les transformations, de peur de perdre  « leur âme », ou d’adhérer à des modèles de transformation qui ne s’accordaient pas avec la hiérarchie de valeurs qui n’était pas celle des européens.

Bonnes questions, mais l’auteur  relevait que les sociétés « attardées » n’avaient guère le choix, même si elles manifestaient un certain nombre de résistances légitimes  au changement qui leur était imposé, les « forces culturelles de résistance au progrès ».

Les conditions culturelles du progrès

« On ne peut contester le caractère contagieux de la civilisation technique, le prix que les nations nouvelles attachent à cette dernière en tant qu’instrument de leur indépendance. Toute la question est de savoir sous quelle forme il reste possible de faire accepter les éléments de cette civilisation par le grand nombre des individus de type traditionnaliste, qui sont les moins préparés à les recevoir. C’est un problème de « traduction », d’adaptation au langage particulier à la culture réceptrice. » (page 293)

« En face des économistes qui ont tendance à envisager le fait du sous-développement sous l’aspect primordial (mais non exclusif) de la capacité à investir, en face des anthropologies qui accentuent l’inertie des cultures traditionnelles, les obstacles que ces dernières dressent aux projets de modernisation technique et économique, il est nécessaire de tenir une position moyenne qui corrige les uns par les autres les différents points de vue. »

L’économiste Frankel notait  que la conversion des sociétés traditionnelles impliquait « nécessairement la lente croissance de nouvelles aptitudes, de nouvelles manières de faire, de vivre et de penser »

Les conditions sociales du progrès

Première victime du progrès, le paysan :

« Dans des sociétés où les activités agricoles restent prédominantes, alors que le processus d’industrialisation n’est apparu qu’à une époque récente, les problèmes sociaux posés par la modernisation concernent d’abord le milieu paysan. C’est le villageois qui est, en même temps, que le plus enserré dans le tissu des traditions, la première victime des insuffisances techniques et des relations inégales caractérisant l’ordre ancien. » (page 294)

D’où l’importance de la question agraire comme on l’a vu dans la Chine communiste, et les conséquences migratoires vers les villes du processus de transformation technique, avec la formation d’économies et de sociétés de type dualiste : société préindustrielle et société industrialisée, société précapitaliste et société capitaliste, société fermée et société ouverte.

« C’est montrer que le passage de l’individu, de l’un à l’autre de ces milieux, ne pourra s’effectuer sans heurts. »

Avec des conséquences dans les rythmes du travail, son organisation individuelle ou collective, ses motivations, donc un « coût social »

Le coût social du progrès.

« Il est fréquent d’affirmer qu’une industrialisation accélérée, et un développement économique rapide des sociétés « attardées », ne paraissent possibles que si une génération d’hommes au moins se sacrifie pour les suivantes. Mais ce n’est pas sous cette forme de comptabilité brutale que l’on peut seulement envisager l’expression : coût social du progrès ».

« Le progrès économique impose toute une série de bouleversements en chaîne qui affectent la structure matérielle des sociétés traditionnelles, comme leurs éléments immatériels… Ils créent des mécontentements et des tensions. Ils expliquent le besoin qu’ont les jeunes gouvernements de trouver des responsables étrangers sur lesquels puisse se transférer le ressentiment. Ils finissent toujours par exiger, à des degrés divers, le recours à la contrainte. »

« Mais c’est au regard du sociologue que les phénomènes « pathologiques » sont les plus apparents. La ville nouvelle présente souvent une structure démographique aberrante… d’un autre côté, la ville nouvelle apparaît comme une société improvisée, affectée par de continuelles transformations… la ville provoque une transformation dans les rapports familiaux traditionnellement prescrits…Il faut enfin rappeler, bien que son étude ne puisse être abordée ici, le problème que pose un prolétariat mal stabilisé, mal équipé techniquement, mal rétribué et souvent démuni des moyens efficaces qui lui permettraient dd défendre ses droits ; son instabilité même contrarie et son organisation et le développement de sa conscience de classe.

Il semblait raisonnable de penser que l’exemple laissé par l’Europe, assurant le démarrage de son industrialisation, permettrait d’éviter le renouvellement d’erreurs particulièrement « coûteuses ». Ce n’est pas la cas. Les leçons de l’histoire n’ont guère d’efficacité. » (page 303)

« Brèves remarques pour conclure »

(page 369 à 381)

Sous-développement et coexistence compétitive

« On ne peut plus douter que l’avenir prochain des pays sous-développés ne détermine aussi notre propre avenir. Leur inquiétude est devenue notre inquiétude ; dans la mesure même où elle conditionne une révolte qui se dirige contre les nations privilégiées. » (page 369)

Et Balandier de citer l’écrivain R.Wrigt qui, à propos de la conférence de Bandoeng (1955), évoquait l’incertitude de l’Indonésien éclairé : « Comment… obtenir la coopération de l’Occident et en même temps se défendre contre la volonté de domination des Occidentaux. »

L’actualité la plus récente révèle plus une compétition qu’une entente internationale à propos des pays sous-développés. »

Nous étions à l’époque de la guerre froide, mais est-ce que les choses ont véritablement changé ?

« Il n’y a donc pas d’équivoque. Nous avons à opter pour une politique de compétition mortelle entre grandes puissances ou pour une politique de paix favorable à la résolution du seul grand problème du XX°siècle: celui de la faim et de la misère, condition de la majorité des peuples du monde. » (page 370)

Et Balandier de citer la thèse de l’historien Abdoulaye Ly qui critiquait avec une égale violence « l’impérialisme (impérialisme du capitalisme financier et monopoliste) et « l’expansionnisme soviétique » (expansionnisme du monopole étatique et de l’Etat-Parti), cet auteur donnant la préférence à « l’action révolutionnaire des paysanneries sous-développées »

Première conclusion de Balandier : il est difficile de tirer quelques conclusions d’ordre général, alors qu’

« il semble par contre aisé de s’entendre quant à la liste des obstacles qui s’opposent au progrès des sociétés économiquement faibles. Le premier d’entre eux est d’ordre démographique. L’expansion des populations, si elle se poursuit avec son dynamisme actuel, annihilera pendant longtemps les plus sévères efforts d’investissement. Il est plus aisé de multiplier le nombre d’hommes (le coût des techniques sanitaires modernes étant relativement bas) que le volume des biens mis à leur disposition. Ceci est d’autant plus vrai que les pays en cause sont souvent les héritiers d’un passé culturel qui, selon l’expression de Engels, accordait plus d’attention à la « reproduction des êtres humains » qu’à la « production des moyens d’existence ». L.Henry a montré ici (page 149), après F.Lorimer, toutes les incidences du contexte culturel particulier aux sociétés traditionnelles sur la fécondité humaine. » (page 372)

Deuxième obstacle, l’épargne, c’est-à-dire l’investissement

Les évaluations sont difficiles, mais les pays pauvres auront beaucoup de mal à mobiliser le niveau d’épargne nécessaire à leur développement. Ils seront donc dans l’obligation de faire appel à un apport de capitaux étrangers, publics ou privés, avec les conséquences que cela comportera inévitablement en termes de relations extérieures, mais également avec le risque de création d’une structure économique de type dualiste, comme cela a été souvent le cas,  avant leur indépendance, ou celui d’une désarticulation de leur tissu socio-économique.

Donc une succession de choix difficiles !

« Le problème du choix a été fréquemment posé sous la forme du dilemme : industrialisation immédiate ou industrialisation différée ? La tendance la plus générale est d’opter pour la seconde solution…

Pour les sociétés de structure socialiste, la question ne mérite pas un instant de réflexion : l’industrialisation et la socialisation vont de pair, se portant l’une l’autre ; la création d’un prolétariat est nécessaire, dans la mesure où ce dernier reste par excellence le moteur du progrès…

P.Gourou, dans son ouvrage consacré aux Pays tropicaux, présente un opinion nuancée, qui a pu cependant être jugée comme la justification scientifique de comportements conservateurs… Il accorde la priorité aux programmes de modernisation agricole et d’action sociale. » (page 376)

Idéologies et réaménagement des structures.

Balandier faisait remarquer qu’il convenait de distinguer la croissance actuelle des pays « attardés » de celle connue par les sociétés occidentales du siècle passé :

«  D’autres considérations renforcent encore cette remarque et conduisent à distinguer la croissance actuelle des pays « attardés » de celle connue par les sociétés occidentales au cours du siècle passé. Elles sont en premier lieu d’ordre culturel… Elles tiennent aussi à la structure des sociétés traditionnelles… Alors que la transformation fut continue, et relativement étalée dans le temps, en Occident, la croissance des sociétés sous-développées doit s’effectuer aujourd’hui d’une manière soudaine et à un rythme accéléré. Sinon, l’écart entre nations riches et nations pauvres ne fera que s’accroître et les secondes continueront à subir les effets préjudiciables de cette différence de potentiel économique. » (pages 377et 378)

Et pour obtenir ce résultat, les nations pauvres seront conduites  à mettre en œuvre des « techniques de choc », pour mobiliser les énergies :

« Pour créer le dynamisme indispensable à la réalisation de leurs programmes, pour faire tolérer le prix d’une mutation qui exige de véritables « techniques de choc » et impose un bouleversement des comportements, les gouvernements des pays attardés doivent susciter un « New Deal des émotions » (A.Gerschenkron). Ils ont, d’une manière ou d’une autre, à réaliser une véritable mobilisation idéologique. Le prétexte commun reste la lutte contre le colonialisme et le racisme : ce fut le leitmotiv des représentants réunis à Bandoeng… En Inde, l’émulation entre l’Union et la Chine nouvelle et la formule du « neutralisme dynamique » riche de succès internationaux  jusqu’à maintenant, ont permis d’animer les masses, d’apaiser les conflits de classes et de castes, de différer des réformes de structure qui paraissaient urgentes. » (Page378)

Et Balandier de conclure sur la vision de F.Perroux :

«  C’est en constatant l’ensemble de ces phénomènes que F.Perroux a été conduit à définir les conditions d’un « dépassement » du capitalisme. L’Occident doit rechercher des méthodes nouvelles, s’il veut intervenir à bon escient dans le champ des pays « attardés ». Une économie de service, et non de gain, paraît de plus en plus nécessaire et le choix des investissements ne doit guère s’inspirer des habituelles normes de rentabilité. M.Perroux vient de reprendre une thèse qui lui est chère ; il affirme sans équivoque :

« Une espèce humaine respectueuse d’elle-même se prononce en faveur du principe que les vies humaines, et les conditions fondamentales d’une vie humaine pour tous, doivent être protégées par priorité. Pour ce faire, il faut accepter des formes d’activité économique sans rendement, c’est-à-dire des formes bien spécifiées de l’économie gratuite ou de l’économie du don pendant une suite de périodes. » (page 379)

Rêverie utopique d’un économiste distingué ou pronostic confirmé par la suite des événements qui se sont succédé depuis près de cinquante années, aux historiens économiques de nous le dire !

Quelques conclusions de lecture :

 « Le colonialisme en question » de Fréderick Cooper

 ou « Le colonialisme en action » de Georges Balandier ?

un Diagnostic et une thérapeutique de développement

Il est possible de se poser une première question, celle de savoir si les travaux de cette équipe sont devenus obsolètes, en comparaison des multiples travaux dont M.Cooper a fait état dans son livre, et ma première réponse serait non.

L’équipe Balandier a inscrit ses réflexions et ses propositions dans la longue durée historique dont le concept clé est la « domination », à la fois multiséculaire, planétaire, et multiforme.

Leur travail avait le mérite de proposer un diagnostic, quasi-médical, et une « thérapeutique » également, quasi-médicale, en dehors de tout  a priori intellectuel, raciste, ou idéologique, sauf si, en ce qui concerne cette dernière caractéristique, on considère que certains facteurs de modernité, tels que l’hygiène ou l’alphabétisation sont, par exemple,  les enfants des « jumeaux malfaisants des Lumières ».

  Sur le fond des analyses historiques, le cadre intellectuel tracé et proposé par l’équipe Balandier paraît donc avoir conservé toute son actualité.

Et pourquoi ne pas donner la parole à M.Balandier lui-même, en citant quelques-unes de ses réflexions dans sa préface au livre « La situation postcoloniale» (2007).

« Pour moi, le postcolonial commence en 1955, à Bandung… Puis il y a eu la « Tricontinentale » dont on ne parle plus,…Viennent ensuite le discours de la libération, le discours tiers-mondiste, auquel j’ai contribué, bien plus qu’en le nommant… Tout cela fait une généalogie que l’on ne peut pas ignorer. Cette généalogie n’est pas la propriété d’une nation particulière ou d’un groupe. Elle est un savoir commun dont il convient de tirer des leçons actuelles dans une nécessaire relation à une histoire immédiate, encore obscure, injuste et grandement dangereuse…

Le lien à l’histoire me semble décisif et je ne suis pas sûr que les tenants des postcolonial studies l’aient à l’esprit, pour prendre une distanciation par rapport à l’actuel, faire apparaître ses conditions de formation, sa complexité et ses ambigüités….

Je me souviens d’avoir affirmé – cela choquait ou laissait incrédule au début – que l’anthropologie politique, en identifiant les réalisations du politique dans l’histoire africaine, constatait une créativité qui était peut-être plus importante que celle de l’Occident, j’entends l’Occident dans les siècles passés. Tant de formes politiques, tant de modes d’organisation, tant de modes d’aménagement et de la pacification du vivre-ensemble, tout cela avait été éprouvé…

Une dernière observation : on parle beaucoup d’hybridation, d’imbrication, de métissage ; je tiens donc à rappeler que la fait métis est une donnée générale des sociétés et des cultures. Il n’y a pas de produit « pur » en ce domaine, et les produits supposés « purs » sont ceux que créent par des artifices funestes et la violence, les régimes totalitaires… Nous devons considérer un tout autre phénomène : nous sommes passés avec l’accélération des techniques, des sciences et des applications de la science, dans un temps où le techno-métissage est en train de gagner toutes choses, toutes et tous…

Partout se constituent ces espèces de « nouveaux Nouveaux Mondes » qui s’imposent à nous, qui s’étendent, indépendants des territoires géographiques, annonciateurs d’un nouvel âge de l’histoire humaine.

Le postcolonial désigne une situation qui est celle, de fait, de tous les contemporains. Nous sommes tous, en des formes différentes, en situation postcoloniale. » (page 24)

Jean Pierre Renaud

Les caractères gras sont de ma responsabilité