Les sociétés coloniales – CAPES et AGREGATION -HISTOIRE

Les sociétés coloniales

CAPES ET AGREGATION HISTOIRE, le sujet !

Les sociétés coloniales : Afrique, Antilles, Asie (1850-1950)

            Beau sujet, vaste sujet, ambitieux et passionnant sujet, mais on ne peut plus difficile à analyser, puis à synthétiser !

            Tout d’abord de quoi s’agit-il ? De quelle société coloniale ? La société d’origine européenne ? La société indigène ? La société coloniale juxtaposée, ségréguée, ou mixée ?

            Des sociétés qu’il est possible de comparer entre elles, quel que soit leur continent, l’origine de leur population européenne, et leur chronologie ? En tenant compte des dynamiques démographiques ou économiques internes ?

            En disposant des instruments nécessaires à l’évaluation statistique de l’ensemble des facteurs de société étudiés, qu’il s’agisse des rapports de force des populations en cause, entre acteurs économiques, notamment dans les sociétés qui ont bénéficié ou souffert d’un développement de type capitaliste ?

            Car, à la lecture de beaucoup de recherches d’histoire coloniale, il manque souvent un travail d’évaluation statistique solide qui les ferait échapper à une histoire de type idéologique.

            Les sociétés en question sont-elles le fruit de l’expansion des religions chrétiennes ou musulmanes, ou de la mise en application de la théorie de Lénine, d’après laquelle l’impérialisme serait « le stade suprême du capitalisme » ?

            Ou tout simplement le résultat de l’esprit d’aventure, de la recherche du lucre, ou quelquefois de la curiosité de certains de ses acteurs ?

            Ou encore le produit d’une émigration blanche, le plus souvent d’origine anglo-saxonne, dans le cas de grandes colonies d’Amérique, du Pacifique, ou d’Afrique, due à des famines ou encouragée par le gouvernement britannique ? Sans minimiser aussi les migrations de type chinois ou indien.

            Ou le résultat de la supériorité technologique de l’Occident à ce moment de son histoire, avec toutes les nouvelles technologies qui ont déferlé sur le monde à partir de la deuxième moitié du dix-neuvième siècle, une explication qui en vaut beaucoup d’autres, et qui s’inscrirait bien dans la philosophie taoïste chinoise du cours des choses ?

            L’énumération de tous ces facteurs montre l’ampleur de la tâche qu’il convient d’assumer lorsqu’on nourrit l’ambition d’analyser les sociétés coloniales de trois continents au moins, pendant un siècle de bouleversements, avec notamment les deux grandes fractures chronologiques de la première et de la deuxième guerre mondiale.

            Et au plus près de chaque cas de figure étudié, car il est difficile d’échapper à la méthode d’analyse par cas, comment évaluer dans une société coloniale, son immobilisme ou son mouvement, le rôle qu’a pu jouer le capitalisme, s’il existait, le pouvoir colonial, ou tout simplement les sociétés indigènes elles-mêmes ?

            Beaucoup de sociétés indigènes furent longtemps des sociétés closes que la colonisation ne fit qu’effleurer, et souvent aussi, le véritable ordre colonial ne fut pas celui des administrateurs coloniaux, mais celui des chefs traditionnels, assistés de leurs lettrés musulmans ou de leurs sorciers.

            Mes réflexions actuelles sur un sujet aussi complexe, mais tout aussi passionnant, me conduisent à penser qu’il est le domaine de toutes les interprétations possibles,  souvent d’ailleurs idéologiques, comme l’ont déjà montré de nombreux travaux historiques faits sur le sujet, car dans l’ambiance du monde actuel, de sa mondialisation rapide, des échanges importants de population, chaque ancienne société coloniale est en quête de proposer son propre « roman national », à l’exemple des nations qui les ont colonisées.

            Il est beaucoup plus facile de brandir des mots qui claquent au vent comme des drapeaux que de s’attacher à examiner, cas par cas, à l’anglaise, chacune des sociétés coloniales.

             Puisqu’il s’agit de la préparation à un concours toujours prestigieux, j’ai eu la curiosité de lire et analyser deux documents publiés sur le sujet,  le commentaire préparatoire du jury d’agrégation (MM Cassan, Carroué, et Badel), et l’introduction Klein-Laux d’un ouvrage intitulé « Les sociétés coloniales à l’âge des Empires. »(1)

            Dans leur cadrage méthodologique, les deux textes accordent une  importance tout à fait justifiée aux analyses Balandier centrées sur « la situation coloniale », un concept qui compliquera inévitablement les travaux d’analyse et de comparaison des sociétés coloniales, quel que soit leur « moment colonial », concept évidemment clé dans toute analyse historique.

            Dans l’introduction citée, les auteurs utilisent à plusieurs reprises (pages 7,10 ou 11) le mot « colons», un mot très ambigu, car dans les colonies françaises, en tout cas, le « colon » a été une denrée plutôt rare : rien à voir par exemple avec les migrations britanniques de colons vers l’Afrique du Sud, la Rhodésie, ou le Kenya par exemple, pour ne pas citer celles de l’Amérique du Nord, de l’Australie, ou de la Nouvelle Zélande.

            De même que  l’appréciation «  la facilité avec laquelle la société coloniale se reproduisit » (page8) parait plutôt optimiste, car des blocs importants de population africaine restèrent imperméables aux influences coloniales jusque dans les années 1950.

            En ce qui concerne l’esclavage domestique, rappelons qu’il ne fut supprimé dans les « royaumes » de « l’indirect rule » de la colonie de Nigeria, qu’en 1940. (H.Grimal De l’Empire britannique au Commonwealth, page 175)

            D’autres concepts d’analyse sont tout à fait pertinents, les notions de « bricolage empirique » ou de « hiérarchies raciales », en n’omettant pas toutefois le fait que dans beaucoup de sociétés africaines, en tout cas, il existait bien déjà une « hiérarchie raciale ».

            Sur le concept de « modernité », il est possible d’être plus hésitant, sauf à lui donner un contenu précis, celui des nouvelles technologies, par exemple, celles de la santé, de l’enseignement, ou des communications, et à cet égard il est difficile de ne pas considérer la date de 1850 comme un peu théorique, car c’est la révolution des technologies des communications, de l’armement, et de la médecine, qui expliquent sans doute le mieux, tout au long du demi-siècle, la naissance des nouvelles sociétés coloniales proposées à l’examen. (voir The Tools of Empire Headrick)

            Le texte de commentaire du jury insiste à juste titre sur « la perspective comparatiste », une perspective difficile à saisir, ainsi que sur le concept clé de Balandier, celui de « situation coloniale », une sorte de mise en garde qui est de nature à éviter des dérapages de type chronologique qui s’accorderaient mal avec  un tel exercice de méthode historique.

            J’aimerais terminer ce petit texte en faisant un sort à une phrase de l’introduction Klein-Laux, à savoir : « Ainsi, par exemple, l’invention de l’ethnie permet au colonisateur de se doter d’une arme de  gestion particulièrement efficace. » (page 11)

            Les auteurs font leur cette thèse à la mode de nos jours, mais il suffit de lire de nombreux récits d’explorateurs, d’officiers, ou d’administrateurs pour admettre, pour ne parler que de l’Afrique noire, qu’il existait une myriade d’ethnies ou de peuples, et tout autant de dialectes.

            L’africaniste Delafosse se trompait donc en identifiant des ethnies par exemple dans la toute nouvelle Côte d’Ivoire ? Dans le nord du Togo, dans les années qui ont précédé son indépendance, la France, pays mandataire de l’ONU, aurait construit de toutes pièces les ethnies qui le peuplaient (Tyokossi, Kokomba, ou Gourma, etc… ?

            Question : pure invention des Blancs, les Bétés ou les Baoulés …? Les Peuhls, les Malinkés, les Bambaras, les Senoufos, ou les Mossi … ? Les Ewé ou les Kabré …? Les Fangs, les Bamilékés, les Pahouins ou les Djingués… ? Les Mérinas, les Tsimihety, les Antandroy, ou les Vezo… ? Les Annamites ou les Thos, les Mans, ou les Nungs… ? Ces dernières ethnies ou peuples font encore l’objet d’un classement dans une catégorie des « minorités ethniques » par le régime communiste du Vietnam.

Et enfin, il suffit de lire dans la plupart des journaux des reportages sur les nombreuses guerres qui ont agité, ou agitent encore, le continent africain, pour rencontrer, au détour d’une phrase ou d’un paragraphe, le mot ou le qualificatif ethnique.

Henri Brunschwig était-il un affreux colonialiste en utilisant l’adjectif « ethnique » en analysant le cas des très nombreux « collaborateurs » des colonisateurs ?

«  L’enquête aurait été décevante si elle ne nous avait conduit, une fois de plus, à une mise en garde pour l’appréciation de ces gens : ils ne sont absolument pas comparables aux « collaborateurs » de la Seconde Guerre mondiale en Europe. Ils n’étaient pas et ne pouvaient pas être qualifiés de « traitres » pour la bonne raison que les sentiments de solidarité raciale ou nationale n’existaient pas au-delà de la vigoureuse conscience ethnique. » (page 155 « Noirs et Blancs dans l’Afrique Noire Française, Flammarion).

Alors faut-il vraiment ergoter sur les mots pour identifier les peuples, les tribus, les sociétés, et peut-être être à la mode ?

Pour terminer, je forme le souhait qu’au terme des travaux de préparation de l’agrégation de l’année 2012-2013, les connaissances aient bien progressé sur le sujet, et peut-être qu’une méthode d’analyse historique de ces sujets difficiles ait pu faire ses preuves.

L’enjeu est en tout cas de belle taille, car les sources disponibles sont à manier avec précaution, d’autant plus grande que de nos jours, l’historiographie coloniale semble prendre quelquefois la place de l’histoire.

Jean Pierre Renaud

(1)    Ultérieurement, nous nous proposons de communiquer nos réflexions sur certaines des communications qui figurent dans ce livre.

Un « inconscient collectif colonial » encore en cachette?

Un « inconscient collectif colonial » des Français encore en cachette ?

Les poncifs des études postcoloniales : l’inconscient collectif, la mémoire collective, l’opinion publique, les ethnies, …

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Exercice de méthode historique sur « L’inconscient collectif » entre réforme fiscale et réforme de mémoire coloniale

A partir de l’éditorial de La Croix du 21 décembre 2012, par Guillaume Goubert intitulé « Pour la réforme fiscale »

            L’éditorial est ainsi introduit :

            « Pour la réforme fiscale

« Dans l’inconscient collectif,tout contribuable est un révolté potentiel,  convaincu qu’il paie trop d’impôts et que l’Etat fait un mauvais usage de cet argent. Le sondage exclusif réalisé par OpinionWay pour La Croix, fait quelque peu mentir ce cliché. Environ la moitié des personnes interrogées approuvent les récentes hausses d’imposition décidées par le gouvernement… » 

            Et le même journal de proposer en page 8 les résultats du sondage effectué sur un échantillon représentatif de 1054 personnes.

            Une conclusion possible : l’inconscient collectif n’était donc pas au rendez-vous, ou n’était pas celui qu’on pensait !

            Un groupe de pression formé d’historiens et de chercheurs a construit une de ses thèses, sinon la principale, en écrivant et en répétant qu’un inconscient collectif de type colonial façonnerait encore de nos jours la mémoire collective des Français. Cette thèse a eu un certain succès médiatique.

            Je ne voudrais pas encombrer le texte des nombreuses citations que j’ai relevées sur le sujet, mais n’en citer que deux :

            La première, de l’historienne coloniale et postcoloniale  bien connue, Mme Coquery-Vidrovitch dans son livre « Enjeux politiques de l’histoire coloniale » :

« Plus largement, le récit de « l’histoire de France » reste pensé dans l’inconscient collectif comme l’histoire d’une nation territorialisée dans l’ancienne « gaule », selon la construction du passé par les élites (masculines) du XIXème siècle, façonnées par la culture classique et la supériorité blanche. » (page 168)

Dans les pages qu’elle a couvertes de ses analyses et réflexions sur la matière, il serait possible de citer de très nombreux autres exemples, notamment dans l’accréditation historique qu’elle a donnée à ce groupe de chercheurs qui se sont illustrés par leurs ouvrages sur une soi-disant culture coloniale ou impériale animée parce ce nouveau ça colonial, l’inconscient collectif.

La deuxième, d’une autre historienne, Mme Rey-Goldzeiger, laquelle écrivait dans « Images et Colonies Colloque 1993 » :

« A partir de 1918 l’image du Maghrébin et du pays se modifie et va définitivement amener les stéréotypes maghrébins dans le conscient et plus grave, dans l’inconscient collectif. Pourquoi et comment ? » (page 37)

A lire l’ouvrage, on n’est pas mieux éclairé sur le pourquoi et sur le comment, c’est-à-dire par quelle voie la bête chemine, et surtout avec quel type de démonstration statistique susceptible d’emporter la conviction.

            Et pour les lecteurs intéressés, il leur faudra prendre la peine de lire l’ouvrage collectif publié à la suite d’un Colloque de l’année 1993 dont le thème était « Images et Colonies », au cours duquel le même type de concept fut déjà évoqué.

            Ou encore de lire le chapitre 9 du livre « Supercherie Coloniale » (editionsjpr.com) intitulé « Le ça colonial L’inconscient collectif », qui démontre que la thèse d’une culture coloniale et impériale qui aurait imprégné la société française, l’aurait immergée dans un « bain colonial » (Culture Coloniale, page 13) a encore besoin d’être démontrée.

            Ainsi que le rapporte l’exemple proposé sur la réforme fiscale, et avant de proposer le concept d’inconscient collectif comme la clé d’une explication historique, alors même que ce concept attrape-tout résiste à toute définition, rien ne vaudrait donc une bonne enquête statistique pour en démontrer la réalité !

            Ainsi que je l’ai déjà suggéré à de multiples reprises, pourquoi telle ou telle université, ou tels établissements, l’EHESS, ou encore l’INALCO, qui abritent sous leur toit de nombreux chercheurs concernés par le sujet, n’auraient pas l’idée, sinon les moyens, ou peut-être le courage, de lancer une telle enquête statistique d’opinion?

            Car des enquêtes ou des sondages, il en pleut chaque jour sur le marché !

Jean Pierre Renaud

Gallieni et Lyautey, ces inconnus! A Tananarive, le 15 octobre 1896, la « main lourde » de Gallieni

Gallieni et Lyautey, ces inconnus !

Eclats de vie coloniale

Morceaux choisis

Madagascar

Présentation générale sur le blog du 24 novembre 2012

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Le   15 octobre 1896, à Tananarive, « la main lourde » de Gallieni

Une clé pour comprendre l’histoire actuelle de Madagascar ?

            Nous avons déjà évoqué sur le blog des 15 avril et 21 avril 2011, cet épisode de la conquête de Madagascar, qui se prête naturellement à toutes les interprétations historiques.

            Pourquoi revenir sur un tel épisode ? Parce qu’il me parait représenter un excellent exemple de l’amateurisme de la politique coloniale de la Troisième République, servi dans le cas d’espèce par un acteur de terrain, le général Gallieni, un des meilleurs officiers de nos aventures coloniales de l’époque.

            Revenir aussi sur ce sujet, parce qu’il n’est pas interdit de s’interroger sur les causes profondes des  crises politiques et institutionnelles successives que connait ce pays, depuis une quarantaine d’années, entre autres peut-être celle de la suppression de la monarchie merina, laquelle a suivi rapidement l’épisode historique rapporté.

            Nous évoquerons brièvement  ce type de problématique des causes dans la conclusion, en précisant que je n’ai jamais nourri de fibre monarchique.

            C’est à partir du livre tout à fait curieux et intéressant du professeur Gautier, intitulé « Les trois héros » que le sujet a déjà été traité.

            Comme nous l’avions indiqué, ce titre mettait sur le même plan, le général Laperrine, le père de Foucauld, et le ministre de l’Intérieur, M Rainadriamanpandry que fit fusiller Gallieni. M.Gautier avait servi un temps au cabinet du Gouverneur général Gallieni où il avait  côtoyé et appris à connaître le ministre de l’Intérieur.

            Il est difficile de ne pas interpréter cette mise en parallèle, sur le même plan de l’évocation historique,  de trois personnages aussi différents dans leur parcours de vie, dont deux d’entre eux s’étaient illustrés au Sahara, comme la reconnaissance posthume d’un des grands seigneurs de la noblesse malgache qui avait eu le courage de résister à la nouvelle puissance coloniale, au prix du sacrifice de sa vie.

            Le professeur Gautier le nommait « Le prince de la paix »

            M.Gautier devint un des spécialistes de la géographie du Sahara.

            Rappelons que le ministre de l’Intérieur, alors gouverneur à Tamatave, s’était opposé avec succès à la première tentative de débarquement sur la côte est en 1885.

            Le général Gallieni eut l’occasion d’expliquer les raisons de cette exécution dans une lettre qu’il adressa à M.Grandidier (1) :

« Tananarive, 25 octobre 1896,

Mon cher Monsieur Grandidier,

Je vous remercie beaucoup de votre aimable lettre. J’ai besoin, pour faire face à ma rude tâche, de l’encouragement de ceux, qui, comme vous connaissent si bien Madagascar et les difficultés de la situation actuelle. Comme je vous le disais précédemment, arrivant dans un pays qui m’était inconnu, au milieu de circonstances des plus critiques, j’ai commencé par être effrayé et par douter réellement que l’on pût tout remettre en place. Aujourd’hui, depuis 20 jours que j’ai pris la direction des affaires et que j’ai commencé à me rendre compte sur place de la situation, j’ai meilleur espoir et je pense que je parviendrai à nous sortir de la mauvaise passe où nous sommes. Mais nous ne pouvons espérer obtenir ce résultat en quelques jours, par suite des grosses fautes commises et de l’anarchie réellement extraordinaire que j’ai trouvée partout ici.

…L’Imerina a été divisée en centres militaires correspondant autant que possible aux districts indigènes ; à la tête de chacun d’eux se trouve un officier supérieur, ayant tous les pouvoirs civils et militaires, secondé par les autorités hovas, placées sous ses ordres. Pour contenir l’insurrection, une première ligne de postes a été établie à 15 kilomètres autour de Tananarive… Cela fait, nos postes se porteront en avant, de manière à élargir la zone pacifiée et à ne mettre une jambe en l’air que lorsque l’autre est bien assise. On arrivera ainsi peu à peu aux limites de l’Imerina . Même programme est adopté pour le Betsileo, avec Fianarantsoa comme centre

            Ce système vaut mieux que celui des colonnes mobiles poussées au loin qui avaient peu d’effet contre un ennemi aussi insaisissable que les Fahavalo. Dès qu’elles rentraient, ceux-ci revenaient sur leurs talons et massacraient les habitants.

En même temps, j’ai demandé au gouvernement malgache qu’il fallait qu’il change son attitude. J’ai conservé la reine, parce que Ranavalonana a sur les populations un réel prestige, que je compte utiliser. Mais j’ai prié le premier ministre de donner sa démission et j’ai traduit devant le conseil de guerre Rainandriampandry, ministre de l’Intérieur, et le prince Ratsimamanga, oncle de la reine, contre lesquels il existait des preuves de culpabilité suffisantes : ils ont été condamnés à mort et fusillés le 15 octobre. De plus, j’ai exilé à Sainte Marie la princesse Ramasindransana, tante de la reine. Les biens de tous ces personnages ont été confisqués. Enfin, tous les officiers, cadets de la reine, ont été envoyés dans les campagnes environnantes avec mission de rappeler les habitants, sous peine d’être rendus responsables, eux et leurs familles, des nouveaux troubles autour de Tananarive…

En dehors de l’Imerina, les instructions aux résidents et officiers sont différentes. Elles se résument en ceci : détruire l’hégémonie hova en constituant avec chaque peuplade un état séparé, administré par un chef nommé par nous et contrôlé par nous…

Telles sont les premières mesures prises et sur lesquelles je n’ai pas le temps de m’étendre plus longtemps. Par exemple, je ne me préoccupe, ni des textes, ni des règlements. Je vais droit au but général : ramener la paix ; franciser l’île et donner le plus grand appui possible à la colonisation française. Si je ne suis pas approuvé, je rentrerai… » (Lettres de Madagascar, page 14 –  Société d’Editions Géographiques, Maritimes et Coloniales – Paris 1928)

            Commentaire :

            Les caractères gras sont de ma main

M.Grandidier (1), naturaliste, après y avoir effectué un long séjour, avait publié un ouvrage scientifique de type encyclopédique sur la grande île. Il était alors considéré comme la principale autorité scientifique pour tout ce qui touchait Madagascar

            Ce texte a le mérite de la clarté : le gouvernement envoie le proconsul Gallieni à Madagascar pour y rétablir l’ordre, sans avoir encore une idée précise sur la destinée coloniale de ce nouveau territoire, et le général met en œuvre la méthode militaire et civile qu’il estime la plus appropriée, sans trop s’embarrasser  d’autres considérations, car c’est au fond ce qu’on lui demande de faire.

Dans cette lettre, il avoue qu’il débarque dans un pays qui lui était inconnu, et c’est toute la problématique de la politique coloniale française qui est ainsi mise en question, car le gouvernement français a pris lui aussi une décision d’expédition sans mieux connaitre ce nouveau pays, et sans avoir encore d’idée précise sur le statut de cette nouvelle conquête.

Le ministre Hanotaux est à la manœuvre, sans avoir en définitive une position claire sur les destinées de Madagascar, nouvelle colonie ou nouveau protectorat ?

Il fit voter par la Chambre des Députés  l’annexion de Madagascar qui devint donc une colonie, laquelle eut, jusqu’à la déposition de la reine Ravalonana, la particularité de faire partie de la République, tout en étant encore une monarchie

Concrètement, et sur le terrain, compte tenu des grandes difficultés de communication entre l’île et la métropole, le proconsul républicain usa pleinement de ces dernières pour déposer la reine.

Les échanges de courrier entre Paris et Tananarive mettaient alors plusieurs semaines, et « Le général Gallieni n’eut d’accès direct au câble de Majunga que le 29 juillet 1897, date à laquelle une ligne télégraphique relia ce port à Tananarive.

Dans le livre « Le vent des mots, le vent des maux, le vent du large » (editionsjpr.com), j’ai longuement analysé cette problématique des communications coloniales, afin de déterminer où se situaient les fameux « faits accomplis »  au cours des conquêtes coloniales du Soudan, du Tonkin, et de Madagascar.

Historiquement, il est possible de dire qu’il aurait été bien préférable de s’appuyer sur la monarchie hova qui disposait déjà, sur la plus grande partie du territoire d’un embryon d’administration, plutôt que de vouloir y substituer une administration directe qui ne disait pas son nom.

Comme nous l’avons vu, pour l’Indochine, le même débat divisait les coloniaux, alors que l’Empire d’Annam disposait d’une administration mandarinale qui n’avait rien à voir avec l’administration hova, c’est vrai, mais en oubliant que le symbole monarchique était au moins aussi fort, sinon plus, à Madagascar qu’en Indochine.

Nous avons d’ailleurs cité sur ce blog un extrait de lettre dans lequel Lyautey prônait le respect des institutions de la monarchie annamite, mais ce dernier n’avait pas la fibre républicaine de Gallieni.

Lyautey prit son commandement, alors que la partie était déjà jouée, et il n’est pas sûr du tout, s’il avait eu son mot à dire,  qu’il ait adopté la ligne Gallieni, mais on ne refait pas l’histoire, sauf dans certains ouvrages à la mode.

La « main lourde »

Dans une lettre datée du 6 février 1899, Gallieni revient sur cette exécution qu’il entérina quelques semaines seulement après son arrivée à Tananarive :

« Mon cher Secrétaire général (1),

…J’examine maintenant les divers points sur lesquels vous avez été assez bon pour appeler mon attention. Certainement, les mesures de bienveillance sont bonnes vis-à-vis des indigènes, mais à la condition formelle qu’elles ne dégénèrent pas en faiblesse. Si mon prédécesseur avait été moins faible vis-à-vis des Hovas, je n’aurais pas eu à prendre les mesures de rigueur, que quelques personnes m’ont reprochées et, surtout, nos troupes n’auraient pas eu à faire cette pénible campagne d’hivernage 1896-1897, qui a fini par rejeter les bandes insurgées en dehors de l’Imerina, mais nous a coûté les pertes les plus sérieuses. Avec les indigènes de nos colonies, que nous ne tenons qu’avec des forces européennes insuffisantes, il faut toujours, sinon être, du moins paraître les plus forts. Le jour où cette conviction n’existe plus dans leur esprit, surtout à Madagascar, où nous avons contre nous tant d’éléments d’opposition, Anglais, Mauriciens, Indiens, Arabes, les habitants se soulèvent, surtout à l’origine de toute nouvelle conquête.

Lors de mon arrivée à Tananarive, en présence de la gravité de la situation, de l’incendie qui se propageait partout, j’ai dû avoir la main lourde. Dès que je me suis senti maître de cette situation, j’ai eu recours à la douceur, à la persuasion, à la bienveillance. J’ai gracié des bandits, des assassins, qui auraient mérité cent fois la mort. Mais je pouvais être faible et je peux l’être encore maintenant parce que les Hovas savent que je sais être ferme, quand il le faut. Le peloton d’exécution ne s’est pas réuni une seule fois à Tananarive, depuis février 1897… » (Lettres de Madagascar, pages 45 et 46) (1) J.Chailley était alors secrétaire général d’un des groupes de pression  coloniaux, l’Union Coloniale)

La justification rétroactive de cette exécution  de la part de Lyautey, à l’occasion de l’évocation de la reddition du chef Rabezavana, objet du prochain chapitre :

« Au bivouac, Antsigimialoha, 100 kilomètres, de la côte Ouest, à hauteur de Maintirano, le 1°août 1898

Bien cher ami (Paul Desjardins)(1),

… Je n’ai pas ici le temps de vous refaire l’histoire détaillée et véridique de de qui qu’il a conté là. Tout ce qui s’est écoulé depuis, tous les papiers trouvés chez les chefs de l’insurrection et, pour ce qui me concerne, les révélations très curieuses que j’ai reçues de Rabezavana et des autres chefs  qui m’ont par la suite fait leur soumission, ont prouvé que le Général ne s’est pas trompé d’adresse, notamment en ce qui concerne Rainandriamanpandry, dont j’ai trouvé la main contre nous.

Bref, c’est du jour de cette exécution que nous tenons l’Emyrne, et elle a certainement épargné des milliers de vies humaines…

Mais je vous rase, mon cher ami, et vraiment le lieu est singulièrement choisi : je suis blotti sous ma tente, dans une gorge sauvage et pittoresque de la chaine du Bemahara, tandis que l’orage est déchaîné et que la pluie et le vent secouent ma « maison » de quelques heures…. » (Lettres du Tonkin et de Madagascar, page 595)-(1) Paul Desjardins, journaliste et homme de lettres, ami de Lyautey

Pas d’autre commentaire ! Sauf quatre, très courts : un, il ne faut jamais oublier que Madagascar couvre une superficie plus grande que celle de la France, deux, qu’il n’existait alors aucune voie de communication entre la côte et les plateaux, et entre les différentes provinces, trois que le général Gallieni était alors coupé de toute communication rapide avec le gouvernement.

Quatre, qu’un ministre des Colonies avait parfaitement résumé ce type de problématique coloniale, à l’occasion d’un débat à la Chambre des Députés, en déclarant : « Les événements ont marché »

Parmi les causes des crises successives que connait Madagascar depuis une quarantaine d’années, il est difficile de ne pas évoquer cette opération chirurgicale qui a privé la grande île de la seule institution, hors les églises , capable de proposer une sorte de mythe unitaire qui répondait bien à la culture du pouvoir et des ancêtres de ses habitants.

Pour ne citer qu’un seul exemple du rayonnement de ce type de monarchie, la célébration annuelle du fandroana, le bain sacré de la reine : une fois sortie de son bain, la foule était aspergée de l’eau « lustrale ».

Parmi les autres causes, la colonisation bien sûr qui n’a pas toujours favorisé un processus institutionnel unitaire, l’ingérence de groupes de pression étrangers ou crypto-étrangers, qu’il s’agisse du gouvernement français ou de groupes d’intérêt réunionnais, indien, ou chinois…, des ingérences permanentes des églises ou de l’armée dans le fonctionnement du pouvoir malgache, et peut-être tout simplement une culture malgache avant tout tournée vers la famille, plus que vers le national, une culture que le clientélisme, c’est-à-dire les gros sous, a gravement polluée.

Jean Pierre Renaud

Gallieni et Lyautey, ces inconnus, à Madagascar (1896-1905)

Information

Dans le courant de l’année 2012, nous avons publié sur ce blog, et sous le titre « Gallieni et Lyautey, ces inconnus – Eclats de vie coloniale – Morceaux choisis », une série d’extraits de lettres de Gallieni et de Lyautey qui concernaient leurs commandements du Tonkin.

Ces extraits ont été choisis en fonction de l’intérêt qu’ils représentent pour la compréhension de cette période coloniale très active, en donnant la parole à ces deux grands acteurs de la conquête et de la pacification du Tonkin.

Au cours des mois qui suivent, nous nous proposons de publier le même type d’extraits de lettres qui concernent Madagascar.

&

Gallieni et Lyautey, ces inconnus

Eclats de vie coloniale

Morceaux choisis

Madagascar 

10

Madagascar avec Gallieni (1896-1905) et Lyautey, (1897-1902)

Prologue

Les épisodes relatés par des extraits des lettres de nos deux « colonialistes » se situent au début des opérations de pacification militaire et civile de la grande île. Un pays en pleine insurrection, mais une insurrection multiforme, attisée, sur les plateaux, par la noblesse, en partie alliée à des bandes de fahavalos qui rançonnaient traditionnellement les villages, aussi bien sur les plateaux que sur les côtes.

La monarchie hova avait eu maille à partir, aussi, avec ces bandes pour établir son pouvoir sur toute l’étendue de l’île, et ce dernier, avant l’arrivée des Français, demeurait souvent fragile dans les provinces les plus éloignées.

La Cour de l’Emyrne et les attributs de sa puissance ne soutenaient pas la comparaison, et à beaucoup de points de vue, avec celle de l’Empereur d’Annam, qu’avaient connus les deux officiers.

Nos morceaux choisis sont donc, à beaucoup d’égards, moins pittoresques que ceux du Tonkin, mais les situations historiques n’étaient pas du tout les mêmes.

Bref rappel historique

            Lorsque la première expédition militaire débarqua à Madagascar, en 1885, dans l’Océan Indien, les relations entre les deux pays étaient aussi anciennes que superficielles, et pour de nombreuses raisons : la marine française fréquentait les côtes malgaches depuis longtemps, compte tenu de sa position géographique sur la route des Indes, où la France avait été en rivalité militaire avec les Anglais pour la conquête des Indes, et de la présence française notamment à l’île de la Réunion, anciennement île Bourbon sous la monarchie, et à l’île de France, aujourd’hui île Maurice, cédée aux Anglais en 1814.

            La France disposait aussi, sur la côte est, de quelques comptoirs anciens à Sainte Marie et à Fort Dauphin.

Français et Anglais se disputaient alors le contrôle des deux îles de Madagascar et de Zanzibar, et c’est à la suite d’un accord diplomatique franco-anglais, en 1890, que l’Angleterre laissa à la France les mains libres en échange de Zanzibar.

Il convient de rappeler qu’en 1885, la première expédition coloniale fut décidée par un ministre éphémère de la Marine et des Colonies, – jusqu’en 1893, Marine et Colonies ne faisaient qu’une à l’époque, – M.de Mahy, député de la Réunion.

C’est un aspect plutôt ignoré, à mon avis, de l’histoire coloniale de l’Océan Indien que le rôle de la Réunion dans ce type d’impérialisme régional, que certains historiens ont cru pouvoir qualifier ailleurs, notamment dans le cas de l’Empire des Indes anglais, d’impérialisme secondaire.

En 1885, la France ne disposait pas de beaucoup d’informations sur la grande île, à la fois sur le plan géographique, économique, et politique, et pour bien dire cette expédition fut décidée à l’aveuglette, à l’exemple de beaucoup des expéditions coloniales de la Troisième République.

Lors du débarquement sur la côte de Tamatave, le commandant des troupes malgaches remporta une victoire contre les troupes françaises qui y avaient débarqué, à Farafate.

Pour la petite histoire et la grande aussi, cet officier malgache devint le ministre de l’Intérieur de Gallieni lorsqu’il prit le commandement civil et militaire de la Grande Ile, ministre qu’il fit fusiller pour avoir été l’instigateur secret de l’insurrection qui ravageait alors le pays.

Le blog des 15 et 26 avril 2011 a consacré deux articles à cet épisode.

A la suite de cette première expédition, un traité fut signé, mais dont les clauses étaient tout à fait ambigües ; ce traité, complété par un échange de lettres, ouvrait la porte à toutes les interprétations possibles, et donna à la France les motifs nécessaires pour se lancer dans sa folle expédition militaire de 1895.

Plus de 6 000 morts, plus de 60 millions de francs or dépensés (côté français), pour la conquête d’une île que la France connaissait mal, était dans l’incapacité d’en mesurer les atouts, alors que la population évoluée habitait sur les plateaux, à plus de 1000 mètres d’altitude, et qu’aucune communication moderne ne reliait encore les côtes à leurs plateaux : aucune route et aucun port ! Naturellement pas de chemin de fer ! Le transport des hommes (nobles, riches, ou fonctionnaires) et des marchandises s’effectuait en totalité par porteurs, les fameux « bourjanes ».

Madagascar avait la particularité tout à fait étrange d’avoir une élite évoluée sur les plateaux, les Merinas, presque complètement coupée des mers et du monde extérieur !

Une situation non moins  étrange du côté français alors que le gouvernement français se lançait dans une nouvelle aventure coloniale sans connaître le terrain de sa nouvelle aventure, et alors que la politique officielle, s’il y en avait une, n’avait pas opté entre la solution du protectorat et celle de la colonie !

Dans la série de morceaux choisis sur l’Indochine, le lecteur a pu prendre connaissance des hésitations, pour ne pas dire plus, que cette expédition soulevait  chez Lyautey.

Toujours est-il, qu’une fois la capitale Tananarive investie, et le pouvoir colonial installé, une grave insurrection se développa rapidement dans toute l’île, et notamment sur les plateaux, raison de la nomination de Gallieni en qualité de gouverneur général, avec pour mission de pacifier le pays.

 Il y eut un long « règne », de 1896 à 1905.

Le commandant Lyautey le rejoignit, en 1897, pour exercer des commandements, d’abord au nord de l’île, puis au sud, notamment à Fianarantsoa, au sud de Tananarive, à une distance de 250 kilomètres, et sur les côtes, les chefs-lieux des cercles de Fort Dauphin, à l’est, et de Tuléar, à l’ouest, se trouvant respectivement à une distance de 450 et 350 kilomètres de Fianarantsoa, étant précisé que ces mesures kilométriques modernes n’avaient aucun sens à l’époque considérée, compte tenu de l’absence de routes..

Seront évoqués successivement quelques-uns des épisodes qui ont émaillé les commandements de Gallieni et de Lyautey :

1-    En 1896, avec ses lettres, la « main lourde » de Gallieni, c’est-à-dire l’exécution de deux membres de la noblesse malgache, le ministre de l’Intérieur, et l’oncle de la reine.

2-    En 1897, avec Lyautey, la reddition du grand chef rebelle Rabezavana, ancien gouverneur royal.

3-     En 1898, avec Gallieni et Lyautey, le retour d’exil de la reine sakalave Bibiassy en pays Sakalave.

Et seront ensuite rapportés des extraits de lettres relatifs aux « œuvres » de Gallieni et de Lyautey dans la grande île, à la vie mondaine de cette époque, à la présence des femmes, aux problèmes politiques de Gallieni, et « Au haro » sur la métropole, le cri du cœur de Gallieni et de Lyautey.

Jean Pierre Renaud

Le Mali et la France! Nomades Touareg contre paysans africains à Tombouctou, une histoire qui se répète?

Le Mali et la France !

Nomades Touareg contre paysans africains à Tombouctou, une histoire qui se répète ?

Retour sur notre histoire coloniale avec en 1894, la prise de Tombouctou et le désastre militaire deTacoubao (77 morts dont onze officiers)

Complément historique à la chronique du 14 avril 2012 sur ce blog

            La conquête du Soudan, en gros le Mali actuel, est à mettre au compte des aventures coloniales de la Troisième République, d’une politique confuse, sans qu’on sache le plus souvent quels furent les motifs de ces conquêtes, nouveaux marchés, propagation d’une civilisation dite supérieure, évangélisation, volonté de puissance après la défaite de 1870, ainsi que le notait le grand historien colonial Henri Brunschwig, ou tout simplement fruit des initiatives d’acteurs politiques, militaires ou économiques, dont les initiatives heureuses ou malheureuses furent entérinées par le pouvoir politique.

            Car ces initiatives d’acteurs du terrain, ou des gouvernements, ce qu’on a appelé « le fait accompli » colonial furent nombreuses, et c’est cette problématique coloniale qui a fait l’objet de recherches historiques de ma part en ce qui concerne, la conquête du Soudan, du Tonkin, de Madagascar, et de Fachoda : à savoir si la conquête procédait du fait accompli d’un officier des troupes coloniales, d’un gouverneur, ou tout simplement d’un ministre des Colonies qui s’abstenait de donner des instructions, ou en donnait d’ambiguës, ou entérinait le fait accompli d’un acteur de terrain. (1)

            Il se trouve que dans le cas du Soudan, et notamment de la conquête du Haut Niger, ce que j’ai appelé « une conquête en cachette », l’histoire fait ressortir un cocktail de faits accomplis aussi bien au niveau des ministres que des officiers exécutants sur le terrain, et notamment le rôle du colonel Archinard, sorte de proconsul au petit pied, en particulier dans les épisodes qui concernent la conquête de Ségou et de Tombouctou, entre 1885 et 1895, analysés dans la partie intitulée « Cap sur Tombouctou »

     A partir du moment où le ministre entérinait un fait accompli, il l’assumait complètement.

     A la séance de la Chambre du 4 mars 1895le député Le Hérissé stigmatisait la façon de procéder du gouvernement et corroborait l’analyse d’Archinard :

    « Si nos gouvernants avaient eu alors l’intention de ne pas marcher sur Tombouctou, si le sous secrétariat d’Etat avait eu la volonté de dire aux militaires du Soudan : vous n’irez pas plus loin ; il aurait pu télégraphier au colonel Combes : arrêtez- vous, n’allez pas au-delà de Djenné et de Ségou.

  Au lieu de cela, au lieu de donner des ordres nets et précis, que fait le Gouvernement ? Il envoie au colonel supérieur, le 7 août 1893, une dépêche conçue dans des termes les plus vagues et les plus insignifiants :

               Soyez très prudents, n’écoutez les ouvertures que si elles vous paraissent sérieuses ;

               Dans le langage habituel du ministère des Colonies, cela signifiait : allez faites ce que vous pourrez ; réussissez, nous serons avec vous ; et si vous ne réussissez pas, nous vous blâmerons et vous désavouerons. »

                Il est vrai qu’il existait dans l’exercice du commandement de l’époque une grande inertie, liée aux conditions de transmission des ordres et des comptes rendus, aux conditions de transport des hommes et de leurs approvisionnements.

               Succès ou échecs dépendaient beaucoup de la clarté et de la pertinence de la communication politique et militaire d’engagement de la campagne.

               Une fois le coup parti, les ministres n’avaient plus qu’à former le vœu que tout se passe bien.

               L’analyse du qui faisait quoi à Paris ou dans les territoires à conquérir, à la fois dans la communication des ordres et dans les comptes rendus, dans les différents contextes techniques de la communication matérielle des époques considérées était au cœur des recherches du livre cité.

               On rapporte qu’après avoir donné ses ordres, le général Moltke, partait à la pêche à la mouche (Guerre franco-prussienne de 1870).

             Pendant la guerre 1914-1918, et la deuxième guerre mondiale,  les commandements civils et militaires continuèrent à être confrontés à ce type de situation.

               Les ministres de la Marine et des Colonies pouvaient d’autant plus aller pêcher à la ligne que la conquête du Soudan s’effectuait en cachette du Parlement et de la presse, ce qui ne fut pas du tout le cas de la conquête du Tonkin et de Madagascar.

               Entre 1880 et 1895, la France partit successivement à la conquête du Sénégal, du Haut Sénégal, puis du Niger et de son bassin, avec  des étapes à Kayes, Bamako, Ségou, et enfin Tombouctou.

               Avec leurs nouvelles canonnières remontées à Koulikouro, sur le fleuve Niger, parce qu’elles y avaient été transportées en pièces détachées, quelques officiers de marine prirent l’initiative de se lancer à la conquête de Tombouctou, encouragés ou couverts par Archinard, dont un des rêves était effectivement la prise de Tombouctou, encore considérée à l’époque comme une ville mystérieuse.

               Pour résumer, un officier de marine, le lieutenant Boiteux,  débarqua à Tombouctou, fut pris pour cible par un parti touareg, une colonne, en pirogue, vint à son secours, sous les ordres du lieutenant- colonel Bonnier, et après avoir débarqué se fit surprendre au bivouac par un parti Touareg, le 15 janvier 1894, à Toucabao.

               Bilan : 77 morts dont onze officiers, deux sous-officiers, et 64 tirailleurs.

               Noter qu’une autre colonne commandée par le colonel Joffre, le Joffre devenu célèbre, devait atteindre la ville mystérieuse après le désastre.

               La morale de cette histoire ?

               Et tout cela, dans quel but ? Pour faire cocorico à Tombouctou ou pour trouver un « Eldorado » qui n’y existait pas. Paul Doumer (2) posa plus tard la bonne question :

                « Pourquoi étions- nous allés à Tombouctou ? »

               Il est évident que la crise actuelle du Mali et l’occupation du nord du pays par des partis arabes et Touareg reproduit une problématique locale de conflits permanents et récurrents entre tribus Touareg et peuples paysans du bassin du Niger, avec une extension géographique et politique moderne liée aux initiatives des groupes terroristes d’Al Quaida, mais est-ce que le fond du problème n’est pas celui de l’incapacité des gouvernements du Mali à prendre en compte les aspirations politiques des tribus Touareg, dont la culture a toujours été fortement enracinée et leur fierté proverbiale?

               Avec aussi une problématique historique de conflits entre peuples maures, bambaras, ou malinkés.

               En précisant qu’avant que la France ne vienne y faire une longue « incursion » coloniale, de l’ordre de soixante ans, le bassin du Niger a connu un certain nombre d’empires islamiques puissants, notamment au XIXème siècle, « L’Empire Peul du Macina » (1818- 1853),  celui de Cheikou Amadou, à Hamdallay, ou ceux des El Hadj Omar, Ahmadou, ou Samory.

               Et en indiquant enfin que les frontières de l’Etat actuel du Mali sont celles que la communauté internationale a entérinées lors de l’indépendance des anciennes colonies françaises d’Afrique.

               Jean Pierre Renaud

(1)  «  Le vent des mots, le vent des maux, le vent du large – Rôle de la communication et des communications dans les conquêtes coloniales de la France (1870-1900) » (prix de l’Académie des Sciences d’Outre-Mer)  editionsjpr.com

(2)  Paul Doumer : homme politique de la Troisième République, franc-maçon et radical, gouverneur général  de l’Indochine (1896-1902), plusieurs fois ministre, président du Sénat (1927), Président de la République (1931), assassiné en 1932. Quatre de ses fils furent tués pendant la première guerre mondiale (1914-1918)

Gallieni et Lyautey, ces inconnus – La politique des races de Gallieni au Tonkin (1892- 1894) et à Madagascar (1896-1905)

Gallieni et Lyautey, ces inconnus

Eclats de vie coloniale

Morceaux choisis

9

Au Tonkin (années 1892-1894), et à Madagascar (années 1896-1905), la politique des races de Gallieni

            Au fur et à mesure des années, le mot et le concept ont accusé le poids de la théorie des races inférieures et supérieures, mais à la fin du 19ème siècle, le sens du mot et du concept ne faisaient déjà pas l’unanimité parmi l’élite politique et intellectuelle.

            Pour illustrer cette situation, le Président Jules Ferry, dans le discours qu’il  prononça à la Chambre des Députés, en 1885, pour défendre son expédition du Tonkin, s’inscrivait au rang des défenseurs de cette théorie.

Il y exaltait l’opposition et la hiérarchie qui existait entre ce qu’il appelait les « races supérieures » et les « races inférieures », les premières disposant d’un droit à gouverner les deuxièmes, et à leur apporter la « civilisation ».

Clemenceau fut l’un de ceux qui contesta cette analyse encore largement partagée dans le corps politique, à gauche comme à droite. Ferry était un républicain de gauche.

Les livres scolaires distinguaient alors quatre races, la blanche, la jaune, la noire, et la rouge.

            Le petit livre « Les mots de la colonisation » (Presses Universitaires du Mirail) introduit le sujet en écrivant :

« Concept polémique par sa double inscription naturaliste et politique la race s’oppose clairement, dès le 19ème siècle, à la notion classique de « variété ». Celle-ci reste superficielle et surtout réversible… »

 et plus loin :

«La « psychologie ethnique » s’émancipera ultérieurement pour devenir la science des mentalités collectives sans renier ses premières attaches naturalistes. Le concept a tardivement perdu toute validité scientifique. » (p,99 et 100)

« Le dictionnaire de la colonisation française » (Larousse) propose un commentaire plus détaillé du concept et consacre un long paragraphe à « la politique des races », précisément, l’objet de ces pages.

Tout cela semble bien dépassé et depuis longtemps, mais il n’est pas démontré que Gallieni ou Lyautey, son élève, lorsqu’ils parlaient de politique des races, l’aient fait  dans cette lignée hiérarchique à caractère raciste.

Et afin d’actualiser ce débat d’une autre façon, à la suite de la polémique qui a agité les dernières élections présidentielles, quant à la demande de suppression du mot race dans l’article 1er de notre Constitution, nous proposons en additif, à la fin de ce texte, quelques citations du mot race faites par le grand journaliste Robert Guillain dans son livre « Orient Extrême – Une vie en Asie »

&

Au Tonkin, dans le commandement qu’il exerça dans le deuxième Territoire Militaire à la frontière de Chine, Gallieni énonça ses principes de politique des races, dans le cadre de sa mission de pacification militaire et civile qui lui avait été confiée par le Gouverneur général : donc dans un cadre historique très précis et dans une formulation qui avait sans doute beaucoup à voir avec une tactique ou une stratégie d’efficacité militaire et politique, dans un contexte donné et à un moment historique donné, pour assumer la mission qui lui avait été confiée.

Il n’y a donc rien de mieux que de lui donner la parole pour bien comprendre à la fois ces principes et le contexte historique dans lequel il les appliquait, et rappeler auparavant quelques éléments du contexte historique dans lequel il accomplissait cette mission.

.Les hautes régions du Tonkin étaient troublées en permanence par les exactions de plusieurs bandes de pirates annamites ou chinois qu’il lui fallut détruire, avec la coopération plus ou moins forcée de la Chine, et notamment grâce aux relations de confiance que Gallieni sut nouer avec le maréchal Sou, le commandant militaire de la province du Quang-Si.

Leur coopération étroite a déjà été évoquée sur ce blog.

Mais les hautes régions du Tonkin étaient théoriquement administrées par des mandarins qui représentaient l’Empereur d’Annam, alors qu’elles étaient peuplées de deux peuples de culture différente, les Mongs, et les Thos, peuples qui ne supportaient pas plus les pirates que le mandarinat annamite.

Gallieni, dont les moyens que le gouvernement lui accordait, ont été toujours limités, utilisa donc le levier ethnique que ces deux peuples lui proposaient.

« Suivre une politique de race, tel a été le principe qui m’a constamment guidé dans mes commandements coloniaux et qui, partout, au Soudan comme au Tonkin et à Madagascar, m’a toujours donné les résultats les plus décisifs. Or, quand j’étais arrivé à Lang-Son, je trouvai, dans le 2° territoire militaire des mandarins annamites pour administrer des populations Thôs, Mans ou Nungs, populations montagnardes de race essentiellement différente des Annamites et de mœurs féodales : dans chaque village, dans chaque canton même, c’est une famille, presque toujours la même, qui fournit les chefs, généralement des vieillards, qui détiennent l’autorité réelle et qui servent de conseillers obligés dans toutes les affaires du pays.

On comprend le peu d’action exercée par des mandarins annamites arrivant dans des contrées dont ils ignorent tout, les mœurs et même la langue. Les vieux chefs Thös disparurent ; mais leur influence occulte resta toujours. Et les fonctionnaires annamites qui les avaient remplacés ne pouvaient nous être d’aucune utilité, ainsi que je l’avais démontré à M.de Lanessan ; en ce qui concerne la piraterie notamment, ils ne pouvaient nous renseigner sur les agissements ou mouvements des bandes ; car les habitants leur opposaient une force d’inertie, une hostilité sourde, dont profitaient les pirates.

J’obtins alors du Gouverneur général l’autorisation de renvoyer tous ces fonctionnaires annamites dans leurs lieux d’origine et de revenir au système féodal, qui était la base même de l’organisation de ces régions de montagne. Comme on l’a vu en lisant le récit de la première partie de ma tournée, l’effet fut instantané : les habitants, conduits par leurs chefs naturels, devinrent désormais nos plus zélés collaborateurs dans la chasse aux pirates, surtout après que nous eûmes distribué les fusils nécessaires pour organiser la résistance contre les ennemis séculaires de leur tranquillité. » (GT/p,91)

Il n’est jamais inutile de rappeler que le gouvernement français a toujours spécifié, qu’une fois la conquête de la colonie réalisée, cette dernière ne devait rien coûter à la métropole.

Gallieni le rappelait dans une correspondance datée du 27 avril 1898 :

« Je suis très partisan de ce principe : que les colonies ne doivent rien coûter à la France. Mais, cela n’est pas encore possible à Madagascar… «  (GM/p,31)

En 1901, la Chambre des Députés vota une loi qui consacrait un tel principe budgétaire, et ce ne fut qu’après la deuxième guerre mondiale que ce principe de base fut abandonné, notamment avec la création du FIDES.

Il est évident que l’application d’un tel principe d’autonomie budgétaire des colonies françaises ne pouvait manquer d’avoir de multiples conséquences sur la politique coloniale de la Troisième République.

Quelques citations de Robert Guillain :

En Chine, Pékin, sa  Cité Interdite : « Pour quatre cents millions d’hommes, il fallait un palais impérial dix fois plus grand que nos palais royaux, des enceintes où nous logerions une. Les herbes elles-mêmes qui envahissaient les cours évoquaient pour moi les vastes steppes de l’arrière-Chine, de ce pays qui dans sa muraille était grand comme une Europe, mais petit par rapport à l’immense Asie ? Quelle race, pour construire grand ! Où étais-tu, petit Japon ? » (page 51- 1937-1938)

Au Japon : «  J’étais même tenté de penser parfois que le Japon était peuplé de deux races, celle des hommes et celle des femmes. Une race dure et une race douce. » (page 56- 1938-1941)

En Chine : «Il est temps pour nous de repenser la Chine, et le premier cliché qu’il faut abandonner, c’est celui de inchangeable. La plus vieille race du monde est entrée dans une crise de jeunesse. » (page 181- 1949) 

Au Japon : « Entre nous, la mentalité du milieu européen ou américain, à l’époque dont je parle, reste fortement teintée de colonialisme, parfois même de racisme. » (page 312- 1955-1970)

Jean Pierre Renaud

Gallieni, Lyautey, ces inconnus – Hanoï et Lang-Son (1895-1896)

Gallieni et Lyautey, ces inconnus !

Eclats de vie coloniale

Morceaux choisis

8

Hanoï et Lang-Son en 1895-1896

            Lorsque la France prit possession du Tonkin, en 1885, sa capitale séculaire, Hanoï, n’était pas encore entrée dans la modernité occidentale, et ce fut surtout le Gouverneur général Doumer qui s’attacha à cette mission.

Il fit construire par ailleurs la première ligne de chemin de fer Hanoï – Lang-Son, d’une longueur de cent cinquante kilomètres environ, dont l’objectif affiché était d’ouvrir la Chine du Yunnan au commerce français.

Lang-Son n’était alors qu’une petite cité endormie.

Les textes qui suivent ont donc l’ambition de proposer la vision qu’en eut Lyautey, lors de son séjour au Tonkin.

Indiquons tout d’abord, que Lyautey déplorait le choix qu’on avait fait de créer un port à Haïphong, « une ville dans un marais », au lieu de Honghaï.

Le versant annamite d’Hanoï :

« Hanoï, 8 janvier 1895,

A ma sœur,

Ce pays-ci est attachant au possible, et davantage encore vu de haut, de l’observatoire de chef d’Etat-Major que je me trouve avoir momentanément….

Dire que je n’ai pas une ombre à mon tableau ? si : c’est d’abord le départ de Lanessan ; il est certain que nous nous étions accrochés à fond, et il ne le dissimulait pas. Pour la première fois, je rencontrais un haut fonctionnaire français dégagé des formules, désempêtré des règlements, abordable, voyant tout de large et de haut, ne vivant pas au jour le jour, mais concevant une œuvre, s’y accrochant et la menant large…

Le froid sec des jours passés a nettoyé le ciel, – la lourde buée opaque s’en est allée, – et la grande lumière élargit l’horizon, le ciel et la pensée. Celle-ci se répand féconde ; et tout, en ce paysage plein de choses éloquentes, la sollicite. Tous les cent pas, d’une touffe de bambous, d’une lisière de bois, sous un dôme de banians, surgit une pagode, – monumentale comme celle des Corbeaux, gardée par ses hautes stèles, – minuscule comme certaines au bout du grand lac, – diverses, vieilles et grises ou neuves et blanches, mais toutes fréquentées, avec des parfums qui brûlent, des offrandes qui attendent, des fleurs semées. Et pourtant, il est notoire que ce peuple est sans religion ; c’est un axiome chez tous ceux qui le pratiquent, amis ou ennemis, il faut les croire, mais qu’est-ce alors ? – Et qu’il me tarde de pénétrer un peu cette âme dont la vie est encore un tel mystère, dont nulle explication ne me satisfait ! Les chaussées serpentent à travers la puissante végétation. Sous les feuilles, c’est un  village ininterrompu, – pauvres villages de claies, de nattes et de torchis, – mais quelle vie y fourmille ! Quelle immense usine que ce delta avec ses douze millions d’habitants pressés ! que d’enfants ! ils bourdonnent comme des mouches sous les roues de la voiture.

Sur la chaussée, ce sont vraiment des fourmis que ces files de petits êtres trottinant, hommes et femmes, tous à leur tâche, portant le double fardeau suspendu au bambou, venant de la rizière, menant l’équipage de buffles. Jusqu’à plus de de 6 kilomètres d’Hanoï, c’est une rue continue, grouillante comme la rue du Bac. Or, ce peuple est laborieux et soumis comme le fellah d’Egypte ; mais aussi, ce que n’est pas le fellah, industrieux et lettré. Il n’y a pas un boy qui ne sache lire ; il y a autre chose là que des bras à exploiter les rizières. Toute une vie fermente dans ces têtes de macaques. Ce ne sont pas des sauvages que ces vieux civilisés, si vieux, ces derniers fils des vieilles grandes races ; toute cette eau que je bois, c’est des plateaux originaires qu’elle descend, c’est du Tibet, père des peuples ; et le limon rouge et fécond qu’elle roule pour en faire le sol à peine solidifié, elle l’a pris au pied des vieilles lamasseries où dorment, depuis des milliers d’années, les livres sacrés primitifs sous la garde de prêtres immuables. Et ce peuple a gardé sans conteste les grandes forces sociales, le respect des hiérarchies, le culte de la famille.

Et non pas la petite famille de chez nous, – à trois ou quatre, – mais la grande famille ramifiée dont les branches s’enlacent autour du tronc commun. Il y a là encore toute une si curieuse organisation à pénétrer : vie phalanstérienne dans chaque groupe, à chef unique, où les enfants se multiplient suivant la loi de nature, sans cause restrictive. Que de dessous dans cet organisme profond et vénérable, auquel nous sommes venus nous superposer ! Et que fragile notre frêle couche de résidents, d’entrepreneurs et d’officiers, si elle ne jette pas au travers de ces sédiments séculaires d’autres racines que nos règlements, notre bureaucratie, notre galonnage satisfait ! Un peu d’histoire, un peu de philosophie, un peu d’extériorité, un peu de compréhension de ce qui n’est pas nous, ne messiérait pas aux gouvernants éphémères que nous expédions à ce pays qui n’est pas d’hier. » (LTM/p, 106)

Le versant français d’Hanoï:

La découverte, janvier 1895 :

« Et les nouveaux venus comme moi, dans cette ville à guinguettes et à lumière électrique, à société philharmonique et à loge maçonnique, ont peine à se figurer que ce soit d’hier cette histoire déjà reculée par la légende aux arrière-plans, 22 ans seulement depuis Garnier, 11 ans depuis Rivière… » (LT/p,218)

Commentaire

La société coloniale d’origine française et européenne n’était pas très nombreuse et avait toutes les caractéristiques d’une sorte de demi-monde fait, d’un côté, d’aventuriers, de fils de famille et de couples en rupture de bans, composition sulfureuse à laquelle Lyautey a fait allusion dans son évocation du voyage du train de plaisir de Lang-Son, et de l’autre de fonctionnaires de l’Etat et d’officiers qui ne faisaient que passer en Indochine.

Lyautey décrivait cette dernière société coloniale avec sévérité :

« Les questions de personnes priment tout et tiennent une place que je n’ai vu nulle part. Le plus grand nombre, civils ou militaires, se fiche de la colonie comme d’une guigne. » (LT/p,76)

Cette société coloniale vivait côte à côte avec la cité grouillante que décrivait Lyautey plus haut.

Il existait alors une vie mondaine turbulente à Hanoï, souvent animée par les officiers eux-mêmes.

« J’ai profité de mes derniers jours de chef d’Etat- Major pour rendre mes politesses à ma popote. Le « Tout Hanoï » y a passé en une série de dîners.

Dîners de 12 à 20 couverts, ce n’est jamais ici difficile à improviser. L’Annamite est né cuisinier et décorateur ; le dernier boy a le don inné de l’arrangement d’une table et spécialement des fleurs. Les fleurs, c’est le plaisir de ce pays. Du 1er janvier au 31 décembre, toujours elles sont là ; et variées, éclatantes, décoratives. Les tables en sont jonchées, les boys ont avec elles mille fantaisies. Quelques ivoires, quelques pièces amusantes de vieilles porcelaines, et voilà une table que Paris envierait.

Du reste, elles aiment beaucoup mon home, ma grande pièce, avec ses huit portes -fenêtres ouvertes sur la véranda, a pris un aspect de pagode encombrée de toute la défroque, de tout le bric-à-brac que dix- huit mois y ont accumulé…

Je leur sers des attractions de choix. Après le dernier dîner, le Tong-Doc d’Hanoï m’avait très aimablement envoyé tout un lot de femmes cataleptiques : au son d’un orchestre diabolique, elles nous ont servi le grand jeu des Assaouas d’Algérie, avalant bougies en flamme, sabres et ciseaux, se coupant la langue, se perforant le bras…

Autre fête ; un brillant capitaine de cavalerie tombé de la « Rue Royale » au Tonkin où il dirige la remonte, rend aussi ses politesses sous la forme d’une garden-party nocturne, souper, flirt, etc… à la pagode Balmy, ainsi nommée parce que c’est au coin de son mur d’enceinte que tomba, voici vingt-trois ans, l’enseigne Balny d’Avricourt, le même jour que Garnier. Et, à la même avenue d’énormes banians, s’accrochent ce soir les lanternes de couleur, et devant l’exquise vieille pagode, pleine de vieux bronzes et d’étoffes passées, se reflètent ce soir dans le bassin d’eau dormante, sous les lotus, entre de larges dalles, non plus les feux du bivouac, mais les lanternes des charrettes anglaises et les fusées de fête tirées par les boys… » (LTM/p,367)

Quelques journaux au tirage modeste étaient d’ores et déjà imprimés et diffusés à Hanoï.

La ville disposait d’un champ de courses et des troupes de théâtres françaises venaient régulièrement en représentation.

Lang-Son, une petite ville au développement américain, où les courses de chevaux étaient devenues à la mode :

« Lang-Son, 24 mars 1895

Première journée de courses à Lang-Son. Une improvisation, tout un débarquement de Chinois, un temps superbe, la piste entre 2 blockhaus pavoisés, une tente, un buffet, deux Européennes, femmes d’employés : je juge à l’arrivée – énorme ! – Le colonel s’amuse comme un enfant. Ce grand guerroyeur, cet abatteur de travail, a des jeunesses étonnantes. Le Tong-Doc, préfet indigène, y est venu dans son palanquin (je vais m’en octroyer un pareil) avec toute sa suite. »  (LT/p,172)

« Dong Dang, 14 février, soir

… Je trouve Grandmaison au milieu de ses constructions, traçant une rectification de route, dans le plein de cette curieuse vie d’officier-farmer. Tout ce soir, il m’a fourré dans ses plans ; artiste, il vient de dessiner une belle maison d’allure chinoise pour son trichau (chef de canton) ; mais son projet favori, c’est une petite chapelle romane qu’il a dessinée avec amour et voudrait bien édifier dans son cimetière s’il avait quelques piastres. Au fait, si nous quêtions pour la chapelle de Dong Dang ? dans cette région orientale, la situation catholique est lamentable. De temps immémorial, la rive gauche du Fleuve Rouge, c’est-à-dire les deux-tiers du Tonkin, appartient aux missions espagnoles. » (LTM/p,119)

Plus loin, à Na- Cham :

« … Rogerie, capitaine de la Légion ; – il y arrive avec mission d’y faire la même œuvre d’ingénieur, de voyer, d’architecte, d’organisateur que Grandmaison à Lang-Son. L’importance de Na-Cham, c’est que c’est sur le Song-Ki-Long,  au point où, avant d’entrer en Chine, la rivière devient navigable. Le chemin de fer va donc y être amené, avec l’espoir du transit par eau. » (LT/p,131)

   Commentaire :

A l’occasion de ses commandements à Madagascar, que nous évoquerons plus loin, Lyautey eut l’occasion d’imiter les officiers qu’il avait admirés, et qui, au Tonkin, avaient créé les conditions d’une vie urbaine à l’européenne, Grandmaison à Lang-Son, Vallière à Tuyen-Quan.

Il fut en effet le véritable créateur de la ville nouvelle d’Ankazobé, au nord de Tananarive.

 Jean Pierre Renaud

Année 1942, le Vel d’Hiv, Hollande et l’histoire de la France!

Eté 2012

Année 1942, le Vel d’Hiv, Hollande et l’histoire de la France !

            Rappelons la phrase clé du Président de la République :

            « Le crime fut commis en France par la France »,

en précisant que les rafles n’avaient pas nécessité le concours des Allemands, sauf à ajouter qu’il s’agissait des forces d’occupation allemande, car la France était un pays occupé par les Allemands.

            De nos jours, et pour atténuer la responsabilité des Allemands, certains diraient plus volontiers les Nazis.

            Comment accepter une telle version de l’histoire dans toutes les familles de France qui ont encore très vivant, le souvenir de l’occupation allemande ?

            A titre personnel, et dans ma plus tendre enfance, comment ne pourrais-je pas me souvenir des défilés quotidiens et des chants martiaux de la garnison allemande dans les rues notre petite ville de l’Est ?

            Et de tout le reste !

            Ce type de propos que je qualifierais volontiers « d’innocent » appelle une réflexion du même ordre dans notre monde d’aujourd’hui : je me demande quel comportement aurait notre élite politique et intellectuelle dans une situation comparable, à voir la servilité, l’esprit de cour et de fric qui l’empeste !

            Et je pense à ce jeune séminariste familier de ma famille et résistant, qui fut fusillé, en 1944, à Belfort, par les  Allemands.

            Et pour finir, comment ne pas citer une des caricatures de Plantu, celle du 24 juillet 2012 ?

« Le regard de Plantu :

(Hollande lisant son discours à la télévision, et assis dans un fauteuil un citoyen algérien, drapeau algérien, épouse voilée en cuisine, en fond de décor)

Hollande « La vérité, c’est que ce crime fut commis par la France !

Le citoyen algérien se tourne vers son épouse et lui dit :

 « Viens vite !! Il parle de nous !!

Plantu l’extra-lucide ? Peut-être !

Mais alors le nouveau Président de la République soulèverait une tout autre tempête politique ! Et à juste titre !

Jean Pierre Renaud

Gallieni et Lyautey, ces inconnus – Tonkin 1896: la visite du Maréchal Sou à Lang-Son

Gallieni et Lyautey, ces inconnus

Eclats de vie coloniale

Morceaux choisis

Annam, Tonkin 1896

7

La visite du maréchal Sou à Lang-Son (1)

Cette nouvelle évocation a l’intérêt de montrer l’importance que la France attachait alors à la continuation du chemin de fer de Lang-Son vers le Yunnan, dont on espérait faire le débouché économique de cette province.

Mais elle permet également d’illustrer le niveau de relations sociales étroites qui existaient alors entre le maréchal Sou et les autorités françaises, ainsi que le décorum très sophistiqué de l’Empire chinois.

            Le 5 avril 1896, le général Duchemin,  commandant en chef des troupes d’Indochine, était à Lang-Son pour y recevoir le maréchal Sou, gouverneur militaire de la province du Quang-Si 

« On y attendait en effet le maréchal Sou, auquel le gouvernement chinois avait donné l’autorisation de se rendre à Lang-Son pour s’y rencontrer avec le général Duchemin, avec lequel il a, depuis plus de trois ans, d’étroites relations amicales qui ont puissamment contribué à la pacification de la piraterie du Quang-Si, jadis si troublé. »

Le maréchal était en retard en raison du mauvais temps :

« Le colonel de Joux l’attendait au pont avec le commandant Lyautey et le capitaine A…. A leur vue, le maréchal Sou descendit de sa chaise à porteur et se rendit à pied à la résidence, en passant devant le front des troupes pendant que l’artillerie tirait les salves dues à son grade.

Le maréchal Sou était vêtu d’une robe jaune insigne de sa dignité à la Cour du Céleste Empire, entouré de ses porte-sabre, porte-hallebarde, porte-pipes, etc…escorté par une cinquantaine de réguliers précédés de leurs trompes de guerre ; le tout encadré de nos braves petits miliciens à cheval, dont les trompettes claires et joyeuses contrastaient agréablement avec les lugubres sons des instruments chinois. »

Les deux généraux entrèrent à la résidence, échangèrent des paroles et burent le thé…

« le colonel de Joux et M.Bons d’Anti conduisirent à la gare notre hôte, qui ne connaissait d’un chemin de fer que ce qu’il avait pu voir sur des images.

On fit manœuvrer une locomotive devant lui, on le fit monter dans un train et faire quelques kilomètres sur la ligne. Tout cela parut l’intéresser au plus haut point.

En revenant de la gare, le maréchal Sou eut une longue conversation avec le général en chef : puis vers cinq heures on se mit à table pour déjeuner et dîner en même temps.

Une vingtaine de couverts dans le grand hall de la résidence, une douzaine dans la salle voisine pour les officiers subalternes chinois et les interprètes. Menu fort soigné. Il y avait des huitres et un immense poisson de mer. Décidément, notre ville est une capitale.

Le repas a été fort gai, on a beaucoup mangé, beaucoup toasté, et après deux heures de ces divers exercices on s’est reposé un peu pendant qu’on transformait la salle de banquet en salle de bal.

A neuf heures, colons, fonctionnaires, officiers, invités par le Commandant du territoire, se pressaient et se faisaient présenter au maréchal Sou ; huit dames avaient été invitées, cinq purent seulement se rendre à l’appel aimable du colonel de Joux, mais il parait que ces cinq se sont multipliées et ont suffi à contenter tous les danseurs, assez enragés pourtant.

            Le clou de la soirée a été un pas de quatre dansé par la maréchal Sou avec Mme Bons d’Anti ; voilà qui n’est pas commun et qui ne s’est jamais vu qu’à Lang Son le 5 avril 1896. » (LTM/p, 346 –extrait d’un journal)

            Autre évocation de la même visite dans un autre journal (LTM/p,346) :

            « … Qu’on me permette d’en donner le détail complet, car vraiment il y avait quelque chose d’imposant dans ce groupement aux couleurs bizarres d’officiers, sous-officiers, de réguliers, de coolies, de drapeaux, de chevaux, de mules…etc…etc…

            Viennent vingt réguliers à la blouse rouge brodée de caractères en velours noir, porteurs de bannières jaunes à bandes noires, munis de guidons à six couleurs, sous les ordres d’un capitaine chinois qui précède la chaise du Maréchal.

Suivent vingt réguliers armés de fusils à tir rapide de divers modèles ; à gauche et à droite de l’officier, deux trompettes, mieux vaudrait dire deux hérauts dont les instruments rappellent les trompettes d’Aïda par leurs sons lugubres et presque continus ; elles annoncent aux populations le passage d’un grand chef….

            Un boy (un rengagé sûrement), armé d’un superbe riflard en sautoir, présente aux officiers attendant son général les cartes de visite de ce dernier. Ce sont de vastes rectangles en papier rouge portant verticalement trois caractères représentant les nom et prénoms du général Sû Yuan Tchouen (premier printemps). Précédant immédiatement la chaise, un Sal (parasol) rouge destiné à abriter le Maréchal une fois à pied, un hallebardier portant la hallebarde, don de l’empereur de Chine, un des insignes du commandement, un régulier qui porte son bâton, autre insigne de commandement, celui-ci porte sa canne, celui-là sa lorgnette, un autre sa montre, un quatrième son revolver, un cinquième sa pipe, que dis-je ses pipes… quatre chinois portent de superbes sabres de commandement, glaives précieux (packien), il y en a beaucoup qui ne portent que des parapluies, toujours en sautoir, il y en a aussi qui ne portent rien… pour le moment, car ils porteront le Maréchal ; il y en a enfin une dernière série qui portent tout sur leur visage… »

            Après sa visite à la résidence, et l’entrevue officielle terminée :

            « visite de la gare, où un train sous pression attend le maréchal Sou désireux de faire quelques kilomètres en chemin de fer. Ce numéro parait avoir tout particulièrement intéressé le Maréchal, la création prochaine d’une voie ferrée entre le Tonkin et la Chine en faisant une vraie actualité. Au retour, on dételle la machine ; il se fait expliquer le mécanisme, la possibilité de changer de voie, le maniement de l’aiguille qu’il manœuvre lui-même… Une grosse bascule attire son attention, on lui propose de se faire peser, et, comme on s’expliquait difficilement le peu de poids de cette sorte de colosse, comparativement à un officier « fort maigre » : « Je n’ai pas déjeuné, » dit-il…

            On quitte la gare sur ce bon mot, et on gagne l’hôtel du territoire, en traversant la Citadelle. Disons en passant que notre ami d’aujourd’hui fut un héros de la défense de Lang-Son ; un des officiers de son escorte nous montre les traces d’une profonde blessure reçue dans la Citadelle, de nombreux soldats curieux saluent le Maréchal, qui courtoisement leur rend leur salut…

            A 3 heures 30, un somptueux repas de 20 couverts :

Menu

Jambon d’York

Tête de veau vinaigrette

Poisson sauce aux cafres

Omelettes aux truffes

Gigot bretonne

Dindonneau farci

Salade

Bombe glacée

Dessert

Vins

Graves, Bordeaux, Bourgogne, Champagne

            La décoration de l’hôtel est merveilleuse, les couleurs chinoises se mêlent heureusement aux trois couleurs…

            Le clou ! Voilà le clou ! Successivement et à différents moments, l’hôte de Lang-Son a quitté un de ses nombreux vêtements, tous plus soyeux et plus riches, j’en ai compté quatre. Changement aussi de coiffure : au bonnet au diamant de très belle eau, don du protectorat, succède un autre bonnet à la perle grise du plus pur orient…extrême-orient….

            Selon la coutume chinoise on a fait parler les verres, car le maréchal, levant fréquemment sa coupe, désignait un des convives qui était tenu de vider la sienne quand l’honneur de la partager ne lui était pas dévolu.

            Ouf ! il est six heures ; on quitte la table et chacun de gagner un fauteuil dans les différents salons. Le Maréchal disparait avec ses officiers ; laissons-les savourer béatement les douceurs de l’opium, nous les retrouverons ce soir au bal…

            Il s’ouvre à 9 heures le bal, sous les brillants accords exécutés par un brillant capitaine… Les danses succèdent aux danses, beaucoup d’appelés, mais peu d’élus à danser, à cause du nombre très restreint de danseuses… Tout à coup une note bien imprévue vient égayer l’assistance ; vers minuit, le maréchal Sou, qu’avait sans doute laissé rêveur l’exécution très heureuse de plusieurs pas de quatre, se lève et, saisissant Mme Bons d’Anti, la femme de notre sympathique consul, l’entraîne pour se mêler crânement aux danseurs. Ne pas croire qu’il fut ridicule et très emprunté : car, très observateur, s’il manquait de cadence, il n’oubliait pas de fixer les yeux de sa danseuse et s’en tirait très honorablement par de gracieuses révérences.

A 2 heures on soupe et, avec non moins de gaieté, reprennent valses entrainantes, quadrilles américains, cela dure jusqu’à qu’à 4 heures du matin… » (LTM/p,351)

            Jean Pierre Renaud

(1)  Texte précédent sur le blog du 22 juin 2012 : 1894 – Gallieni chez le Maréchal Sou, en Chine

Gallieni et Lyautey, ces inconnus. Tonkin 1894, Gallieni en Chine chez le maréchal Sou

Gallieni et Lyautey, ces inconnus.

Eclats de vie coloniale

Morceaux choisis

Tonkin

5

1894, Gallieni en Chine : son premier voyage en Chine chez le maréchal Sou, le commandant militaire de la province du Quang-Si

            En 1892, lorsque le colonel Gallieni fut affecté au Tonkin, après avoir servi pendant de longues années, en Afrique de l’Ouest, au Soudan,  la retraite des troupes françaises devant les troupes chinoises, à Lang Son, en 1885, à une des portes de la Chine, était déjà du passé.

Par le traité de Tien- Tsin, signé la même année, la Chine avait reconnu la tutelle de la France sur le royaume d’Annam, et au fur et à mesure des années, le delta du Tonkin, partie la plus peuplée du royaume, fut pratiquement pacifié à l’exception de la petite zone du Yen-Thé, proche du 2ème Territoire Militaire, dont Gallieni allait prendre le commandement.

            Gallieni avait reçu la mission de pacifier la Haute Région du Tonkin, à la frontière de la Chine, dans sa province du Quang-Si, dont le maréchal Sou était le commandant militaire.

            Une très grande insécurité régnait dans cette région, habitée par les Mongs et les Thos, faite de massifs élevés et déchiquetés, coupés de vallées profondes, dans un paysage montagneux sauvage que Lyautey représenta fort bien dans les nombreux croquis qu’il a réalisés, car Lyautey était un fin dessinateur.

            Au-delà de l’évocation de sa mission de pacification dont il rend compte avec minutie dans son livre, celle de ses voyages en Chine est tout à fait intéressante. Elle nous ouvre en effet une fenêtre historique sur la Chine de l’époque, laquelle avait conservé beaucoup des attributs de sa puissance passée, tout en s’engageant dans la voie de la modernité occidentale.

Gallieni écrivait :

« Il ne se passait guère de jour sans que nous ayons à enregistrer des attaques de poste, de convois, des assassinats de courriers, d’habitants, des villages incendiés, etc. » (G/p, 25)

            Plusieurs bandes de pirates avaient mis ce territoire en coupe réglée, sans qu’on ne sache jamais s’il s’agissait de pirates annamites ou de pirates chinois.

            Gallieni décrivait fort bien cette situation :

            « Les Chinois savent ce qu’ils font en favorisant la piraterie au Tonkin : ils l’éloignent ainsi de leur territoire. Tous les malandrins des frontières savent qu’ils pourront piller, voler et tuer à leur aise au Tonkin, et transporter ensuite, en toute sécurité, leur butin, femmes, buffles, riz en Chine, mais à condition d’épargner leurs compatriotes chinois. Les mandarins de cette partie du Quang-Si favorisent la piraterie, parce qu’ils en vivent… » (G/p,30)

            « Les chefs des bandes les plus importantes, les Ba-Ky, Luong-Tam-Ky, Luc-A-Song, A-Coc-Thuong, etc… se trouvaient à la tête d’une vaste association, en quelque sorte commerciale, qui avait ses profits et ses pertes. De leurs repaires, situés surtout dans le 3ème Territoire militaire et dans cette région qui s’avançait en coin entre le 2ème et le 3ème Territoires, ils dirigeaient leurs incursions, dans toute la Haute Région, ramassant surtout des buffles, indispensables aux indigènes pour leurs cultures, et des femmes.

Les femmes sont rares dans le Quang-Si, ou tout au moins dans la partie méridionale de cette vaste province où, me disait-on à Long -Tchéou, on comptait à peine une femme pour cinq ou six hommes ; de plus, les femmes annamites étant particulièrement recherchées pour leurs qualités d’activité, de travail, d’économie et leurs aptitudes au négoce, les marchands chinois étaient très désireux d’en acquérir pour se faire aider dans leur commerce. Notre consul me fit remarquer plusieurs fois, dans nos visites aux boutiques de Long-Tchéou, la présence de femmes qui, malgré leur costume chinois et leur chignon caractéristique, étaient annamites et avaient été ainsi importées du Tonkin…

            En échange des buffles et des femmes, les pirates rapportaient au Tonkin de l’opium, avidement recherché par les habitants de la Haute région, et même par les Annamites du Delta. Mais pour se procurer cet opium ainsi que les fusils et cartouches qui leur étaient nécessaires, les chefs de bande avaient besoin d’intermédiaires : c’étaient précisément les honnêtes marchands de soie, au souvenir si prévenant, que je visitais ce jour-même…

C’était bien une véritable entreprise commerciale qui s’exécutait sous l’œil bienveillant des mandarins chinois, qu’on aurait certainement trouvés également à l’article dépenses, si on avait pu consulter d’un peu plus près les registres en question. » (G/p, 134)

En mars 1894, le colonel Gallieni se rendit donc en territoire chinois pour y rencontrer le maréchal Sou, commandant des troupes chinoises de cette province, et à Long-Tchéou, son chef- lieu, le Tao-Taï,  c’est-à-dire le préfet de cette même province, ainsi que le maire de Long-Tchéou, afin de mettre au point le dossier définitif de l’abornement de la frontière qui arrivait à son terme, et de tenter d’obtenir la neutralité de la Chine à l’égard des fameuses bandes pirates qui dévastaient encore la Haute Région.

Dès l’entrée en Chine, l’impression était bonne, avec des villages propres, mais des villes sales, où l’on sentait partout une odeur nauséabonde d’excréments et d’ordures.

Premier contact avec le maréchal Sou :

« Nous nous débarrassons de nos vêtements de voyage, revêtant nos uniformes de petite tenue, et, par une rue très étroite, précédés de plusieurs réguliers à hallebardes et suivis d’une foule de curieux, nous parvenons à la Pagode des Mandarins, où nous sommes reçus avec tout le cérémonial cher aux Chinois, dont nous avions déjà eu un échantillon dans la matinée.. Des soldats à casaques rouges, armés de fusils à répétition de modèles divers, ou porteurs de drapeaux, forment la haie dans une première pièce à l’extrémité de laquelle Sou vient au- devant de nous, la main tendue. Il nous salue à la chinoise, les poings levés à la hauteur du visage et nous conduit aussitôt sur des sièges élevés, disposés autour d’une deuxième salle, près de petites tables supportant des tasses de thé, sans sucre, à la mode chinoise.

Le maréchal Sou ne dément pas l’excellente impression qu’il avait faite, jusqu’à ce jour, sur tous les Européens qui avaient pu l’approcher. C’est un homme grand, vigoureux, de belle prestance, avec la tête assez petite, le visage plein, sous la calotte de soie des mandarins de rang élevé. Ses yeux sont vifs et intelligents ; ils regardent bien en face. Il porte avec aisance un élégant costume de soie rose et jaune.

Nous sommes tout de suite en confiance. » (G/p,34)

Plusieurs sujets sont abordés au cours de ce premier entretien, la piraterie, le réseau télégraphique et le chemin de fer de Lang-Son qui intéressent les Chinois, et enfin le dossier de l’abornement de la frontière entre Chine et Tonkin.

« Puis, nous passions à table où nous attendait une copieuse collation. Les mets étaient servis à la mode chinoise ; nous leur fîmes honneur sans aucune contrainte. La boisson offerte était du champagne, mais de qualité médiocre. Sou continua, pendant le repas, à nous entretenir de questions diverses, développant sur beaucoup de sujets, notamment au point de vue des cultures du pays et des aptitudes commerciales des Chinois, des idées réellement intéressantes à entendre. Bref, nous nous séparâmes très satisfaits l’un de l’autre, en nous donnant rendez-vous pour le surlendemain à Long-Tchéou (le chef- lieu de la province). Avant de partir, il exigea que nous emportions avec nous des pièces et poteries chinoises que nous avions admirées en entrant et qu’il remit, malgré notre refus, à l’un de nos boys.

Telle fut ma première entrevue avec le maréchal Sou. Depuis, nous nous revîmes bien souvent et nos relations devinrent de plus en plus étroites. De véritables liens d’amitié s’établirent entre nous. » (G/p,35)

Par souci de sécurité et de conservation des secrets militaires, les Chinois ne permirent pas au colonel de se rendre à à Long-Tchéou par la belle route large et stratégique qui existait, mais par de mauvaises pistes.

Il découvrit la ville chef-lieu, accompagné du consul de France, M.. Bons d’Anty :

« Long-Tchéou présente l’aspect de toutes les villes chinoises : rues étroites, pavées, d’une saleté et d’une odeur repoussantes, bordées de nombreuses boutiques parmi lesquelles dominent les boucheries, rôtisseries pâtisseries. Tout cela sent la viande faisandée, l’huile, la graisse rance et l’ordure. »

Il y rencontra le Directeur des Douanes qui y était domicilié, car il convient de rappeler ici que les douanes chinoises étaient contrôlées par les nations occidentales, en garantie des emprunts que le gouvernement de Pékin avait contractés auprès d’elles.

Les visites officielles du colonel et du consul s’effectuaient dans des chaises à porteur.

Au cours de ces visites, le colonel eut l’occasion de visiter la jonque de Canton, et nous évoquons cette visite pour illustrer la vie qui était celle de la Chine de la fin du dix-neuvième siècle :

« Nous visitons une grande et belle jonque chinoise, d’une trentaine de mètres de long, qui fait le service de Canton. Le bateau est bien aménagé, avec salon, cabines relativement propres. Le commandant du bateau, un Chinois de pure race, nous reçoit très courtoisement, nous offre la tasse de thé traditionnelle et nous donne des renseignements utiles sur les voyages qu’il accomplit. Il met en moyenne, quarante – cinq jours pour monter de Canton à Long-Tchéou et vingt – cinq jours pour en descendre. La navigation est pénible, le cours du fleuve étant accidenté et coupé de nombreux rapides. » (G/p,40)

Le colonel se rendit ensuite au Yamen, la résidence officielle du Tao-Taï « beau vieillard de haute taille, ayant réellement grand air avec sa barbe blanche et sa robe constellée de broderies… Il nous salue à la chinoise et nous conduit immédiatement à une table où est servie une copieuse collation ; mais les vins, Champagne, Bordeaux sont exécrables et dénotent la mauvaise qualité des marchandises que l’Europe envoie vers ces régions lointaines. » (G/p,43), puis s’enchaîne la visite au maire de Long-Tchéou :

«  Le Maire de Long-Tchéou vient au-devant de nous, empressé et souriant. C’est un homme de taille moyenne, encore jeune, sans barbe, au visage franc et ouvert, intelligent et sympathique. Il nous fait la meilleure impression. On reconnait en lui un Chinois de la nouvelle école, ami du progrès et de la civilisation européenne. Il faut se remettre à table et « collationner » à nouveau. Les mets servis, gâteaux, pâtes de fruit, confitures, bonbons à la menthe, sont d’ailleurs excellents. » (G/p,45)

Le colonel décrivait alors le système de pouvoir chinois :

« Il faut bien se reporter d’ailleurs ici aux mobiles qui dominent les actions de l’administration du Céleste Empire. Tout le système de cette administration repose sur la suspicion. Dans cette partie du Quang-Si, il y avait trois autorités : le maréchal Sou, le Tao-Taï et le Maire, tous les trois indépendants l’un de l’autre et chargés de se surveiller réciproquement. Sou, tant par la dignité et le rang qu’il occupait à la Cour de Pékin que par l’importance du commandement militaire sur les frontières du Quang-Si, semblait bien avoir le pas sur les deux autres ; mais, outre que les mandarins civils affectaient de mépriser leurs collègues militaires, il n’ignorait pas que toutes ses paroles et tous ses actes étaient espionnés et rapportés aux agents du Tsong-Ly-Yamen (Cour de Pékin). « (G/p,45)

Le colonel continuait à négocier avec le Tao-Taï, à son Yamen, le dossier de l’abornement des frontières, négociation qui fut conclue, une fois de plus, par une collation.

« Après cette longue séance, nous prenons part au copieux dîner auquel nous sommes invités, en même temps que nous, tous les officiers français et chinois qui ont collaboré aux travaux de la Commission d’abornement. Suivant l’usage, de ces sortes d’agapes chinoises, il y a un très grand nombre de plats. J’en ai compté trente au moins, parmi lesquels le potage traditionnel aux nids d’hirondelles, le ragoût aux ailerons de requins, de nombreuses espèces de porc rôti ou grillé, etc… Tous ces plats étaient bien préparés et se mangeaient avec plaisir. Mais, hélas, avec les Chinois, il faut boire. Sans cesse, il me fallait répondre aux toasts que le Tao-Taï, le Maire, le maréchal Sou, qui assistaient aussi à la réunion et les nombreux mandarins, assis à côté de nous, me portaient. Le champagne qui nous était offert était atrocement mauvais. De plus, dès que nos verres étaient vides, les boys allaient prendre dans une armoire placée dans un coin de la salle, des bouteilles nouvelles qu’ils choisissaient au hasard, de sorte que nos coupes étaient remplies successivement de bordeaux, de madère, de kirsch, de cognac, de pipermint, de curaçao, d’anisette, etc… Et moi qui, depuis de longues années, suis un abstinent, ne buvant que de l’eau ! Mon estomac fut soumis à une rude épreuve bien que, pour répondre à tous ces toasts portés, j’eusse délégué mes officiers, les lieutenants Détrié et Dumat, de la Légion et le lieutenant Querette de l’infanterie de marine, qui, pendant ce festin, poussèrent très loin leur dévouement à leur chef. Quant aux convives chinois, ils semblaient absorber tous ces affreux mélanges avec un plaisir évident. On devine dans quel état ils se trouvaient quand nous quittâmes la salle de banquet vers huit heures du soir. » (G /p,50)

Mais il fallut que le colonel Gallieni fasse un deuxième voyage en Chine, en juin 1894, pour signer la convention d’abornement de la frontière. Ce voyage sera évoqué dans le prochain chapitre.                    

    Jean Pierre Renaud

Chapitre précédent sur le blog du 3 juin 2012 : Than-Taï, l’Empereur d’Annam