Afrique Occidentale Française, histoire coloniale, développement et inégalités, la thèse Huillery

« HISTOIRE COLONIALE, DEVELOPPEMENT ET INEGALITES DANS L’ANCIENNE AFRIQUE OCCIDENTALE FRANCAISE »

Thèse de Mme Elise Huillery

Sous la direction de Denis Cogneau et de Thomas Piketty

27 novembre 2008

Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales

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Annonce de lecture critique pour l’automne

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Appel à la transparence de la délibération du jury de thèse en vue d’accréditer la « scientificité » des thèses d’histoire coloniale !

Appel aux jeunes chercheurs en histoire économique en vue de contribuer à la lecture critique de cette thèse !

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Les raisons de ma curiosité historique, financière et économique

            Dans le journal Libération du 2 décembre 2008 Mme Esther Duflo avait publié une tribune intitulée :

            « Le fardeau de l’homme blanc »

            Dans son texte, Mme Duflo tentait de démontrer que l’expression ne correspondait pas à une réalité historique, contrairement aux thèses que certains défendent quant au bilan positif de la colonisation, dans le fil du discours Sarkozy de Dakar (2007)  qui a nourri une grande polémique.

                   A l’appui de son propos et de sa démonstration, Mme Duflo renvoyait au contenu de la thèse défendue avec succès par Mme Huillery sur le sujet, sous la direction de MM. Denis Cogneau et de Thomas Piketty, qu’elle a eu le loisir d’examiner en sa qualité de membre du jury.

            L’expression « Le fardeau de l’homme blanc » fait allusion à celle devenue célèbre utilisée par Rudyard Kipling, chantre de l’impérialisme britannique, dans un de ses poèmes paru en 1899, mais dans un contexte colonial qui n’était pas celui de l’Empire des Indes, mais celui de l’impérialisme américain dans les îles Philippines.

            Chacune de ses strophes débutait par « Take up the White Man’s Burden,… », et cette expression fit florès en même temps qu’elle faisait évidemment l’objet de toutes sortes d’interprétations.

            A la suite de cette tribune, j’étais entré en contact avec Mme Duflo afin de pouvoir accéder au texte de cette thèse, ce qu’elle fit de façon fort aimable le 3 janvier 2009.

             J’ai donc analysé très longuement ce document bilingue qui comporte quatre chapitres intitulés, les chapitres 3 et 4 étant rédigés en anglais :

            Chapitre 1 Mythes et réalités du bilan économique de la colonisation française

       Chapitre 2 Le coût de la colonisation pour les contribuables français et les investissements publics en Afrique Occidentale Française

           Chapitre 3 History matters : the long-term impact of colonial investments in French West Africa

            Chapitre 4 The impact of European Settlement in within French West Africa – Did pre-colonial prosperous areas fall behind?

         La thèse en question est accessible sur le site de l’EHESS, et elle est donc de nature à susciter la curiosité et la lecture des jeunes chercheurs en histoire économique en général, et coloniale en particulier.

      Le contenu de cette thèse m’intéressait d’autant plus que mes recherches actuelles portent sur l’histoire coloniale et postcoloniale, notamment telle que certains chercheurs la racontent de nos jours.

      J’ai souvent noté en effet que beaucoup de travaux n’étaient pas fondés sur l’évaluation des phénomènes décrits en  termes de grandeurs statistiques mesurables et mesurées en fonction des situations coloniales rencontrées et de leur moment colonial.

        Cette thèse semblait donc répondre à une de mes préoccupations majeures.

       L’analyse de la thèse Huillery a suscité maintes questions de ma part, un nombre non calculable d’interrogations, sinon d’objections, que je vais tenter de récapituler, car j’avais archivé ce dossier depuis 2009, lorsque j’ai découvert que Mme Huillery venait de recevoir un prix du Cercle des Economistes pour l’ensemble de ses travaux, dont la thèse en question.

      Le journal Le Monde du 27 mai 2014 titrait une interview de l’intéressée :

      «  La France a été le fardeau de l’homme noir, et non l’inverse »

      Avec la question :

      Quel a été le sujet de votre thèse ?

      « Vouée au bilan économique de la colonisation française en Afrique de l’Ouest, elle bat en brèche la thèse de Jacques Marseille, publiée en 1984, selon laquelle la colonisation a été un sacrifice pour la France. Car l’examen des budgets coloniaux et métropolitains montre le contraire. Seulement 0,29% des recettes fiscales de la métropole ont été affectées aux colonies, dont les quatre cinquièmes sont en réalité le coût de la conquête militaire. L’investissement dans les biens publics ne représente qu’un coût équivalent à 0,005% des dépenses fiscales métropolitaines et n’a couvert que 2% du coût des investissements publics locaux : les chemins de fer, les routes, les écoles ou les hôpitaux ont été financés à 98% par les taxes locales. De plus jusqu’à la réforme de 1956, les hauts cadres coloniaux, les 8 gouverneurs et les 120 administrateurs de cercle (circonscription coloniale) absorbaient à eux seuls 13% des budgets locaux ! La France a été le fardeau de l’homme noir et non l’inverse »

     Mon intention n’est pas d’entrer dans le détail du débat qu’ouvre Mme Huillery sur la thèse de Jacques Marseille qui absorbe un grande partie de l’analyse du chapitre 1, mais d’examiner s’il est possible de fonder le constat qu’elle propose, un constat qui s’inscrit dans un contexte volontairement polémique, à partir d’une analyse économique et financière qu’elle récapitule dans les trois autres chapitres.

       Les deux questions de fond qui se posent sont celles de savoir :

       1 – si l’analyse proposée pour la colonisation française en Afrique de l’ouest permet d’affirmer que cette analyse est représentative de sa propre histoire économique ?

      2 – si cette analyse est susceptible d’être représentative de l’histoire de la colonisation française en général résumée par le slogan « La France a été le fardeau de l’homme noir et non l’inverse » ?

     Je formulerais volontiers ces deux questions sous le titre «  Miroir ou prisme » colonial, ou postcolonial ? », car la formule sur le fardeau de l’homme noir claque au vent comme un slogan politique !

      Ou encore sous le titre du « fardeau » de l’anachronisme postcolonial ?

     Nous examinerons successivement le contenu des quatre chapitres et nous tenterons en conclusion de poser les questions de base avec les réponses correspondantes qui seraient susceptibles d’emporter ou non une sorte d’adhésion.

      Le jury était composé ainsi : Jean-Marie Baland, Denis Cogneau, Esther Duflo, Pierre Jacquet, Thomas Piketty, Gilles Postel-Vinay

        Compte tenu de l’audience, du crédit, pour ne pas dire de l’influence, des membres de ce jury, dont certains animent la nouvelle Ecole d’Economie de Paris, il serait naturellement très intéressant qu’ils acceptent de publier le rapport du ou des rapporteurs, les éléments essentiels de leur délibération, ainsi que les résultats du vote, s’il y a eu vote, afin de contribuer à la fois à la bonne réputation de cette nouvelle école économique  et à la transparence des décisions des jurys de thèse, c’est-à-dire à la scientificité des thèses.

      Les textes relatifs à la délivrance des thèses par les jurys n’imposent en effet pas, sur le plan juridique, des formalités de publicité des décisions prises par les jurys, se limitant à la formule de « soutenance publique ».

       Sur ce blog, notamment le 11 juin 2010, j’ai proposé mon analyse du système actuel qui est loin d’être satisfaisant et fait quelques propositions de nature à accréditer la scientificité des thèses, ce qui n’est pas le cas aujourd’hui.

     En gros, je notais que les arrêtés de 1992 et 2006 définissaient la procédure universitaire utilisée en faisant appel au concept de « scientifique » dans le cadre d’« une soutenance publique » qui ne laisse aucune trace du rapport, de la délibération et du vote du jury.

     A l’époque, j’avais déjà évoqué le cas de la thèse Huillery et conclu :

     «  Et j’ai donc tout lieu de penser que, pour assurer son crédit scientifique, la toute jeune Ecole d’Economie de Paris a eu à cœur d’innover en matière de transparence scientifique, et donc d’accréditation scientifique des travaux qu’elle dirige. »

      Cette innovation dans la transparence aurait répondu à l’une des résolutions écrites de cette thèse en ce qui concerne les recherches effectuées sur « Quarante années d’écriture du bilan économique de la colonisation » … « Nous allons donc prendre connaissance des recherches effectuées et sonder le type de socle scientifique. » (p,26)

     Un effort de transparence scientifique d’autant plus nécessaire que cette thèse, comme nous allons le démontrer, ne parait pas pouvoir accréditer le slogan : en AOF, «  la France a été le fardeau de l’homme noir ».

     Avec deux énigmes historiques à résoudre :

      La première : Avec ou sans « concession » ?

      La deuxième : Avec quelles « corrélations » ?

Jean Pierre Renaud

Le livre « Supercherie Coloniale » Chapitre 7 « La Propagande Coloniale » suite

Supercherie Coloniale

Suite du chapitre 7, page 184 du livre

La Propagande coloniale

L’analyse critique :

Les institutions : ont-elles été opérationnelles, aux fins de la propagande, dans leur organisation et dans leur fonctionnement ? Non

 L’agence générale des colonies et les agences économiques des territoires n’ont jamais constitué la machine de guerre de la propagande coloniale volontiers décrite par l’historienne Lemaire et son collectif de chercheurs. Pour qui a pratiqué assez longtemps les administrations centrales, les moyens humains des agences correspondaient au maximum à ceux d’une sous direction d’administration centrale. Rien à voir avec les machines de propagande des Etats totalitaires !

            L’agence générale était coiffée par un conseil d’administration composé pour partie de représentants de l’Etat et pour partie de représentants des entreprises privées, les agences économiques étant pilotées elles-mêmes par des représentants des administrations coloniales de l’AOF, de l’AEF, de l’Indochine, de Madagascar et des Territoires sous mandat.

            En 1926, l’Agence générale comprenait quatre services, un service commun, un service de renseignements, un service administratif, et le service administratif des ports de commerce, Marseille, Bordeaux, Nantes et Le Havre. Au total, 160 personnes, avec une partie de personnels techniques, dont la moitié était affectée dans les ports.(FM/Agefom/408)  

            La structure des agences était celle décrite par Mme Rabut, avec en général, deux services un service administratif et un service de renseignements ayant des fonctions de documentation, de relations avec la presse, et ultérieurement de propagande.

            En 1937, année du renforcement de la propagande gouvernementale, après le hiatus des années 1934-1937, les agences économiques de Madagascar, d’AOF, d’AEF, et des territoires sous mandat, comptaient respectivement, 8, 8, 7, et 9 cadres.

            Les rapports d’activité récapitulaient minutieusement, sur un mode militaire, les chiffres mensuels d’activité, nombre de visiteurs, demandes d’emploi, demandes d’information commerciale et industrielle, placement de capitaux, débouchés, exposition d’échantillons de produits…

            En 1932, l’agence de Madagascar reçut 1 006  visiteurs et traita 4 719 correspondances, dont 447 pour obtenir de l’information sur les débouchés et 591  sur l’industrie et le commerce. Elle examina 1 538 demandes d’emploi (FM/Agefom/C834)

            Les activités de l’agence d’AOF étaient moins importantes, avec un nombre total de visiteurs de 397 seulement en 1933, et 1 546 demandes de renseignements. (FM/Agefom/C744)

            Le système était plutôt hybride, les agences économiques faisaient partie du réseau d’agences piloté par l’Agence générale, quand elle a existé, mais agissaient comme donneurs d’ordre de commandes de prestations auprès de l’agence générale. Chacune des agences disposait de son propre budget alimenté par les ressources des budgets des différents territoires.       

            Et ces budgets n’étaient pas considérables, comme nous le verrons.

            Il convient de noter enfin que le domaine de compétence de l’agence générale des colonies n’a jamais porté sur l’Algérie, la Tunisie et le Maroc, alors que ces territoires représentaient plus de la moitié du commerce colonial de l’époque.

            Quant au tissage plus ou moins réussi d’un réseau de propagande coloniale, il est exact que les gouvernements, mais surtout dans les années 30, ont donné des instructions aux préfets pour les inciter à faciliter l’organisation de la propagande, la création de comités de propagande coloniale placés sous la houlette des chambres de commerce et d’industrie ou des unions patronales, surtout dans les années 1936 et 1937, mais pour qui connaît le fonctionnement de l’administration  préfectorale, ce type d’action fait partie du lot quotidien des fonctions préfectorales, mobilisés au coup par coup, en fonction de la conjoncture et des objectifs de la politique gouvernementale. Il en a toujours été ainsi.

            D’ailleurs, les ministres des Colonies avaient contribué à la mise en place de ce qu’on appellerait volontiers une hiérarchie parallèle, selon les bons préceptes communistes, mais qui n’a jamais eu l’efficacité des hiérarchies parallèles communistes, et sans doute non plus celle de la hiérarchie maçonne, très puissante alors. Hiérarchie parallèle animée par les chambres de commerce et les unions patronales, mais comme les nécessités de la conjoncture et d’une action commune en font créer régulièrement dans l’histoire politique, administrative et économique du pays.

            Les archives (FM/Agefom/851) nous donnent la trace d’instructions ministérielles précises à ce sujet.

            En 1925, une circulaire ministérielle de M André Hesse avait prévu l’organisation sur tout le territoire métropolitain, de comités de propagande qui devaient avoir pour but d’intensifier la vulgarisation de l’idée coloniale.

            Le 30 mai 1930, dans la perspective de la grande exposition coloniale de 1931,  le Sous Secrétaire d’Etat aux Colonies Delmont réunit à Paris les délégués des comités de propagande coloniale et des associations coloniales, lesquels existaient dans la plupart des grandes villes françaises. L’ordre du jour était : organisation des comités de propagande coloniale et création d’un lien entre ces comités.

            Ces comités étaient pour la plupart constitués de représentants des chambres de commerce ou d’entreprises intéressées par l’outre-mer.

            A titre d’exemple, le Comité de propagande coloniale de Cherbourg était constitué d’un Comité d’honneur composé du Préfet de la Manche, du Sous Préfet de Cherbourg, du Maire de Cherbourg, du Président et d’un Vice Président de la Chambre de Commerce, et son conseil d’administration de représentants des entreprises de la Manche.

            A cette réunion ministérielle, il fut envisagé de susciter des comités départementaux, mais avant tout de créer une commission permanente des groupements d’action coloniale.

            Au cours de la séance, le représentant du comité de Bergerac exposa qu’il n’avait pas obtenu auprès des membres du corps de l’enseignement, tout l’appui qu’il aurait désiré pour faire connaître les colonies aux jeunes gens des écoles. Il demandait que le Ministre de l’Instruction Publique donne des instructions à ses subordonnés pour qu’à l’avenir, il n’y ait plus de malentendus. Le représentant de Dijon s’associa à cette demande.

            Le représentant du comité de Lyon y rappela les efforts faits par la Chambre de Commerce, 141 000 euros par an (valeur 2002).

            A la fin de la réunion :

            « Le ministre rappelle aux délégués des comités que l’essentiel, c’est de créer autour d’eux une mentalité, une foi coloniale et pour atteindre ce but, les collaborateurs les plus importants sont les instituteurs et les professeurs de collège qui peuvent agir sur l’esprit des enfants…Lorsque cette mentalité coloniale sera créée, la propagande verra ses fruits centupler et le public saura, tout comme en Hollande, que nos colonies permettent non seulement le placement des hommes, mais aussi celui des capitaux (vifs applaudissements) »

            Le lecteur aura constaté, qu’en 1930, la propagande coloniale n’avait pas encore eu les effets escomptés par certains sur l’opinion publique, et que le corps enseignant ne manifestait pas un enthousiasme débordant pour la cause coloniale, alors que nous avons démontré que les livres scolaires n’accordaient pas une grande place aux colonies.

            Nous rappelons à la mémoire du lecteur que les appréciations de l’historienne portent précisément sur cette période.

            Le 7 juillet 1930, le Sous Secrétaire d’Etat aux Colonies adressait une circulaire à Messieurs les Présidents des Comités d’Action Coloniale en leur transmettant le procès verbal de la réunion du 30 mai, au cours de laquelle il y fut décidé la consolidation, et là, où besoin sera, la réorganisation des comités actuellement existants, voire la création de comités nouveaux, ainsi que la création d’un organisme fédéral, la Commission permanente des Groupements d’Action Coloniale.

            Le ministre écrivait :

            « Je signale par une circulaire adressée ce jour aux Préfets, l’importance de vos Comités, en même temps que je leur envoie copie du procès verbal de notre réunion, et que je les prie de vous accorder tout leur appui moral et matériel. Signé A.Delmont »

 Les Comités locaux d’action coloniale continuèrent à exister au cours des années ultérieures, comme l’indique une circulaire ministérielle du 20 février 1934 qui adresse aux agences économiques des colonies la liste de ces groupements, en invitant les agences à entrer en liaison avec ces comités, en les invitant à vous faire connaître les entreprises  agricoles, industrielles, et commerciales de leur secteur, susceptibles d’acheter les produits des territoires que vous représentez ou d’y écouler les leurs. (FM/Agefom/40)

            Les archives fournissent beaucoup d’échantillons des correspondances échangées entre l’administration, les agences, et les comités. Leur contenu porte sur les informations de toute nature qui alimentaient ce réseau d’information économique, organisation du réseau, relais d’information, liste d’entreprises et liste de produits exportés ou importés, etc…

L’avis d’un expert :

            A la session parlementaire de 1928, le député Archimbaud, longtemps rapporteur inamovible du budget des colonies à la Chambre, appelait le pays à faire un effort de propagande « pour parvenir à créer en France une mentalité impériale, le premier effort devait être tenté par la presse, le second par l’école, à tous les degrés d’enseignement… le gouvernement doit tendre à obtenir de la grande presse quotidienne qu’elle accorde à l’information coloniale la place qu’elle mérite, et que les honneurs de la première page ou des « leaders » ne soient pas uniquement réservés à l’exposé des grands scandales coloniaux. « (ASOM)

            A la session de 1930, le même rapporteur du budget consacrait une partie de son exposé à la propagande coloniale :

            « Quelle ignorance le Français moyen n’a-t-il pas à l’endroit de cet admirable domaine ! Que de préjugés à vaincre ! »

            Et le rapporteur de proposer que la bonne propagande touche l’enfant, le Français au régiment, l’industriel et le commerçant.

            « A l’heure actuelle, les questions de propagande coloniale sont entièrement laissées à l’activité des agences relevant des gouvernements coloniaux. Grâce aux moyens financiers dont elles disposent, les agences ont pu jouer un rôle incontestable. Il n’en est pas moins vrai qu’il n’y a actuellement aucune coordination dans l’effort de propagande…

            Les questions de propagande revêtent une trop grande importance pour qu’elles ne soient pas placées immédiatement sous l’autorité du Ministre et il est regrettable qu’il n’existe pas encore au Ministère des Colonies un service de propagande, comme il est regrettable qu’un service bien organisé de la colonisation, disposant de crédits suffisants, n’ai pas encore été organisé au sein de ce même département. »(ASOM)

 A la lecture de ces textes, le lecteur constatera qu’en 1930, à la veille de la fameuse exposition de 1931, aucun chef d’orchestre n’existait pour la propagande coloniale, contrairement aux assertions de l’historienne, qu’il n’existait pas de service de propagande au sein du gouvernement, et qu’un rapporteur du budget des Colonies constatait à la fois l’insuffisance notoire de la propagande et le peu d’intérêt des Français pour leurs colonies. Il faudra attendre les années 1937 pour qu’il y soit remédié, mais dans une conjoncture tout à fait particulière, celle de l’avant-guerre. En rappelant que la fameuse Agence générale a été supprimée, sans être remplacée, entre 1934 et 1937 !

            Comment ne pas se poser la question des sources historiques de l’historienne et de ses interprétations erronées, pour ne pas utiliser un mot plus fort. L’Agence n’a jamais été, en tout cas jusqu’en 1931, une « machine à informer et à séduirel’épicentre de l’information coloniale », ou alors un petit épicentre, l’Agence n’a jamais « inondé », elle n’a jamais été capable de « manipuler l’opinion ou de marteler un discours », ni « de fabriquer du colonial », et n’a jamais eu de « stratégie ».

            Il n’y a pas eu de « réseau tentaculaire d’individus, de marchands d’influence que sont les journalistes », et contrairement au dire de l’historienne, «  l’ensemble de cette propagande savamment organisée (n’) a (pas) contribué à bâtir une chape de plomb qui rendit impossible la faculté de penser le réel  de la domination coloniale. »

 Comment une telle chose aurait-elle été possible ? Alors que les agences déployaient une activité qui avait plus avoir avec le travail d’une représentation diplomatique ou d’une agence d’information, dont le rapporteur du budget des Colonies reconnaissait qu’elle n’était pas suffisante en matière de propagande, et cela jusqu’en 1931.

            Les agences firent un travail remarquable de documentation générale et économique sur les territoires qu’elles représentaient, mais s’agissait-il de propagande ?

            Et il est à peu près certain que les hommes politiques de cette époque ne donnaient pas le même sens au mot propagande que nous, comme indiqué en début de chapitre.

            Et pour l’anecdote, et au sujet d’un commentaire de l’historienne à propos d’une brochure dédiée, en 1928, à Léon Perrier, ministre de la Propagande coloniale (IC/84) : Léon Perrier fut effectivement ministre des Colonies entre 1925 et 1928, mais aucune trace de l’appellation Lemaire ! En tout état de cause, son efficacité n’aurait pas été très grande, compte tenu de la teneur des observations qui ont été faites plus haut.

Des crédits de propagande crédibles ? Dans une échelle de grandeurs crédible ? Encore non !

 Nous allons à présent nous intéresser aux budgets de l’agence générale et des agences économiques des colonies, afin de mesurer leur capacité financière d’action en matière de propagande coloniale, car comme nous l’avons déjà relevé, les agences développaient une activité variée, et l’examen rapide de leurs budgets permettra de démontrer que les crédits de propagande étaient infiniment modestes.

            Les subventions des agences  à la presse métropolitaine et coloniale feront, plus loin, l’objet d’un examen particulier, compte tenu de leur caractère sensible, et de l’interprétation qu’en donne l’historienne.

            Tout d’abord, les crédits de l’agence générale des colonies : il faut rappeler que le budget de l’agence générale était alimenté par les budgets des colonies, ainsi que les budgets des différentes agences économiques, AOF, AEF, Indochine, Madagascar, et territoires sous mandat. Cela ne coûtait donc pas trop cher au contribuable de métropole, et donc au budget de l’Etat !

            En 1923, le budget de l’agence générale était de 1,3 million €, et en 1926, quasiment du même montant (FM/408). Le budget de l’agence ne représentait pas plus de 0,09 % du budget du ministère des Colonies, soit 142 millions €, et plus de 95% des recettes de son budget provenaient des contributions des colonies associées à chacune des agences économiques. Le budget du ministère des colonies représentait lui-même 0,007 % du budget de fonctionnement de l’Etat. (Archives/Finances)

            En 1926, les budgets de l’Indochine, de l’AOF, et de Madagascar, y contribuaient respectivement pour 416 224 €, 370 480 €, et 268 137 €.

                        En 1926, l’essentiel du budget de l’agence était consacré aux dépenses de personnel, et le budget des ports de commerce correspondait à 38% du budget de l’agence.

            Indiquons au lecteur, que le crédit dédié à la propagande coloniale, participation aux foires, expositions et conférences se montait alors à 10 540 €. Vraiment pas de quoi inonder le pays de propagande coloniale ! (FM/Agefom/408, chap.16 du budget).

            Rappelons que le commerce extérieur de la France en 1930 (exportations, plus importations) était de 17 500 millions €, dont pour le commerce colonial, polarisé sur l’Algérie, 2 891 millions €. (Empire colonial et capitalisme français, J.Marseille)

            La propagande coloniale au sens strict représentait une fraction infinitésimale du commerce extérieur, dans l’ordre des fractions de millièmes, même en comptant la totalité des crédits de la fameuse agence omniprésente.

            En 1937, année au cours de laquelle le gouvernement décida d’intensifier la propagande coloniale, le budget de cette propagande était de 1,9 million €  (FM/Agefom/908), à comparer au chiffre du budget du ministère des colonies, soit 0,005 % de 360 millions € (Archives/Finances). Le ministère lui-même représentait 0,016 % du budget de fonctionnement de l’Etat.

            L’ensemble de ces chiffres situe les ordres de grandeur que l’historien est bien obligé de prendre en compte pour porter un jugement historique sur la propagande coloniale.

            Examinons à présent les budgets des agences économiques pour mesurer leur poids relatif sur le plan financier et économique, et voir la part qu’elles accordaient au poste documentation propagande.

            En 1933, le budget de l’agence de l’AOF était de 681 000 €. Le poste publicité et propagande se montait à 76 000 €. Sur ce crédit, les subventions  à la presse de métropole étaient de 56 000 €. Le montant du budget de l’agence représentait 5,6% du budget de l’AOF, ce qui n’était pas négligeable pour la fédération, mais beaucoup moins significatif sur le plan métropolitain. (FM/Agefom/744)

             Pour donner un exemple, en 1931, année de l’exposition coloniale, la Ville de Paris avait consacré plus d’un million d’euros à ses réceptions, fêtes et cérémonies, à comparer au 1,2 million € de l’agence de l’AOF. Le budget de la Ville était alors de plus de 2 milliards €.

            En 1934, le budget de l’agence de l’AEF était d’environ 524 000 €, dont 83 000 € pour la propagande et les expositions, et le budget de la fédération était de l’ordre de 57,7 millions d’euros, soit 9,9% du budget fédéral, un chiffre relativement important, mais qui marquait à la fois le besoin de cette fédération de se faire connaître, et la disproportion existant dans l’échelle des valeurs entre métropole et colonies. (FM/Agefom/408 et 901)

            Ces budgets étaient sans commune mesure avec les budgets métropolitains, même s’ils pouvaient faire illusion dans leur rapport avec les budgets coloniaux. Nous allons confirmer cette appréciation dans notre analyse des subventions à la presse et démontrer que la presse métropolitaine et coloniale n’était certainement pas en mesure de propager la bonne nouvelle coloniale grâce aux subventions qui lui étaient versées par les agences économiques des colonies.

            Nous ne reviendrons pas sur les affirmations trompeuses de l’historienne quant au rôle et à l’efficacité de l’Agence dans les années 1871-1931, dans Culture coloniale, alors que nous avons vu qu’elle n’avait existé qu’à partir de 1919, et que son activité était loin d’être à la hauteur des jugements rétroactifs et anachroniques de l’historienne.

            Comment est-il possible d’écrire dans ce livre au sujet de cette Agence, et pour la même période :

            « Elle fut par conséquent l’un des plus grands outils fédérateurs de l’opinion publique. » (CC/142)

            Et grâce à elle : « Ainsi la légitimité de l’ordre colonial était elle parfaitement intériorisée. » (CC/147)

            La presse a-t-elle fait œuvre de propagande coloniale ?

  Dans le livre suivant, Culture impériale, et pour la période 1931-1961, même discours de l’historienne :

            « C’est la raison pour laquelle l’apogée colonial des années 1930 se traduit par une véritable promotion de l’idée impériale menés par la République, via son agence de propagande officielle, et largement relayée au sein de la société par le monde scolaire ou d’autres acteurs, en particulier la presse ou le cinéma. » (CI/45)

            L’historienne rappelle que l’Agence générale des colonies avait disparu, sans en donner la période, c’est à dire entre 1934 à 1937, année de création par le Front Populaire du Service Intercolonial d’Information et de Documentation.

            L’historienne donne l’exemple de la presse comme indice de « l’intrusion de l’Empire dans les foyers métropolitains »au cours de ces années, et cite une liste de journaux qui, à la fin des années 1930, étaient destinataires d’articles et de subventions, en écrivant :

            « Cette énumération est loin d’être complète, mais elle révèle l’importance de l’emprise propagandiste sur l’information écrite, qu’elle soit strictement coloniale ou à vocation plus générale, le rapport des montants de subvention étant à peu de choses égal, ce qui atteste de la volonté de toucher le plus large public et non pas seulement une partie de la population déjà sensibilisée. Ainsi avons-nous pu relever cent soixante dix titres différents qui ont été subventionnés sur les fonds de la propagande coloniale officielle entre 1936 et 1938. Autant dire que ce vaste panel a largement contribué à l’ancrage de l’élément colonial au sein de la société  française, puisqu’on retrouve aussi bien les grands quotidiens ou hebdomadaires de la presse générale ou « coloniale » que les journaux affectant tous les genres et traitant de politique, de religion, d’économie et de finance, mais aussi d’agriculture, de cuisine, s’adressant aux jeunes, aux hommes, aux femmes et à toutes les catégories professionnelles. » (CI/51,52)         

 Littérature que tout cela ! En donnant l’illusion de la précision intellectuelle et en osant une conclusion historique hardie, une de plus, celle de « l’ancrage  de l’élément colonial au sein de la société française ! » Rien de moins !

 Le lecteur est donc invité à  confronter un tel discours aux pièces à conviction des archives.

            La liste de journaux fournie est, à quelques différences près, conforme au procès verbal du 29 janvier 1937 et aux suivants de la commission ministérielle qui se réunissait pour attribuer des subventions aux journaux. La liste citée correspondait en gros à moins de la moitié du lectorat de la presse parisienne, et au quart de la presse parisienne et provinciale, cette dernière faisant jeu égal avec la presse parisienne en tirage. Ce n’était évidemment pas mal, mais que représentaient ces subventions pour ces journaux, car il faut donner à la fois donner quelques chiffres et rappeler le fonctionnement administratif du système des subventions.

            En 1928, deux commissions  centrales furent créées, l’une pour attribuer des subventions à des établissements métropolitains de propagande coloniale, directement ou indirectement, les comités de propagande coloniale, la deuxième aux journaux. En 1930, l’attribution des subventions aux journaux et revues fut rendue à l’initiative des gouverneurs généraux et gouverneurs, en précisant qu’il s’agissait des crédits prévus aux budgets locaux pour la propagande coloniale effectuée dans la métropole. (FM/Agefom/412-Circulaire ministérielle du 16/04/1935)

            Les deux commissions étaient composées de représentants du ministère et des agences économiques des colonies et territoires.

            En 1937, la presse coloniale proprement dite, c’est-à-dire spécialisée, reçut au total 184 000 € pour onze titres (FM/Agefom/412, PV du 29/01/37).

            Les budgets des colonies y contribuèrent pour les montants suivants :

            Indochine :      37 000 €

            AOF :             63 382 €

            AEF :             33 346 €

            Madagascar : 37 130 €

            Territoires :   13 142 €

            D’après le procès verbal du 26 février 1937, et pour 1936, le total des subventions attribuées à la presse coloniale et à la presse métropolitaine avait été de 555 000 €, le budget prévu pour 1937 étant quasiment identique.

            Dans le même procès verbal, on relève que le crédit de subvention prévu en 1937 pour les établissements de propagande était de 233 000 €.

            Situons à présent ces chiffres dans des échelles de grandeur économiques ou financières crédibles, avant de les situer dans le contexte du financement concret de la presse de cette époque, et sans doute encore de la nôtre.

            Tout d’abord par rapport au commerce extérieur des colonies et territoires avec la France. (Revue Economique Française, p.127)

            Ces subventions représentaient par rapport au chiffre du commerce extérieur de 1936, 0,46% pour l’Indochine, 0,82% pour l’AOF, et 1,20% pour Madagascar, ce qui n’était pas considérable en matière de propagande, pour ne pas dire de publicité publique, par rapport aux chiffres d’affaires de leur commerce extérieur avec la métropole.

            Il convient de rappeler que le commerce du Maghreb, Algérie, Maroc, Tunisie, représentait à lui seul, pas loin de la moitié du commerce de la France avec l’Empire.

            Il n’est pas superflu non plus de se poser la question de savoir s’il s’agissait de propagande coloniale ou de publicité pour des produits coloniaux, car l’historienne entretient à ce sujet une confusion complète.

            Le lecteur verra plus loin confirmées  les observations faites par les experts sur le peu de coopération que la grande presse manifestait pour la propagande coloniale, et sur le fait que, sans subvention, la presse coloniale aurait disparu.

            Mais il nous faut à présent aller au cœur du fonctionnement concret de la presse de l’époque.

            Citons tout d’abord un extrait des conclusions du Colloque de 1993 qui atteste de la profonde méconnaissance du milieu concret de la presse par certains historiens, de la candeur aussi, et la sous-évaluation de la paresse journalistique :

            « Quel a été le rôle du Parti colonial dans la production de cette imagerie ? Charles Robert Ageron et d’autres ont montré, par exemple, que le Parti colonial ou l’Agence de France d’outre-mer pour le ministère des Colonies avaient des officines qui rédigeaient des articles prêts à être repris, non signés, dans la presse. »  (C/145)

            Mais beaucoup de journalistes ont toujours trouvé plus facile de reproduire purement ou simplement les papiers qu’on leur fournissait gratuitement, quitte à leur donner un léger coup de patte, que de rédiger eux-mêmes leurs articles. Communiqués officiels ou non, dépêches d’agences, ont toujours été les bienvenus dans beaucoup de journaux. Même de nos jours, combien de journaux ne font qu’adapter des dépêches de l’agence France Presse ou Reuters au goût du journal ?

            Les procès verbaux de la commission citée plus haut font état à la fois de subventions et de rémunérations de correspondants des journaux.

            L’historienne Lemaire relève cette situation dans ses contributions, mais elle était loin d’être surprenante, compte tenu de la grande difficulté que les gouvernements rencontraient pour faire passer de la propagande coloniale dans leurs journaux, comme le notait plus haut l’historien Ageron.

            Il faut citer in extenso un extrait du projet de circulaire du ministre des Colonies, Marius Moutet, celui auquel, effectivement, l’historienne aurait pu donner le surnom de ministre de la Propagande, extrait qui ne figure pas dans le texte officiel de la circulaire n° 1294 du 11 mai 1937, laquelle valait instruction aux gouverneurs généraux et gouverneurs pour la propagande coloniale, texte sur lequel nous reviendrons.

            Le rédacteur du projet de circulaire écrivait :

            « Venons-en à la question de la presse proprement dite. C’est peut être la plus délicate de toutes… qu’il s’agisse d’abonnements ou de subventions, il serait puéril de dissimuler que la presse coloniale éditée en France tire la plupart de ses ressources de nos contributions budgétaires, et que la presse métropolitaine, pour autant qu’elle veuille bien s’intéresser aux questions coloniales, considère comme une contre partie nécessaire le fait de recevoir, de vos budgets, sous une forme ou sous une autre, un concours financier, et d’évoquer le témoignage d’un gouverneur général des colonies qui écrivait : « j’ai la tristesse de constater que les journaux considèrent nos subventions comme une sorte de tribut rendu en hommage à leur puissance et ne comportant aucune obligation de leur part. » (FM/Agefom/908)

 Dans sa circulaire ministérielle du 11 mai 1937, le ministre donnait les raisons de la création du nouveau Service Intercolonial d’Information :

            « L’information, l’éducation coloniale du peuple français est une nécessité…On s’est installé dans des habitudes administratives, l’action de la propagande reste modeste, traditionnelle, habituelle ;…Il faut enfin, faire prendre à notre pays, à notre population toute entière, jusque ses couches profondes, jusque dans sa spontanéité populaire, conscience de sa valeur coloniale ou plutôt de sa mission d’enseignement des peuples attardés, il faut révéler à la France sa famille humaine toute entière dans sa multiple variété, dans son étroite solidarité… Certes le dessein est vaste, généreux, il requiert désintéressement, foi, vocation et l’effort d’une génération, mais en traçant le chemin, en marquant la direction, nous aurons amorcé une oeuvre qui se réalisera avec certitude. » (FM/Agefom//908)

 En mai 1937, il ne semblait donc pas que la situation de la propagande coloniale fut celle décrite par l’historienne, c’est-à-dire mirobolante, alors qu’il restait moins de trois ans avant le début de la deuxième guerre mondiale, qui allait tout changer et tout bouleverser.

            Notons en passant que le discours Moutet n’avait pas beaucoup évolué par rapport à celui de Jules Ferry.

            La circulaire en question fixait des objectifs à atteindre dans plusieurs domaines, la presse, la radio, la documentation photographique, le cinéma, objectifs qui furent poursuivis par le régime de Vichy et la Quatrième République, mais la France était alors entrée dans un autre monde, un nouveau monde

            La consultation de ces sources montre qu’il n’est pas possible de prendre au mot les propos et jugements péremptoires de l’historienne, qui ne correspondent absolument pas à la réalité historique de l’époque.

            Complétons cette analyse critique en proposant un éclairage sur le fonctionnement concret de la presse entre les deux guerres, à partir notamment des analyses de l’Histoire Générale de la Presse (PUF 1972).

            Dans le monde d’aujourd’hui comme dans celui de l’entre deux guerres, et compte tenu de son influence, la presse n’a jamais été une société de blancheur et de candeur. Les journaux étaient toujours à la recherche à la fois de lecteurs, et aussi de sources de financement complémentaires, publicité, subventions ou fonds secrets.

            En 1892, le scandale de Panama  avait montré dans toute son ampleur les subventions occultes versées aux journaux, et le Trésor russe n’avait pas ménagé son soutien à la presse française pour faciliter le placement des fameux emprunts russes en 1905.

            Entre 1919 et 1939, les journaux continuèrent à solliciter des soutiens financiers d’origine diverse. L’usage des fonds secrets se perpétuait : en 1933, le journal de Briand recevait une subvention mensuelle de 56 000 euros, soit un total annuel de 672 000 euros, montant supérieur au crédit de 550 000 euros que nous avons cité plus haut pour le total des subventions  à la presse métropolitaine et coloniale. (HGP/p, 488)

            Dans les années 1930, le gouvernement grec versa des subventions à la presse française, au Figaro, et au Temps.

            Quel que soit l’angle de l’analyse, on voit bien que les budgets consacrés à la propagande coloniale n’étaient pas à la hauteur des enjeux : presque anodins en ce qui concerne la presse métropolitaine, et transfusionnels pour la presse coloniale, dont les tirages étaient modestes, avec des résultats très mitigés, pour ne pas dire négligeables sur l’opinion publique.

            Arrêtons- nous encore un instant sur un cas concret, celui du Petit Parisien, cité par l’historienne. D’après les procès verbaux de la commission officielle, ce quotidien reçut une subvention de 39 000 € en 1937. Le prix de vente au numéro était en 1937 de 0,52 €, ce qui correspondait  à l’achat officiel de 75 000  numéros, alors que le tirage quotidien de ce journal était de l’ordre du million. Donc une contribution anecdotique, pour ne pas dire anodine !

            Rapporté au chiffre d’affaires annuel du quotidien, cette subvention était purement homéopathique.

            Notons enfin qu’aucune démonstration statistique n’est faite en ce qui concerne la place concrète, c’est-à-dire la surface des articles de la grande presse consacrés aux questions coloniales par rapport à la surface totale, et le contenu qualitatif des articles, c’est-à-dire, favorable, défavorable, ou neutre en ce qui concerne ces mêmes questions.

            Le lecteur aura donc pu se convaincre de la distance qui sépare les propos outranciers de l’historienne et la réalité historique : on voit mal avec l’organisation décrite, les budgets dédiés à la propagande coloniale, comment la Troisième République aurait pu réussir à fabriquer du colonial, à convaincre les marchands d’opinion, à obtenir le ralliement populaire au credo colonial. Non, vraiment, trop c’est trop, c’est vouloir faire prendre aux Français des vessies pour des lanternes historiques !

            Et pour raccorder la propagande ou la publicité du passé avec le présent, indiquons que les fournisseurs d’accès à internet ont fait, en fin d’année 2006, des campagnes de publicité qui ont été chiffrées de 9 millions à 27 millions d’euros.

En contrepoint, un grain … de riz et un grain …d’histoire !

Exemple caricatural d’un effet de loupe historique, c’est-à-dire d’un sophisme historique

 Ouf ! Nous avons échappé à la publicité d’Uncle Ben’s et à l’Empire américain dans nos assiettes !

            Mais le lecteur n’échappera pas à notre travail de décorticage du riz indochinois !

            Dans le livre Culture Impériale (CI/75), l’historienne nous livre, sous le titre Manipuler : A la conquête des goûts, son analyse de la propagande impériale à travers quelques cas de produits coloniaux, le thé et le riz, avec pour le riz un sous-titre ravageur :

            « Du riz dans les assiettes, de l’Empire dans les esprits «  (CI/82)

            Rien de moins ! Et dans sa conclusion :

         « De toute évidence, au cours des années 1930-1940, la propagande a accaparé les Français dans leur vie quotidienne et tenté de faire passer l’idée coloniale de la pensée aux actes. Cette démarche n’était pas neutre puisqu’elle visait à imposer la notion de France impériale dans les pratiques journalières afin de nouer puis de consolider les liens avec l’Empire, avec les « autres » France. Leur consommation aujourd’hui banalisée, constitue l’un des indices de cette culture impériale qui a imprégné pour toujours, jusque dans les assiettes, les mœurs et les habitudes quotidiennes des Français. » (CI/91)

          Je ne sais si Madame Lemaire a interrogé ses parents à ce sujet, mais je n’ai moi-même conservé aucun souvenir d’avoir vu du riz dans mon assiette. Alors faut-il faire appel à mon inconscient ? Mais allons à présent au fond des choses.

            L’historienne rappelle qu’un comité du riz a été créé en octobre 1931, et que celui-ci « avait choisi d’aller à la rencontre des Français afin de transformer leurs goûts et de les « convertir » au produit. Or la seule façon de faire connaître un produit dont on ignore la saveur était d’offrir au maximum de personnes la possibilité d’en consommer avec la préparation adéquate. Ainsi le Comité a-t-il consacré une large part de son budget à cette tactique. »

            Il lui fallait aussi « Façonner les goûts des jeunes consommateurs (CI/87)… Les jeux n’échappaient pas à la stratégie globale. Un très bel exemple nous est donné par un jeu de l’oie, pour la réalisation duquel une somme de trois cents mille francs sur le budget de 1932 fut accordée à hauteur d’un million d’exemplaires. Il était porteur de l’ensemble des messages de la campagne… Ce jeu a connu une diffusion importante dans la mesure où un demi- million d’exemplaires ont été distribués dans les principales écoles primaires des trois cent cinquante villes de France ayant une population supérieure à dix mille habitants. » (CI/88).

 Plus loin, l’historienne écrit : « En effet, au-delà de la publicité commerciale, la propagande était décelable dans les orientations politiques des slogans…. La marque de l’idéologique était prégnante et le slogan transformait alors le programme politique en énoncé. « (CI/89)

 Le décorticage du riz

 L’historienne est beaucoup plus avare de chiffres que de paroles : les seuls cités concernent le fameux jeu de l’oie, 300 000 F en 1932, soit 150 000 € (2002).

            Rappelons que le budget de l’agence économique de l’Indochine était de plus de 416 000 € en 1926, et que sur cette base l’opération jeu de l’oie aurait coûté 36% de son budget, ce qui n’est pas démesuré, compte tenu du poids considérable du riz dans les comptes de l’Indochine, aussi bien pour le budget fédéral que pour son commerce.

            Rappelons également qu’en 1937, la même agence consacra 37 000 € à la seule presse coloniale. Dans les années 1929-1930, le budget de l’Indochine était de l’ordre de 730 millions €, dont plus de la moitié des ressources provenait du commerce du riz.

            150 000 € par rapport à 730 millions €, cet effort de publicité était négligeable.

            Quant au chiffre qu’il représente par rapport au chiffre du commerce extérieur total (importations  et exportations de l’Indochine, la conclusion est également éclairante, 150 000 € par rapport à 646 millions € en 1935, ou à 902 millions en 1936, dont 278 millions pour les exportations. Alors que le riz représentait entre 30 et 40% du montant des exportations.

            Il n’a pas toujours été possible de faire des comparaisons à même date, mais les écarts sont tels qu’ils ne sont pas de nature à mettre en cause cette démonstration.

            Car ce que ne dit pas l’historienne, c’est que le riz revêtait une importance capitale pour l’économie et la vie même de l’Indochine, confrontée en permanence aux aléas de la conjoncture internationale du commerce du riz, de la concurrence des autres pays asiatiques, et en métropole, à celle du blé dont le prix venait en concurrence de celui du riz. (Le commerce franco-colonial-R.Bouvier-1936)

            Entre 1929 et 1933, les cours du riz s’effondrèrent et provoquèrent une grave crise économique, financière et humaine en Indochine. Il y avait en effet beaucoup de petits producteurs de riz en Cochinchine et au Tonkin. Il était donc vital pour l’Indochine de tenter de maintenir ses exportations, notamment vers la France, et grâce à ses efforts, la fédération réussit à y accroître ses exportations, passées de 222 000 tonnes en 1929 à 605 000 tonnes en 1933. (Bourbon-1938)

            Mais le lecteur sera sans doute intéressé aussi par un petit complément d’information, le fait que le riz indochinois n’allait pas dans les assiettes, mais était un aliment de la volaille et du bétail pour 95% du total. Il fallait donc bien un effort de publicité pour convaincre le consommateur français que le riz valait la peine d’être consommé, d’autant plus que le riz indochinois était réputé pour ses défauts de qualité, comparé à des riz étrangers.

            Ajoutons enfin, pour que le contrepoint soit complet que les importations de riz indisposèrent les syndicats de défense du blé, et qu’il n’en s’est fallu de peu qu’une loi soit votée en 1934 en vue de contingenter son importation, car il venait en concurrence avec le blé français. (Pigourier-1937)

            Petite illustration, aussi, des bienfaits de la politique coloniale de la France !

            Le grain de riz est donc bien l’exemple caricatural d’une méthodologie historique complètement défaillante, laquelle n’hésite pas à monter en épingle un exemple, en le sortant de son contexte historique, et en l’absence d’une mise en perspective économique et humaine à l’époque considérée, dans le sillage de la grande crise mondiale de 1929.

            Mais grain de riz, ou cerise sur le gâteau, il pourrait en être du sexe du riz, à savoir s’il s’agit de publicité ou de propagande, comme du sexe des anges, et que dans ce cas de figure, le joueur de l’histoire de ce jeu de l’oie serait au choix, tombé dans le puits, mis en prison, ou revenu à la case de départ.

La propagande coloniale ne serait-elle pas aujourd’hui largement dépassée par une autre propagande ?

Jean Pierre Renaud – Tous droits réservés

Le livre « Supercherie Coloniale » Chapitre 7 La Propagande Coloniale

Supercherie Coloniale

Comme annoncé, ci-après le texte du chapitre 7, intitulé « La Propagande coloniale », page 169 du livre  

Chapitre 7

La Propagande coloniale

            Nous touchons ici à un domaine sensible puisqu’il fait référence à une entreprise de propagande politique qui a eu beaucoup de succès dans les régimes totalitaires, qu’il s’agisse des dictatures communistes, fascistes ou nazies.

            Les ministres des colonies et leurs gouvernements  de gauche comme de droite, qui se sont succédé entre les deux guerres, n’ont en tout cas pas eu peur du mot, en tentant de faire de la propagande coloniale. Entre temps, le mot a pris un tout autre sens ! Et dans l’acception des années 30 et pour les agences des colonies, il s’agissait plus de publicité, de contribution à l’organisation d’expositions, que de propagande politique !

            Est-ce que cette propagande eut du succès, compte tenu des moyens mis en œuvre ? La question mérite d’être posée et de recevoir une réponse.

            Constatons en tout cas que les Français n’étaient naturellement pas convaincus de l’intérêt des colonies, puisqu’il était nécessaire de tenter de leur inculquer, par le moyen de la propagande, un virus colonial qu’ils n’avaient pas.

            Il est donc très important d’analyser avec beaucoup de rigueur et de précision la propagande coloniale, et je dois dire dès le départ que le discours de l’historienne Lemaire sur la propagande coloniale, proposée comme la spécialiste de ce domaine historique dans les livres analysés, suscite beaucoup de questions de ma part.

            La première sur l’absence des références des sources qu’elle a consultées, entre autres au Centre des Archives d’Outre Mer à Aix. Quant à la thèse qu’elle a faite à ce sujet, à l’Institut universitaire de Florence que je n’ai pas trouvée.

            Nous examinerons les autres questions au fur et à mesure de l’analyse.

Un discours carré, catégorique, tonitruant sur la propagande coloniale

            Dans l’ouvrage Culture coloniale, et sous le titre Propager : l’Agence générale des colonies, l’historienne caractérise la puissance et l’efficacité des actions de propagande par un florilège d’expressions, et naturellement de jugements :

            « L’Agence : une machine à informer et à séduire (CC/138)… , et l’Agence des colonies fut chargée de faire l’« éducation coloniale » des Français (CC/139) … L’Agence : « chef d’orchestre »…La force de l’Agence fut de s’imposer, dès l’entre-deux guerres, comme l’épicentre de l’information coloniale… Au coeur de l’idéologie coloniale en métropole, il n’y avait dès lors que peu ou pas de contre discours, car l’Agence « inondait », gérait et générait son propre discours en s’assurant la maîtrise de sa production et des relais de diffusion. » (CC/140).

            « Le discours  était ainsi uniformisé grâce à un réseau structuré et multiple, capable de toucher toutes les strates de la société et l’ensemble des Français…L’Agence a ainsi tissé une toile où tous se sont retrouvés dans le credo colonial à « prêcher leur foi » dans l’empire. Une fois établie, cette structure servait à manipuler l’opinion par une panoplie de supports variés, allant de l’objet du quotidien au plus insolite, mais surtout en utilisant le pouvoir de la presse et des images, en grossissant, minorant, occultant, valorisant certains faits. En effet, la propagande ne se limite pas au martèlement d’un discours de promotion d’une idéologie déterminée, mais s’étend à la sélection des informations, à leur tri, à leur hiérarchisation, à leur mise en perspective de même qu’à leur rédaction et à leur accompagnement iconographique ou sonore. » (CC/140)

 Le lecteur doit se rappeler que cette analyse se rapporte à la période retenue par l’ouvrage, c’est-à-dire 1871-1931, et aura la possibilité plus loin de juger du sérieux de cette analyse, compte tenu de l’organisation et des moyens de cette Agence à cette époque de référence.

            Ce qui n’empêche pas l’auteur de faire appel à des expressions fortes, excessives, « tissé une toile, manipuler l’opinion, martèlement d’un discours. »

 Au risque de lasser le lecteur, il faut citer d’autres affirmations :

            « La force de l’Agence résidait exactement dans ce « brouillage des ondes » –omissions partielles ou totales -une grille de lecture édulcorée, imposant une vision qui, pour les métropolitains, rendait impossible d’aborder l’autre côté du miroir. » (CC/144)

            « Français, vous avez un empire : un mythe pérenne

            L’omniprésence de l’Agence, dans le temps, dans l’espace, dans les supports, dans les relais, permet de concevoir la création d’un espace mental basé sur des éléments disponibles au sein de la société et qui ont permis que fonctionne la fiction : supériorité de la culture occidentale, de la civilisation, du système économique, détention des clés du progrès. »(CC/144)

 Et en conclusion  de l’analyse de cette formidable machine de propagande, omniprésente :

            « Ainsi la légitimité de l’ordre colonial était-elle parfaitement intériorisée. Elle se mesure encore actuellement à travers les mêmes images, les mêmes discours tenus sur des pays du « tiers monde » ou » en voie de développement »  ou  « les moins avancés ».

            Ouf ! Nous avons échappé pour l’instant à la crise des banlieues et aux indigènes de la République !

            Histoire ou littérature, mémoire ou idéologie ? Je mets au défi l’historienne de tirer des cartons d’archives du Centre des Archives d’Outre- Mer des exemples concrets de la manipulation dénoncée, outre le fait qu’elle n’apporte aucune démonstration d’une intériorisation réussie.

            Dans l’ouvrage suivant, consacré à la Culture impériale, fixée à la période 1931-1961, nous retrouvons le même type de discours. Notons en passant que l’Empire a disparu des institutions en 1945.

            Sous le titre :

             « Promouvoir : fabriquer du colonial

            C’est la raison pour laquelle l’apogée colonial des années 1930 se traduit par une véritable promotion de l’idée impériale menée par la République, via son agence de propagande officielle, et largement relayée au sein de la société par le monde scolaire ou d’autres acteurs, en particulier la presse et le cinéma. » (CI/45)

            L’historienne note :

            « Car ce qui fabrique et surtout inscrit durablement la culture impériale, ce sont les moyens mis en œuvre pour banaliser cet Empire, en le rendant omniprésent et quotidien. »(CI/47)

            « La stratégie consistait donc à frapper en premier lieu les imaginations puis d’inculquer, à la fois de manière subtile et très systématique, le contenu de son idéologie. »(CI/48)

            Le lecteur notera que je n’ai trouvé aucune trace de stratégie dans les cartons d’archives de la fameuse Agence. En ce qui concerne la propagande coloniale d’une presse subventionnée, nous reviendrons plus loin sur le sujet avec des chiffres précis.

            Et pourquoi ne pas avoir écrit que cette fameuse action de propagande qui aurait été magistralement menée par l’agence des colonies fut interrompue entre 1934 et 1937, puisqu’elle fut supprimée pendant ces trois années .

            L’historienne a fait paraître une deuxième contribution dans le même livre, intitulée Manipuler : à la conquête des goûts, dans laquelle elle fait un sort particulier au riz, analyse qui fera l’objet de notre contrepoint final.

            Dans un livre ultérieur intitulé l’Illusion coloniale, paru en 2005, l’historienne poursuit dans la même veine littéraire, La fabrique de l’opinion (ILC/70) :

            « Mais c’est principalement à partir de 1919, lorsque l’Office est réorganisé en Agence générale des colonies et que des agences territoriales la soutiendront dans cette action, que la propagande officielle trouve toute son efficacité. Organisme tentaculaire, au centre de la création et de la diffusion du mythe, la République promeut, grâce à lui, l’idéologie coloniale à une échelle jamais atteinte auparavant. »

            L’historienne n’hésite pas à écrire plus haut qu’à compter de 1899, jusqu’à  la perte de l’empire colonial en 1962, « la France a toujours disposé de cet organisme », ce qui est faux, comme nous l’avons relevé plus haut, en ajoutant que l’Agence qui lui a succédé a été supprimée en 1953.

            Plus loin :

            « La conquête du public

            Chargée de faire leur « éducation coloniale », l’Agence générale des colonies a pour objectif d’inciter le public à intégrer la notion d’empire dans son système de pensée mais aussi dans sa vie quotidienne. L’Etat cherchait à ancrer la conviction que le domaine outre-mer ne faisait qu’un avec la métropole, constituant une part intégrante de la nation rebaptisée la « Plus Grande France »…Utilisant une multitude de relais…l’Agence est capable de toucher les Français dans leur imaginaire comme dans leur quotidien » (ILC/72)

            « Séduire les enfants :

            La jeunesse est une cible privilégiée à laquelle on propose une stratégie savamment élaborée. » (ILC/74)

            « Les slogans de l’Empire :

            Sans s’en rendre réellement compte, soumis à un discours uniforme et omniprésent, les Français, y compris ceux qui ne se sentent peu concernés par l’Empire, sont pénétrés de cette mission et de ses slogans : enseigner, soigner, administrer, bâtir. » (ILC/78)

 Le lecteur aura noté la précision du propos « y compris ceux qui ne sentent peu concernés par l’Empire. » Qu’est-ce à dire ? A partir de quelle preuve ?

            Le livre La Fracture coloniale prend acte de ce discours dans l’enquête par sondage que ce collectif de chercheurs a effectuée à Toulouse en 2003, à propos du jugement positif ou négatif sur la période coloniale. Je cite :

            « On note toutefois une rupture générationnelle. En effet, 48,8% des plus de 55 ans estiment que « la colonisation a beaucoup apporté aux pays concernés » (les autres catégories d’âge s’échelonnant entre 18,8% et 28,8%.) Ce qui n’est pas surprenant, dans la mesure où ceux-ci ont été soumis durant leur adolescence à un enseignement du fait colonial nettement laudatif (les décolonisations n’étant pas achevées) et à une propagande dont plusieurs travaux récents ont montré l’ampleur.

            En note 6 de bas de page : Voir par exemple Nicolas Bancel, Pascal Blanchard, Francis Delabarre, Images d’Empire, La Documentation française, La Martinière, Paris 1997 ; Pascal Blanchard et Sandrine Lemaire, Culture coloniale 1871-1931, op.cité et Culture impériale.1931-1961 . Autrement, op.cité (FC/277,278)

 Et la boucle historique des sources est bouclée ! Nous avons mis en gras les travaux récents.

 Les sources de ce discours

 La première source possible d’un tel discours aurait pu être l’analyse très documentée de l’historien Ageron parue dans la Revue Française d’Histoire d’Outre Mer du premier trimestre 1990, intitulée Les colonies devant l’opinion publique française (1919-1939). Nous retrouverons l’analyse des premiers sondages dans le chapitre suivant.

            L’auteur écrivait :

            « L’objet de cet essai est une étude d’opinion publique : peut-on savoir si les Français, dans leur ensemble, s’intéressaient à leurs colonies entre 1919 et 1939 ; s’ils y étaient favorables, hostiles et indifférents ? Peut-on apprécier quel intérêt les attachait éventuellement à leur empire colonial et quelles furent les variations de ce qu’on appelait volontiers leur «  conscience coloniale » ?

            « Certes à cette époque, les techniques de sondage de l’opinion, déjà courantes dans les années trente aux Etats-Unis, sont à peine connues en France et une telle recherche peut paraître vaine sur le plan scientifique puisque nous ne disposons sur ce sujet que de quelques sondages, fort imparfaits et tardifs, en 1938 et 1939. Mais l’historien de la période contemporaine ne peut renoncer pour autant à tenter de connaître, par des méthodes plus empiriques, cette opinion publique, à condition de bien mesurer les limites de son entreprise. Qui s’intéresse à cette « préhistoire » de l’opinion, celle qui précède l’ère des sondages, doit être parfaitement conscient du champ de sa recherche. Ce que l’on peut recenser en fait d’opinion publique, c’est soit l’opinion de la classe politique, soit l’action des groupes de pression… »(RFOM/31)

            « Lorsque nous pourrons développer cette recherche, celle-ci exigera sans doute des méthodes appropriées pour le traitement, par étude du contenu, de la presse d’information et d’opinion, des revues de culture générale et des revues coloniales, des ouvrages scolaires et des manuels d’enseignement supérieur…

            Peut-être devra-t-on tenter aussi de recourir à quelques sondages rétrospectifs auprès d’échantillons représentatifs des générations anciennes. Mais il ne peut s’agir là que d’une tâche de longue haleine et d’un travail d’équipe.

            C’est précisément dans l’espoir d’éveiller l’intérêt de quelques chercheurs ou étudiants que nous avons voulu présenter ici, beaucoup plus modestement, une première approche, tel qu’il nous apparaît après une enquête rapide à travers la presse coloniale et non coloniale et après une recension critique des témoignages fournis par les spécialistes du « parti colonial » sur l’audience de l’idée coloniale. » (RFOM/32) …

            « Dans ce terrain non défriché, il eut été plus habile de s’en tenir à la classique prospection des sources et à leur présentation, illustrée d’exemples, d’une problématique et d’un échantillon de méthodes. Nous avons pensé qu’il était plus loyal de dire simplement ce que nous savions et ce que nous ne savions pas, réservant à l’enseignement d’un séminaire recettes et hypothèses de travail, indication de pistes et souhaits de recherches précises. » (RFOM/33)

 Il nous a paru utile de citer presque in extenso ce texte qui expose clairement et honnêtement les problèmes de méthode rencontrés pour aborder le sujet, problèmes que nous avons déjà longuement évoqués dans les chapitres précédents et qui mettent en cause les fondements scientifiques du discours tenu par ce collectif de chercheurs.

            Car ce collectif de chercheurs a fait l’impasse sur les problèmes méthodologiques qu’ils auraient du résoudre préalablement, afin d’être en mesure de présenter concepts et théories qui seraient censées donner une représentation historique de l’opinion publique des périodes analysées.

            Mais que nous dit donc l’historien sur les résultats de la fameuse propagande coloniale dans l’opinion publique, puisque c’est l’objet de notre chapitre.

            « En 1918, le parti colonial réclamait « un service de propagande coloniale doté de tous les moyens nécessaires »…

            Mais en 1920, le puissant groupe colonial qui s’était constitué dans la Chambre bleu-horizon ne parvint pas plus à faire inscrire au budget les crédits nécessaires à cette propagande de grand style que le ministre A.Sarraut déclarait pourtant indispensable. » (RFOM/35)

 La presse coloniale ne touchait pas le grand public, et le député radical Archimbaud, inamovible rapporteur du budget des colonies dénonçait lui-même l’apathie gouvernementale dans ce domaine.

            Dans les années Vingt, « les coloniaux et les colonisés étaient gens d’une autre planète, la masse de l’opinion française  demeurant dans son indifférence antérieure. »

 La grande presse jugeait « invendable » la propagande coloniale.

            La situation changea entre 1927 et 1931 avec le lancement d’une grande campagne de propagande coloniale qui trouvera son couronnement dans la grande Exposition de 1931. La presse d’information s’associa pour la première fois à la propagande coloniale.

            Mais l’historien de rappeler ce que déclarait, en juillet 1928, le directeur de la Ligue maritime  et coloniale, présentée comme un des moteurs de la propagande coloniale, au sujet des résistances des milieux d’enseignants :

            « Le milieu qui a charge de forger la mentalité française, c’est à dire le corps enseignant, est celui qui y est demeuré jusqu’à présent le plus étranger, à quelques exceptions près. » (RFOM/48)…

            « Le parti colonial disposait maintenant de l’appui du gouvernement Tardieu (1930)….Il n’est pas jusqu’au ministère des Colonies où, pour la première fois, on ne s’occupât de propagande impériale. » (RFOM/51)

            Alors que la fameuse Agence générale des colonies et que les agences économiques des territoires existaient depuis au moins dix ans, que ces outils de propagande étaient à l’entière disposition de ce ministère ! Le lecteur n’y retrouvera sûrement pas les descriptions qu’en a faites plus haut l’historienne Lemaire.

            Quant à l’exposition de 1931 qui a déjà été évoquée, et en dépit des campagnes de propagande et de son succès immédiat, rappelons le jugement de Lyautey qui en avait été le patron et un des initiateurs: « Ce fut un succès inespéré »,  disait-il le 14 novembre 1931, mais dès 1932, il ajoutait « qu’elle n’avait en rien modifié la mentalité des cerveaux adultes, ni ceux des gens en place qui n’étaient pas par avance convaincus. » Telle parait bien être la juste conclusion qui se confirma, nous le verrons, dans les années suivantes. » (RFOM/52)

            Comme on le voit ici encore, on est loin des descriptions de la propagande que cette historienne a faite précisément pour cette période chronologique de 1919-1931 ! En ajoutant qu’il ne reste plus beaucoup de temps à nos brillants propagandistes coloniaux pour faire mieux, étant donné que quelques années plus tard la France va entrer dans une ère de turbulences internationales, et que cette situation va conduire les gouvernements, et derrière eux une partie seulement de l’opinion publique, à soutenir la cause impériale, ultime recours de la République en face de l’ennemi.

            Entre 1932 et 1935, la propagande aurait en effet été inefficace si l’on en croit l’analyse Ageron dans le titre IV « Le recul de l’idée coloniale dans l’opinion publique », mais il convient à présent d’examiner si d’autres sources postérieures peuvent accréditer le discours Lemaire.

            Le Colloque de janvier 1993

 L’historien Meynier y signa une contribution intitulée Volonté de propagande ou inconscient affiché ? Images et imaginaires coloniaux français dans l’entre deux guerres.

            « L’objet de cette communication est de faire ressortir par un exemple, les images mises en œuvre par le colonisateur français au moment de la guerre de 1914-1918 et au cours de la période de l’entre-deux guerres sur les « indigènes » dans le cas algérien principalement. Il est d’étudier en quoi la production de ces images relève d’une conscience française volontariste, c’est-à-dire d’un projet politique. Mais en quoi aussi, ce projet provient d’un  inconscient à l’œuvre dans les représentations françaises, en quoi il est inséparable de fantasmes travaillant telle ou telle partie de la société française, et qui ne se réduisent pas forcément au seul champ colonial. » (C/41)

 Vaste sujet d’étude historique comme peut le constater le lecteur, mais aussi sans doute la surprise de voir surgir dans ce champ à la fois les images et l’inconscient !

            Une des clés des explications historiques proposées à l’occasion de ce colloque par une palette d’historiens, comme nous le verrons dans un chapitre consacré au ça colonial, c’est-à-dire à l’inconscient..

            Notons que la communication limite sa réflexion au cas algérien.

            L’historien note « Une foule de livres de vulgarisation font honte aux Français de leur peu de foi coloniale. Sous la houlette d’Albert Sarraut, éclosent des flots de brochures, de tracts, de photos, de films destinés à exalter l’idée coloniale. » (Sans autre précision, ni évaluation)…

            « Ces images coloniales touchent finalement assez peu la masse française…

            Au Parlement, les débats coloniaux continuent à ne pas faire recette.

            Compte tenu de ce constat et des images officielles proposées, comment réagissent les Français ? Quels sont les référents inconscients qui se trouvent à l’arrière-plan, lorsqu’on évoque les colonies ? » (C/43)

 Nous quittons provisoirement le propos de cet historien dans son analyse de l’imaginaire français et de l’inconscient français, pour aller directement à la conclusion :

            « Le Centenaire de l’Algérie française et l’Exposition coloniale de Vincennes confortent des stéréotypes que le discours savant lui-même avalise et pérennise. Le drame est que ces images des colonies, répondant prioritairement à un inconscient français prioritairement hexagonal, sont émises au moment même des prodromes de la « décolonisation ».

            Quoiqu’il en soit, l’imaginaire même de la France coloniale et impériale ramène d’abord au pré carré français, et il doit très peu au grand large. » (C/48)

            Est-ce qu’en écrivant ce type de propos, un historien sérieux, à l’exemple d’autres confrères, n’a pas entrouvert la boite de Pandore d’où sont sortis les maux surtout inconscients dont souffre aujourd’hui notre histoire coloniale ?

            La conclusion du Colloque rappelle qu’environ six cents images de toute nature ont été présentées et commentées. Elle s’inscrit dans la ligne de pensée du discours que nous critiquons, sous la signature de deux historiens que nous avons déjà croisé sur les livres scolaires et sur les affiches, et conclut naturellement  à la filiation entre les images produites hier et celles diffusées aujourd’hui, tout en se posant la question de l’origine des images et de leurs effets :

            « Quand y-t-il eu une production délibérée d’images de propagande ? Quel a été le rôle précis du parti colonial dans la production de cette imagerie ? Charles Robert Ageron et d’autres ont montré par exemple, que le parti colonial et l’Agence de la France d’outre-mer pour le ministère des colonies avaient des officines qui rédigeaient des articles prêts à être repris, non signés, dans la presse….

            Quand on évoque la propagande, il faut aussi essayer d’en distinguer les cibles. » (C/145)

 Il est donc difficile d’en tirer un enseignement qui aurait fait progresser la connaissance de la propagande coloniale au cours de la période examinée. Notons en passant que les deux appellations colonies et France d’outre mer sont antinomiques.

            Comment enfin ne pas évoquer, au sujet de la presse, un souvenir professionnel ? Comment ignorer que dans beaucoup de journaux  de province les journalistes se contentent de démarquer soit un bulletin de l’AFP, soit un communiqué du ministre ou du préfet, ou tout simplement d’une entreprise ou d’un groupement professionnel.

            Images et Colonies, le livre paru dans le sillage du Colloque :

            L’historien Meynier y a fait paraître un article intitulé L’organisation de la propagande, en qui concerne la période 1919-1939, et pour la période 1945-1962, deux articles sont concernés, l’un signé N.Bancel et G.Mathy sous le titre La propagande économique et l’autre signé E.Rabut, intitulé Un acteur de la propagande coloniale. L’Agence des colonies.

 L’introduction de l’ouvrage signée par l’historien Blanchard donne tout de suite la couleur de la propagande, en décrivant «  à force de diffusion et de matraquage, un message capable de séduire un vaste public » et en écrivant « comment les français ont pu être séduits e/ou trompés par ce qui fut pendant près d’un siècle une véritable propagande. »(IC/8)

            Le lecteur aura relevé « pendant près d’un siècle », rien de moins ! Et le « matraquage » !

            Dans sa communication, l’historien Meynier marque une plus grande prudence :

            « Cette propagande qui met les colonies en images devrait être organisée par rapport au public- aux publics-  qu’elle se propose d’atteindre. Malheureusement, les matériaux manquent à l’historien pour en juger avec sûreté. » (IC/113)

            Déjà la douche froide !

            L’historien analyse successivement tout un ensemble de supports possibles de propagande, programmes scolaires, associations et groupements privés, organismes politiques. En ce qui concerne les 87 manuels d’histoire examinés, la part des colonies reste modeste. Il donne un sous-titre évocateur à la suite de son analyse : Propagande et mise en image des colonies entre credo colonial et exotisme de masse, passage où il note « que dans les cartes postales, destinées à tous publics, c’est l’exotisme qui l’emporte encore plus encore que dans les autres productions. » En ce qui concerne les jouets,  c’est encore l’exotisme qui l’emporte. (IC/121)…(voir les tableaux de l’annexe 1)

            « Au-delà des incantations coloniales officielles, ce que livre la mise en images des colonies par les Français, c’est encore principalement un exotisme de masse. »(IC/123)

 Et en conclusion :

            « Mais bien après l’apogée de la propagande coloniale qui, pour le moment, ne releva guère d’une politique mais plutôt d’un air du temps relié à des images récurrentes amplifiées. » (IC/124)

 Donc grande prudence de l’historien, tout à fait justifiée compte tenu de l’étroitesse du corpus examiné, 30 affiches, 76 images de magazines ou de livres à thème colonial, 116 cartes postales.

 Notre conclusion intermédiaire : rien qui plaide précisément en faveur du matraquage d’une propagande coloniale qu’un bon historien a bien de la peine à décrypter et à situer.

            Nous ne nous attarderons pas sur la contribution de N.Bancel et G.Mathy intitulée La propagande économique au cours de la période 1945-1962 pour trois raisons :

            – Carence complète de la démonstration statistique du propos illustrée par les observations contradictoires suivantes :

            « Il est très difficile d’établir le chiffrage précis, à la fois de la diffusion des publications semi-officielles du Ministère et de l’impact de la diffusion  de cette iconographie par la presse. L’étude d’un corpus partiel permet d’affirmer que la propagande coloniale étatique a presque entièrement submergé l’iconographie des périodiques non spécialisés. »(IC/227)

 Comment peut-on oser le mot submerger après avoir avoué son incapacité à apporter une quelconque démonstration statistique, qui était possible en analysant, méthodiquement, et non superficiellement la presse.

            – Outrecuidance de l’analyse et des jugements :

            « L’appauvrissement du discours et des représentations coloniales, qui avaient forgé l’inconscient collectif colonial, marque la ligne historique qui sépare l’avant de l’après guerre. (IC/222) L’hégémonie de la propagande coloniale (IC/224) Pour cerner de près les réalisations et sortir de l’idée prégnante forgée par l’iconographie, nous devons revenir aux sources écrites (IC/227) Ces images témoignent d’un impérieux ethnocentrisme qui contredit tous les discours sur le respect des cultures et de l’histoire africaines martelés par la propagande (IC/229) Les images sur l’économie du continent africain qui martèlent dans les mémoires françaises son infériorité constituent une des facettes de l’idéologie du progrès. » (IC/230)

            Le lecteur aura relevé les verbes forts forger et marteler. Il doit savoir que cette analyse s’inscrit dans une période où la France a fait un gros effort d’investissement public et non privé, et de planification pour le développement du continent africain. Les gouvernements successifs ont voulu mettre en scène leurs réalisations par une propagande adaptée qu’il conviendrait d’évaluer avec précision dans son volume financier, comparativement à des campagnes de publicité privée, ainsi que dans ses effets sur l’opinion.

            – Une grande difficulté d’interprétation historique compte tenu de la brièveté de la période politique examinée, neuf années entre la Libération et la guerre d’Algérie, agitée par des conflits coloniaux. D’autant plus que l’Union française avait juridiquement succédé à l’Empire.

            Le lecteur constatera que cette analyse boursouflée est en complète contradiction avec la suivante.

            La troisième contribution d’Images et colonies est précise et rigoureuse. Il s’agit de celle d’E.Rabut, sous le titre Un acteur de la propagande coloniale : l’Agence des colonies.

 L’auteur a exploité les archives du centre d’Aix, comme l’a fait sans doute l’historienne Lemaire, et comme nous l’avons fait nous-même.

 Mme Rabut fait l’historique de cette institution avec précision en soulignant dès le départ : « L’évolution des structures, marquée de nombreux soubresauts, reflète les interrogations sur les voies de l’efficacité dans le domaine de l’information coloniale. »(IC/232)

            D’abord un Office colonial, puis l’Agence générale des colonies crée par décret du 29 juin 1919, comprenant un service administratif et un service de renseignements. Celui-ci centralise la documentation fournie par les agences économiques crées à Paris par chaque grand territoire, Indochine et Madagascar, ou groupement de territoires, AOF, AEF, Territoires sous mandat, dans les années qui ont suivi la guerre. Pour des raisons d’économies, l’Agence est supprimée par décret du 17 mai 1934 et réapparaît, comme nous l’avons déjà vu, sous une autre forme, en 1937, avec le Front Populaire, sous un nouveau nom, et surtout avec une mission tout à fait différente, le Service intercolonial d’information. En 1941, le régime de Vichy ranime l’ancienne agence ministérielle, l’Agence de la France d’outre mer, laquelle sera supprimée en 1953.

            La vie de cette institution n’a donc pas été celle d’un long fleuve tranquille et cet historique fait déjà peser un doute sérieux sur la valeur des jugements abrupts qui ont été portés sur l’efficacité de l’agence en matière de propagande coloniale.

            Le même auteur décrit les activités de l’Agence générale et des agences économiques des territoires, statistiques économiques, renseignements, demandes d’emploi, participation aux expositions coloniales, propagande. L’Agence générale disposait d’une bibliothèque ouverte au public et d’un musée commercial.

            Les relations avec la presse sont rapidement évoquées, avec un doute sur leur efficacité, mais nous reviendrons plus loin sur ce dossier

 Que retenir du contenu de ces sources ? A l’exception de la contribution Rabut, un grand flou artistique sur le fonctionnement des institutions de la propagande coloniale et la plus grande imprécision, en valeur absolue et relative, sur l’importance des moyens que les pouvoirs publics ont consacrés à la propagande coloniale.

            Nous allons montrer ce qu’il convient de penser des jugements péremptoires que l’historienne Lemaire a porté sur la propagande coloniale et sur le rôle qu’aurait joué l’Agence générale de colonies, chef d’orchestre (avait-il au moins une baguette ?), organisme tentaculaire, chargé de manipuler l’opinion, une fabrique de l’opinion, grâce au martèlement du discours, au brouillage des ondes, à son omniprésence dans le temps, et dans l’espace, capable de fabriquer du colonial.

            A la lumière de notre connaissance des institutions politiques et administratives et des informations budgétaires, nous examinerons successivement les institutions et leur fonctionnement, l’évolution de leurs moyens financiers, et surtout dans une échelle des grandeurs des époques considérées, et enfin le dossier des relations avec la presse, dossier que l’historienne a monté en épingle, et que nous n’hésiterons pas à dégonfler.

            Un grain de riz aussi, trop gonflé, car nous réserverons notre contrepoint au fameux grain… de riz qui aurait contribué à nous faire manger du colonial.

  Tous droits réservés

La deuxième partie sera publiée le lendemain 3 juillet 2014

SUPERCHERIE COLONIALE – INTRODUCTION

Supercherie Coloniale

INTRODUCTION

Les caractères en gras sont de ma responsabilité

            L’analyse critique à laquelle nous allons procéder porte sur l’histoire coloniale de la France entre 1870 et 1962.

Un petit flash-back historique nécessaire

           Comme au cinéma, puisque nous sommes aussi dans le domaine des images, procédons à un rapide flash back historique que le lecteur conservera utilement dans sa mémoire pour se faire une opinion, à chacune des époques considérées, sur les discours du collectif de chercheurs dont nous allons critiquer les travaux.

       Années 1880-1914 : la période des grandes conquêtes coloniales de la Troisième République, dans le sillage de la défaite de 1870 et de la perte de l’Alsace Lorraine.

       Première guerre mondiale 1914-1918, la boucherie : la France fit appel aux troupes indigènes de l’Empire. Cette guerre mit en péril les forces vives de la nation, beaucoup plus mobilisées, dans les quelques vingt années qui la séparèrent de la deuxième guerre mondiale :

           1) par la reconstruction du pays,

           2) par la lutte contre les effets de la grande crise économique de 1929,

           3) et enfin, par la menace de l’Allemagne hitlérienne et du communisme soviétique,

           4) que par la consolidation d’un empire colonial.

        Deuxième guerre mondiale-1939-1945 : une période très ambiguë avec l’affrontement  entre de Gaulle et Pétain, et le rôle stratégique que se trouva jouer l’Empire, un Empire disputé par les deux camps. La France fit à nouveau appel aux troupes de l’Empire.

      Après la Libération de son territoire, la France fut une fois de plus occupée à  se reconstruire, à se refaire une santé nationale, et fut dans l’incapacité de faire évoluer l’Empire vers une Union Française toujours introuvable, et de plus en plus introuvable avec les insurrections encore circonstanciées de Sétif, puis beaucoup plus graves de Madagascar et d’Indochine, et enfin par la guerre d’Algérie, conflit de toutes les ambiguïtés de la France.

        Nous veillerons donc à mener notre analyse toujours dans le respect de ces temps historiques, car il est impossible de mettre sur le même plan les images et les textes de ces différentes époques.

      Comment comparer en effet la propagande par images de Vichy, pendant l’occupation allemande, alors que l’Empire était devenu le champ clos de toutes les luttes franco-françaises et alliées, avec celle des années, 1900, 1930 ou 1950, à supposer, ce qui est loin d’être démontré, comme nous le verrons, qu’il y ait eu alors une véritable propagande ?

         Les ouvrages en question– Notre analyse porte sur les ouvrages suivants, car il faut bien appeler un chat un chat ! Chaque fois qu’ils feront l’objet d’une citation, ils seront rappelés par les lettres en gras qui figurent entre parenthèse.

        Actes du Colloque « Images et Colonies » (C) des 20 au 22 janvier 1993. Images et Colonies (IC) (1993), Thèse Blanchard (TB)(Sorbonne-1994), Culture Coloniale (CC)-(2003), La République Coloniale (RC) (2003), Culture Impériale (CI)(2004), La Fracture Coloniale (FC) (2005), L’Illusion Coloniale (IlC)(2006)

       Trois historiens ont largement contribué à la conception et à la rédaction de ces ouvrages et développé la thèse que nous contestons, Pascal Blanchard, le principal animateur et rédacteur, Nicolas Bancel, et Sandrine Lemaire. Françoise Vergès (docteur en sciences politiques et professeur à l’Université de Londres) a été associée à la rédaction de République Coloniale.

      Les Actes du Colloque (janvier 1993) – L’ambiguïté des propos et donc, de l’objet des études, marque dès le départ l’introduction des Actes du Colloque (Blanchard et Chatelier).      

      Alors que ses rédacteurs indiquent que l’examen n’a porté que sur « une quarantaine d’illustrations (p13), alors que  la production iconographique du XXème siècle révèle un volume très important d’images dont l’estimation exacte reste à faire (p13), tout en veillant à  ne présenter que des images dont on peut évaluer la diffusion « (p14), les auteurs n’hésitent pas à écrire que le temps colonial se réapproprie le présent, que l’image fut l’allié puissant du colonialisme, »

      Et que :

     » Cette multiplication des images coloniales et la variété de leurs supports, évoquant un véritable bain colonial… » (p14).

       Et nous voilà plongés, en dépit de ces incertitudes et de ces approximations, dans  le bain colonial, dont les enjeux ne sont pas aussi limpides que ceux du célèbre bain biblique de la chaste Suzanne!

     Nous verrons au fur et à mesure de notre analyse ce qu’il convient de penser de ces affirmations audacieuses, tout en montrant qu’au cours de ce fameux colloque toutes les contributions se rapportant aux différents supports d’information ou de culture, et tant s’en faut, n’ont pas fait preuve de la même belle et imprudente assurance historique.

     Le deuxième ouvrage passé au crible est Images et Colonies (fin 1993). Beau travail de collecte d’images coloniales, mais la question qu’il pose est de savoir si son contenu apporte la preuve du discours tenu par ses responsables.

       Images et Colonies– L’avant propos annonce la couleur, haut et fort (Blanchard).

       D’abord dans son titre : « Il est temps de décoloniser les images « (p.8)

      Et dans le texte une succession d’affirmations péremptoires sur l’importance des images coloniales et sur leur influence.

     « Nous avons travaillé sur les images vues par un large public français à l’époque coloniale de la fin du XIXème siècle aux indépendances… à force de diffusion et de matraquage, un message de propagande…Aujourd’hui encore ces images restent présentes dans la production iconographique …comment les Français ont pu être séduits et/ou trompés par ce qui fut pendant près d’un siècle une véritable propagande…pour comprendre les phénomènes contemporains … son groupe de recherches a recensé plus d’un million d’images qui ont été analysées au sein de son séminaire et présentées au cours d’un colloque international organisé par l’ACHAC à la Bibliothèque Nationale  en janvier 1993. »

          Il s’agit du Colloque évoqué plus haut.

      La thèse Blanchard intitulée Nationalisme et Colonialisme (Sorbonne 1994)– Idéologie coloniale, Discours sur l’Afrique et les Africains de la droite nationaliste française des années 30 à la Révolution Nationale.

        Le lecteur aura remarqué que la recherche historique est très limitée dans son champ idéologique et chronologique, et qu’il n’est pas du tout question d’images coloniales. L’auteur a fait porter ses efforts sur la presse, et nous reviendrons sur le contenu de cette thèse à l’occasion du chapitre que nous consacrons à l’analyse du support d’information et de culture qu’est la presse.

         Culture Coloniale (2003)– Cet ouvrage a la prétention de démontrer que la France a eu et a encore une culture coloniale. L’avant propos (Blanchard et Lemaire), intitulé « La constitution d’une culture coloniale en France », énonce tout un ensemble d’affirmations et de postulats.

      « Cette culture devient un corps de doctrine cohérent où les différents savoirs sont assemblés… On distingue trois moments dans cette lente pénétration de la culture coloniale dans la société française : le temps de l’imprégnation (de la défaite de Sedan à la pacification du Maroc), le temps de la fixation (de la Grande Guerre à la guerre du Rif) et le temps de l’apogée (de l’Exposition des Arts décoratifs à l’Exposition coloniale internationale de 1931) (p.7)…

        Comment les Français sont devenus coloniaux sans même le vouloir, sans même le savoir…mais coloniaux au sens identitaire, culturel et charnel (p.8) …L’instrumentalisation étatique de la culture coloniale. Très vite le cinéma et l’image fixe renforcent et diffusent le bain colonial auprès de l’ensemble des populations (p.13)…

     Une culture coloniale invisible (p.16)… un tabou (p.17)…l’amnésie coloniale (p.19). Dès les années 1880 : une iconographie univoque, multiple et omniprésente. Ces images véhiculées par les médias de masse (p.23)…

    La colonisation outre-mer n’est donc pas en rupture avec le passé, elle s’inscrit au contraire dans un continuum consubstantiel à la construction de la nation française (p.25)

     Pour autant la culture coloniale aura fait son œuvre, aura tissé sa toile, aura touché les consciences et marqué les esprits. Elle aura surtout contribué à faire la France des Trente glorieuses et celle des générations suivantes (p.32).

     L’indigène au cœur de la culture coloniale. « (p.33)

       1931 ou l’acmé de la culture coloniale… dans le pays. Celle-ci est maintenant établie, omniprésente, diffuse, et a sans aucun doute trouvé son rythme de croisière au moment où l’empire semble basculer vers un autre destin « (p.35)

      « La France semble s’être imprégnée alors en profondeur de l’idée coloniale (p.36)

       Loin d’être des aventures lointaines, les conquêtes coloniales sont un des ciments de la société française (p.39).

      L’ensemble de ces affirmations montre que leurs auteurs n’ont décidément pas froid aux yeux en leur qualité d’historiens, d’autant plus qu’ils se sont refusés au départ à proposer une définition de leur objet d’étude :

      « Pourtant essayer de donner une définition de la culture coloniale c’est entrer dans un champ théorique et abstrait qui n’est pas l’objet de notre démarche tant la notion de culture de masse est déjà complexe, comme le montre un ouvrage récent. » (p.8)

       Dans de telles conditions, de quoi allons-nous parler exactement, cher lecteur ?

      La République Coloniale (2003)- (Blanchard, Bancel, Vergès – une écriture à trois p.9).   

   Tel que décrit dans la préface de la nouvelle édition, l’objet de l’ouvrage dérive par rapport aux livres que nous venons de citer. Nous passons de la culture coloniale, à la République Coloniale, mais très précisément au pourquoi, d’après les trois auteurs, de la situation actuelle de la France dans son rapport avec les populations d’origine coloniale.

      La situation qu’ils décrivent : «  Présence de la colonisation pour des centaines des milliers de jeunes Français qui subissent inégalités et discriminations (p.II)… ce retour du refoulé (p.III)…il existe un impensé dans la République » (p.III). En n’écoutant pas les oubliés de l’histoire, « on prend le risque de voir tous les révisionnismes, toutes les manipulations (p.V)… les liens intimes entre République et colonie… Pour déconstruire le récit de la République coloniale » (p.V).

        Ces quelques citations montrent que l’ouvrage esquisse une analyse qui dépasse le champ proprement historique et nous nous poserons la question de savoir si ces chercheurs ont été au delà de l’incantation idéologique.

       Des livres examinés à la loupe, c’est incontestablement celui dont l’outrance verbale et intellectuelle est la plus forte, celui qui développe toute la thématique d’idéologie historique de notre triade, le bain colonial des images, le matraquage de la propagande coloniale, l’omniprésence de l’Algérie, la généalogie existant entre culture coloniale et crise des banlieues, et pour finir, la mise en parallèle de la période de Vichy et de celle des colonies, le même type d’amnésie existant aujourd’hui pour la période coloniale, comme elle a existé pour Vichy et la collaboration.

       Culture Impériale (2004)-  Un discours également péremptoire sur les effets de la culture impériale.

       « Trois quarts de siècles plus tard, la nostalgie de cette grandeur…reste encore vivante, même si elle prend des formes ambivalentes. (p.7) La France s’immerge…imbibée naturellement (9)…C’est une véritable culture impériale multiforme qui s’impose au cours des années 1931-1961… »

       Et les auteurs de renvoyer le lecteur, comme ils le font souvent dans leurs écrits, à leurs autres écrits, ici le livre Culture Coloniale, et la boucle est bouclée, sinon le cercle vicieux !

      « Les processus par lesquels les Français sont devenus des coloniaux. Non pas des coloniaux fanatiques, ou simplement très au fait, ou encore particulièrement concernés par l’empire… mais pénétrés, imprégnés de cette culture impériale sans souvent en avoir une conscience claire, et qui sans manifester une volonté farouche de le défendre ou sans en connaître la géographie exacte, n’en témoignent pas moins de leur attachement à son égard ».(p.14)

     Donc, le tout et son contraire, et heureusement pour nos bons auteurs, « les Français imbibés consciemment ou pas de culture impériale » (p.26),  vont devoir s’en remettre aux bons soins du docteur Freud !

     La Fracture Coloniale  (2006- Sous la direction de la triade Blanchard, Bancel et Lemaire)

     Le lecteur est invité à présent à quitter les rivages d’une culture coloniale qui aurait imprégné la France en profondeur, qui produirait encore aujourd’hui ses effets, pour aborder les rives de la fracture coloniale.

       « Retour du refoulé…qui font de la fracture coloniale une réalité multiforme impossible à ignorer (p.10)… la colonisation a imprégné en profondeur les sociétés des métropoles colonisatrices, à la fois dans la culture populaire et savante (ce que l’on nommera ici une culture coloniale) (p.13). De ce champ de bataille mémoriel (p.23)… la banlieue est devenue un théâtre colonial » (p.23).

      Et nous y voilà,  le tour est joué !

     L’Illusion Coloniale (2006)- (Deroo et Lemaire) Les auteurs écrivent dans leur introduction :

       « Mais, en histoire les mythes sont des réalités, ils s’intègrent et en sont moteurs ou facteurs, lui donnent une autre résonance tout en lui octroyant une dimension supplémentaire. De la sorte, si la colonisation s’est insérée dans la vie quotidienne des Français -bien que la majorité d’entre eux ne soit jamais allée et n’ira jamais outre-mer- elle ne représente qu’un rêve certes basé sur le concret de l’acte colonial mais élaboré par des images flatteuses de l’action nationale aux colonies » (p.1)

       Ce texte confus reprend l’idée d’une colonisation  insérée dans la vie quotidienne, et énonce l’existence d’un rêve…élaboré par des images flatteuses…

        « C’est la mise en place progressive de cette perception, de cette illusion que nous nous sommes attachés à restituer dans cet album…iconographies et extraits de documents variés révèlent un imaginaire qui n’en finit pas de ressurgir quotidiennement à  travers le tourisme…Les interrogations sur l’avenir de celle qui se proclama longtemps : « la Plus grande France » et de ceux qui se revendiquent amèrement les «  indigènes de la République ». »

      La thématique essentielle est là, un imaginaire qui sommeille et qui ressurgit pour produire encore des effets sur la situation intérieure française. Sommes-nous en présence d’un travail historique ou d’une construction idéologique qui surfe sur la vague médiatique des images d’un ouvrage de luxe, qui est un beau livre d’images?

     Nous verrons au fur et à mesure de notre analyse ce qu’il faut penser de ces théories historiques et idéologiques, mais le lecteur a déjà conscience de la généalogie de ces travaux, terme que ces historiens aiment bien utiliser pour expliquer la généalogie clandestine des phénomènes examinés,  les travaux passant successivement, à partir des images, et des sources que nous avons citées, essentiellement le Colloque, le livre Images et Colonies, et la thèse Blanchard, d’une culture coloniale indéfinie, invisible mais en même temps prégnante, impensée mais en même temps bien présente, sans doute « faite chair », comme nous aurons l’occasion de le constater, à ce que l’on appelle communément la crise des banlieues, en fournissant des aliments pseudo scientifiques aux animateurs des mouvements qui se revendiquent comme les indigènes de notre République.

      Le choix des titres de plusieurs de ces ouvrages est en lui-même le symbole de l’ambiguïté et de l’audace des discours pseudo-historiques qu’ils développent. Arrêtons- nous y un instant.

      Des titres attrape-mouches ou attrape nigauds ? Avec quelle terminologie ?

       Des titres coups de feu, sans points d’interrogation !

     Culture, qu’est-ce à dire ?

    Herriot écrivait : « La culture, c’est ce qui reste quand on a tout oublié », et si cette définition est la bonne, il aurait donc fallu que notre trio de chercheurs fonde sa recherche sur le présent de la France, et que par l’utilisation de méthodes statistiques éprouvées, ces dernières nous en apprennent plus sur le sujet. Des sondages, il en pleut chaque jour !

      Et nos auteurs se sont bien gardés d’analyser en détail les différents sondages qui ont été faits sur ces sujets, les premiers datant des années 1938-1939.

    Une culture constituée de quelles connaissances, quand, partagée par qui, où, quand ?

    Fracture coloniale ? Une fracture est une rupture, une lésion osseuse formée par une solution de continuité avec ou sans déplacement de fragments, définition du Petit Robert. Comment  appliquer cette définition à notre sujet, cassure entre quoi et quoi ?

     Et à partir de quel continuum qui existerait ? Dans Culture Coloniale (p.25), ils écrivent :

    «  La colonisation « outre-mer » n’est donc pas en rupture avec le passé, elle s’inscrit au contraire dans un continuum consubstantiel de la construction de la nation française… »

     Mais alors, continuité ou fracture, tout en notant que le propos frôle allégrement les mystères du christianisme !

    Fracture politique, économique, humaine, linguistique ? Nous avons fait le recensement des différents sens donnés au titre Fracture coloniale dans le livre qui lui est consacré, et chacun peut y trouver son bonheur. La moitié des contributions n’apportent aucune lumière sur la nature de la fameuse fracture.

         Dans son introduction, le trio écrit :

« Pour autant, définir la fracture coloniale dans toutes ses dimensions n’est pas chose aisée » (p.13), – effectivement-, après avoir écrit (p.11), « Autant de signes qui font de la fracture coloniale une réalité multiforme impossible à ignorer. »

       Et plus loin, « la fracture coloniale est née de la persistance et de l’application de schémas coloniaux à certaines catégories de population » (p.24).

       Prenons quelques cas de figure ! Une fracture politique dans le cas de la Françafrique ?  Une fracture linguistique ? Alors que la continuité linguistique est un des facteurs de l’immigration légale ou clandestine ? Une fracture coloniale ? Alors que beaucoup d’habitants des anciennes colonies, notamment de l’Algérie, mère de tous les phantasmes, émigreraient volontiers dans la patrie du colonialisme.

      Il convient donc d’aller à présent au cœur de notre sujet et d’analyser le fameux corpus d’images et de textes, ou tout simplement les sources, qui ont été l’objet de leurs études, beaucoup plus d’images que de textes, semble-t-il.

      Il s’agit des  supports d’information et de culture que nous allons analyser, support par support, et à chacune des grandes périodes historiques que nous avons rappelées dans notre flash back. Nous verrons s’ils existaient ou non, quelle était leur diffusion, et quels ont été leurs effets sur l’opinion publique à chacune des époques considérées, pour autant qu’ils aient pu être mesurés.

     Il conviendra de comparer les résultats de cette analyse avec la thèse de ces historiens. Leur analyse des images et de leurs supports est-elle crédible ou non ? Pourquoi oui ou pourquoi non ? Et des textes sources ? Avec quelle méthodologie d’évaluation, car dans ce champ de recherche, la méthode choisie est bien souvent le préalable nécessaire du sérieux de l’analyse.

     Images ou textes, images avec ou sans textes, textes avec ou sans images, des matériaux d’analyse historiques qu’il sera nécessaire d’inscrire dans une chaîne méthodologique d’interprétation: nature de l’image ou du texte, origine, date, contexte, cible choisie, tirage et diffusion, effets supposés ou mesurés sur un public, lequel ? Toutes questions qui appellent des réponses souvent difficiles, d’autant plus que cette interprétation risque le plus souvent, dans le cas des images, d’empiéter sur le domaine des sémiologues, dont le métier est précisément celui de l’interprétation des signes.

Nous examinerons successivement :

Chapitre 1- Les livres de la jeunesse : livres scolaires et illustrés

Chapitre 2 – La presse des adultes

Chapitre 3 : les villages noirs, les zoos humains (avant 1914), et les expositions coloniales (avant et après 1914)

Chapitre 4 – Les cartes postales

Chapitre 5 –  Le cinéma

Chapitre 6 –  Les affiches

Chapitre 7- La propagande coloniale

Chapitre 8 – Les sondages comme mesure de l’effet colonial sur l’opinion

Chapitre 9 – Le « ça » colonial

     Remarquons pour le moment que le seul support d’information et de culture, qui a été constant tout au long de la période coloniale est la presse nationale et provinciale. On en connaît les tirages et la diffusion, et il est possible d’en analyser les contenus. Avec la littérature, mais c’est là un sujet d’analyse et d’évaluation beaucoup plus difficile.

    Et pour guide de notre lecture critique, une recommandation de Montaigne : « Choisir un conducteur qui ait une tête bien faite plutôt que bien pleine. »

    Car nous n’avons pas l’ambition de nous substituer à l‘historien, au sociologue, au psychanalyste ou au sémiologue, mais de soumettre la thèse que défendent ces historiens, leurs affirmations, les sources qu’ils avancent, les raisonnements mis en œuvre, à la critique d’un bon sens formé aux meilleures disciplines de la pensée.

      Et nous n’hésiterons pas à appliquer le sage précepte des historiens, la citation des sources, quitte à citer nos propres sources, celles que nous avons été consulter dans les services d’archives.

      Car il serait grave d’avancer, avec des preuves et une analyse insuffisantes, une nouvelle thèse de l’histoire, qui s’autoproclame comme scientifique, et dont les propagandistes s’autorisent à  délivrer des  ordonnances de bonne gouvernance sociale et culturelle.

     Avec cette méthode de travail, nous avons un gros avantage sur les spécialistes, une liberté complète d’analyse et de propos.

      Avec l’idée que la fameuse guerre des mémoires coloniales est une affaire montée de toutes pièces par un groupuscule dont la méthodologie n’a pas grand-chose à voir avec la science historique, s’il en existe une.

            Dans le livre d’entretien que l’historien Stora vient de commettre, intitulé La guerre des mémoires, ce dernier se range sous la bannière de cette phalange d’historiens (p.33). Il s’y déclare un historien engagé (89), mais comment oser mettre sur le même plan un historien de cette pseudo guerre des mémoires, 45 ans après les indépendances et les accords d’Evian, avec d’autres figures du passé, Michelet au XIXème siècle, ou celle de l’historien Vidal-Naquet réagissant à chaud, comme intellectuel, contre les violences et les tortures de la guerre d’Algérie ? Et pourquoi ne pas citer une autre grande figure, celle de Marc Bloch, entré dans la Résistance pendant la deuxième guerre mondiale et fusillé par les Allemands.

        Quoi de commun entre ces historiens ?

     Et comment interpréter enfin les récents propos de l’historienne Coquery-Vidrovitch sur l’historien Blanchard, surnommé d’historien entrepreneur : qu’est-ce à dire ? Il y aurait à présent des historiens du marché et donc une histoire du marché ? Avec l’Achac, association de recherche historique, soutenue par des fonds publics, et l’agence de communication toute privée Les bâtisseurs de mémoire ?

     Comment distinguer entre l’histoire « scientifique » et l’histoire « marchandise », celle des produits culturels qui surfent sur la mode médiatique des mémoires ?

     Nous avons donc l’ambition d’aider le lecteur à ne pas prendre des vessies pour des lanternes historiques.

&

Et pour une mise en bouche historique, une boulette de riz !

      Outrances de pensée et de langage, grandiloquence, l’historienne Lemaire ne fait pas dans le détail pour décrire une propagande coloniale qui aurait fabriqué du colonialtissé sa toileéduquémanipulé les citoyens français, grâce notamment à l’action de l’Agence des Colonies.

       Nous verrons ce qu’il en est exactement dans le chapitre  7 consacré à la propagande coloniale, au risque de dégonfler la baudruche.

      Pour l’instant, un mot bref sur une de ses trouvailles historiques à propos du riz indochinois et de son rôle dans la fabrication du colonial.

     Dans le livre La culture impériale, elle intitule une de ses analyses :

    « Du riz dans les assiettes, de l’Empire dans les esprits « (CI/82)

    Une formule magique ! Un vrai slogan de propagande, car l’analyse de l’historienne ne repose sur aucun fondement sérieux, comme nous le démontrerons.

     Il aurait vraiment été difficile pour les Français d’avoir du riz dans leurs assiettes, alors que  le riz importé, de mauvaise qualité, était destiné, pour 95%, à l’alimentation de la volaille et du bétail, et que les groupes de pression agricoles tentèrent dans les années 30, sans succès, de limiter l’importation d’une céréale qui venait concurrencer leur blé.

    Plutôt que du riz dans les assiettes, une boulette de riz historique !

    Le lecteur aura le loisir de constater que le cas du riz indochinois est typique de la méthode de travail de ce cercle de chercheurs, insuffisance d’analyse, absence d’évaluation des faits décrits, grossissement avec une grosse loupe de telle ou telle considération, laquelle, comme par hasard, vient au secours d’une démonstration creuse, et idéologiquement orientée.

     D’aucuns évoqueraient sans doute à ce propos le faux historique et la contrefaçon.

     Et pour les connaisseurs, une analyse qui n’a rien à voir avec la « Fabrique de l’opinion publique » et les « modèles de propagande » de Chomsky !

Jean Pierre Renaud

Annonce de publication: le livre « Supercherie Coloniale » extraits – Questions sur la thèse Huillery

Annonce de publication

Extraits du livre publié en 2008, sous le titre :

Supercherie Coloniale

Jean Pierre Renaud

            En 2008, j’ai publié un livre de critique historique sur les thèses que défendait un groupe de chercheurs dans plusieurs ouvrages sur les thèmes de la Culture coloniale ou impériale de la France au temps des colonies, des thèses très largement fondées sur des fondements statistiques pour le moins fragiles, incomplets ou discutables, et sur le détournement de l’interprétation de belles images coloniales.

            Je me propose de publier quelques- uns des textes que contient ce livre, notamment le prologue, l’introduction, le chapitre consacré à la propagande coloniale et la conclusion.

            Comme je l’ai déjà indiqué sur ce blog, la Mairie de Paris, alors dirigée par M.Delanoë, a censuré ce livre que j’avais déposé à la direction des Bibliothèques, afin qu’il puisse figurer dans les bibliothèques de la ville.

            Les exemplaires de ce livre ont été cédés à des solderies.

Questions posées sur la thèse de Mme Huillery, intitulée «  Histoire coloniale, développement et inégalités dans l’ancienne Afrique Occidentale Française »

Un titre d’interview qui claque au vent comme un slogan :

« La France a été le fardeau de l’homme noir, et non l’inverse »

Le Monde du 27 mai 2014, page 27

SUPERCHERIE COLONIALE

Jean Pierre Renaud

De l’histoire

            » L’Histoire est le produit le plus dangereux que la chimie de l’intellect ait élaboré. Ses propriétés sont bien connues. Il fait rêver, il enivre les peuples, leur engendre de faux souvenirs, exagère leurs réflexes, entretient leurs vielles plaies, les tourmente dans leur repos, les conduit au théâtre des grandeurs ou à celui de la persécution, et rend les nations amères, superbes, insupportables et vaines. L’histoire justifie ce que l’on veut. Elle n’enseigne rigoureusement rien, car elle contient tout, et donne des exemples de tout…

             Dans l’état actuel du monde, le danger est de se laisser séduire à l’Histoire est plus grand que jamais il ne fut. »

Regards sur le monde actuel

Paul Valéry- 1945

« L’esprit critique c’est la propreté de l’intelligence. Le premier devoir, c’est de se laver »

Marc Bloch- 1914

EN PROLOGUE

            Depuis dix à quinze ans, des chercheurs, historiens, politologues ou sociologues ont commencé à s’intéresser aux images des anciennes colonies françaises, et tenté de les interpréter avec plus ou moins de succès, c’est selon, et pas toujours dans la chronologie de leur contexte historique, qu’il s’agisse de cartes postales, de gravures, de photos, d’affiches, ou de films.

            Tant et si bien que depuis quelques années, une triade de jeunes historiens, animateurs d’ « un mouvement, une école de recherche » (La République Coloniale-p.11),  un collectif de chercheurs, ainsi qu’ils se nomment, déploie une grande énergie de plume pour exposer la thèse, précisément à partir d’images coloniales, mais aussi de textes, d’après laquelle la France aurait  baigné dans une culture coloniale, tout au long des années 1870-1962, avec une acmé (sic) à l’occasion de l’Exposition Coloniale de 1931. Les  archétypes (sic)  de cette culture coloniale et de sa mémoire conduiraient les Français à reproduire, aujourd’hui et sans le savoir, des comportements coloniaux dans leur vie civile et publique. Autre affirmation de la triade : notre passé colonial expliquerait donc la crise des banlieues et la présence de nouveaux indigènes de la République Française.

            La cause est donc sérieuse, et il s’agit de l’instruire sérieusement, puisqu’elle prétend donner une lecture authentique, sinon scientifique de notre histoire coloniale et nationale, et y trouver les raisons des rapports difficiles pouvant exister entre Français de souche et Français immigrés.

            D’autant plus sérieuse qu’elle nourrit un débat et des controverses dans une partie de l’opinion publique.

 Avant donc d’aller au cœur du sujet et d’analyser le contenu de cette thèse, et par un détour de pensée utile, il nous faut mettre en garde le lecteur sur la grande difficulté qu’il y a à interpréter une image, quelle qu’elle soit. Nous aurons l’occasion de revenir sur ce sujet, sur le plan technique, mais donnons ici quatre exemples.

        Le premier est celui des images montrées à l’occasion de l’émission d’Arrêt sur Images du 19 novembre 2006. Celles superbes, d’énormes icebergs en goguette au large des côtes de la Nouvelle Zélande. Selon les uns, leur présence illustrerait le phénomène de réchauffement climatique, et selon les autres, elle ne constituerait pour le moment qu’une hypothèse de travail. Alors que ces images récentes se situaient dans un contexte précis, avec date et lieux, et qu’elles faisaient l’objet d’un examen pluraliste et critique.

     Deuxième exemple, celui d’un film d’amateurs tourné avant la deuxième guerre mondiale en Afrique Occidentale, par des représentants d’une grande marque d’apéritif. Projection faite à l’occasion d’un festival sur des images des colonies organisé en 2005 au Forum des Images à Paris. On les voyait en train de faire leur pub à proximité d’un village, distribuant des objets publicitaires, et faisant signe à des africaines de venir à leur rencontre. Un présentateur « savant » commentait la scène en disant « ils convoquent les femmes »  – nous sommes donc bien dans une situation coloniale de domination -, alors que la chose n’était pas très différente de ce que l’on voit de nos jours tout au long du Tour de France, et de ce que je connaissais aussi de l’Afrique.

       Troisième exemple, et ce dernier beaucoup plus élaboré, parce qu’il a l’avantage de poser le problème de la lecture et de l’interprétation techniques d’une image, avec la mise en jeu de codes qu’il faut connaître avant de se prononcer. L’anthropologue anglais, Nigel Barley, notait au cours de sa mission du Nord Cameroun des années 1980 (1), que la population Dowayo qu’il étudiait, n’arrivait pas à identifier et à comprendre une photographie :  « On oublie trop souvent que les gens qui n’ont jamais vu de photos doivent commencer par apprendre à les déchiffrer. »

        Martine Joly, sémiologue distinguée, ne dit pas autre chose, quand elle écrit (2) « qu’il y a un âge au-delà duquel, si on n’a pas été initié à lire et à comprendre des images, cela devient impossible.

          Notre triade de jeunes historiens a naturellement dépassé le stade des Dowayo, en tout cas je l’espère, mais elle est confrontée au même type de difficulté que connaissent parfaitement les sémiologues, dont c’est précisément le métier. Et se pose donc la question de savoir comment ils ont réussi à lever la difficulté.

         Surtout ne faisons pas revivre la fameuse Querelle des Images (du IV° au VII° siècle), comme certains tentent de le faire, laquelle opposait les iconophiles et les iconoclastes qui se disputaient sur la nature divine ou non de l’image.

     Quatrième exemple, celui d’une photographie (page 55) illustrant un article signé Jean-Pierre Chrétien,  paru dans le numéro spécial N° 302 d’octobre 2005 de la revue L’Histoire (Conseiller de la Direction Jean-Noël Jeanneney). La légende du cliché était la suivante : « Un colon entouré de sa garde personnelle dans le comptoir de Grabo (Côte d’Ivoire), au début du XX°  siècle. L’image parait aujourd’hui caricaturale du maître blanc et de ses serviteurs noirs. »

      Nous avons interrogé la rédaction de la revue pour nous confirmer l’exactitude de la légende, étant donné que notre interprétation était plutôt celle d’une photo de chef de poste colonial officiel, compte tenu de son uniforme et de ses galons, entouré de ses gardes -cercle. Après beaucoup de difficultés, nous avons enfin obtenu la réponse suivante :      

   « Nous nous basons pour rédiger les légendes des images que nous publions sur les indications que nous fournissent les agences, qui font le plus souvent très bien leur travail. Si celles-ci cependant sont fautives, nous n’avons malheureusement, le plus souvent, aucun moyen, de l’anticiper. »

    Dont acte, mais c’est peut être un bon exemple de la difficulté qu’il peut y avoir à donner son sens à une photographie.

     Alors me direz-vous, vous vous êtes bien éloigné de votre sujet, et je vous répondrai que non dans l’exposé qui suit, étant donné que la thèse historique, sinon idéologique, qu’ils ont développée dans une série de livres qu’ils ont publiés s’appuie constamment sur l’interprétation qu’ils font des images coloniales, et quelquefois des discours qui les accompagnent, et rarement de leur contexte historique.

     Bonne ou mauvaise interprétation des images coloniales qui constituent les sources de leur discours, ce qui veut dire respect de la source ou captage de la même source ? Bonne ou mauvaise interprétation des sources écrites, lorsqu’elles ont été utilisées dans la démonstration historique ?

(1) Un anthropologue en déroute-  Nigel Barley 1992

(2) Introduction à l’analyse de l’image- Martine Joly – 2005

 En avant-scène post-coloniale

Et sur les pas du célèbre Montesquieu

Comment peut-on être Malgache à Paris au XXI° siècle ?

       De Jérôme Harivel, Cité Universitaire Internationale, à Paris, à sa chère et tendre Vola, restée à Faravohitra, à Antatananarivo

      Octobre 2001– Comme tu le sais, à l’occasion du match Algérie France, dans ce magnifique stade de France, (quand en aurons-nous un aussi beau dans notre belle capitale ?) une partie du public a sifflé l’hymne national des Français. Tu vois le scandale ! Je n’y étais pas, car tu connais l’amour très modéré que je porte au sport. Cela m’a beaucoup étonné, moi qui croyais que l’Algérie était indépendante depuis 1962. La France était-elle devenue, à son tour, la colonie de l’Algérie ?

    Septembre 2003– Des amis français m’avaient convié à une soirée à la campagne, une campagne toute verte comme tu l’aimerais, près du Mans. A un moment donné, un des convives se mit à évoquer des livres récents qui traitaient de l’histoire coloniale de la France. Tu sais que les Français ne s’y intéressent pas beaucoup,  mis à part la guerre d’Algérie, qui a laissé des traces profondes dans beaucoup de familles françaises.

            Je ne m’estimais pas vraiment concerné, lorsque j’entendis ce convive parler de « bain colonial », et aussitôt je fis une association d’idées avec notre grande fête du bain de la Reine, notre « fandroana », mais il ne s’agissait pas de cela. C’était bien dommage, car la cérémonie du bain revêtait une grande importance  dans notre monarchie. Beaucoup de faste, une grande foule, le bain de Ranavalona III derrière le rideau rouge, la couleur sacrée, avec ce petit grain de folie religieuse qui mettait du sel dans le rituel sacré du bain, l’aspersion de la foule venue entendre le « kabary » de la reine et assister à son bain caché, avec l’eau qui avait servie au bain de la reine, une eau naturellement sacrée. Une lointaine parenté sans doute avec l’eau bénite, sans vouloir blasphémer le rite catholique !

     Février 2005- Un de mes bons amis malgaches m’a entraîné au Forum des Images de la Ville de Paris pour assister à une des séances du festival des films coloniaux qui y avait lieu.

 Deux personnes commentaient ces documents, un belge, je crois, et un universitaire africain dont j’ignorais le nom. Pour nous mettre sans doute dans l’ambiance idéologique de cette séance, le présentateur belge avait distribué une note de présentation dans laquelle il énonçait quelques fortes vérités, je cite :

    «  C’est au nom de la légitimité coloniale que l’on filme les femmes au torse nu…c’est la relation d’assujettissement du colonisé au colon. C’est la violence légale,  naturelle de l’ordre colonial qui apparaît lorsque l’on regarde ces images… on perçoit régulièrement les signes d’un déni d’humanité accordé à l’indigène dont le filmeur (sic) d’alors n’avait pas conscience. »

         On nous a projeté plusieurs films d’amateurs de qualité tout à fait inégale. L’un d’entre eux a attiré mon attention, parce qu’il avait été tourné chez nous, par un vazaha (un blanc) sans doute riche, car il le fallait pour disposer d’une caméra. A un moment donné, on voyait une femme blanche assise dans un filanzana, notre fameuse chaise à porteurs, portée donc par quatre bourjanes, et le commentateur de souligner doctement, et une fois de plus, que cette image était un autre symbole du colonialisme en action.

      A la fin de la projection, un vazaha s’est levé et a pris la parole pour expliquer à la salle que tous les gens riches de Madagascar, nobles, hauts fonctionnaires militaires ou civils, marchands fortunés recouraient habituellement à ce mode de transport à une époque où il n’y avait aucune route dans l’île, et donc aucun véhicule à roues. Je me suis bien gardé d’intervenir, mais l’échange m’a bien amusé.

        Que dire encore à ce sujet sur les pousse-pousse qui existent encore en Asie et sur notre belle île!

    Mai 2005-  Un grand débat agite les médias et le microcosme politique, sur l’esclavage et  le rôle positif de la colonisation française. Des députés, toutes tendances confondues, de droite et de gauche, ont eu la foutue bonne idée de faire reconnaître par la loi le rôle positif de la colonisation. Grand chahut chez les historiens et au sein des associations qui ont l’ambition de défendre la cause des populations immigrées, notamment de celles qui ont publié un appel d’après lequel, leurs ressortissants seraient les  indigènes de la république.

            Prudence de notre côté étant donné le passé de notre grande île et de l’abolition relativement récente de notre esclavage. Certains de nos lettrés ne disent-ils pas que les descendants des andevos, nos anciens esclaves, portent encore dans leur tête leur passé d’esclave, avec la complicité des descendants de leurs anciens propriétaires d’esclaves. Nous sommes d’ailleurs bien placés à Madagascar pour savoir que la traite des esclaves s’est prolongée longtemps en Afrique de l’Est, dans l’Océan Indien, et dans le Golfe Persique, avec les traditionnels trafics arabes d’esclaves.

            Je te signale d’ailleurs qu’une historienne de La Réunion prend des positions hardies dans ce difficile débat.

            Je recommanderais volontiers la même prudence aux descendants des grands royaumes négriers de l’Afrique du Centre et de l’Ouest.

        Novembre 2005- En France, la mode est aujourd’hui à la repentance. Les Français adorent ça et se complaisent dans leurs défaites militaires qu’ils célèbrent avec une joie masochiste. Le président Bouteflika somme la France de se repentir, alors que la guerre d’Algérie a été un affrontement de violences des deux côtés, et que l’Algérie indépendante sort à peine d’une guerre civile cruelle.

            Dans toute cette affaire, plus personne ne comprend plus rien à rien, entre ce qui relève de la mémoire et ce qui relève de l’histoire ! Je me demande si certains historiens ne s’intéressent pas plus à la mémoire qu’à l’histoire.

      Octobre 2006– Tu vois, l’Algérie est toujours au cœur du problème français, et certains historiens ont du mal à travailler sur l’histoire coloniale sans être obsédés par l’Algérie, toujours l’Algérie, qui parait d’ailleurs de plus en plus présente en France, plus de quarante ans après son indépendance. Un politologue, d’une espèce difficile à définir, a commis un livre, ou plutôt un crime contre la raison, en énonçant le postulat qui voudrait que Coloniser,  c’est exterminer, et bien sûr en raisonnant sur l’Algérie. Ce politologue s’est fait ramasser dans les grandes largeurs par deux éminents historiens de l’Algérie.

      Ce mois-ci, Blois a accueilli les 9ème Rendez Vous de l’Histoire. A l’occasion d’un Café Littéraire, tu te souviens du rôle des cafés dans l’histoire littéraire parisienne, un dialogue musclé s’est engagé entre le principal prosélyte d’une nouvelle histoire coloniale et l’auteur d’un livre intitulé Pour en finir avec la repentance coloniale, précisément dans le cas de l’Algérie. Le prosélyte de lui lancer : « Vous êtes un historien révisionniste, ça vous fait triper (sic). » Je me serais bien gardé d’intervenir dans ce débat : il n’y a pas si longtemps, notre grand Amiral marxiste, dictateur et chef de l’Etat, aurait brandi aussi facilement ce type d’accusation.

Empire colonial britannique et Empire colonial français: conclusions générales

XIXème et XXème siècles : Empire colonial britannique et Empire colonial français

Esquisse de tableau comparatif à grands traits : deux empires semblables ou différents ?

Quels héritages ?

Lilliput face à Gulliver !

Rêve ou réalisme ?

Empirisme ou théorie ?

Quelles conclusions générales est-il possible de tirer de la comparaison entre l’Empire britannique et l’Empire français ?

            Comme je l’ai indiqué au tout début de cette analyse comparative, la tâche était ambitieuse, à l’image du travail inlassable d’une termite à l’assaut de sa pyramide, mais au terme de notre examen, il est possible de se poser la bonne question, à savoir si les bases mêmes de cette comparaison ne la rendaient pas inopérante.

            La comparaison est d’autant plus difficile en effet, sinon impossible, qu’elle se déroule sur une longue période – quel moment colonial ? –  et dans des territoires géographiques on ne peut plus variés – quelle situation coloniale ? –  tellement les territoires avec leurs atouts et leurs handicaps, les épisodes de la colonisation, les manières coloniales de faire des Britanniques et des Français, leurs objectifs véritables, la conception de l’avenir qu’ils proposaient aux uns et aux autres, étaient différents, et encore plus les réactions infiniment variées des peuples « colonisés ».

            Alors aussi que l’Empire des Indes parait avoir « cannibalisé » cette histoire ! Et j’ajouterais volontiers qu’il en a été de même pour l’Algérie.

            Autre sujet d’interrogation et de doute à partir du moment où notre analyse a laissé dans l’ombre la comparaison historique entre grandeurs économiques et financières des deux empires en question.

            Au sein de son empire, la France n’a jamais trouvé la poule aux œufs d’or que constituait l’Inde, ni des territoires en capacité de se transformer rapidement en dominions.

                Une carence que nous regrettons d’autant plus qu’il s’agit d’une des critiques que nous faisons le plus souvent à la plupart des travaux des histoires coloniales et postcoloniales.

            Et qui plus est, alors que, comme toute histoire, elle est devenue non seulement un enjeu pour les historiens, mais plus encore pour les politiques.

            Comment distinguer entre le roman devenu « national » et la réalité des situations coloniales rencontrées ou racontées ?

            On voit bien qu’après une assez forte imprégnation marxiste des écoles d’historiens, un courant humanitariste s’est saisi des mêmes écoles, faisant un large écho aux constructions ou reconstructions des histoires dites de « la périphérie », très largement teintées à la fois d’un regard moins ethnocentrique, mais aussi de mauvaise conscience de la part des métropoles et de revendication d’assistance de la part de certaines anciennes colonies, en réparation des dommages que l’Occident leur aurait causé.

            Effet de loupe historique, comme dans le cas de l’Algérie, dont l’histoire laisse dans l’ombre tout un pan de  l’histoire coloniale, tout en lui imprimant la marque de l’histoire algérienne !

            Désintérêt aussi de plusieurs générations d’historiens pour l’histoire coloniale, un parent pauvre de la recherche, laissant le champ libre par exemple à des historiens « entrepreneurs » qui surfent sur les médias, d’autant plus facilement qu’ils se font l’écho, à tort ou à raison, et en France, en tout cas, des revendications, fondées ou non, formulées par des groupes de pression nourris par l’immigration.

            A cet égard, comment ne pas évoquer, à titre d’exemple le débat récurrent que certains historiens, politologues, sociologues, anthropologues, … et naturellement politiques,  ouvert sur la question de la « collaboration » des autorités indigènes, des « évolués » en général, avec les pouvoirs coloniaux ?

            Une « collaboration » que certains chercheurs teintent en France de la couleur de la collaboration entre Français et Allemands pendant l’occupation des années 1940-1945 !

 Il est d’ailleurs de plus en plus à la mode de parler des nazis plutôt que des allemands.

            Collaboration ou truchement inévitable ? Car à la vérité, et dans la plupart des cas, il s’agissait d’une collaboration qui s’inscrivait dans un truchement qui s’imposait, sauf dans les colonies de peuplement, entre un petit nombre de Blancs et un grand nombre de gens de couleur, une collaboration qui s’imposait au fur et à mesure des années avec le concours d’évolués de plus en plus nombreux.

            Il est évident que cette caractéristique était plus marquée dans les territoires de grande superficie que peu de Blancs administraient, par exemple dans l’ancienne Afrique Occidentale ou Equatoriale Française, en Nigéria du Nord, ou dans le Soudan anglo-égyptien.

            Ou encore « accommodement » ?, le terme utilisé par M.A. Adu Boahen, auquel nous avons fait une large référence ? Ce dernier a bien récapitulé les différents traits et types de collaboration rencontrés en Afrique, et de la nécessité, pour que le colonialisme existe et subsiste, qu’il puisse faire appel à un truchement indigène local, sans obligatoirement jeter un opprobre de principe sur ce type de relation.

            Comme nous l’avons rappelé dans un de nos textes, Henri Brunschwig écrivait quelque chose comme « pas de colonisation sans télégraphe », et nous l’avons paraphrasé en disant « pas de colonisation sans truchement ».

            Un seul exemple de l’incarnation d’un truchement réussi, celui du grand lettré Hampäté Bâ ! Un « collabo » ?

Le chemin choisi pour notre conclusion

            Pour la synthèse de nos conclusions, nous proposons de faire appel au même chemin que celui que nous avons emprunté pour nos réflexions sur les sociétés coloniales publiées sur ce blog, c’est-à-dire celui du théâtre, avec une récapitulation des scènes, des pièces avec leurs intrigues et leurs acteurs, et enfin des succès ou échecs des pièces en question, la question sensible des legs coloniaux.

Les scènes du théâtre colonial, c’est-à-dire les « situations coloniales » et les « moments coloniaux »

            Il est très difficile de comparer les scènes britanniques et les scènes françaises, tant elles étaient différentes en tailles géographiques, en caractéristiques démographiques, en potentiel économique, en évolution des types de gouvernances indigènes qui existaient ou n’existaient pas.

            Comme nous l’avons vu avec l’exemple de l’Empire des Indes, il y avait peu de choses en commun entre ce quasi-continent, cet empire secondaire anglais, et cette sorte de « cour » de l’Asie que pouvait représenter pour la France, le joyau que constituait l’Indochine, dans une tout autre échelle géographique, humaine et économique ?

            Pour retenir un autre exemple, sur les rives du canal de Mozambique, quoi de commun entre les colonies d’Afrique Australe et Madagascar ?

            De l’ordre de 570 000 kilomètres carrés à Madagascar contre 1 220 000 kilomètres carrés pour les quatre Etats de l’Union Sud-Africaine, soit le double, mais avec une population blanche sans comparaison : à Madagascar, 6 880 blancs en 1902, pour une population de l’ordre de cinq millions d’habitants, et dans l’Union sud-Africaine de l’année 1904, 1 116 801 blancs  pour une population de l’ordre de 6 millions d’habitants, dont 579 741 dans la colonie du Cap, 297 277 dans l’Etat du Transvaal, 142 679 dans celui d’Orange, et 97 109 dans l’Etat du Natal.

          Dans l’Union sud-africaine, une grosse industrie minière d’or et de diamant s’était déjà développée et avait donné naissance à des villes importantes.

         Autre indication, celle de la population blanche en AOF ou en Indochine : en 1913, 18 069 en AOF et 13 000 en Indochine.

            Le domaine colonial le plus comparable a été celui de l’Afrique tropicale qui a longtemps interdit l’immigration blanche, mais il était ouvert à l’échange international, côté anglais avec le grand fleuve Niger, et fermé, côté français, au même échange international, côté français, avec un fleuve Sénégal et son hinterland inaccessible.

            Pour le reste du continent africain, et à l’exception de l’Algérie, devenue colonie de peuplement, rien de comparable, ni en taille, ni en ressources, ni en flux d’immigration, entre les deux empires, avec la naissance ou le renforcement de colonies de peuplement blanc en Afrique Australe, au Kenya, en Rhodésie, et en Afrique du Sud, des colonies de peuplement qui avaient vocation à devenir des dominions du Commonwealth, comme ce fut le cas du Canada, de l’Australie et de la Nouvelle Zélande. 

            Comment comparer le décor social qui régnait dans les deux empires ?

          Côté anglaisl’existence d’un décorum social très typé dans la plupart des colonies, un décorum bâti de toutes pièces, une stricte séparation entre les maîtres et les serviteurs, des lieux de vie séparée, et presque partout l’existence de « clubs » naturellement réservés aux Britanniques, avec l’exaltation aristocratique et quotidienne de la pratique des sports.

            L’exemple de Hong Kong est intéressant à cet égard : jusqu’à la fin du vingtième siècle, anglais et chinois cohabitèrent de façon séparée, sans aucune passerelle sociale.

              Côté français, et à la différence de ces scènes coloniales anglaises  socialement bien ordonnées et corsetées, les scènes coloniales françaises étaient plutôt décontractées, pour ne pas dire « débraillées ».

          Cela tenait beaucoup aux conceptions coloniales mises en œuvres, rêve d’égalité et d’assimilation pour la France, et pour l’Angleterre, réalité de deux mondes séparés sur un modèle aristocratique, avec le choix d’administrateurs qui, sur le terrain, « fabriquaient » l’une ou l’autre forme de colonisation.

            Dans un de ses récits de voyage, le géographe Weulersse rapportait la conversation qu’il eut avec un Français travaillant à Ibadan (Nigéria), dans les années 1930 :

            « Le héros de Kipling qui, perdu dans la jungle, seul dans sa case de feuillage, chaque soir revêtait son smoking, incarne bien l’idéal britannique. La colonisation anglaise porte faux-col, la nôtre se ballade, souriante, en débraillé. »

L’intrigue coloniale

            Au cours de l’exécution du premier acte de l’intrigue, c’est-à-dire la conquête militaire, les deux puissances coloniales usèrent des mêmes moyens militaires, des mêmes technologies (armes à tir rapide,  télégraphe, machines à vapeur, quinine…) pour imposer leur domination, la violence, avec des adversaires très différents, capables ou non de manifester des résistances d’intensité très variables en force et en durée, des résistances fort bien décrites dans l’ouvrage de l’Unesco.

            Certains auteurs ont pu dire qu’en Inde, en Asie en général, et en Afrique, l’Europe avait en face d’elle, pour des raisons d’inégalité de puissance, de divisions ou guerres intestines, des partenaires ou des adversaires qui étaient disponibles pour une domination coloniale.

      Comparées aux opérations de conquête militaire anglaises, les opérations françaises eurent beaucoup moins d’ampleur à la fois par le nombre des théâtres d’opération et par la puissance des moyens utilisés.

     Rien de comparable entre la conquête du Tonkin et celle du Soudan Egyptien par Kitchener !  Rien de comparable non plus entre la longue lutte anglaise contre  .les Ashantis en Gold Coast, et celle des Français contre les Sofas de Samory dans le bassin du Niger, ou contre les Amazones du  roi Behanzin au Dahomey !

        L’Empire Britannique put rapidement compter sur les ressources civiles et militaires de l’Inde, un Empire des Indes, en second du premier, pour renforcer les expéditions militaires que la Grande Bretagne menait en Asie en dehors des frontières de l’Inde.

            Tel fut le cas, comme nous l’avons vu, en Ethiopie, et en Birmanie !

         Des deux côtés, les guerres coloniales firent beaucoup de victimes, déstabilisèrent les sociétés locales, provoquèrent des flux d’émigration, mais sur le plan militaire, les guerres des Boers n’eurent pas d’équivalent dans l’empire français, à la fois par les moyens de guerre modernes mis en œuvre et par des méthodes de pacification qui confinèrent à une forme de génocide.

           Sans commune mesure entre les deux empires furent, également et à la fois, les flux d’émigration de population blanche d’origine anglo-saxonne vers les nouvelles conquêtes de l’Empire et les appropriations de terres indigènes, telles qu’elles furent pratiquées par les Anglais en Australie, en Nouvelle Zélande, en Afrique Australe et Orientale.

L’intrigue elle-même

           Au dix-neuvième siècle, la Grande Bretagne avait atteint un niveau de puissance économique sans égal par rapport à la France. Bénéficiant de la maîtrise des mers du globe, d’un réseau commercial efficace, elle était fort bien placée pour se lancer à la conquête du monde et constituer un empire colonial qui s’ajoutait au premier, celui des siècles passés.

        En comparaison, la France était restée une puissance de type continental et agricole, tournée sur elle-même, une France des villages.

         Money and business, gagner de l’argent en faisant du commerce

       La Grande Bretagne persévérait  dans la consolidation de son modèle de « business » international et mondial, tout en mettant la main sur tel ou tel territoire du monde qui représentait pour elle une chance supplémentaire de puissance économique, tels que l’Afrique du Sud  ou la Nouvelle Zélande, et continuait à verrouiller ses voies de communication vers l’Empire des Indes et l’Asie, l’Egypte, Singapour, et Hong Kong.

         Quelques-unes des citations que nous avons reprises dans la lecture critique du livre de M.Kwasi Kwarteng « Ghosts of Empire» méritent d’être rappelées, car elles fixent clairement les objectifs de l’impérialisme anglais.

         Sir Charles Napier, gouverneur des Indes, déclarait dans les années 1872 :

       « in conquering India, the object of all cruelties was money » (Ghosts, page 96)

       L’historien notait à ce sujet:

      « This was cynical, but then was a large element of the truth in the claim. »

        Le même historien notait par ailleurs, en ce qui concerne l’Afrique :

     “The colonial mission in Africa according to the Prime Minister, was about of money and commerce

        Lord Salisbury, Premier Ministre déclarait en 1897:

      « The objects we have in our view are strictly business object » (Ghosts, page 278)

        Au moins les choses étaient claires au plus haut niveau de l’Etat du Royaume Uni, mais elles ne l’étaient pas du tout au plus haut niveau de la République Française, les acteurs d’une politique coloniale flottante mélangeant allégrement tous les objectifs imaginables, les bonnes ou mauvaises raisons de se lancer à la conquête du monde, l’ouverture de marchés, – mais la France n’avait pas la fibre commerçante -, la propagation d’une civilisation qu’elle estimait la meilleure au monde, ou encore son rêve d’assimilation et d’égalité qu’elle faisait miroiter aux yeux des peuples indigènes.

       A la vérité, alors que l’expansion  impériale anglaise ne trouvait pas son inspiration et son souffle dans une nouvelle volonté de puissance internationale, – elle l’exerçait déjà –  la France, après sa défaite dans la guerre franco-prussienne des années 1870-1871,  y trouvait une raison de revanche politique en fondant un nouvel empire colonial.

         L’intrigue impériale française était constituée d’un cocktail de facteurs au sein desquels le politique comptait plus que l’économique, quoiqu’en aient dit les défenseurs des conquêtes coloniales de la fin du siècle, Jules Ferry étant par exemple le défenseur des industries textiles des Vosges, un brin obsolètes, qu’il entendait protéger.

         Alors bien sûr, les deux métropoles se piquaient du désir de faire bénéficier le monde entier des bienfaits de la civilisation, le « fameux fardeau » de la race blanche, mais les deux métropoles ne l’entendaient pas de la même oreille.

        L’intrigue anglaise faisait confiance au modèle de vie anglais, incontestablement le meilleur du monde – nous sommes naturellement les meilleurs -, que les peuples indigènes auraient bien sûr le désir d’imiter et d’adopter, alors que l’intrigue française propageait une volonté d’égalité entre les peuples, le rêve de l’assimilation.

      Anglais et Français n’avaient pas la même conception du jeu de l’intrigue coloniale, les premiers n’entendant pas, en tout cas le moins possible se mêler des affaires indigènes, alors que les deuxièmes mettaient en œuvre une certaine politique indigène, hésitant beaucoup moins que leurs collègues anglais à interférer dans les affaires indigènes,  à voir dans les chefs des pays colonisés des agents subordonnés de l’autorité coloniale.

         Administration indirecte des Britanniques et administration directe des Français, selon le gigantisme des territoires, les différences n’étaient pas toujours aussi sensibles que le voulait la théorie de l’indirect rule, mais il est vrai que l’application du Code de l’Indigénat impliquait le pouvoir des administrateurs français dans la vie locale, alors que les pratiques répandues de discrimination raciale, poussées à l’extrême avec le système du Colour Bar tenait soigneusement les officers anglais à l’écart de la vie indigène.

      Il ne serait peut-être pas exagéré de dire que l’intrigue coloniale anglaise se déroulait dans un jeu qui s’affichait en termes qui seraient aujourd’hui qualifiés de racistes, alors que l’intrigue coloniale française se défendait officiellement de l’être, tout en étant concrètement et historiquement discriminatoire et en définitive raciste.

Les acteurs

Les grands acteurs du théâtre colonial

        Tout d’abord les officiers, dans la phase de conquête et de pacification

      Au cours de la première période, l’armée tint évidemment les premiers rôles, souvent composée en grande partie de troupes recrutées sur place, et nécessairement recrutées sur place dans les régions tropicales.

       Comment ne pas signaler que les deux puissances coloniales n’auraient pas pu se lancer à la conquête d’aussi vastes territoires sans le concours de tirailleurs recrutés sur place, tels que les Gurkhas des Indes ou les tirailleurs sénégalais d’Afrique occidentale ?

          Des armées de nature professionnelle le plus souvent commandées par des officiers de carrière qui étaient volontaires pour servir outre-mer, animés par l’esprit d’aventure, la recherche de la gloire, mais aussi par l’envie de servir leur pays.

       Parmi les plus connus, quelques-uns d’entre eux, Kitchener ou Lugard, chez les Anglais, Gallieni ou Lyautey, chez les Français.

       Ce sont les officiers qui mirent en place la première organisation de ces territoires, laissant progressivement la place et le pouvoir à des administrateurs civils.

      Dans un deuxième temps, et au fur et à mesure de la pacification, les officers anglais et les administrateurs coloniaux français, et aux côtés des officers le plus souvent de grands acteurs du monde économique, c’est-à-dire de grandes sociétés capitalistes, beaucoup plus actives dans l’empire britannique.

      Il convient de noter que ces acteurs déployaient en effet leur activité dans un contexte administratif très différent, centralisateur et bureaucratique chez les Français, et décentralisé et pragmatique chez les Anglais.

    La bureaucratie coloniale française fut le plus souvent écrasante, pour au moins deux raisons, le goût des Français pour tout réglementer, d’une part, et d’autre part par le fait que dans la plupart des colonies françaises, compte tenu de leur état et de leurs ressources, en l’absence de moteurs de colonisation privée, l’administration pourvoyait à tout.

    Le livre « Ghosts of Empire »  décrit à grands traits les caractéristiques des officers coloniaux anglais, issus le plus souvent de l’aristocratie, grande ou petite, qui maintenaient encore plus qu’à domicile, les distances qu’ils conservaient avec le peuple, ce qui n’était pas le cas des administrateurs français, d’origine sociale variée, mais concrètement, et selon les circonstances, il n’est pas démontré que les différences aient été très grandes.

    La pratique coloniale anglaise du chacun chez lui contrastait avec la pratique coloniale française qui laissait croire que les colonisateurs et les colonisés pouvaient immédiatement vivre sur un pied d’égalité en faisant l’impasse sur les deux éléments de l’intrigue qui constituaient le fond du décor, c’est-à-dire la « situation coloniale » et le « moment colonial »

Les acteurs de second rang

Les colons, individus ou sociétés

     C’est incontestablement dans ce domaine que la comparaison entre les deux Empires est la plus difficile.

      A titre individuel, le colon fut une denrée plus rare dans l’Afrique tropicale française que dans l’Afrique tropicale anglaise, et si l’on fait entrer en ligne de compte les colonies anglaises des Afriques Australe et Orientale, considérées comme des colonies de peuplement, toute comparaison est impossible, sauf à y introduire l’Algérie, le Maroc et la Tunisie, mais dans un rapport de population de colons bien inférieur à celui des colonies anglaises.

     Quant aux sociétés commerciales ou industrielles coloniales, les Françaises faisaient pâle figure avec les Anglaises, le commerce africain étant par exemple très largement dans les mailles de sociétés britanniques.

    Dans le riche Empire des Indes ou à Hong Kong, les grandes sociétés anglaises ont pu déployer leur activité tout au long de la durée de vie de l’empire.

    Le livre « L’esprit économique impérial » a montré les limites relatives des succès des entreprises françaises dans l’expansion de l’Empire.

    Aucune des colonies françaises, à l’exception peut-être de l’Indochine, n’a bénéficié d’un développement économique ou industriel comparable à celui très tôt enregistré dans les  Indes ou en Afrique Australe

    L’Algérie entrerait en ligne de compte dans cette comparaison, si sa situation juridique de département français n’était pas venue la « fausser ».

Les populations blanches des sociétés coloniales, des acteurs ?

      Comme je m’en suis expliqué longuement dans les analyses que j’ai proposées sur le thème des sociétés coloniales, il est recommandé, avant toute chose, de se mettre d’accord sur la définition d’une société coloniale.

      A la fin du dix-neuvième siècle, les sociétés coloniales des différents territoires avaient des caractéristiques fort différentes, dues en partie à la présence plus ou moins importante d’immigrés blancs, importante dans les colonies de peuplement anglaises en Australie ou en Afrique Australe, comparable au seul cas français de l’Algérie, et faible notamment dans les colonies tropicales d’Afrique, qu’elles soient françaises ou britanniques.

    A noter en Indochine une minorité chinoise importante, et au Natal, une minorité indienne qui n’était pas négligeable et au sein de laquelle Gandhi commença à acquérir la grande notoriété internationale qui fut la sienne.

    Jusqu’à la moitié du vingtième siècle, il y avait peu de points communs en Afrique entre les sociétés coloniales de l’ouest africain français ou anglais et celles d’Afrique Centrale et Australe où s’était développée une grande industrie minière internationale.

     Comme je l’ai indiqué dans mes réflexions, la question peut se poser de savoir si, dans les territoires de climat tropical, où la population blanche était peu nombreuse, cette société coloniale vivant souvent en kyste, a eu véritablement un rôle.

    Dans les territoires où la même population blanche était nombreuse, les colonies de peuplement anglais, cette dernière a eu un rôle majeur dans leur modernisation, mais au moins autant dans l’établissement d’un état de relations discriminatoires tendues, notamment dans les colonies de l’Afrique Australe, où la proportion de populations noires était importante.

Les  véritables acteurs du changement

           D’une façon générale, il serait possible de dire que dans la plupart des colonies où la population blanche était peu nombreuse, ce sont les Asiatiques ou les Noirs qui ont les véritables acteurs du développement de leur pays, sans le concours desquels il n’aurait pas été possible, et que dans celles de peuplement blanc possible et encouragé, le même développement fut le résultat le plus souvent de l’exploitation de la main d’œuvre noire par le capitalisme anglais.

Succès ou échec de la pièce de théâtre ?

Legs et héritage 

       Dans les pages qui précèdent, nous nous sommes fait l’écho du regard que des historiens africains, un historien indien, et  deux historiens allemands, dans une version plus récente, ont porté sur l’héritage du colonialisme.

      Il est évident qu’il convient de placer toute appréciation de cette période dans le cours de l’histoire du monde, de ses phases successives de puissances dominantes, en raison de facteurs religieux, militaires, économiques, souvent grâce à une innovation qui leur a donné les outils de la conquête.

     A cet égard, pourquoi ne pas rapprocher la période coloniale de la période de la Renaissance, l’explosion de nouvelles technologies fournissant aux puissances européennes les outils et la capacité de dominer le monde ?

      Mais sans remonter à l’Antiquité, la Chine impériale et un Islam conquérant s’étaient déjà illustré dans la conquête du monde.

 L’historien Adu. B. Boahen caractérisait la période coloniale comme un « interlude » historique,  un choc qui n’avait fait qu’accélérer la transition du continent africain dans un autre âge, que les Occidentaux qualifient volontiers de modernité.

         Comme nous l’avons répété, en histoire coloniale, il est nécessaire de faire du cas par cas, « situation coloniale » par situation coloniale, et « moment colonial » par moment colonial, mais cette prudence historique n’empêche pas de rechercher les caractéristiques générales des dominations anglaise et française, et des legs qu’elles ont laissé dans les territoires dominés.

       Les analyses historiques qui constituent le livre publié par l’Unesco en 1987 sous le titre « Histoire générale de l’Afrique » proposent une lecture plutôt nuancée de l’histoire coloniale des deux empires, tout en relevant que le colonialisme a eu un tel un impact politique, économique et social qui a complètement déstabilisé les sociétés africaines.

     Comme déjà indiqué, M.A.Adu Boahen caractérisait la période coloniale en écrivant : « épisode ou interlude » ? (p,864), et dans un de ses commentaires précédents, il écrivait :

     « Aucun sujet n’est probablement aussi controversé que l’impact du colonialisme sur l’Afrique » (p, 838)

      Comment résumer l’héritage colonial à l’issue du temps relativement court de la colonisation à l’échelle de l’histoire de l’Afrique ? Succès ou échec de l’entreprise coloniale ?

     Nous avons tenté de résumer le bilan qu’en faisaient les historiens retenus par l’Unesco pour raconter l’histoire du colonialisme, mais sur le seul continent africain, un bilan effectué au cours d’une période qui suivait de peu la décolonisation, mais Der Spiegel Geschichte nous a proposé un regard plus actuel sous la question : « Was Bliebt ? »

     Un bilan ancien : il est évident qu’en ouvrant, par la violence ou non, les différents continents aux échanges économiques et politiques, les puissances occidentales ont complètement déstabilisé les sociétés locales, des gouvernances indigènes de type très varié, mais un tel bouleversement n’a été ni uniforme, ni simultané.

    Il ne pouvait s’agir que d’un choc violent, armé ou non, compte tenu de l’inégalité généralisée qui existait entre adversaires ou partenaires, inégalité en moyens civils ou militaires, et des écarts souvent gigantesques entre modes de vie ou de culture.

    Pour ne citer qu’un exemple dans l’univers des relations internationales du dix-neuvième siècle, celles de l’Océan Pacifique, les premiers contacts entre la France et le Japon, un Japon fermé à tout échange international, ont été d’une rare violence.     

J’ai publié sur ce blog une chronique consacrée à l’incident de Sakhaï, entre la marine française et l’armée japonaise.

La paix civile:

    Aussi bien M.Panikkar que M.Adu Bohaen reconnaissent que la domination occidentale a eu pour résultat l’établissement d’une paix civile.

    Les historiens les moins partisans reconnaissent en effet,  et au moins, qu’une fois la conquête réalisée, et pendant toute la période qui a précédé les convulsions politiques nées de la deuxième guerre mondiale, le continent connut une période de paix civile.

La création de grandes infrastructures:

   Au crédit de la colonisation, attribué par les historiens cités, il est possible de mettre la création d’un réseau de communications diversifié (pistes, voies ferrées, lignes télégraphiques), quoiqu’inégal, et souvent réalisé grâce aux sacrifices imposés à la population indigène, qui n’existait pas auparavant, même si certains auteurs reprochent aussi à ces infrastructures d’avoir été, avant tout, conçues pour l’exploitation économique de l’empire.

   Il est toutefois difficile, sur ce plan, de comparer des territoires aussi différents que l’Inde, capable dès le début du vingtième siècle, de disposer d’un premier réseau de voies ferrées et maritimes, et l’Afrique occidentale où à la même époque, aucune voie de communication ne reliait les côtes du Sénégal ou du golfe de Guinée au bassin du Niger, pour ne pas citer Madagascar qui, à la fin du dix-neuvième siècle, transportait encore par porteurs, les fameux « bourjanes », voyageurs ou marchandises, entre la côte de Tamatave et la capitale Tananarive.

Des villes nouvelles:

      Tout autant, et peut-être plus que la création de voies de communication, la construction de villes nouvelles fut sans doute un des facteurs majeurs d’une révolution dans les mœurs d’Afrique, et le livre de l’Unesco  a raison de ne pas faire l’impasse sur ce facteur de changement et de développement difficile à évaluer, même si le même facteur mettait en place ou consacrait des pratiques de discrimination plus ou moins fortes et persistantes selon les territoires.

     Nous avons vu que M.Panikkar montrait toute l’importance de cette nouvelle urbanisation, qui a été, comme nous l’avons déjà souligné un des grands facteurs de l’ouverture de ces pays aux échanges, à l’acculturation d’une partie de plus en plus importante de la population qui a été un des facteurs majeurs du truchement colonial.

Une économie monétaire et  des investissements:

     C’est sans doute en Afrique que l’introduction d’une monnaie commune a été un des facteurs les plus puissants du changement, comme le reconnaissait M.Adu Boahen.

      En ce qui concerne les investissements, l’héritage a  été très inégal selon les territoires, pour des raisons d’atouts économiques existants ou non, selon les époques, et surtout selon les territoires.

      L’Inde avait au moins un siècle d’avance sur l’Afrique, et en Afrique même, la découverte de grandes richesses minières en Afrique méridionale et centrale par les Anglais et les Belges a attiré très tôt le grand capitalisme international.

     L’Afrique de l’Ouest n’est entrée dans cet âge du grand capitalisme qu’après la deuxième guerre mondiale, notamment en Mauritanie et en Guinée.

Un nouvel état de droit:

     Il est toujours difficile de porter une appréciation scientifique sur l’expression état de droit, car selon les religions ou les cultures, selon les pays et selon les époques, l’expression peut recevoir des sens très différents.

    L’historien Panikkar reconnait à l’Empire indien le legs d’un état de droit unifié :

« C’est le droit qui gardera sans doute de façon la plus durable l’empreinte occidentale », le « système juridique », « l’égalité de tous devant la loi » (p,430)

    Ce legs doit être compris comme celui d’un droit qui se superposait aux coutumes locales, comme c’était le cas aussi dans les colonies françaises, mais également avec une dimension discriminatoire, étant donné que les indigènes ne disposaient pas d’une égalité des droits avec les européens.

    En Inde, le nouveau système juridique cohabitait avec le régime des castes, mais dans certaines régions d’Afrique, il existait également un régime atténué des castes entre nobles et manants.

La création d’Etats:

     Les deux historiens mettent au crédit de la domination occidentale la création d’Etats modernes et de leur bureaucratie

      Ces nouveaux Etats ont été souvent créés, en tout cas en Afrique, au travers des frontières poreuses des communautés ethniques traditionnelles, mais la décolonisation n’a pas remis en cause le statu quo, sauf dans le cas de l’Inde.

    Le sous-continent indien érigé en Etat unique par les Anglais a vu son unité brisée à l’indépendance avec la constitution de trois Etats, à l’est et à l’ouest, les deux islamiques du Bangladesh et du Pakistan, et au centre du sous-continent, l’Union Indienne

En 2013, quel regard ?

     Comme nous l’avons vu, la revue Der Geschichte du journal Der Spiegel a proposé son regard sur le legs de l’Empire britannique en donnant la parole aux deux historiens que nous avons cités.

    Les legs reconnus seraient en définitive plutôt limités, la langue anglaise et l’existence du Commonwealth.

    Incontestablement, la langue anglaise jouit d’un rayonnement mondial qui n’est pas celui de la langue française, parce que très tôt elle s’est inscrite dans un langage des affaires au moins autant que de culture, sinon plus.

   En face d’un Commonwealth dont les bases furent fondées dès le début du vingtième siècle, avec le concours de dominions blancs puissants, après le feu de paille de l’Union, puis de la Communauté française, la Francophonie fait pâle figure, mais quid de son influence réelle dans les affaires du monde ?

    Récemment, la Gambie a décidé de quitter le Commonwealth en l’accusant d’être « une institution néocoloniale », faisant passer le nombre de ses membres à 53 Etats.

    Je serais tenté de dire que les effets de l’impérialisme anglais ou français se situeraient de nos jours beaucoup plus dans les métropoles que dans les anciens territoires colonisés, en raison des courants d’immigration relativement importants qu’ont fait naître ou favoriser les relations impériales anciennes, notamment la langue.

    Il n’est pas démontré que les populations d’origine immigrée connaissent mieux l’histoire de leur passé, pas plus d’ailleurs que la population en général, mais elles sont réceptives à une forme de nouvelle propagande coloniale qui tend à les convaincre qu’elles ont un droit irréfragable à réparation, et donc à assistance, d’où le surgissement ou l’entretien d’ambiances de revendications

    Dans le cas de la France, les séquelles de la guerre d’Algérie dans l’opinion publique contribuent à oblitérer presque complètement toute mémoire coloniale.

    Je soulignerai volontiers qu’en dépit de mes nombreuses demandes de sondages approfondis et sérieux sur l’existence ou non d’une mémoire coloniale, et si oui laquelle, aucune institution ou média n’ont eu le courage jusqu’à présent de se lancer dans l’aventure.

     Est-ce qu’il n’en serait pas de même du refus officiel des statistiques dites ethniques, c’est-à-dire du refus  de pouvoir mesurer les discriminations qui affecteraient tel ou tel groupe de citoyens français, par rapport au poids qu’ils représenteraient dans la population française ? Une position très largement inspirée par des groupes de pression de type ethnique ?

    Et pour conclure sur le sujet, et ne pas être accusé aussitôt de développer une argumentation de type colonialiste, pourquoi ne pas donner la parole à un historien, grand spécialiste indien de l’histoire « connectée », Sanjay Subrahmanyam, dans les termes de la présentation de son interview par le journal Le Monde des 8 et 9 septembre 2013, intitulée «  Une terre d’asile vraiment ? »

     A la question : « Estimez- vous que la France a toujours du mal à assumer son passé, surtout son passé colonial ?

–       Est-ce que la France a plus de difficultés à assumer son passé colonial que les autres puissances impériales ? Qui parle aux Etats Unis de ce qui s’est passé aux Philippines aux XIX° et XX° siècles ? Personne, pas plus que l’on  a assumé la guerre du Vietnam dans ce pays.

     La comparaison doit se faire aussi avec l’Angleterre : d’un côté, les Anglais ont mieux digéré leur passé colonial, mais de l’autre, les Français ont une attitude moins dure envers les populations issues de leur ex-empire colonial. Le niveau de racisme que j’ai ressenti en Angleterre envers les Indiens et les Pakistanais est bien supérieur à ce qu’on vit avec les Maghrébins en France. Dans bien des milieux en Angleterre, on n’a aucune idée de ce qui s’est passé dans les colonies, et on croit parfois qu’il s’agissait d’une belle aventure.

 La vraie question est de savoir comment on enseigne ce passé… »

     Toute la question est là, l’enseignement du passé.

     En France, ce passé colonial, hors celui de l’Algérie, mais surtout de la guerre d’Algérie, n’a jamais passionné les foules, d’autant moins qu’un certain discours idéologique qui tend à faire croire qu’il aurait existé en France une culture coloniale, ou même impériale, n’a pas encore apporté la preuve statistique, par tout autre moyen que de belles images coloniales brandies comme preuves, qu’un tel état d’esprit de l’opinion  aurait effectivement existé.

    Comment ne pas compter sur des études approfondies de la presse de la période coloniale, qui n’existent pas à ma connaissance, des études qui mesureraient la place faite par la presse de province ou de Paris aux questions coloniales?

      Pour l’instant, je maintiens donc le point de vue d’après lequel la France n’a jamais été un pays colonial.

     Historiquement, seule une petite élite politique, économique et religieuse, a su et pu entrainer le pays dans ce type d’aventure.

   Comment ne pas mettre en parallèle les conquêtes coloniales de la Troisième République avec les expéditions militaires de maintien de la paix de la Cinquième République qui ont encore la faveur des gouvernements français, pour des raisons de prestige, d’un rôle international qui leur serait dévolu ?

     François Hollande est à cet égard le digne successeur de Jules Ferry qui décida de partir à la conquête du Tonkin, comme hier, en décidant de son propre chef d’engager la France dans la nouvelle guerre du Mali, puis dans celle de la Centrafrique

     De même que Sarkozy, pour la Libye !

Jean Pierre Renaud – Droits réservés

Le legs colonial britannique avec un regard allemand! Was bleibt? Der Spiegel Geschichte 5ème partie

Cinquième partie

&

Cinquième et dernière partie, la quatrième ayant été publiée sur ce blog le   24 mars 2014

Mes conclusions seront publiées d’ici deux ou trois semaines

&

Le legs colonial de l’empire britannique avec un regard allemand !

Was bleibt ?

Der Spiegel Geschichte NR.1/ 2013

Das Britische Empire

Traduction libre avec citations dans le texte

Tous mes remerciements à mon vieil et fidèle ami Michel Auchère qui m’a apporté une aide très précieuse pour décortiquer le plus intelligemment possible ces textes. L’analyse consacrée à la contribution de M. Osterhammel est très largement de sa main.

        Der Spiegel a publié un numéro spécial d’histoire consacré à l’Empire Britannique, un numéro tout à fait intéressant et qui a l’avantage de proposer un regard allemand sur l’histoire de cet empire, un éclairage qui a donc le mérite d’introduire une autre analyse comparative que celle que nous avons proposée dans les pages qui précèdent.

       Rappelons que l’Allemagne, après s’être engagée tardivement dans la course au clocher qui scella le sort de l’Afrique coloniale à la fin du 19ème siècle, perdit ses colonies après la première guerre mondiale des années 1914-1918.

       En page de couverture, la photographie de la reine Victoria avec un sous-titre :

« 1600-1947 : Als England die Welte regierte »

« Quand l’Angleterre gouvernait le monde »

      A  la page 5, le magazine donne l’explication de la maquette de la première page : avec des images de James Cook, le vaisseau Vanguard lors de l’attaque de l’Armada Espagnole en 1588, une filature dans le Derbyshire, des soldats britanniques dans la première guerre de l’opium en 1841.

     En bas de page, trois sous-titres : «  INDIEN – Das Juwel of Krone » (L’inde, joyau de la Coronne)  «  SEEMACHT – Herrscherin über die Ozeane »  (Puissance maritime ou domination des océans)  «  COMMONWEALTH : Was vom Weltreich übrig blieb » (Commonwealth : que reste-t-il de l’empire mondial ?)

    Une page de couverture qui résume assez bien la réalité de l’Empire britannique qui a d’abord été celui de l’Empire des Indes, « le joyau de la Couronne ». La date choisie de l’année 1947 est celle de l’indépendance des Indes, avec la partition entre l’Inde hindouiste et l’Inde musulmane.

    Le choix de cette date est d’autant plus curieux que l’année 1947 n’a pas scellé la fin de l’empire britannique, comme nous le verrons dans le corps même des analyses de ce numéro spécial qui contient beaucoup d’images et de photographies, sauf à considérer que l’empire britannique se résumait à celui des Indes..

   .Le chapitre 1 (page 6 à 58) intitulé « AUFSTIEG Die amérikanischen Kolonien » décrit « la montée en puissance des colonies américaines » de l’empire britannique concentré sur l’Amérique du 18ème siècle, les colonies de peuplement, avec la rivalité franco-anglaise.

    Le chapitre 2 (page 58 à 110) intitulé « Blüte Das Weltreich », c’est-à-dire « l’apogée de l’empire », date le début de cette apogée à la victoire de Trafalgar qui donna à l’Angleterre la maîtrise des mers du globe.

    Il s’agissait du deuxième empire anglais.

   Ces pages décrivent bien l’importance et le rôle des Indes, sans négliger quelques autres territoires colonisés par l’Angleterre, tels que l’Australie ou le Canada, et montrent bien le rôle un peu secondaire que jouèrent les colonies de l’Afrique tropicale, à la différence de celles de l’Afrique du sud ou de l’est où émigrèrent de nombreux anglais.

     Le point est important étant donné que l’empire français était très largement cantonné dans l’Afrique tropicale, mise à part la situation très spéciale de l’Afrique du nord, où le cas de l’Algérie est évidemment susceptible de justifier une comparaison franco-anglaise.

    Les analyses décrivent sans concession la colonisation anglaise, qu’il s’agisse du pillage des Indes par l’East India Company (« Lizenz zum plündern » (page 68), des horreurs de la révolte des Cipayes en 1857, la « barbarie des deux côtés », de la violence des deux guerres de l’opium contre la Chine, de l’expulsion de leurs terres des aborigènes d’Australie ou des noirs d’Afrique du Sud ou d’Afrique orientale (Rhodésie ou Kenya)

     Le chapitre 3 (page 110 à 142) intitulé « Abstieg Vom Empire zum Commonwealth » (« descente de l’empire vers le Commonwealth »), avec en première analyse « Kampf für Freiheit » (« Combat pour la liberté ») (page 110 à 113), en précisant qu’il s’agit de l’Inde.

    La revue contient également quelques portraits des personnages qui ont compté dans l’Empire britannique, tout d’abord et évidemment la reine Victoria, mais aussi Drake, Nelson, Thomas Cook, celui de l’Agence bien connue, Cecil Rhodes, et le célèbre Kipling.

    L’analyse comparative des deux empires que nous avons tenté de faire ne couvrait pas le même champ historique, puisqu’elle concernait les années 1880-1960, mais cette dernière a l’avantage de faire ressortir les racines du deuxième empire britannique, celui qui est au cœur de la rétrospective « Der Spiegel », une approche institutionnelle pragmatique, la pose de jalons territoriaux et maritimes solides sur la route des Indes, la maitrise des océans.

    Notre propos se limitera donc au contenu de ce document qui concerne la période du deuxième empire britannique, celle des mêmes années 1880-1960.

   L’interview d’un historien spécialisé, le professeur Peter Wende introduit ce document, et un essai du professeur Jürgen Osterhammel propose une conclusion.

    Le professeur Wende a publié en 2008 « Der Bristische Empire. Geschichte eines Weltreichs »

    Le professeur Osterhammel a publié en 2009 « Die Verwandlung der Welt. Eine Geschichte des 19.Jahrshunderts »

     Au cours de l’analyse des propos du professeur Wende, nous citerons le nom de l’auteur de la contribution de M, Von Olaf Ilhau, intitulée « Das Juwel der Krone », journaliste à « Der Spiegel », qui a publié « Weltmacht Indien. Die neue Heraus-forderung des Westens »

L’interview du professeur Wende :

      Le professeur Wende défend la thèse la plus courante d’après laquelle l’empire britannique n’aurait pas été le résultat d’une volonté systématique de conquête, d’aucun plan qui aurait abouti à la distribution d’une multitude de petites ou grandes taches roses ou bleues sur le globe terrestre.

    Spiegel Herr Professeur Wende, der britiche Historiker John Robert Seeley hat im spâten 19. Jahrhundert gesagt, Groszbritannien habe sein Empire “in einem Anfall von Geistesabwesenheit” erworben. Weltmacht aus Versehen?

    –       Monsieur le Professeur Wende, l’historien britannique John Robert Seeley a dit à la fin du dix-neuvième siècle, la Grande Bretagne a acquis son Empire « en l’absence de réflexion ». Puissance mondiale par étourderie ?

     Wende« Er meinte, dass es nie einen Masterplan zur Schaffung eines Empire gab – und in diesem Sinn hat er volkommen recht. »

–       Cela signifie, qu’il estimait qu’il n’y avait pas de plan global pour la création d’un Empire, et dans ce sens, il a parfaitement raison.

      Nous avons vu que l’analyse qu’avait faite Kwasi Kwarteng du rôle des acteurs de l’empire britannique, dans « Ghosts of Empire », de même que l’histoire du même empire faite par l’historien Grimal pouvait laisser croire que l’empire colonial de la Grande Bretagne fut largement le fruit du hasard.

    Ce ne fut pas tout à fait le cas, car dans les colonies de peuplement ( Etats Unis, Canada, Australie, Nouvelle Zélande, Afrique du Sud), la métropole n’avait guère d’autre chose à faire qu’à canaliser les mouvements d’émigration et à réguler les nouveaux rapports qui s’établissaient  entre ces colonies, pièces du futur Commonwealth, et dans les autres colonies, à donner à chacune des conquêtes coloniales qui furent l’œuvre des ressortissants britanniques bâtis ou recrutés sur le même modèle social, c’est-à-dire la classe aristocratique, une solution institutionnelle qui devait lui conserver les mains libres.

     Le professeur Wende fait référence à Palmerston pour comparer l’empire britannique à l’empire romain, des Anglais inspirés et animés du même esprit de supériorité que les citoyens romains !

   L’interview note que la Grande Bretagne créa un ministère des colonies en 1854, une initiative qui avait évidemment une signification politique, au moins dans les intentions. En France, il fallut attendre la fin du 19ème siècle pour voir la création d’une institution politique du même genre.

    Comment ne pas observer enfin que l’Empire des Indes joua un rôle clé dans la constitution du nouvel empire, un rôle d’empire secondaire, ainsi que la construction persévérante d’un réseau mondial de communications articulé sur une chaine de points de communication stratégiques disposés sur tous les continents, et allant pour l’Asie, de Londres au Golfe Persique, à Singapour, et à Hong Kong ?

    Dans les années 1880, le commandement militaire français du Tonkin fut longtemps dans l’obligation de faire transiter ses communications par des câbles anglais, et dans la première phase de l’expédition de Madagascar, le commandement français souffrit du même type de servitude.

   Le professeur explique clairement qu’après la « perte » relative du premier empire, celui d’Amérique, la Grande Bretagne posa les fondements d’un deuxième empire dans le subcontinent indien, et ses propos illustrent parfaitement l’importance et le rôle des Indes dans la construction du deuxième empire.

    Les Anglais avaient tout d’abord laissé faire la Compagnie des Indes Orientales, mais après la révolte des Cipayes de 1857 avec la « barbarie des deux côtés » que note le professeur, Londres reprit en mains la conduite des affaires de l’Inde, mais toujours avec le même souci de ne pas s’impliquer dans l’administration directe du territoire et parallèlement de laisser la plus large initiative à ses représentants.

     Le professeur évoque l’intervention des Anglais en Abyssinie en 1867, un conflit souvent ignoré, alors qu’il montre bien la puissance de l’impérialisme secondaire des Indes.

     Le Négus d’Abyssinie avait écrit à la reine d’Angleterre, impératrice des Indes, un courrier auquel la reine Victoria ne prit même pas la peine de répondre. Vexé, le Négus mit en prison quelques- uns des Anglais présents dans son pays. Cette, action  fut le motif de l’intervention militaire anglaise en 1867, ou plutôt celle de l’empire des Indes.

     Il ne s’agissait pas de n’importe quelle expédition punitive anglaise venue des Indes, étant donné qu’elle était conduite par le gouverneur général des Indes, sir Napier, qu’elle était relativement importante avec 13 000 soldats, dont 4 000 britanniques. L’armée des Indes intervint avec l’appui de 54 éléphants de combat, sorte  de chars de combat avant la lettre.       L’armée du Négus fut défaite en 1868.

    A la même époque, l’expédition de Napoléon III au Mexique pourrait soutenir en partie la comparaison avec la grosse logistique de l’expédition « indienne » d’Abyssinie, mais il faudra attendre les années 1880, avec le Tonkin, puis 1895, avec Madagascar, pour voir la France et non l’une de ses colonies, engager un effort militaire comparable.

    L’armée des Indes était puissante, et elle fut mise à contribution pour intervenir et prendre possession des territoires qui constituaient le glacis de l’Inde, la Birmanie ou la Malaisie par exemple.

    Le professeur Wende souligne qu’un des grands principes de gestion impériale était celui du zéro coût pour la métropole : «  Das Empire sollte môglichst nichts Kosten », en relevant qu’à Londres, l’empire britannique ne disposait pas d’une administration centrale importante, comme ce fut le cas après la deuxième guerre mondiale.

    Un élément historique qui viendrait à l’appui de la thèse d’absence de plan dans les conquêtes anglaises.

      Nous avons déjà noté que la France s’était fixé la même ligne de conduite en 1900.

     Le même professeur propose une analyse du système colonial britannique qui ressemble à celle du professeur Grimal, avec un objectif principal, celui du business, des affaires et le souci permanent de se mêler le moins possible des affaires indigènes, donc de laisser autant que possible en place les autorités locales existantes.

     En ce qui concerne le Joyau de la Couronne, von Olaf Ihlau relevait d’une part :

« Nie versuchten die Briten, die sozialen Structuren des Landes zu  andern. (page 79)

   –       Aucun Britannique n’eut jamais l’intention de vouloir changer les structures sociales.

    –      Et d’autre part que :

 «  Gerade mal 1000 britische Beamte genügten, um ganz Indien zu regieren » (page 75)

–      1 000 britanniques  suffisaient pour gouverner toute l’Inde.

Il convient de noter toutefois à cet égard qu’il s’agissait de l’administration coloniale supérieure, celle du gouvernement de cet empire secondaire qui comptait plusieurs centaines de millions  d’habitants, pour ne pas dire de sujets, et qui couvrait l’espace géographique du sous-continent indien.

     En ce qui concerne les deux guerres des Boers de la fin du siècle, le journaliste pose la question sur la stratégie de terre brûlée des Anglais et sur l’existence de camps de concentration… « De nombreux critiques parlèrent de génocide »

Le professeur Wende :

     « Génocide est ici une notion trop forte. L’Empire a commis un génocide en Australie. On y a littéralement extirpé les habitants primitifs de l’île de Tasmanie jusqu’en 1876 non sans avoir photographié les derniers primitifs. Mais la guerre des Boers n’était pas une guerre d’anéantissement de politique raciste. Les camps de concentration résultaient d’une mesure contre la guerre de guérilla, mesure dont on a perdu le contrôle. On n’a plus été en mesure de nourrir les prisonniers, on ne les a pas tués intentionnellement. »

     Le professeur atténue donc le sens de la question que le journaliste lui a posée, en parlant de génocide. 

     En ce qui concerne l’Inde, le même professeur décrit de la façon suivante la situation des Indes à l’époque de la conquête :

      « Die Inder etwa waren es gewohnt, vom Eindringglingen beherrscht zu werden” (page 19)

      –       En quelque sorte, ils étaient habitués à être gouvernés par des envahisseurs !

      Il convient en effet de rappeler que l’Empire britannique des Indes s’est en quelque sorte substitué à l’Empire Moghol dans une grande partie de l’Inde, mais le même auteur fait par ailleurs remarquer que le mouvement de résistance du XXème siècle fut le fruit du colonialisme..

    Le troisième chapitre a l’ambition d’éclairer le lecteur sur le déclin et la disparition de l’Empire, causé en grande partie par les bouleversements de la deuxième guerre mondiale, avec la consolidation parallèle plus ou moins artificielle du Commonwealth, en mentionnant à peine quelques-unes des guerres coloniales que le Royaume Uni mena par exemple en Malaisie ou au Kenya, sans s’attarder trop sur des dossiers de décolonisation, tels ceux de Rhodésie ou d’Afrique du Sud, qui ne trouvèrent de solution qu’à la fin du vingtième siècle.

    La revue évoque aux pages 118 et 119 la question irlandaise, un dossier le plus souvent ignoré d’une des colonies les plus proches et les plus anciennes de Londres.

     Dans un tout autre domaine, celui de la Palestine rarement évoqué par les médias, et traité dans la contribution intitulée « Stützpunkt im Westpennest » par Mme Von Annette Grossbongart (p,120), le titre lui-même suffit à caractériser le rôle joué par la Grande Bretagne dans cette région sensible du globe :

    « Gut 30 jahre  lang herrschten die Briten im Nahen Osten, dann flohen sie vor Terror des judisch-arabischen Konflikts. Dabei hatten sie mit ihrer Schaukepolitik  selbst zur Eskalation beigetragen.”

      Comment les Britanniques ont avec les oscillations dans leur politique contribué à l’escalade au Proche Orient.

        L’interview se conclut sur la question :  «  Was bleibt vom Empire ?   Que reste- t-il de l’empire ?

    –    A cet égard, il me vient une expérience personnelle. Je passais des vacances avec mon épouse en France, et là-bas il y avait une innombrable colonie d’Anglais, comme par exemple dans le Périgord, qui depuis longtemps au Moyen Age appartenait à la couronne anglaise. J’étais alors frappé du fait que les Anglais restaient volontiers entre eux, par commodité, pour éviter de parler la langue du pays et organiser leur propre marché. Plus tard, j’ai lu un article dans le Sunday Times qui donnait la réponse sur l’endroit où les Anglais préféraient s’installer. Les principales critiques étaient : Où trouve-t-on des journaux anglais ; où –y-t-il des « Baked Beans, ou une « marmite » à point. C’est une tradition connue des Britanniques de préférer la tartine avec le goût des cubes Maggi. » (page 21)

       Une conclusion sous la forme d’une pirouette qui tendrait à caractériser un Empire rétréci à ce point ?

       Was Bleibt vom Empire ? (page 138)

     La réponse est peut-être à trouver dans le texte que propose un autre historien, Jürgen Osterhammel, que la revue a questionné précisément sur ce sujet.

    L’historien fait des gammes sur la notion d’ « héritage historique ». Pour l’Empire britannique ce serait « ce qui manquerait, si l’empire n’avait jamais existé ». Il déclare que « ce pourraient être tout d’abord le Commonwealth et la langue anglaise ».

      Puis, il s’attache à montrer que, de fait, Commonwealth et langue anglaise ont coupé les liens avec l’Empire britannique : «  C’est un club qui a sa vie propre (« ein Eigenleben »), la langue anglaise se développe pour des raisons qui n’ont plus rien à voir avec l’empire ». (aus Gründen, die mit dem Empire nichst mehr zut tun haben »)

     Pour Osterhammel, l’empire n’est plus visible que dans les vestiges architecturaux en Angleterre et dans le système judiciaire (« common law ») des anciennes colonies et autres possessions. ( Le droit anglais continuerait à influencer Israël dans certains domaines).

     Au crédit de l’« héritage » il pointe le fait que parmi les « failed states » et les dictateurs il n’y en a pas « pas trop » (nichst überdurchscnittloch viele) avec un passé colonial anglais, ainsi que le statut de Hong Kong au sein de la Chine.

   Mais la note générale reste critique. Il éprouve le besoins de dire qu’il ne reste pas grand-chose du « rôle particulier des Britanniques dans l’économie mondiale », « tout en reconnaissant parallèlement que Londres, comme place financière, a toujours eu un rôle impérial. « 

   Il termine son essai (Schlierzlich : en philosophe : « Après le déclin de tout empire ne subsistent que les souvenirs (Errinerungen). Et ces souvenirs restent « vivants » ou entrent au musée. En Afrique, où la période coloniale est encore contestée, ils restent vivants. »

   Par ailleurs, et en ce qui concerne la notion de probabilité historique d’une conséquence liée à une situation impériale telle que celle par exemple de l’empire britannique, avec la langue anglaise : que ce serait-il passé si l’empire n’avait pas existé en Birmanie ou en Malaisie (deux exceptions dans le règne de la langue anglaise), ou en Nouvelle Zélande : «  l’hypothèse selon laquelle l’indigène Maori n’aurait jamais pu trouver son chemin vers la démocratie… »

    Ou en Afrique où ce continent aurait pu se développer « naturellement » de façon harmonieuse et prospère.

     Toutes questions auxquelles il est difficile de répondre, mais l’historien déclare :

     « Avec toutes ces difficultés, la critique en un mot  est : que reste-t-il de l’Empire britannique ? Deux réponses peuvent à peine être contestées : le Commonwealth et la langue anglaise. »…

      « Le Commonwealth subsiste seulement aujourd’hui aussi, car les politiques britanniques ont été assez avisés pour ne pas chercher à sauver de la décolonisation un empire fantoche et de faire du Commonwealth un instrument de la politique étrangère britannique

      Aujourd’hui, 54 états sont dans le Commonwealth, avec depuis 1995, deux autres états, le Cameroun et le Mozambique qui n’étaient pas des colonies britanniques (à l’exception du Cameroun occidental qui comme mandat de la société des nations fut annexé en 1922 au Nigéria…

     Une distinction fondamentale avec l’Empire – peut-être la plus importante- réside dans le fait que le Commonwealth n’est pas une puissance militaire. » (page139)

    Pour les petits Etats comme pour les micro-états des Caraïbes et du Pacifique, le Commonwealth constitue un « forum de contacts et d’entraide »

      « Un demi- siècle après la fin de l’Empire britannique, le Commonwealth n’est pas un tas de ruines de la grandeur impériale, ni le prolongement du ministère des Affaires Etrangères britannique, mais un rassemblement volontaire d’états souverains dans l’esprit britannique inspiré de la transnationalité….

      Le Commonwealth est inoffensif (ce que l’on peut rarement dire des Empires) mais aussi sans aucune influence notable sur la politique mondiale.

     La langue anglaise est sans doute un héritage plus large de l’Empire… 

     M.Osterhammel rappelle qu’une discussion avait été engagée dans l’Empire des Indes,  dans les années 1930, pour savoir si les fils de l’élite indienne devaient être socialisés à l’image européenne ou asiatique. L’anglais s’est en définitive imposé de façon déterminante, mais aussi à cause de l’intérêt que les Indiens portaient à une langue de communication mondiale.

   « Aujourd’hui, l’anglais se propage en tant que seconde  langue enseignée aux autochtones pour des raisons qui n’ont plus rien à faire avec l’Empire

     Si l’anglais est sans concurrence la plus importante langue étrangère, il n’est plus possible de voir dans ce fait une suite lointaine du siècle impérial…

    Aussi, aujourd’hui, aucune autre langue ne peut surpasser la richesse du langage spécialisé des anglais : boursiers, guides touristiques, physiciens et économistes, communiquent ensemble pour l’essentiel, chaque fois dans la langue anglaise internationale. Presque personne ne se souvient à ce sujet de l’Empire britannique »

    L’auteur rappelle alors que la plupart des anciennes colonies ont conservé l’ordre juridique et le système judiciaire hérité de la période coloniale, tout en soulignant :

    « On doit de toute façon convenir que parmi les états défaillants (« failed states ») et les dictatures actuelles il n’y en a pas trop avec un passé colonial britannique. »

      L’historien cite les deux cas du Soudan et du Zimbawe.

      Il évoque enfin l’évolution très particulière de Hong Kong rattachée à nouveau à la Chine, en 1997.

     Au bilan mondial de l’année 2011, et sur l’échelle de l’index de développement humain des   Nations Unies, en cherchant à quantifier la qualité de vie, on en trouve sept parmi les Etats de tête, qui ont un passé colonial anglais.

     M. Osterhamel souligne enfin que l’Empire britannique était encastré dans « le système britannique impérial. Là-dedans on entendait toutes les structures économiques mondiales qui ont été créées et aussi en partie dirigées et manipulées par la Grande Bretagne…

      De ce rôle particulier, dans le monde économique, il n’est pas resté grand-chose »

      La conclusion de son analyse est intéressante, en tout cas pour l’Afrique puisqu’il y souligne que « l’image historique de la période coloniale, pour les historiens, les médias et les politiques qui, dans leur majorité, ont collaboré, est jusqu’à maintenant contestée. Aussi longtemps que l’Empire agitera les esprits, son souvenir ne deviendra pas entièrement un musée. » (page 141) 

      Michel Auchère, dans sa traduction et son commentaire précisait :

« S’il y a eu « collaboration », c’est collaboration entre les trois catégories pour la confection de l’image. »

Jean Pierre Renaud – Tous droits réservés

Quatrième partie: Legs de l’Empire britannique en Asie, aux Indes avec M.Panikkar et de l’Empire français au Viêt-Nam avec M.Brocheux

Quatrième partie

Legs de l’Empire britannique en Asie

Le regard d’un historien indien : M.Panikkar

« L’Asie et la domination occidentale »

(Le Seuil 1953)

Le regard d’un historien français sur le legs français au Viêt-Nam, Pierre Brocheux

La troisième partie a été publiée le 3 mars 2014

1 – Le regard indien

                        Le livre de M.Panikkar date sans doute un peu, mais il a le mérite d’avoir été écrit par un historien indien, quelques années seulement après l’indépendance de l’Inde en 1947, c’est-à-dire dans une période encore profondément marquée à la fois par le colonialisme, les violences de cette indépendance, la guerre froide entre l’Est et l’Ouest, et enfin par la montée en puissance dans le Tiers Monde de l’esprit de Bandoeng.

           C’est dire que son analyse historique, son réquisitoire anticolonialiste, son regard sans complaisance, ont d’autant plus d’intérêt que le bilan qu’il fait de l’Empire anglais des Indes n’est pas complètement négatif pour la longue présence anglaise en Inde.

           La préface d’Albert Béguin qui ne passait pas, à la même époque, pour un intellectuel colonialiste est intéressante en ce qu’elle marque à la fois les points forts du réquisitoire Panikkar, de son « procès de la colonisation », mais tout autant ses fragilités, en relevant notamment « sa partialité d’historien passionné ».(p,24)

           La lecture de cet ouvrage en convaincra plus d’un, si besoin était, qu’il est difficile, sinon impossible de faire rentrer dans un travail de comparaison entre les deux empires anglais et français, tout autant l’Inde que les colonies de peuplement anglaises devenues des dominions.

       Le champ de comparaison le moins contestable concerne les différences d’approche institutionnelle et humaine entre les deux systèmes de domination coloniale, tant il existait un écart gigantesque, de toute nature, entre les deux empires. Dans l’Empire des Indes, les Anglais étaient dans un autre monde, et cet Empire des Indes cohabitait avec l’Empire britannique dans son ensemble, l’irriguant de ses richesses et dominant à son tour les terres les plus proches de l’Asie.

      Dans le livre « The tools of Empire », l’historien anglais Headrick a bien décrit les caractéristiques de cet empire britannique secondaire, un empire secondaire dont la France n’a jamais disposé, en tout cas à la même échelle.

       Le livre ne consacre que quelques lignes à quelques colonies « secondaires » de la domination occidentale en Asie  par rapport à l’Inde, c’est-à-dire la Birmanie, l’Indonésie, et l’Indochine, alors qu’il consacre beaucoup de pages à la Chine et au Japon.

Notre lecture critique portera successivement sur :

         –       la démarche historique de M.Panikkar

      –      la description qu’il fait des effets du choc colonialiste anglais en Asie et   aux      Indes.

1 – La démarche historique :

           L’historien décrit la constitution de ce nouvel empire et son fonctionnement, mais son propos sur l’écriture de l’histoire indienne, rendue possible, grâce au colonialisme, est tout à fait intéressant.

             Sa constitution

             L’historien rappelle le lointain passé de la domination anglaise aux Indes, la période de conquête qui se situa entre les années 1750 et 1858« L’âge de la conquête » avec le règne absolu de la Compagnie anglaise des Indes, et la captation du commerce asiatique aux dépens des  concurrents portugais ou hollandais, tout au long du siècle.

        L’auteur relève qu’après la défaite de Napoléon, en 1815, l’Angleterre fut « comme le colosse du monde », régnant sur l’industrie et le commerce maritime de la planète.

        1858 a marqué une date capitale, étant donné qu’à la suite de la violente révolte dite des Cipayes, le gouvernement anglais reprit la main des affaires indiennes, nationalisa la Compagnie, et nomma un Secrétaire d’Etat spécialisé.

        L’historien notait, qu’à cette époque, il existait déjà une puissante classe indienne de marchands dans l’Inde du nord. (p,100)

        Après « l’âge de la conquête »,  « l’âge de l’Empire » (1858-1914)

     « L’histoire de l’Inde au cours de cette période est dominée par la transformation graduelle de l’administration anglaise sous l’influence de facteurs économiques et géographiques. « Possession » et colonie au début, l’Inde anglaise se transforma par lentes étapes, en un « empire » qui continuait certes à dépendre de Londres, mais qui revendiquait hautement ses droits propres et qui forçait souvent le gouvernement de la métropole à suivre une politique qui n’était pas entièrement de son goût… » (p, 137)

          Le nouvel Empire des Indes, du fait de sa puissance humaine et économique,  – une Inde « vache à lait de l’Angleterre » – ,  de sa marine, de son armée, avait naturellement une influence sur la politique étrangère britannique, en Perse, en Chine, et en Afghanistan.

        L’historien décrit le fonctionnement de l’administration anglaise, son recrutement élitiste :

     « De cette administration pratiquement « toute blanche » dépendait une bureaucratie indigène, recrutée à l’échelle régionale et étroitement surveillée… Ainsi l’Anglais n’avait jamais de rapports directs avec la population elle-même » (p,139)

        Cette administration développait son autorité différemment sur tout le territoire du véritable continent qu’était l’Inde, car l’Inde des princes représentait les 2/5èmes du territoire, mais :

      « L’Inde anglaise et l’Inde des princes ne formaient plus ainsi qu’une seule réalité politique immensément puissante et contrôlée par Londres. » (p,140)

       « A partir de 1875, l’Inde devint un véritable Etat impérial, clé de tout le système politique de l’Asie du Sud. «  (p, 150)

          « L’Empire indien de l’époque était un Etat à l’échelle d’un continent » (p,154)

         Avec la naissance aussi d’une « Inde d’Outre-Mer » entrainée par« l’émigration massive des Indiens vers la Malaisie, l’île Maurice, et même vers les Fidjis… » (p,155)

        Une autre forme de colonisation dont le legs existe encore aujourd’hui dans ces terres d’émigration.

        Rappelons que Gandhi commença sa croisade pour l’indépendance de l’Inde au Natal, où il se trouvait.

       L’auteur notait que cette puissance avait toutefois une contrepartie :

    « L’’Inde de son côté, apprit qu’une politique impériale coûtait cher, car toutes les guerres de l’Orient étaient, jusqu’au dernier centime, financées par elle. » (p, 151)

          Son fonctionnement

        L’auteur décrit avec précision le type de relations coloniales, placées sous le timbre du prestige de la race anglaise, qui existait alors entre une petite minorité d’Anglais et la masse indienne des dizaines de millions d’habitants.

        « Le racisme anglais est une réalité aussi indiscutable et peut-être aussi importante que cette exploitation économique. » (p,142)… Ce racisme lucide et délibéré se retrouvait dans tous les domaines. » (p,143

        La haute administration anglaise, le Civil Service, de grande réputation, « une sorte de confrérie gouvernementale » dont les membres « Juchés sur leur piédestal »  y faisaient toute leur carrière, et mettaient en pratique « une étiquette compliquée ».

    « Rien d’étonnant, par conséquent, à ce que les Européens de l’Inde soient restés totalement étrangers à la vie du pays. Un fossé infranchissable les sépara de la population jusqu’à leur départ. » (p,146)

      Les Anglais bâtirent une solide bureaucratie indienne, étant donné qu’ils ne pouvaient assurer leur domination qu’en s’appuyant sur cette participation indienne, la masse de ces nouveaux lettrés qui servirent de truchement à la domination anglaise, et qui nourrirent rapidement le recrutement des mouvements nationalistes indiens de la fin du siècle.

L’historien formule une remarque tout à fait intéressante sur le fonctionnement de la haute administration anglaise, le Civil Service gardant à l’égard des gens du business la même distance qu’avec les « petits » bureaucrates indiens.

      « Le Civil Service se refusait en effet à subir l’influence des intérêts commerciaux et industriels et son refus était hautement proclamé par toute la classe sociale qui formait son terrain de recrutement…

       ll n’y avait ainsi aucune alliance entre le Civil Service et le big business ; la bureaucratie britannique n’avait aucun intérêt dans l’exploitation de l’Inde. » (p,149)

      Cette remarque est à première vue paradoxale, mais n’illustre- t-elle pas, quasiment à la perfection, l’analyse que nous faisions dans la deuxième partie de notre exercice de comparaison entre les deux empires, quant à l’intervention de la fameuse main invisible, celle d’un libéralisme qui n’avait besoin que d’un bon cadre juridique de paix et de liberté pour pouvoir prospérer, à partir du moment, et ce fut le cas en Inde, où les initiatives des entrepreneurs trouvaient un terrain favorable à la création de richesses et à leur enrichissement.

      Il est évident que les « situations coloniales » sous l’angle de leurs atouts et de leurs communications favorables induisaient des solutions de domination coloniale tout à fait différentes : quoi de commun par exemple entre une Afrique de l’ouest encore coupée du monde et une Inde depuis longtemps connectée au même monde, à la fin du dix-neuvième siècle ?

     La première guerre mondiale de 1914-1918 a marqué une rupture  dans l’histoire des Indes, comme dans celle de toutes les colonies : plus rien ne fut comme avant.

     L’historien dénomme cette période « L’Europe en recul » et examine dans le chapitre premier « La guerre civile européenne et ses répercussions » », une guerre qui a donné à des milliers de soldats indiens à faire connaissance avec le monde occidental et ses « sahib ».

     L’historien cite à ce sujet les propos d’un ancien gouverneur général socialiste de l’Indochine, Varenne, dans un livre paru en 1926 :

      « Tout a changé depuis quelques années, les idées et les hommes… l’Asie elle-même s’est transformée… »

    Et il ajoute :

    « Varenne avait incontestablement raison. Le soldat indien qui avait combattu sur la Marne revenait chez lui avec de tout autres idées sur le sahib que celles inculquées par des années de propagande. Les travailleurs indochinois du Sud de la France rapportèrent en Annam des idées démocratiques et républicaines qu’ils auraient été bien en peine d’avoir auparavant. Il est curieux de noter que, parmi les Chinois qui vinrent également en France à la même époque, se trouvait un jeune homme du nom de Chou En- lai qui s’apprêtait à devenir communiste et qui fut, d’ailleurs expulsé pour l’activité manifestement subversive qu’il déployait dans les groupes  de travailleurs chinois. » (p,240)

      La deuxième guerre mondiale, avec l’effondrement des puissances  coloniales, le rayonnement de la nouvelle puissance américaine, la doctrine de la liberté des peuples à disposer d’eux-mêmes, puis la guerre froide, concurremment avec le développement des ressources du sous-continent indien et des mouvements nationalistes ne pouvaient que déboucher sur l’indépendance du pays, ce qui se produisit en 1947.

       « La création d’une nouvelle histoire », la démarche historique de M.Panikkar est d’autant plus intéressante qu’elle débouche sur la reconnaissance d’un des legs positifs de la domination coloniale, lié à la naissance d’un nationalisme indien,  l’éclosion d’une histoire de l’Inde :

         « Ce culte de la nation exigeait dans la plupart des cas la création d’une nouvelle histoire, puisqu’une nation ne peut exister sans une histoire qui donne un sens à son unité… ce sont les savants européens qui fournirent les premiers matériaux d’une histoire indienne… L’exemple de l’Indonésie est encore plus frappant…iI est indéniable en ce sens que les savants et penseurs européens, par des travaux tout désintéressés, permirent à l’Inde, à Ceylan et à l’Indonésie de penser en termes de continuité historique. » (p,431,432)  

       Point n’est besoin de faire remarquer que le constat fait par M. Panikkar pourrait valoir pour beaucoup d’autres territoires qui accédèrent à leur indépendance.

       En ce qui concerne l’Afrique, à la différence d’une Afrique morcelée, sorte de mosaïque humaine et politique, le même constat était difficile à faire, d’autant plus que le découpage colonial, au travers d’anciennes communautés ethniques ou religieuses, a généralement créé des « nations » souvent artificielles.

2 – Les effets du choc colonialiste :

       L’historien se livre à un examen discursif des relations nouées entre l’Orient et l’Occident au cours des siècles dont il est résulté un enrichissement mutuel de la pensée et de l’art, tout en notant que ces relations ont changé de nature avec la domination occidentale :

       «  C’est que la rencontre inégale de l’Europe et de l’Asie avait fait naître un racisme blanc. De nombreux observateurs ont remarqué qu’au XVIII° siècle, il n’y avait aucun préjugé de couleur parmi les Européens de Chine et de l’Inde ; on peut même dire qu’à cette époque les Chinois étaient encore respectés, et que les Indiens n’avaient pas encore à souffrir de l’orgueil et du racisme européens. La naissance du racisme a eu des causes multiples, mais la principale est sans aucun doute la domination politique que les Européens exercèrent au milieu du XIX° siècle et qu’ils  regardèrent bientôt comme leur droit le plus naturel. Le simple fait que ce racisme ait été assez peu marqué dans les pays restés indépendants, comme le Japon ou même le Siam, prouve à l’évidence son origine politique. » (p,420)

     L’auteur conclut que la domination occidentale sur l’Asie a complètement bouleversé l’histoire de ces pays, créé un véritable choc pour le meilleur et pour le pire, car le bilan que M.Panikkar effectue de la domination coloniale anglaise est en définitive assez nuancé.

     Au bilan, la création d’infrastructures, l’investissement de capitaux dans l’économie indienne, la formation de personnel, la naissance de mouvements humanitaires et libéraux qui sont venus contrecarrer l’exploitation capitaliste :

      « Ils pensaient que l’on pouvait se livrer sans danger à l’humanitarisme et propager parmi les peuples asiatiques les techniques qui libéreraient l’homme blanc d’une partie de son lourd fardeau » (p,427)…

        Les peuples asiatiques acquirent ainsi une expérience administrative et pénétrèrent le mécanisme du gouvernement moderne…. (p,427)

Un Etat moderne

        Au contraire des anciens Etats asiatiques :

     « Au contraire, le système que la Couronne institua dans l’Inde et que toutes les autres administrations coloniales furent bien obligées d’imiter, n’apportait pas seulement l’idée de l’Etat moderne, mais mettait en place tous les éléments nécessaires pour le réaliser. (p,428)

       « Bien que les Indiens, les Chinois et les Japonais aient aimé proclamer la supériorité de leurs propres cultures, ils ne pouvaient se dissimuler l’incomparable valeur du savoir occidental, non plus que l’immense force – sinon la stabilité – de l’organisation économique et sociale de l’Europe. » (p,435)

La prééminence d’un nouveau droit

       Dans la même conclusion générale de l’ouvrage, et en choisissant les legs colonialistes qu’il estimait les plus importants figure la mise en place du système juridique anglais britannique, c’est-à-dire un système national fondé sur le principe de l’égalité des citoyens devant la justice :

      « C’est le droit qui qui gardera sans doute de façon la plus durable l’empreinte occidentale … Il est donc à peu près certain que les nouvelles relations instituées par les systèmes juridiques de type occidental ne seront pas bouleversées avant longtemps. «  (,p,436)

         L’auteur estimait alors que :

      «  Il est donc à peu près certain que les nouvelles relations de type occidental ne seront pas bouleversées avant longtemps » (p,437)

       L’historien n’est pas du tout du même avis quant à la pérennité des structures politiques mises en place par l’empire, et sur l’avenir d’un régime démocratique qui s’est substitué à l’ancien despotisme oriental

Une nouvelle civilisation urbaine

           Une autre observation historique tout à fait intéressante à mes yeux, parce qu’il s’agit d’un facteur de changement, pour ne pas dire de modernité, trop souvent ignoré, ou minimisé, un facteur qui est au cœur du processus de la domination occidentale et de l’acculturation nouvelle des populations colonisées, c’est-à-dire le facteur urbain, la création ou le développement des villes.

        M.Panikkar relève tout d’abord qu’ :

      « Il existait une grande civilisation urbaine dans l’Inde, la Chine et le Japon avant l’arrivée des Européens ». (p,439)

      Il compare les processus d’urbanisation européenne des premiers âges de l’Europe à l’initiative de la  Rome antique à ceux que la domination occidentale a provoqués en Asie :

       « L’Asie fut le théâtre d’un processus identique, et la création des grandes villes restera sans doute le principal monument de l’Europe en Orient. 

       C’est la civilisation urbaine qui a créé les puissantes classes moyennes de l’Inde, de la Chine et des autres pays asiatiques ». (p,439)

        Ainsi qu’elle l’a fait à une moindre échelle et dans un calendrier différé en Afrique noire !

Enfin dernière innovation « impériale », la création d’Etats :

      « Une autre conséquence de la domination européenne a été aussi l’intégration de vastes territoires dans de grands Etats nationaux d’un genre nouveau jusque-là dans l’histoire asiatique… pour la première fois de son histoire, l’Inde formait un seul Etat qui vivait sous la même Constitution et les mêmes lois. » (p,440)

      Et pour terminer cette petite lecture critique de ce livre fort instructif, une notation qui en surprendra sans doute plus d’un, parmi ceux qui ont une certaine connaissance de l’histoire coloniale, quant aux effets et legs liés à « l’occidentalisation » ou non des territoires coloniaux :

       « Il faut cependant se rappeler qu’au cours de toute l’histoire des relations entre l’Europe et l’Asie, on ne tenta jamais d’imposer une idéologie aux peuples asiatiques. Si donc l’Asie a été marquée par l’Europe, c’est parce qu’elle lui a résisté, et parce qu’il était nécessaire, pour la combattre, de se pénétrer de ses techniques et de son savoir. Et c’est justement parce que l’Europe n’a pas tenté « d’occidentaliser » l’Asie que l’assimilation des techniques et des idéologies européennes est sans doute définitive, et portera ses fruits même dans plusieurs siècles. » (p,446)

        En lisant cette analyse incomplète et nécessairement imparfaite, le lecteur aura pu prendre la mesure de l’écart qui pouvait exister entre les deux empires, mais tout autant dans les appréciations, pour ne pas dire jugements, qu’il était possible de porter sur les legs laissés par le colonialisme en Afrique et en Asie.

        Pour conclure, je ne résiste pas au plaisir de publier un  extrait d’une encyclopédie d’Elisée Reclus qui eut son heure de succès, intitulée « Nouvelle géographie universelle – La terre et les hommes » tome VIII L’inde et l’Indochine 1883 Librairie Hachette », un texte que m’a communiqué mon vieil et fidèle ami Auchère :

           « L’Angleterre s’est donné pour mission, disent ses hommes d’Etat, de civiliser les Hindous et de les élever graduellement à la dignité d’hommes libres ; mais, en attendant que cette œuvre s’accomplisse, la riche Grande Bretagne vit aux dépens du pauvre Hindoustan : les cadets de l’aristocratie anglaise sont les parasites de leurs sujets les malheureux rayot. Sans parler des millions qui sont employés chaque année à subvenir dans les Indes mêmes aux dépenses des gouvernants anglais, à l’entretien de l’armée et de quelques vaisseaux, une somme variant de 360 à 450 millions de francs est envoyée chaque année en Angleterre comme part contributive aux charges du gouvernement britannique. De 1857 à 1882, neuf milliards de francs ont été ainsi prélevés sur la production des Indes au profit de ses conquérants. » (p,707, 708)

           Rien de comparable pour la France, même si les frais d’administration des colonies étaient à la charge des colonies elles-mêmes.

         Par ailleurs, cette somme de 9 milliards est à mettre en regard avec le budget de la République française qui était de l’ordre de 3 milliards de francs en 1883.

2 – Legs de la France au Viêt-Nam :

 Le regard de l’historien Pierre Brocheux

     Deux sources de documentation utilisées :

       –       un article paru dans la revue « Jaune et Or » de l’Ecole Polytechnique (1997), intitulé « Le legs français à l’Indochine »

       –       le livre « Histoire du Viêt- Nam contemporain « (2011)

        Il est évident que dès le départ, toute comparaison éventuelle doit tenir compte d’une différence gigantesque d’échelle géographique et humaine entre les deux territoires, à l’époque coloniale, entre une Indochine française dont la population comptait de l’ordre de l’ordre de 20 millions d’habitants par comparaison aux 400 millions d’habitants de l’Inde.

       Cette remarque préalable faite, trois différences capitales distinguent les deux colonies :

       Première différence : Les Indes anglaises ont constitué un empire à elles-seules, compte tenu de leur puissance et de leur richesse, un empire britannique « secondaire ». Certains auteurs ont d’ailleurs qualifié l’Inde de « poule aux œufs d’or » ou encore de « vache à lait ».

   Deuxième différence : avant l’intrusion française, et la colonisation, la presqu’ile d’Indochine constituait déjà un Etat relativement bien organisé, le royaume d’Annam, et disposait d’une administration royale ramifiée de lettrés.

L’Annam  continuait à verser un tribut annuel à l’Empereur de Chine, mais il s’agissait d’un lien assez symbolique.

     Troisième différence : A la différence des Indes, à l’arrivée des Français, le royaume d’Annam disposait déjà d’une histoire ancienne et commune à la Cochinchine, à l’Annam et au Tonkin, au cours de laquelle de grands personnages s’étaient illustrés au cours des siècles, dont les deux sœurs Trung et Triêu Thi Trinh, célébrées encore de nos jours, qui luttèrent pour l’indépendance de leur pays, contre la Chine au début du premier millénaire.

       Dans son article « Le legs français à l’Indochine », Pierre Brocheux introduit la réflexion en écrivant :

       « Les Français tendirent deux cordes à leur arc : celle de l’exploitation des ressources économiques et celle de la civilisation des hommes. »

Les ressources –

      L’historien décrit les résultats obtenus sur le plan économique, la  création d’un réseau ramifié de voies de communication par route (32 000 kilomètres macadamisées en 1943) et par rail (3 019 kilomètres en 1938), le développement des rizières, des plantations d’hévéa, des mines de charbon, et d’industries de transformation textiles ou alimentaires, sous la houlette de l’administration coloniale et de la Banque d’Indochine, très puissante, la seule banque coloniale à avoir été autorisée à battre monnaie.

      Dans son livre, Pierre Brocheux relève que la France a alors installé un système de production capitaliste, mais sans détruire le tissu artisanal dynamique qui existait alors.

          A noter par ailleurs, le rôle trop souvent passé sous silence de la communauté chinoise dans l’économie indochinoise, compte tenu de son poids, Pierre Brocheux utilise le terme de condominium franco-chinois :

      « En dépit des obstacles posés par le condominium économique franco-chinois, une classe d’entrepreneurs vietnamiens tenta de se faire une place au soleil. » (p,71)

La civilisation – 

       La deuxième corde de l’arc citée par l’historien, un effort important en matière de santé publique, avec la formation de personnel (367 médecins et 3 623 infirmières en 1939), la création d’hôpitaux (10 000 lits), et d’établissements, un institut Pasteur en 1891, une école de médecine en 1902, et enfin  des campagnes de vaccination massives.

      En parallèle, un effort non négligeable de scolarisation et la création d’une université, avec pour résultat la création d’une nouvelle élite de lettrés et de fonctionnaires.

     Seul problème, mais majeur le choc de civilisation que la France a imposé à une aussi vieille civilisation, sans que la France n’offre de véritable perspective politique à son élite !

Ce que relève à juste titre l’historien !

     « Quel bilan ?

     L’histoire de l’Indochine française fut celle d’une modernisation  à l’européenne imposée aux peuples indochinois, les Français ne surent ou ne voulurent pas prendre la mesure des changements qu’ils avaient eux-mêmes introduit ni en tirer des conséquences évolutives. Ainsi, faute d’avoir dirigé l’évolution ou de l’avoir devancée, ils furent entrainés et écrasés par elle » (p,5)

    Dans son livre, l’historien Brocheux utilise une expression plus forte, et à notre avis, pertinente, en choisissant pour titre de son chapitre 4 :

« De l’agression culturelle et de son bon usage. »

     Car il s’est bien agi d’une agression coloniale multiforme, comme le furent toutes celles, d’origine anglaise, américaine, russe, portugaise, italienne, ou allemande, qui jalonnèrent la fin du dix-neuvième siècle en Afrique ou en Asie.

     Il s’agit du vieux débat qu’avaient engagé les premiers gouverneurs sur la question de savoir s’il fallait instaurer en Indochine un véritable protectorat ou laisser l’administration coloniale imposer de plus en plus sa marque sur la colonie.

     Nous avons déjà évoqué cette question sur ce blog, notamment dans les chroniques intitulées «  Gallieni et Lyautey ces inconnus ! »

      Dans les années 1930, le gouverneur général Varenne, défendit à nouveau une évolution de notre gouvernance coloniale, mais sans succès.

      Dans l’« Epilogue » de son livre, Pierre Brocheux fait une lecture nuancée du legs colonial de la France :

     « L’histoire contemporaine du Viêt Nam illustre la résilience d’un fait national séculaire. Le moment colonial fut un intermède relativement court mais fécond en transformations de l’économie, de la société et de la culture. Dans ce dernier registre, les changements ont été déterminants parce qu’ils ont donné naissance à la modernité vietnamienne, une mutation largement inspirée par la civilisation occidentale mais qui n’a pas fait « sortir le Viêt Nam de l’Asie pour le faire entrer dans l’Occident ». Choisir préside à la transculturation et à l’enculturation : que prendre à la culture dominante pour faire évoluer sa propre culture ? Dans le registre matériel, il n’y a pas de dilemme technologique : sciences modernes, techniques industrielles s’imposent (c’est la « potion magique ») et leurs applications engendrent des transformations économiques pouvant être rapides. En revanche, dans la sphère spirituelle, particulièrement dans le registre philosophique et politique, le choix est plus délicat, plus problématique et les changements beaucoup plus lents.

        Qui peut mieux qu’un Vietnamien ayant participé au combat pour la libération nationale de son pays, évaluer l’effet déterminant de la domination française sur son pays :

       « Revenons vers le passé avec une vue large, objective, tolérante et passons en revue ce que la colonisation française a légué à notre peuple. Il nous faut avant tout reconnaître que les colonisateurs français avaient débarqué dans notre pays en pleine domination du régime féodal absolutiste. Il aurait fallu un authentique Meiji pour sortir notre pays des ténèbres millénaires des us et coutumes et croyances arriérées. Il nous suffit de comparer les cent ans du protectorat français avec les mille ans de domination chinoise pour mieux voir, pour comprendre plus à fond l’influence des deux civilisations comme les supports positifs pour notre peuple de ces deux régimes colonialistes. En cent ans, les apports des Français ne le cédèrent en rien à ceux des mille ans de domination chinoise. »

(Dâng Van Viêt -Mémoires d’un colonel Viêt Minh 1945-2005, p,217-218)

Pierre Brocheux Histoire du Vietnam contemporain, pages 251, 252

Post Scriptum

        Il y a quelques années, je me suis rendu au Vietnam en compagnie de mon épouse avec plusieurs objectifs : faire la connaissance d’un pays pour lequel j’avais toujours nourri à la fois de la curiosité et de l’attirance, confronter certains lieux de la conquête militaire et de la colonisation avec le résultat de mes recherches historiques, notamment sur la fameuse « retraite » de Langson en 1883, ou sur la révolte du Dé Tham dans le delta du Tonkin (1890-1908), et pourquoi ne pas le dire ?

        Répondre à la question : que reste-t-il de la colonisation française au Tonkin, à Hanoï, ou en Annam, à Hué, l’ancienne capitale impériale.

      De ce voyage sans doute trop rapide, ma conclusion était celle de la disparition quasi-complète de la colonisation française, mis à part, à Hanoï ou à Hué, quelques beaux bâtiments officiels de l’ancienne colonie, et surtout les célèbres villas coloniales, et naturellement le fameux pont Paul Doumer, datant du proconsulat de l’intéressé, toujours vivant !

     La citation qui a été faite plus haut propose évidemment une autre mesure du legs colonial que la France a pu laisser au Vietnam, dans un pays qui a été complètement dévasté par les deux guerres qui s’y sont succédé.

Jean Pierre Renaud – Tous droits réservés

Troisième Partie: Le legs colonial des deux empires avec le regard d’historiens de la « périphérie » ou de « l’histoire connectée »

Troisième Partie :

Le legs colonial des deux empires avec le regard d’historiens de la « périphérie » ou de « l’histoire connectée »(UNESCO)

« Histoire générale de l’Afrique » Editions de l’UNESCO

Un autre regard sur les deux empires coloniaux : quels ont été les effets du « colonialisme » français ou anglais ?

La deuxième partie a été publiée le 10 février 2014

 Le premier mérite de cet ouvrage est de répondre aux critiques souvent justifiées à l’encontre de l’écriture d’une histoire du monde par des écoles d’historiens occidentaux trop imprégnés encore d’ethnocentrisme.

 L’UNESCO a publié plusieurs volumes d’une série historique intitulée “Histoire Générale de l’Afrique ». (917 pages)

           Le volume VII « L’Afrique sous domination coloniale, 1880-1935 » dirigé par M. A.Adu Boahen, un historien d’origine ghanéenne, constitue une bonne source d’analyse et de synthèse des comparaisons qui pouvaient être effectuées entre les deux empires coloniaux, même si certains historiens le jugeront dépassé en date (1985).

        M.A.Adu Boahen avait pour assistant de rédaction M.Kwarteng, l’auteur du livre « The ghosts of Empire » qui a fait l’objet d’une lecture critique sur ce blog.

      Ces analyses très complètes portent sur l’histoire de l’ensemble des territoires qui ont fait partie des deux empires, mais tout autant sur ceux qui ont été conquis par d’autres nations européennes (Allemagne ou Portugal), en examinant de façon critique les différentes périodes, les conquêtes, la mise en place du système colonial, les résistances et les accommodements mis en œuvre, les conséquences que le « colonialisme » a eues sur les sociétés et les cultures africaines.

       Précisons à nouveau qu’il s’agit, dans cette partie de l’essai, d’une comparaison qui concerne l’Afrique seulement, donc d’un exemple colonial parmi tous les autres qui auraient pu concerner d’autres continents, notamment l’Asie dominée par les Britanniques qui fera l’objet de la quatirème partie.

       Le chapitre 30 rédigé par M.A.Adu Boahen, intitulé « Le colonialisme en Afrique : impact et signification » propose un éclairage tout à fait intéressant sur cette période historique, d’autant plus intéressant qu’il tente de dresser un bilan équilibré de cette période :

      « Aucun sujet n’est probablement aussi controversé que l’impact du colonialisme sur l’Afrique » (p,838)

      Jugements positifs ou négatifs : « Mais les faits dont nous disposons indiquent qu’une estimation plus équilibrée est nécessaire et c’est ce que nous tenterons ici. » (p,839)

     A lire les histoires de la conquête de très nombreux territoires d’Afrique, puis de leur administration, de leur colonisation, ou de leur développement, il est très difficile d’établir des comparaisons pertinentes, tant les territoires africains étaient déjà très différents, alors qu’il y avait presque autant de situations coloniales que de territoires.

     Comme je m’en suis expliqué longuement dans les textes que j’ai consacrées au sujet des sociétés coloniales, toute analyse et toute réflexion ne peuvent échapper aux deux concepts clés de « situation coloniale «  et de « moment colonial ».

      Quoi de commun en Afrique, entre les pays du Maghreb et ceux d’Afrique occidentale ou orientale ? Entre les territoires de l’Afrique occidentale tropicale et ceux de l’Afrique orientale ?  

    Entre les territoires climatiquement favorables au peuplement blanc, Kenya, Rhodésie, ou Afrique du Sud, et ceux défavorables, situés précisément dans cette Afrique tropicale.

    Au-delà de ses caractéristiques géographiques, humaines, économiques et sociales, de ses atouts et obstacles, chacune des colonies a constitué, à chacune des époques considérées, une sorte de théâtre où s’est joué une intrigue coloniale, presque jamais la même.

     C’est toutefois dans l’Afrique tropicale, que la comparaison entre les deux types de colonialisme, l’anglais et le français, a le plus de crédibilité, mais cette zone coloniale n’était pas du tout représentative de la réalité géographique et économique de l’empire anglais.

    Il convient d’ajouter pour ce qui concerne l’Afrique occidentale de type tropical, qu’à la différence de la conquête anglaise, la conquête française fit face à un défi géographique longtemps infranchissable, celui des accès maritimes et fluviaux vers l’hinterland, fort bien décrit par le géographe Richard-Mollard, à la différence du grand territoire voisin que devint le Nigéria bien desservi par le fleuve Niger.

     Et si l’on étend la comparaison à l’ensemble du domaine colonial anglais, quoi de commun entre l’Empire des Indes, les territoires d’un Commonwealth en gestation (Canada, Australie, Nouvelle Zélande), les colonies anglaises de peuplement blanc en Afrique orientale, et la seule française, c’est-à-dire l’Algérie ?

    Au sein de cet immense continent africain, deux pays échappèrent à l’emprise coloniale des Européens, le Libéria et l’Ethiopie.

     Le Libéria fut une création artificielle d’un Etat côtier par les Etats Unis pour y accueillir d’anciens esclaves volontaires et y fonder une nouvelle société africaine. Cet Etat eut la particularité de voir une immigration noire plus évoluée que la population locale éprouver le même type de difficulté que les nations européennes pour y imposer leur marque de modernité, usant souvent des mêmes méthodes de colonisation que les blancs.

    L’Ethiopie fut l’autre exception. Le Négus sut résister aux troupes italiennes auxquelles il infligea la défaite célèbre d’Adoua en 1896, rare exemple d’une résistance armée qui réussit aux dépens d’un envahisseur européen.

    A travers les analyses très complètes de  cette somme scientifique que l’Unesco a consacrée à la période coloniale considérée, il est naturellement possible de retracer le parcours comparé du « colonialisme » britannique et français en Afrique, avec leurs caractéristiques, leurs problématiques et leur impact sur les sociétés du continent africain, c’est-à-dire les legs qu’ils y ont laissés.

   Violence des opérations de conquête militaire, incontestablement pour les deux puissances coloniales, mais avec un nombre plus important de grandes expéditions militaires dans l’empire anglais, que son étendue géographique beaucoup plus grande ne suffit pas à expliquer complètement.

     Le sujet a déjà été abordé plus haut.

     Les grandes expéditions militaires françaises contre les Almamy Ahmadou ou Samory dans le bassin du Niger, contre le roi Béhanzin, au Dahomey, ou contre la reine Ranavalona III à Madagascar, font, d’une certaine façon, pâle figure par rapport aux grandes expéditions anglaises, la grande expédition de Kitchener au Soudan Egyptien, les quatre guerres contre les Ashantis en Gold Coast (Ghana), ou enfin les guerres contre les Zoulous et les Boers d’Afrique du Sud.

    Violence de la domination coloniale, dans presque tous les domaines de la vie des sociétés africaines, un choc politique, religieux, cultureléconomique et social, avec l’ouverture au monde des échanges mondiaux par la création de voies de communication, la mise en place  d’organisations de type bureaucratique qui n’existaient pas encore, une langue commune anglaise ou française, le travail forcé, le respect des convictions et des coutumes de type religieux, musulman, fétichiste ou animiste,- on le leur d’ailleurs quelquefois reproché-, le développement de villes nouvelles, la destruction des réseaux économiques traditionnels  de même que les artisanats et industries coutumières…

   Avec l’imposition de ses codes de domination dans tous les domaines !

    Violence aussi des prises de possession foncière au profit de colons blancs, telles que celles nombreuses, opérées dans l’empire anglais, au Kenya, en Rhodésie, et en Afrique du Sud., bien plus considérables que celles d’Algérie, pour ne pas citer celles beaucoup plus limitées d’Afrique occidentale ou de Madagascar, et pour ne pas rappeler, en dehors de l’Afrique anglaise, celles d’Australie ou de Nouvelle Zélande.

    Les résistances africaines  – Le livre décrit fort bien l’ensemble de ces violences et l’ensemble des résistances qui s’opposèrent dans la plupart des territoires d’Afrique aux invasions européennes, des résistances qui prirent des formes très diverses au fur et à mesure des prises de possessions coloniales territoriales.

    Dans leur histoire des conquêtes et de la colonisation, les Européens ont eu trop tendance, au début, à minorer ou à biffer tout simplement l’étendue et la diversité des résistances africaines, plus ou moins fortes ou durables, que les puissances coloniales rencontrèrent face à tel ou tel adversaire organisé ou inorganisé, et disposant déjà ou non, d’armes à tir rapide, mais les plus récents se sont bien rattrapés en exaltant ces résistances, tel Yves Person, dans son histoire de l’Almamy Samory, dans le bassin du Niger.

    L’ensemble des contributions de ce livre montre que l’Afrique ne s’est pas livrée, sans combat, sans résistance, aux deux puissances coloniales, mais sans avoir ni l’ambition, ni la possibilité, de mesurer le degré de résistance des différents adversaires, il semble que l’impérialisme britannique ait soulevé beaucoup plus d’opposition guerrière ou non que l’impérialisme français, notamment en raison à la fois de son ambition d’imposer son colonat blanc en Afrique orientale et australe, et parce que certains des territoires convoités disposaient déjà d’organisations de type étatique beaucoup plus fortes, et mieux enracinées que dans l’Afrique occidentale.

     Résistances, mais aussi accommodements entre les deux adversaires ou partenaires obligés, car beaucoup d’émirs, de rois, de roitelets, ou de grands chefs tentèrent d’amadouer, de gagner du temps, de contourner leurs adversaires, et finirent par composer, par collaborer  avec les nouvelles puissances dominantes.

   D’où toute l’importance de l’existence des truchements entre colonisateur et colonisé, des truchements qui devinrent de plus en plus importants au fur et à mesure de la marche des colonisés vers l’indépendance.

Le bilan Boahen

   Dans le chapitre 30, intitulé « Le colonialisme en Afrique : impact et signification » (p,837), M.A. Adu Boahen fait le bilan positif et négatif du colonialisme en Afrique, et ce bilan éclaire naturellement la comparaison qu’il est possible d’établir entre les deux empires.

Il convient de souligner qu’il ne s’agit que du bilan proposé pour l’Afrique et par les historiens qui y ont collaboré.

     « Dans ce chapitre, qui conclut le présent volume, nous voudrions nous poser deux questions essentielles. En premier lieu : Quel héritage le colonialisme a-t-il légué à l’Afrique ? Ou encore : Quel a été son impact sur elle ? En second lieu : Quelle est – eu égard à cet impact, à ce bilan – la signification du colonialisme pour l’Afrique ? Constitue-t-il un épisode révolutionnaire ou essentiel de l’histoire de ce continent ? S’agit-il d’une rupture totale avec son passé ou finalement, d’un simple événement transitoire ? »

     L’historien penche pour l’hypothèse d’une accélération de l’histoire africaine et retient dans l’ensemble des facteurs analysés quelques-uns d’entre eux qui lui paraissent plus déterminants que d’autres, sur un plan positif, l’instauration d’une paix civile et l’immersion du continent dans une économie de type monétaire, avec l’extension de l’urbanisation, et sur un plan négatif, la création d’armées professionnelles qui n’ont pas fini de peser sur les destinées de ce continent, et tout autant, la pratique généralisée des discriminations coloniales qui ont déstabilisé les sociétés coloniales.

    Ces réflexions générales s’appliquent naturellement aux finalités et au fonctionnement des deux empires, mais il est possible d’aller plus loin dans les comparaisons en suivant le chemin d’’analyse de l’historien, avec l’impact du colonialisme dans le domaine politique, dans le domaine économique, et dans le domaine social, qu’il s’agisse de l’empire anglais ou du français.

    1 – Impact politique : administration coloniale directe, standard, à la Française, ou indirecte, au coup par coup, à l’Anglaise, sous le vocable de l’indirect rule de Lugard ou du double mandat, avec pour les deux puissances coloniales le souci numéro 1 de laisser les colonies se financer elles-mêmes.

Il convient toutefois d’observer que les approches institutionnelles britanniques furent différentes entre les territoires de peuplement blanc et les territoires tropicaux pour lesquels la puissance coloniale entendait encore moins s’engager dans la gestion indigène.

Plus haut, nous avons un peu relativisé les différences de conception entre l’administration directe à la française et l’administration indirecte à l’anglaise, en adhérant aux observations du professeur M’Bokolo sur le sujet.

     L’historien fait l’inventaire des impacts positifs ou négatifs du colonialisme :

    Positifs, « l’instauration d’un plus grand degré de paix et de stabilité en Afrique » (p,839), « la création même (au niveau géopolitique) des Etats indépendants, modernes, d’Afrique… » « deux institutions nouvelles que l’indépendance n’a pas entamées : un nouveau système judiciaire, une nouvelle bureaucratie ou administration. »… « non seulement la naissance d’un nouveau type de nationalisme africain, mais aussi celle du panafricanisme. » (p,840,841)

   « Mais si les effets positifs du colonialisme sont indéniables, ses aspects négatifs sont encore plus marqués. »(p,841)

   Un nationalisme « provoqué par un sentiment de colère, de frustration et d’humiliation suscité par certaines mesures d’oppression, de discrimination et d’exploitation introduites par les autorités coloniales » (p,841)…  même si l’on admet que la structure  géopolitique est une réussite (une fois de plus accidentelle), on doit convenir qu’elle pose plus de problèmes qu’elle n’en résout… »(p,841)

    «  Il faut mentionner un autre aspect important mais négatif, de l’impact du colonialisme, l’affaiblissement des systèmes de gouvernement indigène … » (p,842)…» 

  «  Un autre impact négatif du colonialisme, du point de vue politique, est la mentalité qu’il a créée chez les Africains et par laquelle toute propriété publique n’appartenait pas au peuple, mais aux autorités coloniales blanches… » (p,843)

    « Un pur produit du colonialisme, et qui est souvent ignoré par la majeure partie des historiens, mais qui s’est avéré d’une importance absolument cruciale, est comme l’a bien montré l’étude de R.F.Betts (chapitre 13), l’existence d’une armée permanente ou à plein temps… » (p,843);

    « Le dernier impact négatif du colonialisme, probablement le plus important, a été la perte de souveraineté et de l’indépendance, et avec elle, du droit des Africains à diriger leur propre destinée ou à traiter directement avec le monde extérieur… » (p,844)

   Commentaire cette description s’applique assez bien aux deux types d’impérialisme, avec deux remarques toutefois :

–       L’impérialisme britannique de l’indirect rule a contribué à préserver, plus que l’impérialisme français, des structures de gouvernement indigène très variées.

–       Il convient de noter toutefois qu’à l’occasion de l’indépendance des territoires de mouvance britannique ou française, ces structures locales ont été le plus souvent effacées.

–       L’impérialisme français a inscrit son évolution dans un rêve d’assimilation et d’égalité inatteignable, alors que l’anglais l’inscrivait dans un modèle d’imitation du « nous sommes les meilleurs ».

    2 – L’impact dans le domaine économique

    Le positif

    « Le premier effet positif du colonialisme – le plus évident et le plus profond – comme le montrent maints chapitres antérieurs, la constitution d’une infrastructure de routes et de voies ferrées, l’installation du télégraphe, du téléphone, et, parfois, d’aéroports. «  (p,844)

    « L’impact du colonialisme  sur le secteur primaire de l’économie est tout aussi significatif et important….

    Cette révolution économique eut quelques conséquences d’une portée incalculable. La première fut la commercialisation de la terre, qui en fit une valeur réelle. Avant l’ère coloniale, il est incontestable que d’énormes étendues de terre, dans de nombreuses parties de l’Afrique, étaient non seulement sous-peuplées, mais aussi sous-exploitées. » (p,844)

    « Un autre effet révolutionnaire du colonialisme, dans presque toutes les régions du continent, fut l’introduction de l’économie monétaire

   Le négatif

    « En premier lieu, comme M.H.Y.Kaniki l’a souligné plus haut (chapitre 16), l’infrastructure fournie par le colonialisme n’était ni aussi utile, ni aussi adaptée qu’elle aurait pu l’être. La plupart des routes et des voies ferrées ne furent pas construites pour ouvrir le pays….

    En deuxième lieu, la croissance économique des colonies était basée sur les ressources naturelles des régions, ce qui signifiait que les zones dépourvues de ces ressources étaient totalement négligées. » 

   « En troisième lieu, l’une des caractéristiques de l’économie coloniale a consisté à négliger ou à décourager délibérément l’industrialisation et la transformation des matières premières et des produits agricoles dans la plupart des colonies…

    En quatrième lieu, non seulement l’industrialisation fut négligée, mais les industries et activités artisanales telles qu’elles ont existé en Afrique  à l’époque précoloniale furent détruites….

    En cinquième lieu, même si l’agriculture intensive en vint à constituer la principale source de revenus de la plupart des Etats africains, aucune tentative ne fut faite pour diversifier l’économie rurale des colonies… (p,847)

    En sixième lieu, la commercialisation des terres dont nous avons déjà parlé conduisit à la vente illégale des terres communales, pratiquées par des chefs de famille sans scrupules, ou à des litiges croissants qui provoquèrent partout une grande pauvreté, surtout parmi les familles dirigeantes…

   Enfin, tous les progrès réalisés pendant la période coloniale le furent à un prix élevé et injustifiable pour les Africains ; travail forcé, travail migratoire (lesquels déclare Davidson, – firent probablement plus pour démanteler les cultures et les économies précoloniales que presque tous les autres aspects de l’expérience coloniale réunis »), culture obligatoire de certaines plantes, saisie forcée des terres, déplacements de populations (avec comme conséquence la dislocation de la vie familiale), système des « passes », taux de mortalité élevé dans les mines et les plantations, brutalité avec laquelle les mouvements de résistance et de protestation provoqués par ces mesures furent réprimés…

   On peut donc conclure  sans risque que, malgré les protestations de Gann et Duignan, la période coloniale a été une période d’exploitation économique impitoyable plutôt que de développement pour l’Afrique et que l’impact du colonialisme sur l’Afrique dans le domaine économique est de loin le  plus négatif de tous. » (p,850)

    Commentaire :  

–       Les effets ainsi décrits ont évidemment existé dans les deux empires, mais avec des composantes et une intensité propres à chacune des colonies et à chaque époque du colonialisme : quoi de commun, au début du vingtième siècle, entre le développement souffreteux, quasi-artisanal, de l’Afrique occidentale et l’explosion de l’industrie minière du Congo Belge à Elisabethville au Katanga, et de l’Afrique Australe à Johannesburg, avec leurs conséquences dévastatrices sur les sociétés locales ?

–       Pourquoi ne pas poser la question et y répondre en même temps, à savoir si les effets du colonialisme y ont été tellement différents de ceux du capitalisme dans la forme qui fut la sienne au dix-neuvième siècle  dans les bassins industriels d’Europe, avec l’exploitation d’un prolétariat souvent venu du monde rural ?

  3 – L’impact social

  Les effets dans le domaine social (p,850)

   « Quel est, enfin, l’héritage du colonialisme sur le plan social ? Le premier effet bénéfique a été l’accroissement général de la population africaine au cours de la période coloniale…

   Le second impact social du colonialisme est étroitement lié au premier : c’est l’urbanisation… Il y avait sans nul doute une amélioration de la qualité de vie, particulièrement pour ceux qui qui vivaient dans les centres urbains…

    La diffusion du christianisme, de l’islam et l’éducation fut un autre impact important du colonialisme…

    Autre effet colonial d’importance dont l’avantage, on le verra, est discutable : l’institution d’une lingua franca pour chaque colonie, ou chaque ensemble de colonies…

   Le dernier bénéfice social apporté par le colonialisme est la nouvelle structure sociale qu’il introduisit dans certaines parties de l’Afrique ou dont il accéléra le développement dans d’autres parties du continent. Comme A.E.Afigbo l’a signalé (chapitre 19) bien que la structure sociale traditionnelle permit la mobilité sociale, sa composition de classe semble avoir donné un  poids excessif à la naissance… (p,852)

    « Mais, si le colonialisme eut certains effets sociaux positifs, il en eut aussi de négatifs, et même de très négatifs. En premier lieu, il faut mentionner la coupure grandissante entre les centres urbains et les zones rurales…

    Le second problème social grave est celui des colons européens et asiatiques…

   De plus, même si le colonialisme introduisit certains services sociaux , il faut souligner que non seulement ces services étaient globalement inadaptés et distribués inégalement dans chaque colonie, mais qu’ils étaient tous destinés, en premier lieu, à la minorité des immigrés et administrateurs blancs, d’où leur concentration dans les villes…

   Dans le domaine de l’éducation, ce qui fut fourni pendant l’époque coloniale s’est révélé globalement inadéquat, inégalement distribué et mal orienté ; les résultats n’ont pas été aussi positifs pour l’Afrique qu’ils auraient pu l’être…(p,855)

   Aussi bénéfique qu’ait été la lingua franca promue par le système éducatif, elle a eu la regrettable conséquence d’empêcher la transformation de certaines langues indigènes en langues nationales ou véhiculaires…

    Un autre impact hautement regrettable du colonialisme a été la détérioration du statut de la femme en Afrique. C’est là un sujet nouveau, qui exige d’autres recherches, mais il ne semble guère douteux que les femmes aient été exclues de la plupart des activités introduites ou intensifiées par le colonialisme, comme l’éducation, les cultures d’exportation dans certaines parties d’’Afrique, de nombreuses professions comme le droit, la médecine, les mines, etc… «  (p,857)

    Commentaire : cette dernière observation est pour celui qui a un peu fréquenté les cultures africaines tout à fait surprenant, et à mes yeux sujette à discussion, alors que l’analyse qui suit, relative au racisme et à la discrimination du système colonial, est tout à fait pertinente.

     « De plus, du fait du colonialisme, les Africains étaient méprisés, humiliés, soumis à une discrimination à la fois ouverte et feutrée. De fait, A.E.Afigbo a pu soutenir plus haut (chapitre 19) que l’un des effets sociaux du colonialisme a été « le rabaissement généralisé du statut des Africains ». ..

   Ainsi bien que l’élite cultivée, comme on l’a souligné plus haut, ait admiré la culture européenne et ait participé aux guerres des métropoles pour s’identifier à l’Occident, elle ne fut jamais acceptée comme l’égale des Européens, fut exclue de la société de ceux-ci et n’eut jamais le droit de vivre dans les quartiers européens des villes, quartiers que Sembene Ousmane  a appelé «  le Vatican » dans son roman « Les bouts de bois de Dieu. »

   «  Certains historiens comme M.H.Y.Kaniki en ont conclu que « le colonialisme a produit ses propres fossoyeurs », tandis que Robin Maugham a pu soutenir que « sur la pierre tombale de l’Empire britannique » (dans lequel cette discrimination raciale était la plus ouverte) on pourrait écrire : « mort de mépris ». (p, 858)

    « La discrimination raciale a également créé chez certains Africains un sentiment profond d’infériorité » que A.E.Afigbo a défini dans le chapitre 19 d’une manière très succincte  – comme une tendance à perdre confiance en soi et en son avenir – bref un état d’esprit qui, à certains moments, les encourageait à imiter aveuglément (et l’on pourrait ajouter à servir) les puissances européennes. Ce sentiment d’infériorité n’a pas entièrement disparu, même après vingt ans d’indépendance.

    Pire encore a été l’incidence du colonialisme dans le domaine culturel. » (p,859)

   Avant de faire quelques remarques sur la pertinence de l’analyse ci-dessus qui vaut pour les deux empires, redonnons la parole à l’historien :

   «  En conclusion donc, bien que le colonialisme ait été sans aucun doute un simple chapitre d’une longue histoire, un épisode ou un interlude dans les expériences multiples et diverses des peuples d’Afrique, qui n’a duré nulle part plus de quatre-vingt ans, il s‘est agi d’une phase  extrêmement importante du point de vue politique, économique et même social. Il a marqué une nette coupure dans l’histoire de l’Afrique ; le développement ultérieur de celle-ci, donc de son histoire, a été et continuera à être très influencé par l’impact du colonialisme. Il prendra un cours différent de celui qu’il aurait suivi si cet interlude n’avait pas existé. La meilleure manière d’agir pour aujourd’hui, pour les dirigeants africains, n’est donc pas de biffer le colonialisme, mais plutôt de bien connaître son impact afin d’essayer de corriger ses défauts et ses échecs. » (p, 864)

    Commentaire

    Comme on le voit M.A. Adu Boahen inscrit son propos dans le cours de l’histoire du monde, pour ne pas dire des mondes, et le choix du terme « interlude » est significatif à cet égard, un regard historique qui est proche d’une lecture chinoise du « cours des choses », une évolution naturelle du monde que le sage taoïste doit savoir interpréter pour s’adapter plus que pour le changer.

    Qu’il s’agisse de l’empire britannique ou de l’empire français, l’impact du colonialisme, certains préfèreraient le terme colonisation, dans le domaine politique, économique ou social,  a sans doute, et en gros, été à peu près le même, en notant toutefois que l’empire français n’a jamais eu le prestige de l’empire britannique, et que sans contestation possible, les relations existant entre Blancs et Noirs ont été très différentes dans les deux empires, le système du « Colour Bar » avait une force et une mise en application que n’a jamais eu le « Code de l’Indigénat ».

    L’analyse qui a été faite a souligné à juste titre l’importance des relations racistes et discriminatoires des systèmes coloniaux des deux puissances, avec leurs effets délétères sur les élites et les peuples colonisés, en relevant que le système anglais mettait en œuvre une conception du « nous sommes les meilleurs », alors que les Français nourrissaient  l’ambition ou l’intention de faire des Noirs leurs égaux, comme ils avaient commencé à le faire au Sénégal, dans la perspective complètement irréaliste d’une assimilation possible quelles que soient les « situations coloniales » ou les « moments coloniaux ».

     De même que l’empire français ne mit jamais en application un système de ségrégation et de discrimination raciale comparable à l’anglais, avec à l’extrême le régime du « Colour Bar » qui dura longtemps, bien après les indépendances.

    Parmi les effets négatifs du colonialisme  anglais ou français, recensés par cette étude, l’un d’entre eux a très souvent été, ou ignoré ou minimisé, celui du complexe d’infériorité que le système colonial aurait diffusé, distillé,  et infusé au sein des populations soumises.

    Mon vieil ami Michel Auchère, ancien ambassadeur au Ghana, m’a toutefois fait remarquer : « En tout cas, c’est sûr, que j’aurais bien fait rire un ami ghanéen en évoquant son « complexe d’infériorité ».

 Jean Pierre Renaud – Tous droits réservés

Empire colonial anglais et Empire colonial français: 2ème Partie

© 2014 J-P. RENAUD. Tous droits réservés.  

Empire colonial anglais et Empire colonial français (19 et 20ème siècles)

La première partie a été publiée le 21/01/2014

Deuxième Partie :

A Londres ou à Paris, des stratégies et des politiques impériales semblables ou différentes ?

A – Une esquisse de comparaison générale

            A lire un petit livre publié en 1945, paré de belles illustrations en couleur, d’un auteur peu connu, Noel Sabine, intitulé » « L’Empire colonial britannique», mais sans prétention historique, et à confronter sa description rapide à celle qu’un historien confirmé, Kwasi Kwarteng, dans le livre « Ghosts of Empire», livre qui a fait l’objet d’une lecture critique sur ce blog, et sur le contenu duquel nous nous appuierons pour étayer certaines de nos réflexions, l’analyste pourrait facilement conclure que la constitution de l’Empire britannique fut le fruit d’un pur hasard, servie par une poignée d’hommes distribués sur la planète, et concourant chacun, de leur côté,  à l’édification d’un empire, presque sans le savoir.

             Un « hasard » qui se serait tout de même étendu sur plus d’un siècle ?

            La création de cet empire planétaire et puissant pourrait effectivement servir à illustrer une des théories de stratégie asiatique, connue sous le nom du taoïsme, avec le cours des choses.

Le cours des choses

         Toute stratégie doit donc pouvoir discerner le vrai cours des choses et s’y adapter pour contrôler si possible la marche des événements.

         Personnellement, je pense que ce type d’analyse stratégique rend assez bien compte de la marche passée du monde et des séquences de dominations historiques qui l’ont marqué, soit parce qu’une doctrine religieuse s’imposait, ou une civilisation supérieure, ou encore, une puissance militaire dotée d’armes nouvelles ou disposant de chefs de guerre exceptionnels.

        Dans le cas présent, ma faveur va à l’explication analysée par l’historien Headrick dans son livre « The tools of Empire », car c’est l’explosion des technologies nouvelles, quinine, vapeur, câble, télégraphe, armes à tir rapide…qui a donné aux puissances européennes les outils, c’est-à-dire les armes de la puissance coloniale, d’une puissance coloniale qui n’a pas exercé très longtemps son pouvoir, ce qu’on feint d’ignorer, dans le cas général, entre soixante et quatre- vingt années.

        Une sorte de cours des choses technologique que le génie britannique, la disposition anglaise pour « the money », le business, toujours le business, a su canaliser, tirer profit, inscrire dans un code de nouvelle puissance coloniale.

        En comparaison, la création de l’Empire français serait la reproduction imparfaite d’un modèle politique et administratif de type centralisé, d’une philosophie abstraite de rêve égalitaire, d’un cours des choses standardisé.

          Nous verrons donc que l’Empire britannique n’est pas uniquement le fruit du hasard, même si un auteur comme Noel Sabine en dresse ce portrait.

       «  C’est l’aboutissement, non pas de projets longuement mûris, mais d’une évolution progressive et presque fortuite. » (p,7)

        En ce qui concerne les habitants du Royaume Uni : « Il est curieux qu’à aucune époque on ne constate chez eux une impulsion dynamique gagnant les couches profondes de la nation et les poussent à fonder un empire » (p,7)

      « De même que la création de l’empire britannique –  si toutefois il est permis d’appeler création un processus qui s’est accompli au petit bonheur – est l’œuvre d’hommes relativement peu nombreux, de même les problèmes qui en découlent n’ont jamais intéressé qu’un petit nombre de personnes, laissant indifférente la masse de la population des Iles Britanniques. » (p,8)

      L’auteur décrit bien la philosophie de cet impérialisme fondé sur deux principes directeurs, en oubliant peut-être le troisième, le principe capital sans doute, le « business », les affaires, c’est-à-dire «money », sur lequel nous reviendrons plus loin :

     1) laisser à celui qui est sur place toute latitude pour mettre en œuvre la politique dont les grandes lignes lui ont été simplement indiquées,

    2) éviter de substituer des institutions nouvelles aux anciennes, mais plutôt adapter celles qui existent  aux besoins modernes.

     Le même auteur relève qu’il est « difficile de distinguer un fil conducteur suivant et définissant nettement ce qui constitue la politique coloniale … Il est peut-être trompeur de parler de « politique coloniale », comme s’il était possible de suivre une seule et même ligne de conduite à l’égard de populations, de conditions et de problèmes aussi variés que ceux de l’empire colonial britannique ; par politique coloniale, j’entends plutôt des principes et une certaine manière de voir qui ont progressivement évolué, et au moyen desquels le Gouvernement britannique s’attaque aujourd’hui à l’étude des problèmes coloniaux. »(p,28,29)»

       A la différence de Paris, Londres n’a jamais cherché à tout réglementer, mais le gouvernement britannique eut très tôt à sa disposition un instrument gouvernemental capable de suivre les affaires coloniales, celles tout d’abord des plantations, puis de l’empire lui-même, avec la création du Colonial Office, en 1835.

     La France ne disposa d’un instrument politique du même genre, le ministère des Colonies, qu’en 1894, une administration qui eut d’ailleurs beaucoup de mal à exister politiquement, à avoir du poids au sein des gouvernements.

Jusque-là, et en ce qui concerne l’Afrique et l’Asie, le domaine colonial fut l’affaire de la Marine et des amiraux.

       Tout au long de la première moitié du dix-neuvième siècle, la Grande Bretagne mit en œuvre une politique impériale fondée tout d’abord sur la lutte contre le trafic d’esclaves et en faveur du free trade, et elle s’appuyait au fur et à mesure du temps, sur de nouvelles conquêtes territoriales, en ne perdant jamais de vue le distinguo fondamental entre les colonies de peuplement blanc, devenues les dominions, et les autres colonies.

       En ce qui concerne ces dernières, Londres faisait toujours valoir deux préoccupations, d’abord le business, avec le moins d’implication politique locale.

         Quelques-unes des citations que nous avons reprises dans la lecture critique du livre de M.Kwasi Kwarteng       « The Ghosts » méritent d’être rappelées, car elles fixent clairement les objectifs de l’impérialisme anglais.

Sir Charles Napier, qui fut peu de temps Gouverneur Général des Indes, déclarait dans les années 1872 :

« in conquering India, the object of all cruelties was money » (The Ghosts, page 96)

       M.Kwasi Karteng notait à ce sujet:

« This was cynical, but then was a large element of the truth in the claim. »

      Le même historien notait par ailleurs, en ce qui concerne l’Afrique :

      “The colonial mission in Africa according to the Prime Minister, was about of money and commerce

      Lord Salisbury, Premier Ministre déclarait en effet, en 1897:

« The objects we have in our view are strictly business object » (The Ghosts, page 278)

    Dans le livre « Ghosts of Empire », l’auteur, Kwasi Kwarteng, défend ce type d’interprétation, comme nous l’avons noté dans l’analyse de lecture que nous avons publiée sur ce blog.

     Sa démonstration est notamment fondée sur les portraits très fouillés qu’il a proposés pour un certain nombre de grands acteurs de l’Empire britannique, des acteurs recrutés dans la même classe sociale et fiers de leur modèle de société, qu’ils estimaient supérieur à tous les autres.

    « The individual temper, character and interests of the people in charge determined policy almost entirely throughout the British Empire. There simply no master plan. There were different moods, different styles of government. Individuals had different interest; even when powerful characters, sitting in White Hall, were trying to shape events of empire. More often than not, there was very little central direction from London. The nature of parliamentary government ensured that ministries came and went; policies shifted and changed, often thanks to the verdict of the ballot box, or even because of a minor Cabinet reshuffle.” (Ghosts of Empire, p,160)

      En examinant sur la longue durée historique, les différents éléments de la politique impériale anglaise en action et en résultats, nous constatons qu’il en existait tout de même bien une, dont les traits étaient très différents de ceux de la française, pour autant qu’il y en ait eu une.

     Pour emprunter une expression d’Adam Smith, le grand théoricien du libéralisme, il serait tentant de dire que l’empire britannique a été le fruit d’une «  main invisible »,  celle de l’économiste Adam Smith, celle de la liberté des échanges, mais au service d’une puissance économique et militaire, et d’une marine qui n’avaient pas d’équivalent au monde tout au long du dix-neuvième siècle, et donc du business, son objectif premier.

      Dans un tel contexte, et avec cet état d’esprit, « nous sommes les meilleurs », nul besoin de trop définir une politique coloniale, de vouloir promouvoir tel ou tel modèle d’administration coloniale, et la grande réussite de l’empire anglais fut de le construire à la fois systématiquement et au coup par coup.

      Même au cours de la période de  l’impérialisme anglais la plus tonitruante, à la fin du dix-neuvième siècle, alors que l’opinion publique semblait partager les ambitions coloniales de ses dirigeants, en rivalisant avec les autres puissances européennes pour se partager l’Afrique, Londres ne perdait pas le nord, ou plus exactement le sud, avec la poursuite de ses objectifs stratégiques de long terme, différents selon qu’il s’agissait de colonies de peuplement ou de colonies d’exploitation, ce que nous avons déjà souligné, et le contrôle de ses voies de communication sur toute la chaine stratégique de Londres vers l’Asie, par Gibraltar, Malte, Suez, Le Cap, Ceylan, Singapour et Hong Kong.

      La conquête des territoires d’Afrique tropicale qui n’étaient pas destinés à un peuplement d’immigration a conduit la Grande Bretagne à formaliser sa politique, notamment avec la doctrine de l’indirect rule que Lugard mit en œuvre au Nigéria, mais cette doctrine n’était pas nouvelle, car elle avait déjà été largement mise en œuvre dans l’Empire des Indes.

      Elle connut un certain succès vraisemblablement grâce à l’écho médiatique que l’épouse de Lugard, une femme de presse renommée, lui donna.

      Que l’on parle de « dual mandate » ou d’« indirect rule », la conception était la même, sauf à comprendre qu’il y avait deux niveaux de commandement superposé, l’indigène, et l’anglais, ce dernier étant voué à l’accession du territoire administré à la modernité, aux échanges du commerce au moins autant qu’à la « civilisation ».

      Une fois les deux empires coloniaux constitués, les deux métropoles pilotèrent deux systèmes de gestion très différents, mais elles avaient fixé la même ligne rouge à ne pas franchir, c’est-à-dire le principe du « financial self-suffering », pour les Anglais, et la loi du 3 avril 1900, pour les Français, c’est-à-dire l’autosuffisance financière imposée aux nouveaux territoires sous domination.

      Compte tenu de l’inégalité importante qui existait entre les ressources des territoires qui composaient les deux empires, et sur le fondement de ce principe, la France rencontra beaucoup plus de difficultés pour développer ses  colonies que la Grande Bretagne.

     L’empire anglais était constitué d’un ensemble de solutions disparates allant de la colonie administrée, c’est-à-dire l’exception, au territoire impérial que la métropole laissait gérer par les autorités locales, l’Inde représentant la quintessence de la mosaïque des solutions coloniales anglaises.

     L’historien Grimal le décrivait de la sorte :

    « La doctrine du gouvernement en cette matière, c’était de ne pas en avoir et de procéder empiriquement selon les lieux et les circonstances : de là l’extrême variété des systèmes administratifs utilisés et les dénominations multiples des territoires placés sous l’autorité britannique. Cette disparité apparente comportait néanmoins quelques principes communs : chaque territoire constituait une entité, ayant sa personnalité propre et un gouvernement responsable de ses affaires et de son budget : l’autorité appartenait à un gouverneur, assisté de Conseils consultatifs, formés essentiellement de fonctionnaires. «  (page 212)

       A l’inverse, l’Empire français était organisé sur le même modèle administratif  de la tradition centralisée de l’Etat napoléonien, l’élément d’organisation de base étant la colonie, avec un gouverneur, ou le groupement de colonies (AOF, AEF, Indochine), avec un gouverneur général exerçant tous les pouvoirs.

      La forme institutionnelle du pouvoir que la France donna à l’Indochine et à Madagascar est tout à fait symbolique de la conception qui présidait alors à l’organisation du pouvoir colonial.

     En Indochine, la puissance coloniale avait la possibilité de mettre en pratique une sorte d’indirect rule à l’anglaise, mais très rapidement, les résidents et gouverneurs se substituèrent aux représentants de l’Empereur d’Annam, alors que leur administration mandarinale était déjà très développée.

     A Madagascar, Gallieni eut tôt fait de mettre au pas la monarchie hova et de décréter l’instauration d’un régime colonial de marque républicaine.

      Il existait alors au moins un point commun entre les Anglais et les Français : les acteurs de terrain bénéficiaient d’une très large délégation de pouvoirs, dans un cadre républicain apparent beaucoup plus que réel pour les Français, et dans un cadre d’esprit monarchique et libéral pour les Anglais.

     Modèle soi-disant égalitaire de l’administration coloniale française contre modèle des classes aristocratiques supérieures, celui qu’incarnaient les administrateurs coloniaux britanniques, mais comme le remarquait M.M’Bokolo dans son livre « L’Afrique au XXème siècle », sur le terrain concret les différences entre les deux styles d’administration coloniale étaient beaucoup moins marquées :

    « Ainsi sont devenues classiques les distinctions entre l’assimilation et l’administration directe sous la version française ou portugaise et l’administration indirecte (indirect rule) chère aux Britanniques. En fait, compte tenu de l’immensité et de la diversité des empires coloniaux, les puissances de tutelle se trouvèrent en face de situations identiques et adoptèrent des solutions pratiques très proches : démantèlement des monarchies et des grandes chefferies, sauf là où, comme au Maroc, en Tunisie, au Bouganda, en Ashanti (Gold Coast), à Zanzibar, etc…, des accords de protectorat avaient été conclus, maintien, voire création, de petites chefferies, utiles courroies de transmission dans des territoires où le personnel européen était souvent peu nombreux ; ségrégation de fait entre les communautés indigènes et les Européens. Partout, prédominaient des méthodes autoritaires, teintées ici et là de paternalisme. En dehors des lointains ministères, souvent peu au courant des réalités locales, et de la bureaucratie centrale des gouvernements généraux, le pouvoir sur le terrain appartenait à l’administrateur européen, véritable « roi de la brousse », ayant son mot à dire sur tout et un pouvoir de décision dans les questions administratives, mais aussi en matière de justice, de police, et sur des problèmes plus techniques, touchant par exemple à la voirie, l’instruction et à la santé…) (page 42) »

      La différence capitale se situait dans la conception même du rôle de la puissance coloniale, l’anglaise n’ayant jamais envisagé une évolution politique et citoyenne au sein du Royaume Uni, la française promettant, complètement coupée des réalités coloniales, de conduire les indigènes à une égalité des droits au sein des institutions françaises.

B – Les différences impériales les plus marquantes

     L’analyse qui précède montre déjà, qu’au-delà de la dichotomie qui existait dans l’empire britannique entre les colonies de peuplement et les colonies d’exploitation, les deux empires ne partageaient pas les mêmes caractéristiques, historiques, géographiques, ou économiques.

     La Grande Bretagne s’était taillé la part du lion dans les possessions dont les atouts économiques étaient les plus grands, et déjà notoires, avec la place capitale de l’Inde dans le dispositif colonial, et le contrôle stratégique des voies de communication vers l’Asie qu’elle s’était assuré.

     Ces deux seuls éléments constitutifs de l’Empire britannique, l’Empire des Indes et la voie impériale vers l’Asie, suffiraient à eux seuls à exclure toute comparaison pertinente entre les deux Empires.

Les éléments les moins dissemblables des deux empires étaient situés en Afrique tropicale, mais comme le soulignait l’historien Grimal, en dépit de la réserve que la puissance gouvernementale anglaise s’était fixé :

     « Celle-ci fut progressivement contrainte à dépasser la limite qu’elle s’était fixée : le refus de toute implication politique » (page 128)

    Une certaine confusion existait dans les buts poursuivis par les deux puissances, mais il a toujours été clair que la politique anglaise poursuivait inlassablement son ambition du tout pour le business, alors que dans les motivations françaises, les préoccupations de conquête des marchés avaient beaucoup de mal à s’imposer face à celles de la puissance, ou du rayonnement supposé de sa civilisation qu’elle estimait être la meilleure, pour ne pas dire supérieure.

     Je dirais volontiers que la France avait l’ambition de projeter son modèle de civilisation supposée sur le terrain, ses « valeurs » qu’elle estimait universelles, tirées de la Déclaration des Droits de l’Homme, alors que la Grande Bretagne, sûre qu’elle incarnait un modèle de civilisation supérieure, ne faisait qu’escompter qu’on l’imiterait, le transposerait.

     D’une autre façon, la distinction entre les deux types d’institutions coloniales  recouvrait celle plus banale entre l’esprit « juridique » français, et l’esprit « pragmatique » anglais.

     Les deux puissances avaient pris au moins la même précaution, celle de ne pas prendre en compte sur les budgets des métropoles le financement du développement de leurs colonies, principe du « financial self suffering » chez les Anglais et loi du 3 avril 1900, chez les Français.

     La profusion des taches de couleur coloniale anglaise ou française sur la planisphère pouvait faire illusion, mais elles ne couvraient pas le même type de « marchandise » coloniale.

     L’empire anglais était un véritable patchwork institutionnel, un ensemble inextricable de solutions adaptées à chaque « situation coloniale », une architecture du cas par cas, une gestion directe à titre exceptionnel telle qu’en Birmanie ou à Hong Kong, mais le plus souvent une gestion indirecte laissant exercer le pouvoir par autant de sortes d’’institutions de pouvoir local qui pouvaient exister dans l’empire.

     Dans l’Empire des Indes, la puissance coloniale s’était réservée la charge de l’ordre public et des relations internationales, mais laissait tel rajah ou tel maradjah gouverner son royaume à sa guise, sauf quand il mettait en danger la paix britannique.

       Londres y pratiquait ce que l’historien appelait « le despotisme bienveillant de l’Inde » (p,220)

Donc rien à voir avec le modèle des institutions coloniales françaises où, comme au temps de Napoléon, les gouverneurs devaient marcher du même pas et mettre en œuvre le même modèle applicable à toutes les « situations coloniales », quelles qu’elles soient, alors qu’elles étaient évidemment très différentes.

Patchwork des institutions coloniales anglaises, certainement, mais dans  la deuxième « main invisible » anglaise, celle des hommes qui administraient les colonies, et le livre de M.Kwasi Karteng en confirme le rôle et l’importance.

      Une main invisible qui mettait en musique celle du fondateur de l’école libérale, Adam Smith.

     Résidents ou administrateurs, tous issus de la même classe sociale, c’est à dire sur le même moule, ils incarnaient le respect de la monarchie, et par-dessus tout, ils estimaient qu’en toute circonstance :

    1) ils étaient les meilleurs,

    2) et que leur modèle économique et social était également le meilleur.

C- Ressemblances et dissemblances coloniales ?

         Dans le livre que j’ai consacré à l’analyse de ce que l’on appelait « le fait accompli colonial » à l’occasion des grandes conquêtes coloniales de la France, en Afrique, au Tonkin et à Madagascar (« Le vent des mots, le vent des maux, le vent du large », et dans l’introduction, figurait à la page 12 la reproduction d’une page de caricatures en couleur de la revue satirique allemande Simplicissimus de l’année 1904 :

      en haut « Comme ça, la colonisation allemande » avec un alignement de girafes sous la menace d’un crocodile tenu en laisse par un soldat allemand,

     au milieu « Comme ça, la colonisation anglaise », un soldat anglais qui passe un noir sous le rouleau d’une machine d’imprimerie pour fabriquer de l’argent,

      et en bas deux caricatures : à gauche, « Comme ça, la française » avec un soldat qui tire le nez à un noir, et en arrière- plan, un soldat  blanc et une noire qui se frottent le nez – à droite « Comme ça, la colonisation belge » avec un soldat belge qui fait rôtir un noir à la broche pour son diner.

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  Une contribution allemande à l’écriture de l’histoire coloniale: Simplicissimus 1904 ( © 2014 J-P. RENAUD. Tous droits réservés.)

      Ces clichés très caricaturaux ont toutefois le mérite de situer l’état d’esprit général des colonisateurs de l’époque de la conquête, mais il est nécessaire naturellement d’approfondir la comparaison franco-britannique.

     S’il était possible de résumer l’analyse qui précède, les traits les plus caractéristiques pourraient en être les suivants :

–       Une histoire coloniale anglaise beaucoup mieux enracinée en métropole et outre-mer que l’histoire coloniale française.

–       Un empire anglais qui fut le fruit d’un plus grand nombre d’opérations de conquête militaire que l’empire français, et beaucoup plus puissantes aussi.

–       Un patchwork institutionnel chez les Anglais, créé au coup par coup, face au système uniforme des Français.

–       Une politique de gestion indirecte dans l’empire britannique au lieu d’une gestion politique en prise directe dans l’empire français, mais avec beaucoup de nuances sur le terrain, compte tenu du rapport existant entre les superficies coloniales et l’effectif des administrateurs coloniaux.

–       Un empire français manquant de solidité face à un empire britannique puissant au sein duquel prédominaient les Indes et la voie impériale vers l’Asie.

–       Un empire anglais à double face, avec d’un côté les colonies de peuplement blanc dans les pays à climat tempéré, et de l’autre côté, les colonies de peuplement de couleur dans les pays à climat tropical,  alors que l’empire français, mis à part le cas de l’Algérie, était uniformément un empire de couleur et de climat tropical.

–       Une décolonisation anglaise au moins aussi difficile que la française, et beaucoup plus violente dans les anciennes colonies de peuplement, telles que l’Afrique du Sud, le Kenya, ou la Rhodésie. La seule comparaison, mais plus limitée géographiquement, étant celle de l’Algérie.

–       La relative réussite d’une communauté internationale née de l’empire anglais, le Commonwealth, sans comparaison avec ce que fut la tentative d’Union ou de Communauté française, mais qui bénéficia dès le départ d’un atout clé, celui de la communauté de langues et de mœurs des anciennes colonies de peuplement blanc.

Il nous faut à présent tenter de procéder à une comparaison des types de relations humaines, et c’est naturellement une gageure, qui pouvaient exister entre les anglais ou les français et les indigènes dans les deux empires, et des philosophies politiques qui inspiraient ou non l’évolution de leurs politiques coloniales.

D – Racisme, discrimination,  ségrégation, citoyenneté, démocratie ?

       Dans ce domaine des mots et de leurs sens, il n’est pas inutile de rappeler que les mots « racisme » ou « raciste » ont fait l’objet de définitions différentes et relatives au fur et à mesure du temps.

        En 1932, année on ne peut plus coloniale aux dires de certains chercheurs, voir «  la grande Exposition Coloniale de 1931 », Le Larousse en six volumes ne proposait pas de définition du mot racisme et renvoyait à ce sujet au mot raciste dans les termes ci-après :

      « Raciste, nom donné aux nationaux socialistes allemands qui prétendent représenter  la pure race allemande, en excluant les juifs, etc… »

       De nos jours, le Petit Robert (édition 1973) est plus prolixe :

      Racisme : « Théorie de la hiérarchie des races qui conclut à la nécessité de préserver la race dite supérieure de tout croisement, et à son droit de dominer les autres »

     Raciste : « Personne qui soutient le racisme, dont la conduite est imprégnée de racisme. »

     Incontestablement, la colonisation a longtemps exprimé une forme de racisme, mais pas toujours dans le sens moderne que l’on donne au mot, mais qui trouvait en partie son origine, et à cette époque, dans une théorie soi-disant scientifique qui classait les supposées cinq races du monde en classes supérieures et en classes inférieures.

    Les propos de Jules Ferry, Président du Conseil, distinguant les races supérieures et les races inférieures auxquelles il convenait d’apporter la civilisation, propos dénoncés par Clemenceau, citant entre autres les civilisations d’Asie, témoignent bien de l’état d’esprit qui imprégnait alors une partie de l’élite politique française, mais il serait possible de rappeler, en ce qui concerne Clemenceau, que les Chinois qualifiaient de leurs côtés les nez longs de « barbares », et que dans beaucoup de régions du globe le même type de discrimination raciale existait aussi.

       « Vérité en deçà des Pyrénées, erreur au-delà » ?

      Et pourquoi ne pas mettre l’héritage du Siècle des Lumières dans l’acte d’accusation ?

     Il s’agit donc d’un sujet qu’il nous faut aborder avec beaucoup de précautions afin de tenter de situer les différences d’appréciation et de comportement entre Anglais et Français

     Rappelons tout d’abord qu’à l’occasion des premiers contacts, les premiers échanges entre peuples différents faisaient apparaître un tel écart entre modes de vie, coutumes, et croyances,  entre les sociétés ayant déjà accédé à la modernité, celles du colonisateur, et celles l’ignorant complètement, qu’il était sans doute difficile pour un blanc de ne pas se considérer comme un être supérieur, ou tout au moins comme membre d’une société supérieure.

      Précaution et prudence parce que souvent cette appréciation de la relation avec l’autre, une relation de type non « raciste » dépendait tout autant de l’explorateur, officier, ou administrateur blanc, qu’il s’agisse de Duveyrier chez les Touareg, ou de Philastre en Indochine, pour ne pas revenir sur les propos de Clemenceau à la Chambre des Députés, en réfutation de ceux de Jules Ferry.

      Il convient toutefois de noter que dans l’histoire des sociétés du monde et de la même époque, entrées ou non dans la modernité, ou en voie d’y entrer, colonisées ou non, il n’était pas rare de voir des peuples se considérer aussi comme disposant d’un statut social supérieur, en Europe, avec les Romains ou les Germains, en Asie, ou en Afrique, sur les rives du Gange, du Zambèze, du Niger, ou de la Betsiboka.

     Toujours est-il que les coloniaux anglais ont toujours considéré qu’ils faisaient partie d’une « race » supérieure et qu’ils se gardèrent bien de faire miroiter aux yeux de leurs administrés la perspective d’une égalité politique, comme l’ont fait les coloniaux français.

      Chez les Britanniques, ce comportement des résidents coloniaux était d’autant plus naturel qu’ils étaient issus de l’aristocratie anglaise.

        L’historien indien K.M.Panikkar le relevait dans son livre « Asia and Western Dominance » :

      «  La supériorité raciale fut un dogme officiel de la colonisation anglaise jusqu’à la première guerre mondiale » (page 143)

          Le même historien retrouvait ce racisme chez les Français en Indochine qui, selon ses mots, auraient imité les Britanniques et caractérisait l’attitude anglaise en citant une phrase de Kitchener :

        «  Ce racisme lucide et délibéré se retrouvait dans tous les domaines. ».

      Si le racisme a existé dans les colonies françaises, et il a effectivement existé, les deux qualificatifs de « lucide » et de « délibéré », seraient inappropriés.

      La devise anglaise aurait pu être, chacun chez soi, et la paix civile sera toujours assurée grâce à la bonne intelligence des autorités indigènes locales, alors que la devise française était celle d’une égalité annoncée, mais fictive jusqu’au milieu du vingtième siècle.

       Dans l’empire anglais, existait le système du «  colour bar » poussé à l’extrême en Afrique du Sud ou en Rhodésie, les clubs réservés aux anglais, un habitat colonial anglais soigneusement étudié pour que chacune des communautés soit chez elle.

      Dans les quatre composantes coloniales de l’Afrique du Sud, le système du « Colour Bar », c’est-à-dire la discrimination des noirs et la séparation stricte entre blancs et noirs, avait été généralisé en 1926, dans une Afrique du Sud à laquelle le Royaume Uni avait accordé un statut de dominion depuis 1910 !

        Lors de son passage à Johannesburg, en 1931, le géographe Weulersse relevait que dans les mines d’or il y avait 21 000 ouvriers blancs en regard de 200 000 Noirs et qu’

       « Une telle masse de main d’œuvre à vil prix était une menace constante pour les travailleurs blancs…. On inventa la « Barrière de couleur », la « Colour bar »… en dessous du prolétariat blanc, on créa une sorte de sous-prolétariat pour ne pas utiliser un terme plus violent. Et pour le Colour Bar Act voté en 1926, cet ingénieux système est devenu la loi fédérale de l’Union, applicable dans tous les Etats, et dans toutes les industries, fermant à l’ouvrier indigène toute possibilité de progrès mais offrant à la discrétion de l’employeur une admirable et docile masse de « cheap labour ».

        Dans un registre beaucoup moins sévère, et à l’occasion d’un retour d’Asie, et séjournant en Inde, Albert Londres racontait qu’il se faisait accompagner par son assistant indien dans les lieux publics anglais qu’il fréquentait, et qu’il transgressait de la sorte les codes de vie sociale anglaise de la colonie.

       Le cas de Hong Kong pourrait être cité comme le modèle de ce type de ségrégation, étant donné que jusqu’à la fin du vingtième siècle et à son rattachement à la Chine, anglais et chinois, quelle que soit leur classe sociale, cohabitaient mais ne se mélangeaient pas, même dans les clubs les plus huppés de la colonie.

      Rien de semblable dans les colonies françaises, mais une ségrégation plus nuancée, qui ne disait pas son nom, à la fois pour des raisons concrètes de genre et de niveau de vie, et de gestion politique du système.

     Le Code de l’Indigénat en vigueur pendant des durées variables selon les colonies instituait bien une forme de ségrégation raciale que n’est jamais venu atténuer un accès large à la citoyenneté française.

    Toutes les analyses montrent que la citoyenneté française n’a été accordée qu’au compte-goutte, mais l’empire britannique ne vit aucune de ses communautés bénéficier de l’égalité citoyenne, comme ce fut le cas des quatre communes de plein exercice du Sénégal, et aucun territoire anglais des Caraïbes ne bénéficia, comme les Antilles françaises, d’une amorce de représentation politique au Parlement français.

    Si par indigénat on entend le pouvoir qu’avaient les administrateurs d’infliger une peine de prison pouvant atteindre quinze jours et une amende pour des infractions diverses, c’était selon Adu Boahen, un système propre à la colonisation française. (Histoire générale de l’Afrique VII Unesco, page 244)

     Mais si comme c’est le plus souvent le cas, on faisait appel au mot « indigénat » pour décrire le fait que les colonisés n’avaient pas le même traitement judiciaire que les colonisateurs, il s’agissait d’une pratique générale, anglaise ou française.

     Simplement, les Français mettaient plus la main à la pâte que les Anglais, qui s’abritaient derrière les autorités indigènes qu’ils contrôlaient.

     Le Code de l’Indigénat avait le mérite de la simplicité, outre le fait que pendant toute la période de pacification, sa rigueur apparente ou réelle n’était pas très éloignée des mœurs de beaucoup de peuples de l’hinterland qui n’avaient subi encore aucune acculturation européenne

     Avec quelques touches historiques qui ne sont bien sûr pas obligatoirement représentatives, les relations humaines entre dominants et dominés n’étaient pas les mêmes.

      A Madagascar, le 31 décembre 1900, à Fianarantsoa, Lyautey organisa un bal qui réunissait un petit nombre de femmes, 19 au total, dont deux femmes indigènes.

     L’historien Grimal décrit bien le système anglais :

     «  Ainsi les agents de l’autorité britannique ne venaient pas en Afrique pour y transporter leurs propres institutions démocratiques et parlementaires, mais pour y maintenir l’ordre et assurer le statu quo. Ils étaient les pions dans une école. Si l’un d’eux faisait  preuve d’une intégrité particulière, d’un intérêt passionné pour le « bon » gouvernement, c’était tant mieux. Mais, en aucun cas, les indigènes n’avaient à être encouragés à adopter l’English way of life, ni la culture, ni l’activité économique, ni les institutions. » (page 214)

     La comparaison entre les colonies tropicales anglaises d’Afrique occidentale et celles d’Afrique orientale montre bien que la politique coloniale anglaise était tout à fait différente, selon qu’il s’agissait de territoires favorables au peuplement blanc ou non. Dans ces derniers territoires, le Colonial Office eut beaucoup de mal à assurer un arbitrage entre Blancs et Noirs, d’autant plus que l’immigration anglaise s’était effectuée en spoliant les terres appartenant aux communautés noires.

    Les Français se donnaient eux l’illusion de vouloir assimiler des peuples indigènes très différents de religion, de culture, et de niveau de vie, et les agents de l’autorité française avaient la mission de promouvoir cette vision idyllique du monde. Autant dire que cette mission était impossible, et les réformes mises en œuvre après la deuxième guerre mondiale, ouvrant la voie à l’égalité politique entre citoyens de métropole et citoyens d’outre-mer n’étaient pas en mesure de soutenir une égalité en droits sociaux que la métropole était bien incapable de pouvoir financer

     Après 1945, la création de l’Union Française ne fut donc qu’un feu de paille, et ne pouvait être qu’un feu de paille, un très lointain reflet d’un Commonwealth dont les racines étaient fondamentalement différentes, la nature des partenaires, ainsi que le fonctionnement.

    En 1945, la fédération de l’Afrique Occidentale Française comptait 13 députés à l’Assemblée Nationale, et 19 Conseillers au Conseil de la République, alors qu’aucun territoire colonial anglais n’avait de représentation au Parlement Britannique, mais cette représentation ne résista pas au puissant mouvement de décolonisation qui intervint dans les années 1960.

     En résumé, il est très difficile de proposer une conclusion générale à une comparaison entre relations humaines et coloniales anglaise et française, étant donné qu’il conviendrait de procéder à des analyses qui tiennent  compte une fois de plus des « situations coloniales » et du « moment colonial».

    Qu’il s’agisse des Français ou des Anglais, les relations ont évolué selon les époques (conquête, première guerre mondiale, entre-deux guerres, deuxième guerre mondiale, guerre froide entre Etats Unis et URSS, etc…).

    Elles ont évolué aussi en fonction des participants (un rajah, un chef, un aristocrate, n’est pas traité par les anglais comme un paysan de la brousse ;  un « petit blanc » dans une ville n’a pas le même comportement qu’un administrateur chargé d’un cercle en Mauritanie, etc….

    Toute conclusion générale ne peut donc avoir qu’un caractère arbitraire à la fois en raison une fois de plus du « temps colonial » et de la « situation coloniale ».

    Un des grands leaders de l’indépendance africaine, celle du Ghana, Kwame Nkrumah, n’écrivait-il pas dans « Autobiography of Kwame Nkrumah (Panaf Edition 1973, first published 1957) en rapportant des souvenirs de sa visite d’un chantier d’un grand barrage hydro-électrique proche de Douala au Cameroun :

     « One thing I remember very vividly about the occasion – probably because it was the first time that i have ever it happen in any colony – was the way all the workers, both European and African, climbed into the waiting lorries when the lunch buzzer sounded. This complete disregard of colour on the part of european workers greatly impresses me.”

       Et pourquoi ne pas ajouter que, comparé au système du  « Colour Bar », le Code de l’Indigénat, n’empêchait pas un type de rapports humains qui n’avait pas un aspect aussi excessif, pour ne pas dire totalitaire.

      Rappelons,  pour conclure ce type de réflexions, que jamais, tout au long de son histoire coloniale, le Parlement britannique n’accueillit en son sein des députés de couleur, comme ce fut le cas en France, pour ne citer que ces deux exemples, la présence  de Victor Mazuline, d’un député de couleur, et fils d’esclaves, venu de Martinique dans l’Assemblée Constituante de 1848, et celle du ministre sénégalais Diagne qui entra à la Chambre des Députés en 1914.

Jean Pierre Renaud

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