Lettre aux Psy, docteurs en histoire coloniale, ou en journalisme

Lettre aux Psy, docteurs en histoire coloniale, postcoloniale, ou en journalisme

Adaptation libre, mais « savante », de la BD « Les psy » de Bedu-Cauvin, avec les docteurs Médard, Pinchart et Julie Clément

            Pour avoir lu beaucoup d’ouvrages ou de récits d’histoire coloniale ou postcoloniale, grande fut, trop souvent, ma surprise et ma perplexité, de  buter sur des mots qui relevaient, sans aucun doute possible, de la psychanalyse.

            De quelle maladie psychique pouvaient souffrir tous ces Français dont les «  psy » relevaient autant de de signes cliniques ? Qui étaient les malades ?

Le florilège savant des mots « psy », soi-disant symptômes de la maladie : les mots de la maladie

         La première fois, sans aucun doute, que j’ai rencontré ces mots psy fut, lorsque je m’attaquai à la lecture des ouvrages savants publiés par le collectif, non moins savant de chercheurs de l’équipe Blanchard and Co sur la culture coloniale ou impériale, à la suite d’un Colloque Images et Colonies, encore plus savant, tenu en janvier 1993, sur les images coloniales.

        Je me souviens de l’expression qu’une historienne bien connue de ce monde savant utilisait alors, à plusieurs reprises dans ses contributions, « l’inconscient collectif », aux côtés d’ailleurs d’une autre historienne spécialisée sur l’Afrique du Nord.

       De quoi s’agissait-il ? A quelle source faisaient-elles référence ? Comment mesurer cet inconscient ? Avec quels instruments historiques et scientifiques ?

       Madame Coquery-Vidrovitch faisait l’aveu qu’elle n’avait pas eu envie de venir à ce colloque, en indiquant « Pour comprendre un réflexe de ce type, il faut faire la psychanalyse de l’historien ».

          Les chercheurs eux-mêmes de ce collectif faisaient appel à tout un ensemble d’expressions de type psy, au choix de quelques-uns d’entre eux.

            Dans « Culture coloniale : « … comment les Français sont devenus coloniaux sans le savoir … coloniaux au sens identitaire, culturel et charnel…

          L’école républicaine joue ainsi un rôle majeur en ancrant dans les consciences la certitude de la supériorité du système colonial français… le bain colonial… Une culture au sens d’une imprégnation populaire… une culture invisible…dans le cadre d’une société française totalement imbibée de schèmes coloniaux.

       Dans Culture Impériale, deux citations :

     « Pour la grande majorité des Français de cette fin des années 1950, imbibés consciemment ou pas de culture impériale… Ces éléments marquent sans aucun doute l’importance qu’ a prise l’empire dans les consciences tout autant que dans l’inconscient des Français ».

            Dans La République coloniale, quelques-uns des mots psy choisis :

            « La France s’est imprégnée en profondeur de l’idée coloniale… de façon souterraine… Car la France continue de se voir à travers l’impensé colonial »

            Dans La Fracture coloniale :

            « les archétypes relatifs aux populations coloniales … les réminiscences restent palpables »

            Au Colloque de 1993, l’historien Meynier avait posé la question :

      «  Compte tenu de ce constat et des images officielles propagées, comment réagissent les Français ? Quels sont les référents inconscients qui se trouvent à l’arrière- plan lorsque l’on évoque les colonies :

   Imaginaire colonial et inconscient colonial

   Inconscient français et mythes colonisation : salvation et sécurisation »

   Plus de vingt ans plus tard, les docteurs psy n’ont jusqu’à présent apporté aucune réponse qui démontre la pertinence scientifique de leur discours psy.

        Le mémorialiste et historien Stora a, de son côté, lui-même contribué à renforcer l’audience de l’école des docteurs psy, notamment dans le petit livre « La guerre des mémoires ». (2007)

      Le journaliste Thierry Leclère commence à interroger M.Stora en faisant un constat : « La France est malade de son passé colonial », et M.Stora d’enchaîner sur « le deuil inachevé », le rôle d’une « Algérie centrale » », « une mémoire de vaincus », la « bataille mémorielle », « une grande blessure narcissique », « dans sa mémoire collective », « les enfants d’immigrés sont porteurs de la mémoire anticoloniale de leurs pères », « Mais c’est la guerre d’Algérie qui est le nœud gordien de tous les retours forts de mémoire de ces dernières années », « cette mémoire blessée ».

            L’auteur note toutefois que « Vu d’Algérie » au sujet de Boudiaf : «  il est revenu d’un long exil ; les jeunes Algériens ne connaissaient pas son nom » .

            Et plus loin, « les mémoires bafouées », « ces saignements de mémoire », « des ruminations  secrètes »…

            Ne s’agirait-il pas de la maladie « narcissique » d’un enfant, pied noir d’Algérie, né à Constantine, qui fut rapatrié à l’âge de douze ans ?

          Les symptômes de la maladie ainsi décrite dataient de l’année 2007, mais un nouveau petit livre publié par l’intéressé a valu à son auteur un commentaire d’approbation, pour ne pas dire de bénédiction, de la part de M.Frappat, ancien directeur des journaux Le Monde et La Croix.

         Cette critique était intitulée « Souvenirs longue portée » dans le journal La Croix du 31 décembre dernier (1).

         L’ancien journaliste et directeur de référence brode une critique qui fait appel aux mêmes signes cliniques de maladie postcoloniale que ceux de M.Stora.

         « Il y a un refoulé qui revient de loin », « l’effet retard du passé », « « Et sans le retour violent du refoulé comment expliquerait-t-on la haine que tant d’anciens peuples colonisés éprouvent à l’égard de tout ce qui peut rappeler le temps des colonies et de leur servitude ?…

     « Dernier exemple en date : la mémoire de la guerre d’Algérie… l’effet retard du passé. D’abord nous avons été interloqués d’apprendre que beaucoup de terroristes qui, depuis des mois, ont entrepris de saigner la France étaient des jeunes Français vivant parmi nous depuis leur naissance »…,

     « Ce lien est peut-être la persistance, dans l’âme française, d’une question  non résolue, d’un traumatisme non digéré qu’est la guerre d’Algérie »

        En oubliant sans doute la guerre civile des années 1990 qui a ensanglanté ce pays et qui a incité de nombreux Algériens à venir en France, et qui a succédé, plus de trente ans plus tard, à une autre guerre civile, qui ne disait pas son « nom » !

       Il convient de rappeler que M.Stora a évoqué aussi le camp des « Sudistes » qui existerait dans notre pays : après le rapprochement avec la mémoire de Vichy, notre mémorialiste national n’hésite pas à trouver une comparaison historique, non moins hardie, avec le Vieux Sud des Etats Unis, le Sud esclavagiste.

        L’ancien journaliste de référence note toutefois plus loin :

       « De l’autre côté de la mer, de l’autre côté des peuples, on connait mal les effets de la mémoire de la guerre d’Algérie sur les populations de ce pays »,  avec une phrase de conclusion effectivement explosive : « Les mémoires sont parfois bourrées d’explosifs. »

      Comment ne pas être étonné que l’honorable Monsieur Frappat mette les attentats de Daech sur le compte de la mémoire coloniale, ou plutôt algérienne ?

Le diagnostic de la maladie, par les Psy, docteurs en histoire ou en journalisme.  

     Ce diagnostic vaut largement celui des médecins de Molière !

     « Serais-je devenu médecin sans m’en être aperçu ? »  – « Sganarelle, dans Le médecin malgré lui  »

       Dans quel domaine sommes-nous ? Médecine ? Psychanalyse ? Journalisme ? Littérature ? Histoire ? Idéologie ?  Politique ? Repentance religieuse ?

       Quelles sont les preuves de la maladie psy ainsi décrite ?

       Avez-vous effectué des enquêtes statistiques sérieuses qui vous permettent d’accréditer votre diagnostic sur la maladie dont la France souffrirait ?

       A les écouter : « Je suis malade, complètement malade » pour reprendre un refrain populaire des années 1970, de Serge Lama, mais de quoi précisément suis-je malade ?

      De quelle maladie les Français souffrent-ils ? Quels Français ? Quels peuples anciennement colonisés ? Les docteurs Psy eux-mêmes ou les Français en général ?

     Une maladie tout à fait étrange qui n’a pas dissuadé beaucoup de maghrébins, dont une grande majorité d’Algériens, et d’Africains, de venir émigrer massivement dans une France qui s’est transmise clandestinement les poisons du colonialisme, pour autant qu’ils aient toujours et partout existé.

      Cette immigration régulière et irrégulière n’a pas été négligeable, même si les spécialistes ont de la peine à se mettre d’accord sur les vrais chiffres.

       Monsieur Stora cite ses propres chiffres : «  la France se découvre aujourd’hui avec cinq à six millions de musulmans »

      Des immigrés masochistes à ce point ?

      Ou plus vraisemblablement des docteurs Psy effectivement masochistes, toujours prêts à sacrifier à leurs exercices habituels d’autoflagellation nationale, d’une repentance de nature ambiguë, des adeptes d’une nouvelle congrégation de flagellants ?

      Je suis issu d’une famille de l’est de la France qui a connu trois invasions allemandes en moins d’un siècle, une invasion, dont les ambitions et la réalité ne soutenaient aucune comparaison avec la colonisation, j’espère que les docteurs Psy en conviendront. Je n’ai jamais entendu dans ma famille ce type de discours mémoriel, à l’égard de nos amis allemands, un discours que je classe donc dans la  catégorie de la toute nouvelle propagande « made in France », une nouvelle propagande tout à fait subversive.

          Je crois avoir démontré ailleurs que la propagande coloniale n’a jamais eu l’importance et l’efficacité faussement décrites dans les ouvrages du collectif Blanchard and Co.

          Cela fait des dizaines d’années que ma famille prône la réconciliation de la France et de l’Allemagne, sans rien demander.

      J’ai donc le droit de me poser la question du bien-fondé de ces discours psy de nature mémorielle, indépendamment du fait que jusqu’à présent personne n’a eu le courage de vérifier si des enquêtes statistiques sérieuses sur la ou les fameuses mémoires existaient et avec quel contenu ?

         Mon propre diagnostic repose plutôt sur l’ambition qu’ont ces docteurs psy de complaire à une partie par trop « apatride » de notre bel establishment, à un électorat que les politiques cherchent à séduire, ou à un public éditorial qui raffole de l’autoflagellation nationale, au prix de mettre en danger notre unité nationale sacrifiée à un cosmopolitisme propre à encourager toutes les anarchies, et la prospérité d’une « multinationale » française que personne n’a le courage de contrôler.

          N’existerait-il en effet pas d’autres explications sur les raisons des malaises sociaux dont la France souffrirait ? Une immigration mal contrôlée qui bouleverse les conditions de vie dans certains de nos territoires ? L’arrivée d’un Islam dont les Français ignoraient tout de son existence ?

          Quant à « notre ancien outre-mer », encore plus malins seraient les docteurs psy qui pourraient décrire les souffrances de leur mémoire coloniale, pour autant qu’ils connaissent mieux leur histoire coloniale que les Français !

       M.Stora citait le cas de Boudiaf pour l’Algérie, mais quand Chirac, dans la même veine de mémoire, est venu à Madagascar, en 2004,  pour y faire entre autres, repentance de la répression violente de  1947, les observateurs les plus objectifs ont pu noter que ce type de couplet avait fait un grand flop !

        Ma conclusion sera que les docteurs psy, en tout genre, et de tout acabit, parce qu’ils sont les véritables responsables du type de mémoire décrit mais jamais évalué, d’une mémoire d’autoflagellation, ont fait prendre un véritable risque national à notre pays, celui d’une autoréalisation, quelquefois « explosive » de cette mémoire trafiquée parmi certains jeunes de France.

      Pourquoi ne pas constater en effet, avec de la tristesse, en effet qu’un des représentants de notre bel establishment, l’honorable Monsieur Frappat a prêté sa voix à ce nouveau chœur de « repentants» ?

       Un establishment qui marie paradoxalement son goût de la grandeur passée, (voir Libye, Mali, Centrafrique, Syrie…), la France gendarme du monde ou centre du monde, au choix, et son penchant psy pour un passé encore inexplicable et inexpliqué pour les ignorants.

      Alors oui, pourquoi ne pas revenir au grand Molière, une valeur sûre, et terminer mon propos par une citation « médicinale » tirée de Monsieur de Pourceaugnac ?

     « Second médecin

     « A Dieu ne plaise, Monsieur, qu’il me tombe en pensée d’ajouter rien à ce que vous venez de dire ! Vous avez si bien discouru sur tous les signes, les symptômes et les causes de la maladie de Monsieur ; le raisonnement que vous en avez fait est si docte et si beau, qu’il est impossible qu’il ne soit pas fou, et mélancolique hypocondriaque ; et quand il ne le serait pas, il faudrait qu’il  le devint, pour la beauté des choses que vous avez dites, et la justesse du raisonnement que vous avez fait »

Molière, Monsieur de Pourceaugnac, Acte I, Scène VIII »

          Et pour mot de la fin du fin, les docteurs psy n’auraient pas pu s’emparer d’un  tel sujet, notamment dans le cas de l’Algérie, si les Accords d’Evian n’avaient pas acté que les crimes de guerre, donc commis dans les deux camps, seraient amnistiés ! En ouvrant tout grand le champ de toutes les hypothèses, même les plus scabreuses !

Jean Pierre Renaud – Tous droits réservés

  1. Ci-après le texte du courrier que j’ai adressé au journal La Croix le 31 décembre 2015 :

      «  Bonsoir, il est sans doute dommage de commencer la nouvelle année, mais je voudrais dire à Monsieur Frappat tout le mal que je pense de sa chronique sur les souvenirs longs et sur ses références aux écrits Stora, et encore plus sur le rapprochement très douteux qu’il propose entre Daech et la guerre d’Algérie, pour ne parler que de ce conflit.

         Monsieur Frappat ferait bien de suggérer ou de financer lui-même une enquête de mémoire collective sérieuse sur le passé colonial et sur le passé algérien, dont s’est emparé son auteur de référence, car, jamais, sauf erreur, Stora n’ a accrédité sa thèse en fournissant la moindre preuve statistique de sa thèse mémorielle. Récemment la Fondation Jean Jaurès associée à un journal que Monsieur Frappat a dirigé un temps, a proposé une enquête sur ce type de sujet, mais une enquête très mal ficelée statistiquement, avec une batterie de questions très imparfaite.

         Je dirais volontiers à monsieur Frappat que ce sont plutôt, à l’inverse de ce qu’il croit et écrit, des gens comme Stora qui ont accrédité auprès de certains jeunes l’existence les souvenirs de longue portée dont il parle.

        Il s’agit d’un sujet que je crois connaître assez bien, celui d’une nouvelle propagande beaucoup plus insidieuse que la propagande coloniale, quand elle exista, la nouvelle propagande de l’autoflagellation historique et de la repentance : non, Monsieur Frappat, tous les petits Français qui ont servi la France en Algérie ne furent pas de petits ou grands salauds, des colonialistes de tout crin, pour ne parler que de ceux qui luttèrent, nombreux, pour que la paix revienne dans une Algérie nouvelle, celle de l’indépendance.      Quant au bouquin de Monsieur Jenni sur l’art de la guerre, je dirais qu’il sue par toutes les pores de ses lignes d’écriture talentueuse le même type de discours sirupeux. Bonne année pour une enquête mémorielle enfin sérieuse que pourrait lancer notre beau journal assomptionniste. »

Mémoire collective et mémoire coloniale: ont-elles été mesurées? « La guerre des mémoires » par M.Stora

Mémoire collective et mémoire coloniale : ont- elles jamais été mesurées ? Quand ? Et par qui ?

Par Monsieur Stora ?

« La guerre des mémoires La France face à son passé colonial » par Benjamin Stora

Ce texte a été publié sur le blog Etudes coloniales

            « Pourquoi ne pas avouer que j’ai éprouvé un malaise intellectuel à la lecture de beaucoup des pages de ce livre, crayon en mains, alors que j’ai  aimé l’article du même auteur à la mémoire de Camus (Etudes coloniales du 30 septembre 2007). Albert Camus a été un de mes maîtres à penser,  à agir, et à réagir,  avant, pendant la guerre d’Algérie, et après. J’y ai servi la France et l’Algérie, en qualité d’officier SAS, en 1959 et 1960, dans la vallée de la Soummam, entre Soummam et forêt d’Akfadou.

              Un historien sur le terrain mouvant des mémoires chaudes, pourquoi pas ? Mais est-ce bien son rôle ? Dès l’avant- propos, le journaliste cadre le sujet de l’interview de M.Stora : « La France est malade de son passé colonial », mais sur quel fondement scientifique, le journaliste se croit-il permis d’énoncer un tel jugement ?

            Il est vrai que tout au long de l’interview l’historien accrédite cette thèse et s’attache à démontrer l’exactitude de ce postulat : les personnes issues des anciennes colonies, première, deuxième, troisième génération (il faudrait les quantifier, et surtout les flux , les dates, et les origines) «  se heurtent inévitablement à l’histoire coloniale » (p.12), « la guerre des mémoires n’a jamais cessé » (p.18), la « fracture coloniale », « c’est une réalité » (p.33), « l’objectif est d’intégrer, dans l’histoire nationale, ces mémoires bafouées » (p.81), « saisir comment s’élaborent en permanence les retrouvailles avec un passé national impérial » (p.90)

            Et l’auteur de ces propos, qui se veut « un passeur entre les deux rives », incontestablement celles de la Méditerranée, accrédite le sérieux des écrits d’un collectif de chercheurs qui n’ont pas réussi, jusqu’à présent, par le sérieux et la rigueur de leurs travaux historiques, à démontrer la justesse de la thèse qu’ils défendent, fusse avec le concours bienveillant de certains médias, quant à l’existence d’une culture coloniale, puis impériale, qui expliquerait aujourd’hui la fameuse fracture coloniale.

            Et le même auteur de reprendre le discours surprenant, de la part d’historiens de métier, sur la dimension psychanalytique du sujet : « la perte de l’empire colonial a été une grande blessure narcissique du nationalisme français » (p.31), pourquoi pas ? Mais à partir de quelles preuves ? « Refoulement de la question coloniale » (p.32). « Pourtant la France a conservé dans sa mémoire collective, jusqu’à aujourd’hui, une culture d’empire qu’elle ne veut pas assumer » » (p.32). « Les enfants d’immigrés sont porteurs de la mémoire anticoloniale très puissante de leurs pères » (p.40).

            « Pourquoi cette sensation diffuse d’une condition postcoloniale qui perdure dans une république où les populations issues des anciens empires n’arrivent pas à se faire entendre ? » (p.90).

            Comment ne pas souligner le manque de clarté des propos de l’auteur, lequel écrit page 11 que la population issue des anciennes colonies a doublé entre les années 1980 et 2007, et les propos qu’il tient parallèlement sur les « mémoires bafouées » : mais les colonies sont indépendantes depuis le début des années 60, et l’Algérie depuis 1962 !

            De quelles générations s’agit-il ? Des enfants d’immigrés du travail venus en France avant 1962 ? Ou pour l’Algérie, importante source d’immigration, des enfants de pieds noirs, de harkis, ou d’enfants de citoyens algériens venus en France après l’indépendance de leur pays, notamment en raison de ses échecs économiques, puis de sa guerre, à nouveau civile ? Pour ne citer que l’exemple de l’Algérie qui est le postulat de la plupart de ces réflexions.

            L’auteur cite le cas de Boudiaf, un des principaux fondateurs du FLN, lequel revenu d’exil dans son pays en 1992, était inconnu des jeunes Algériens : « Les jeunes Algériens ne connaissaient même pas son nom » (p.60).

            Quant au propos tenu sur Madagascar, pays avec lequel j’entretiens des relations particulières, « Dans cette ancienne colonie française, les milliers de morts des massacres de 1947 restent dans toutes les mémoires »

            Je ne suis pas le seul  à dire que la repentance de Chirac, lors de son voyage de   2005,  est tombée à plat, parce que ce passé est méconnu des jeunes générations, un propos complètement faux.

            L’auteur de ces lignes est-il en mesure de justifier son propos ?

            Les Malgaches ne connaissent pas mieux leur passé colonial que les Français, car pour ces derniers, ce n’est pas l’enquête de Toulouse, faite en 2003, par le collectif de chercheurs évoqué plus haut, qui peut le démontrer. Cette enquête va clairement dans un tout autre sens, celui de la plus grande confusion qui règne actuellement sur tout ce qui touche le passé colonial, la mémoire, et l’histoire coloniale elle-même, et la réduction de cette histoire à celle de l’Algérie. Cette enquête révélait en effet l’importance capitale de la guerre d’Algérie dans la mémoire urbaine de Toulouse et de son agglomération.

            Et ce constat avait au moins le mérite de corroborer deux des observations de l’auteur, celle relative à « l’immigration maghrébine » qui « renvoie à l’histoire coloniale », et l’autre quant à l’importance de la guerre d’Algérie dans cette « guerre des mémoires » : « Mais, c’est la guerre d’Algérie, qui est le nœud gordien de tous les retours forts de mémoire de ces dernières années. » (p.50)

            L’obsession de l’Algérie

            Et c’est sur ce point que le malaise est le plus grand, car comment ne pas voir, que pour des raisons par ailleurs très estimables, l’auteur de ces lignes a l’obsession de l’histoire de l’Algérie, et qu’il a tendance à analyser les phénomènes décrits avec le filtre de l’Algérie, son histoire familiale aussi, à Constantine, pour ne pas dire la loupe, avec toujours en arrière- plan, le Maghreb.

            Le tiers des pages de ce livre se rapporte à l’Algérie, et beaucoup plus encore dans l’orientation des réflexions qui y sont contenues. Les autres situations coloniales ne sont évoquées qu’incidemment, alors que l’histoire coloniale n’est pas seulement celle de l’Algérie, quelle que soit aujourd’hui l’importance capitale de ce dossier.

            Un mot sur la mémoire ou les mémoires de l’Algérie et de la guerre d’Algérie. Pour en avoir été un des acteurs de terrain, je puis témoigner qu’il est très difficile d’avoir une image cohérente et représentative de la guerre d’Algérie vécue par le contingent. Chaque soldat, chaque sous-officier, et chaque officier, a fait une guerre différente selon les périodes, les secteurs, les postes militaires occupés, et les commandements effectifs à leurs différents niveaux (sous quartiers, quartiers, secteurs, et régions).

          Si beaucoup d’anciens soldats du contingent ont écrit leurs souvenirs, peu par rapport à leur nombre, mon appartenance à ce milieu me conduit à penser que beaucoup d’entre eux se réfugient toujours dans le silence, mais pas obligatoirement pour la raison qu’ils auraient commis des saloperies, ou assisté à des saloperies. Un silence qui pourrait s’expliquer par un fossé immense d’incompréhension entre leur vécu, l’attitude des autorités d’hier ou d’aujourd’hui, et celle du peuple français

            M.Rotman a parlé de guerre sans nom. Je dirais plus volontiers, guerre de l’absenceabsence d’ennemi connu, absence du peuple dans cette guerre, sauf par le biais du contingent qui, à la fin de ce conflit, s’est trouvé tout naturellement en pleine communauté de pensée avec le cessez le feu du 19 mars 1962. Et c’est sans doute le sens profond de sa revendication mémorielle.

            Pour la grande majorité des appelés, l’Algérie n’était pas la France.

            Les appelés ne savent toujours pas, pour ceux qui sont encore vivants, quelle guerre on leur a fait faire : guerre de l’absence et du silence, et le remue-ménage qui agite en permanence, à ce sujet, certains milieux politiques ou intellectuels leur est étranger.

            Il convient de noter que pour un acteur de ce conflit, ou pour un chercheur marqué dans sa chair et dans son âme par celui-ci, c’est un immense défi à relever que de vouloir en faire l’histoire.

            Et sur au moins un des points évoqués dans le livre, je partage le constat qu’il fait sur l’effet des lois d’amnistie « personne ne se retrouvera devant un tribunal » (p.18), et personnellement je regrette qu’il en soit ainsi, parce qu’il s’agit là d’une des causes du silence du contingent, et de cette conscience d’une guerre de l’absence. A quoi servirait-il de dénoncer des exactions injustifiables si leurs responsables, c’est-à-dire les salauds inexcusables n’encourent  aucune poursuite judiciaire ? Cette amnistie n’a pas rendu service à la France que j’aime et à son histoire.

            Le métier d’historien

            Ma position de lecteur, amateur d’histoire, assez bon connaisseur de notre histoire coloniale, me donne au moins la liberté de dire et d’écrire ce que je pense des livres qui ont l’ambition de relater ce pan de notre histoire.

            Ce passage permanent de la mémoire à l’histoire  et inversement, est très troublant, sans que l’intelligence critique y trouve souvent son compte! Et beaucoup d’affirmations ne convainquent pas !

            Est-il possible d’affirmer, en ce qui concerne l’Assemblée Nationale et sa composition : « C’est d’ailleurs une photographie assez fidèle de cette génération qui a fait la guerre d’Algérie ou qui a été confrontée à elle. »

            Une analyse existe-t-elle à ce sujet ? Et si oui, serait-elle représentative de l’opinion du peuple français à date déterminée ?

            Tout est dans la deuxième partie de la phrase et le participe passé « confrontée »qui permet de tout dire, sans en apporter la preuve.

            La mise en doute du résultat des recherches qui ont été effectuées sur l’enrichissement de la métropole par les colonies : mais de quelle période parle l’auteur et de quelle colonie ? (p.20)

            L’affirmation d’après laquelle la fin de l’apartheid aurait été le  « coup d’envoi » mémoriel mondial (p.41) : à partir de quelles analyses sérieuses ?

            L’assimilation de l’histoire coloniale à celle de Vichy, longtemps frappée du même oubli. (p.21,50, 96).  Non, les situations ne sont pas du tout les mêmes !

            Et ce flottement verbal et intellectuel entre mémoire et histoire, une mémoire partagée ou une histoire partagée ? (p.61,62, 63). Outre la question de savoir si une histoire peut être partagée.

             Et pour mettre fin à la guerre des mémoires, un appel à la reconnaissance et à la réparation (p.93), ou en d’autres termes, à la repentance, que l’historien récuse dans des termes peu clairs dans les pages précédentes (p.34), une récusation partielle répétée plus loin (p.95).

            Et d’affirmer qu’il est un historien engagé (p.88) et d’appeler en témoignage la tradition dans laquelle il inscrit ses travaux, celle des grands anciens que sont Michelet, Vidal-Naquet et Vernant. Pourquoi pas ? Mais il semble difficile de mettre sur le même plan périodes de recherche et histoires professionnelles et personnelles des personnes citées.

            Le lecteur aura donc compris, en tout cas je l’espère, pourquoi le petit livre en question pose en définitive autant de questions sur l’historien et sur l’histoire coloniale que sur les mémoires blessées ou bafouées qui auraient été transmises par je ne sais quelle génération spontanée aux populations immigrées, issues des anciennes colonies.

            Pourquoi refuser de tester la validité « scientifique », et en tout cas statistique, de ce type de théorie historique ?

            Nous formons le vœu qu’une enquête complète et sérieuse soit menée par la puissance publique sur ces questions de mémoire et d’histoire, afin d’examiner, cas par cas, l’existence ou l’absence de clichés, des fameux stéréotypes qui ont la faveur de certains chercheurs qui s’adonnent volontiers à Freud ou à Jung, la connaissance ou l’ignorance de l’histoire des colonies, et donc de mesurer le bien fondé, ou non, des thèses mémorielles et historiques auxquelles l’historien a fait largement écho.

            Alors, histoire ou mémoire ?

            La nouvelle ère des historiens entrepreneurs

             L’histoire est-elle entrée dans un nouvel âge, celui de « l’Historien entrepreneur » selon l’expression déconcertante de Mme Coquery-Vidrovitch (Etudes coloniales du 27/04/07), ou celui de l’histoire devenue « bien culturel » selon l’expression de l’auteur ? Mais en fin de compte, sommes-nous toujours dans l’histoire ?

            Et à ce propos, nous conclurons par deux citations de Marc Bloch, évoquant dans un cas Michelet et ses  hallucinatoires résurrections, et dans un autre cas,  le piège des sciences humaines :

            «  Le grand piège des sciences humaines, ce qui longtemps les a empêchées d’être des sciences, c’est précisément que l’objet de leurs études nous touche de si près, que nous avons peine à imposer silence au frémissement de nos fibres. » (Fustel de Coulanges-1930)

Jean Pierre Renaud – Tous droits réservés – le 11 novembre 2007          

Le ça colonial ! L’inconscient collectif ! Supercherie coloniale, chapitre 9

Comme annoncé dans ma chronique sur « Le fer à repasser colonial ou postcolonial », le lecteur trouvera ci-après le texte intégral du chapitre 9 que j’avais publié dans le livre « Supercherie coloniale »

Chapitre 9

Le ça colonial ! L’inconscient collectif !

Freud au cœur de l’histoire coloniale

Avec l’Algérie, l’Alpha et l’Omega de la même histoire coloniale !

            Il est tout à fait étrange de voir des historiens, normalement adeptes du doute, de la méthode scientifique de reconnaissance des faits, des dates, des preuves, s’adonner, ou s’abandonner aux délices, ou aux délires, de l’inconscient, le ça du célèbre docteur Freud.

            Car les chiens de l’inconscient ont été lâchés dans l’histoire coloniale !

            Nous sommes arrivés presque au terme de l’analyse et de la contestation du discours de ce collectif de chercheurs et nous espérons que le lecteur aura eu le courage d’en suivre les péripéties au fil des chapitres qui avaient l’ambition d’examiner, un par un, les grands supports d’une culture coloniale posée comme postulat, et d’apprécier le bien fondé de la démonstration historique qui leur était proposée. Au risque d’avoir très souvent éprouvé une grande perplexité devant le flot des mots, des approximations, et des sentences historiques

            Notre conclusion est que cette démonstration n’a pas été faite, et reste éventuellement à faire. Ce n’est pas en invoquant à tout bout de champ le refoulement, les stéréotypes, l’imaginaire et l’inconscient collectif, les imprégnations, les schèmes, les fantasmes, les traces et les réminiscences, et bien sûr l’impensé, que leur discours trouve un véritable fondement scientifique.

            L’inconscient collectif est incontestablement un concept à la mode, avec d’autant plus de succès que personne ne sait exactement ce que c’est !

            Il est vrai qu’au Colloque de janvier 1993, sur le thème Images et Colonies, l’historienne Coquery-Vidrovitch avait fait une communication intitulée Apogée et crise coloniales et fait remarquer que pour des raisons personnelles, elle n’avait pas eu envie de venir à ce colloque, indiquant : « Pour comprendre un réflexe de ce type, il faut faire la psychanalyse de l’historien » (C/30).

Confidence d’une historienne confirmée confrontée par son passé à ce type de question.

            Nous proposons donc au lecteur de faire un voyage initiatique dans le labyrinthe du nouveau Minotaure colonialen quête d’un des dieux de l’Olympe ou de Delphes, d’un papa Lemba du culte Vaudou, ou encore d’une nouvelle pierre philosophale de l’histoire, qui va transformer l’inconscient collectif en histoire. Et pour ce faire, et pour doper sa quête de l’inconscient colonial, qu’il n’hésite donc pas à faire appel aux racines hallucinatoires de l’iboga gabonaise.

            Ou encore à s’immerger dans le grand secret des familles coloniales, théorie psychologique et psychanalytique à la mode, puisqu’au même colloque, un historien distingué n’a pas hésité à appeler la génétique à l’aide de sa démonstration.

            On voit déjà que certains historiens, chevronnés et réputés, avaient ouvert une belle boite de Pandore au profit de jeunes chercheurs, sans doute émoustillés par la nouveauté, comme par du champagne, et à l’affût de trésors éditoriaux.

            Le discours du collectif de chercheurs sur le ça colonial.

            L’ensemble des livres rédigés par le collectif de chercheurs fait constamment appel à l’inconscient.

            Dans le livre Culture coloniale, et dès l’introduction, les auteurs écrivent : « comment les Français sont devenus coloniaux sans même le vouloir, sans même le savoir, sans même l’anticiper. Non pas coloniaux au sens d’acteurs de la colonisation ou de fervents soutiens du colonialisme, mais coloniaux au sens identitaire, culturel et charnel. »(CC/8)

            « L’école républicaine joue ainsi un rôle majeur en ancrant profondément dans les consciences la certitude de la supériorité du système colonial français… le bain colonial… »(CC/13)

            « Une culture au sens d’une imprégnation populaire et large. …une culture invisible. » (CC/15,16)

            « La colonisation « outre-mer » n’est donc pas en rupture avec le passé, elle s’inscrit au contraire dans un continuum consubstantiel à la construction de la nation française, puis par héritage, à la république. « (CC/25,26)

            Après la fameuse et grande exposition de 1931 :

             « La France semble s’être imprégnée alors en profondeur de l’idée coloniale et de cette puissance retrouvée grâce à l’empire » (CC/36)

            Le lecteur aura pu se rendre compte, notamment dans le chapitre consacré aux expositions coloniales, de la réalité de cette imprégnation, partie rapidement en fumée.

            « Les conquêtes coloniales sont un des ciments de la société française en ce sens qu’elles renforcent, légitiment et alimentent le régime dans sa dynamique interne. »(CC/39)

            « Une culture coloniale encore rémanente plus de quarante après les indépendances dans la France du XXIème siècle. » (CC/91)

            « Le discours fut véhiculé par des médias touchant des millions d’individus, permettant de répandre et d’enraciner le mythe d’une colonisation « bienfaisante et bienfaitrice » et surtout légitime, dans l’inconscient collectif. » (CC/143)

            « Dans le cadre d’une société française totalement imbibée de schèmes coloniaux. »(CC/160)

            Le livre suivant, Culture impériale (1931-1961), développe le même type d’explication.

            « Pour la grande majorité des Français de cette fin des années 1950, imbibés consciemment ou pas de culture impériale, le domaine colonial est effectivement une utopie parfaite. » (CI/26)

            Alors que nous avons vu qu’il en était très différemment dans le résultat des sondages d’opinion publique.

            « Ces éléments marquent sans aucun doute l’importance qu’a prise peu à peu l’Empire dans les consciences tout autant que dans l’inconscient français. » (CI/54)

            Sa force réelle (la propagande) réside alors dans la constitution véritable d’une culture impériale sans que les français en soient forcément pleinement conscients. C’est tout le succès de la propagande coloniale au cours de ces années qui parvient à banaliser le thème colonial. C’est bien le concept de colonisation « modérée » qui fut ancré par ce biais dans les esprits. (CI/57)

            Et pour couronner le tout des citations, et à propos des effets du scoutisme sur l’inconscient colonial des Français :

            « L’étude de ces deux médiations  singulières (qu’ont été l’école et l’action extrascolaire) permet, d’une part, de rendre compte de la complexité et de la profondeur de l’éducation à la chose coloniale à laquelle a été soumise la jeunesse durant l’entre-deux guerres ; d’autre part, d’approfondir la compréhension du jeu subtil qui s’instaure entre l’ordre de la transmission raisonnée des connaissances (dans l’institution scolaire), et celui de l’incorporation inconsciente des valeurs –(au sein des mouvements de jeunesse issus du scoutisme). »(CI/93,94)

            Cher lecteur, pour rien au monde, je n’aurais voulu vous priver de cette belle citation ! Car elle valait le détour littéraire ! Elle mériterait de figurer dans un livre des records de bêtise intellectuelle !

            Le livre La République coloniale s’inscrit dans la même démarche de pensée :

« Il existerait un impensé dans la République (RC/III). Notre rapport à l’Autre serait travaillé par le colonial (RC/21)

            « Nous avons donc choisi de revenir à l’héritage, de comprendre comment se construit la généalogie moderne de la république, et comment cette généalogie lie en profondeur lie l’héritage républicain à la dimension coloniale. » (RC/40)

            « Ces éléments nous conduisent à établir une généalogie républicaine de l’intrication national/colonial. »(RC/103)

            « La France s’est imprégnée en profondeur de l’idée coloniale (RC/108)…Lorsque l’on veut comprendre la profondeur de l’imprégnation sociale du colonial en France. » (RC/117)

            « Long serait le florilège de ce qui, dans les discours, poursuit de façon souterraine des régimes d’énonciation structurés durant la période coloniale. »(RC/144)

            « Car la France continue de se voir à travers l’impensé colonial. » (RC/150)

            « L’omniprésence souterraine de ce passé. »(RC/160)

            Alors un bon conseil : chers historiens ! Il vous faut aller consulter les psy !

            Le livre suivant, La Fracture coloniale, ne fait pas non plus dans le détail à ce sujet.

            Dans l’introduction, signée Bancel, Blanchard, Lemaire, les trois animateurs du collectif de chercheurs que nous incriminons, ils écrivent :

            « Une littérature récente a d’ailleurs montré que la colonisation a imprégné en profondeur les sociétés des métropoles colonisatrices, à la fois dans la culture populaire et savant (ce que l’on nommera ici une culture coloniale), dans les discours et la culture politique, le droit ou les formes de gouvernance. Il est par ailleurs légitime d’excéder les chronologies politiques qui rythment notre appréhension de la période coloniale : il serait trop simple de croire que les effets de la colonisation ont pu être abolis en 1962, après la fin de la guerre d’Algérie marquant celle de l’Empire français. Dans tous les domaines que l’on vient d’évoquer – représentations de l’Autre, culture politique, relations intercommunautaires, relations internationales, politique d’immigration, imaginaire …- ces effets se font toujours sentir aujourd’hui. » (FC/13,14)

            Le problème est que les trois auteurs renvoient dans la note 15, évidemment à leurs livres, c’est-à-dire ceux qui ont fait l’objet de notre analyse critique.

            Comment appeler en bonne logique ce type de raisonnement, sinon un cercle vicieux. ?

            Plus loin, les historiens Bancel et Blanchard écrivent :

            « Incontestablement, la République a contribué à forger politiquement les archétypes relatifs aux populations coloniales, en légitimant sur la longue durée leur subordination – le Code de l’indigénat étant la plus évidente expression de cette domination légalisée sous cette forme à partir de 1881 –selon un principe originellement racial, jusqu’à inventer culturellement l’ « homme/non homme » et le « citoyen/non citoyen » qu’est l’indigène. (FC/41)

            Est-ce que ces deux historiens croient et peuvent apporter la preuve historique que les Français, mis à part quelques spécialistes et une minorité de Français expatriés, aient jamais connu l’existence  du fameux code ?

            Mais le pire est encore à venir, lorsqu’on lit que « la mesure des discriminations et des vexations qu’ils subissent se trouve dans leur corps, que les réminiscences restent palpables, et que le déni du droit et les discriminations qu’ils subissent comme la persistance d’une figure de l’indigène logée dans leur corps. » (FC/200)

            Une histoire donc en mal d’exorcisme ou de recette fétichiste capable de faire sortir du corps le mauvais esprit !

            Le même auteur, sociologue, n’hésite pas à écrire que les femmes indigènes ont eu à subir une double oppression qui ne fut jamais dénoncée, et que l’érotisation et la prédation sexuelle accompagnèrent toute l’histoire coloniale, en ce qui concerne les deux sexes pour faire bonne mesure. (FC/202) Est-ce que cet auteur a jamais fréquenté des récits d’explorateurs, pas uniquement colonialistes, ou des analyses des sociétés et des cultures africaines rencontrées ?

            Je renverrais volontiers l’auteur à la réflexion du début, celle de l’historienne Coquery-Vidrovitch quant à l’opportunité, dans le cas présent, d’une psychanalyse, et à une invitation à mieux connaître la condition de la femme dans certaines cultures maghrébines ou africaines.

            Mais le pire est encore à venir dans un propos d’un jeune de banlieue, rapporté par un autre sociologue :

« Quand j’étais dans les couilles de mon père, j’entendais déjà ces mots. « (FC/215) C’est-à-dire les mots de République, citoyen ou intégration.

            Comme quoi, la généalogie coloniale fonctionne effectivement !

Les sources historiques du ça colonial

            Et pour cela, il nous faut revenir au fameux Colloque de janvier 1993 dont le thème était Images et ColoniesCe colloque savant a ouvert la boite de Pandore du ça colonial, ainsi que celle des envolées éditoriales que nous connaissons.

            Le ton est donné dès l’introduction aux Actes de ce colloque (Blanchard et Chatelier) :

            « Ce qui frappe, après un période de refoulement du passé colonial, c’est le retour ces dernières années à l’exotisme. » (C/11)

            « Mais surtout, il faut maintenant exploiter les images, non comme simple illustration de la période coloniale, mais bien comme une représentation. Car l’image est, comme il a été montré au cours du colloque, un élément important de la diffusion de l’idéologie coloniale en France au XXème siècle. Elle fut l’allié puissant du colonialisme…Aujourd’hui encore elle est présente, comme par exemple dans le numéro spécial de mars 1993 « Faut-il avoir peur des Noirs ? » de la revue Max…

            Ces représentations, véhiculées par une multitude de supports, se sont immiscées tant dans la vie quotidienne que dans la vie publique. Leurs influences nous semblent prépondérantes, puisque la grande majorité des Français n’a connu le fait colonial et le colonisé que par le prisme déformant de ces images. » (C/12)

            « Cette multiplication d’images coloniales et la variété de leurs supports, évoquent un véritable bain colonial. » (C/14)

            « Il semble que ces images soient devenues des « réalités » pour une majorité de Français, qui ne se doutent pas de leur véracité. » (C/15)

            La synthèse de la partie Mythes, Réalités et Discours, reprend brièvement les évocations et invocations d’un inconscient auxquelles se sont livrés quelques uns des hommes et femmes de science participant à ce colloque.

            Tout d’abord celle déjà citée de l’historienne Coquery-Vidrovitch. Dans sa communication Apogée et crise coloniale, elle déclare :

            « C’est d’ailleurs pourquoi je ne présenterai pas d’images. Comment s’est constituée cette collection d’images, souvent très belles, qui n’en sont pas moins des stéréotypes qui ont marqué de leurs préjugés l’imaginaire français ? » (C/27)

            A propos de l’exposition de 1931 :

            « Il s’agit de la naissance volontaire et inconsciente mais définitive de stéréotypes coloniaux qui sont construits et systématisés. » (C/29)

            Et d’évoquer le rôle du Petit Lavisse et d’écrire : « Cette iconographie a eu la vie longue, et combien d’adultes d’aujourd’hui la portent-ils encore en eux. » (C/30)

            Est-ce qu’à part son cas personnel, l’historienne a apporté la moindre preuve de ce propos ? Non ! Alors que cette historienne s’est illustrée, tout au long de sa carrière, par des travaux historiques très sérieux, en apportant une contribution importante à l’historiographie coloniale française.

            « Auraient-elles disparu d’ailleurs, les images n’en demeurent pas moins dans les esprits qu’elles ont contribué à façonner. » (C/31)

            « Les images vont nous apprendre énormément sur l’idéologie coloniale française, mais peut être plus encore sur l’image que nous portons, consciemment ou inconsciemment, en nous. »

            L’historienne Rey-Goldzeiger, (Aux origines de la guerre d’Algérie-2002 – Le Royaume Arabe- Politique algérienne de Napoléon III-1977) écrivait :

            « A partir de 1918 l’image du Maghrébin et du pays se modifie et va définitivement amener les stéréotypes maghrébins dans le conscient et plus grave, dans l’inconscient collectif. Pourquoi et comment ? » (C/37)

            Et dans le passage l’Impact de l’image, l’historienne de noter que :

             « L’étude en est beaucoup plus difficile et demande une recherche méthodologique nouvelle. Car la perception ne suffit pas pour faire entrer l’image dans le champ du conscient et de l’inconscient de ceux à qui elle est destinée. »

            Et de philosopher sur le déroulement du temps à propos de l’intrusion de plus en plus prégnante de l’image dans le domaine idéologique :

            « Les événements vont vite dans le temps court cher à Braudel, la conscience est plus lente et se situe dans le temps moyen ; quant à l’inconscient, il suit le temps long. Entre ces trois temps, il y a décalages. »(C/38)

            Les temps longs de l’histoire relèvent-ils du domaine de l’inconscient ? Est-ce qu’il ne faut pas manifester une certaine inconscience pour énoncer ce type de propositions ? S’agit-il d’histoire, de littérature, de psychologie, de psychanalyse, ou encore de philosophie ?

            Et de rattacher ses réflexions à la guerre d’Algérie, et à la difficulté que la France a rencontrée pour aboutir à une paix négociée en raison d’un décalage : « Question de décalage de temps ! »(C/38)

            Ou tout simplement en raison du décalage qui a toujours existé entre les ambitions de la France officielle, celle des pouvoirs établis, obnubilés de grandeur, toujours la grandeur, et toujours l’aveuglement, et celles du peuple français.

            Et plus loin : « Aussi l’image se fait vie et va alimenter jusqu’à l’inconscient qui s’appuie sur une symbolique de virilité, de chasse, et d’érotisme. »(C/39)

            « En quelques années, la conscience française, ainsi préparée est capable de percevoir l’image de la colonisation française, miracle qui a créé le Maghreb et le Maghrébin, d’intégrer à sa conscience la notion de supériorité de la civilisation française qui fait le bonheur des autres, de faire passer dans l’inconscient toute la puissance des mythes, qui bloque les actions rationnelles pour donner l’avantage à la passion. » (C/40)

            J’avoue que je n’avais jamais trouvé, jusque là, une explication du drame algérien par le rôle de l’inconscient colonial. Et d’expérience concrète de la guerre d’Algérie, j’ai souvent rencontré des soldats du contingent qui répugnaient, en toute conscience, à faire la guerre que la France officielle, celle des pouvoirs constitués légitimes, leur faisait faire, et qui n’était ni la leur, ni en définitive celle du peuple français. A l’expérience de leur épreuve, l’Algérie française n’était qu’un mythe, le contraire de celui que diffusait la propagande, mais malheureusement, il y vivait plus d’un million de Français.

            Continuons l’inventaire avec la communication de l’historien Meynier.

            Le titre de sa contribution a le mérite de la clarté en affichant : Volonté de propagande ou inconscient affiché ? Images et imaginaires coloniaux français dans l’entre-deux-guerres

            L’historien établit un constat qui ne va pas dans le sens des analyses de notre collectif, comme nous l’avons déjà noté, mais il pose la question :

            « Compte tenu de ce constat et des images officielles propagées, comment réagissent les Français ? Quels sont les référents inconscients qui se trouvent à l’arrière-plan lorsque l’on évoque les colonies

            Imaginaire colonial et inconscient colonial

            Inconscient français et mythes coloniaux : salvation et sécurisation. » (C/45)

            L’auteur n’hésite pas à rapprocher le mythe de Jeanne d’Arc à celui de Lyautey, ce qui est plutôt très hardi.

            Et dans sa conclusion :

            « Le Centenaire de l’Algérie française et l’Exposition coloniale de Vincennes confortent les stéréotypes que le discours savant lui-même avalise et pérennise. Le drame est que ces images des colonies, répondant prioritairement à un inconscient français prioritairement hexagonal, sont émises au moment même des prodromes de la « décolonisation ».

            Quoiqu’il en soit, l’imaginaire même de la France coloniale et impériale ramène d’abord au pré carré français et doit très peu au grand large. » (C/48)

            Alors cher lecteur, si on y trouve les concepts de stéréotypes, d’inconscient français et d’imaginaire, incursion scientifique plutôt surprenante de la part de l’historien, elle concerne beaucoup plus l’inconscient français, prioritairement hexagonal,  que l’inconscient colonial.

            Les conclusions de ce colloque étaient ambiguës, et ne pouvaient éviter de l’être, compte tenu de l’impasse faite sur les questions préalables de méthode, sur lesquelles nous reviendrons dans les conclusions.

            Il faut avancer dans la maîtrise de la méthodologie de lecture de l’image, qui est à la fois représentation figurative et forme de discours. D’une manière générale, peu d’historiens ont écrit sur les méthodes d’analyse et d’interprétation de l’image. Comme l’a montré Jean Devisse, il reste énormément à faire : ouvrir le chantier de la méthode mais également celui de la constitution d’un corpus. » (C/148)

            On peut effectivement se poser la question de la validité scientifique du corpus, car nous avons vu que son élaboration souffrait d’une grave carence d’évaluation quantitative  et qualitative, mais aussi de la capacité de la discipline historique à interpréter une image historique, sans faire appel au sémiologue.

            Ce qui n’empêcha pas les auteurs de la conclusion d’écrire :

            « La réflexion entamée  par ce colloque a soulevé davantage de questions qu’elle n’a apporté de réponses. Elle doit donc se poursuivre par un débat international dont l’objectif n’est rien moins que, aussi bien dans l’Europe colonisatrice que dans ses anciennes colonies, la déconstruction d’un imaginaire que ces images, pendant des décennies, ont contribué à édifier. « (C/148)

            Il faut donc tout à la fois, ouvrir le chantier de la méthode, mais aussi chercher à déconstruire l’imaginaire édifié pendant des décennies !

            Tout cela est-il bien sérieux ?

            Le collectif de chercheurs dont nous avons dénoncé le discours s’est engouffré dans les voies obscures de l’inconscient collectif encensé par des historiens confirmés et aussi dans celles d’une célébrité médiatique provisoire.

            Il est tout de même difficile de fonder une interprétation de notre histoire coloniale, pour le passé et pour le présent de la France, sur le fameux ça, avec en arrière-plan l’obsession permanente de l’Algérie.

            Comment laisser croire aux Français qu’ils sont imbibés de culture coloniale, alors qu’elle leur a été étrangère, même au temps béni des colonies ?

                        L’analyse critique

            Je me demande s’il ne faut pas parler de constat plutôt que d’analyse, à partir du moment où l’objet de la connaissance historique se dérobe, pour se réfugier dans un inconscient jamais défini, et sans doute indéfinissable.

            Des historiens s’intéressent donc à l’imaginaire, pourquoi pas ?

            L’inconscient collectif du docteur Jung ? Pourquoi pas ? Alors que le docteur Jung avait déjà bien du mal à définir ce nouveau concept, structures héritées du cerveau, mais plus en termes de capacité à penser, à réagir, qu’en termes de transmission elle-même d’images, de stéréotypes, mais je ne veux pas m’avancer plus loin sur ce terrain des spécialistes qui ne sont d’ailleurs pas d’accord entre eux.

            Lorsque les historiens invoquent l’inconscient collectif, les stéréotypes, les archétypes, il conviendrait qu’ils définissent ces termes, leur contenu, leur champ d’application, et qu’ils nous expliquent par quel processus de pensée et de raisonnement ils sont arrivés à cette conclusion, ce qui n’est pas le cas.

             Il conviendrait de l’explorer et le définir avec un minimum de prudence scientifique, et avec une méthode éprouvée, qui ne parait pas avoir été trouvée.

.

            Les travaux effectués par l’historien Ageron sur les sondages de l’opinion publique montrent incontestablement la voie à ce sujet, et il ne suffit pas, pour énoncer un discours convaincant sur l’imaginaire colonial des Français d’adosser une réflexion historique sur une psyché personnelle, ou un inconscient individuel.

            Il est possible de nos jours, les outils de la connaissance existent, d’identifier et de dépeindre l’imaginaire moderne des Français. Encore faut-il s’en donner les moyens, et dépasser le stade artisanal de l’étude de Toulouse ! On serait peut-être surpris par les résultats d’une étude scientifique sérieuse.

            Quant à l’imaginaire du passé, celui postérieur à la première guerre mondiale de 1914-1918, ou à la deuxième guerre mondiale, qui peut avancer des hypothèses sérieuses ?

            Je fais partie d’une génération qui aurait été marquée par le Petit Lavisse, par la propagande coloniale de Vichy, puis par celle que le collectif de ces chercheurs qualifie d’impériale. J’ai eu beau creuser dans ma mémoire, je n’y rien trouvé de tout cela, mais j’avoue que je n’ai jamais été confessé sur un divan.

             Ma mémoire a été marquée par l’exode sur les routes, puis l’occupation allemande, et toute ma famille originaire de l’est a entretenu un imaginaire anti-allemand, avec la succession des guerres,  celle de 1870, la première guerre mondiale de 1914-1918, avec nos blessés et nos morts, puis la deuxième guerre mondiale, et dans la foulée, la guerre froide entre l’Est et l’Ouest, la menace de l’empire soviétique, à quelques marches de notre province. L’insurrection malgache de 1947 et la guerre d’Indochine appartenaient à une autre planète.

            Un imaginaire colonial réduit donc à sa plus simple expression, qui aurait explosé avec la guerre d’Algérie ? Mais est-ce qu’il est possible de réduire l’imaginaire colonial à l’Algérie ?

            Comment l’historien va-t-il procéder pour démêler tous ces imaginaires dans une chronologie déterminée, soupeser l’un et l’autre, souvent confondus, ou oubliés, tout en se gardant de tout regard anachronique, le plus grand danger de ce type d’exercice ?

            L’historien fera mieux que le psychanalyste de l’inconscient collectif ?

            Et pour que le lecteur comprenne bien notre propos, parce que ces chercheurs abritent leurs concepts sous l’ombrelle de la psychanalyse, il n’est pas superflu de rappeler quelques notions de la théorie freudienne sur le rêve et le fonctionnement de l’inconscient.

            L’inconscient, cette zone du cerveau toujours obscure- mais gît-elle vraiment dans le cerveau ?- serait à la racine de tous les phénomènes psychiques, l’inconscient des profondeurs psychiques, insondables, c’est-à-dire le ça, puis le moi avec son monde extérieur, et enfin le surmoi social. Le ça n’est jamais très loin de la libido, de la sexualité, une des clés centrales de la théorie de Freud, avec son refoulement, cause de toutes sortes de traumatisme psychique.

            Comme nous avons eu l’occasion de le constater, à la lecture de certains travaux, sur les cartes postales ou les affiches,  on n’est jamais loin de cette fameuse libido.

            Le ça est inaccessible à la conscience, et il n’est possible de le voir qu’à travers le rêve ou de symptômes, le rêve étant la voie royale d’accès à l’inconscient.

            On peut donc imaginer la difficulté que peut rencontrer un historien pour explorer l’inconscient collectif du peuple français, alors que le psychanalyste est déjà obligé de ruser avec la psyché individuelle pour apercevoir des lueurs du ça individuel, à travers les rêves.   Existerait-il des rêves coloniaux, des actes manqués, susceptibles d’être auscultés et interprétés ? Que le collectif de nos chercheurs aurait omis de nous décrire ?

            Le ça est le plus souvent une zone obscure et on ne risque pas grand-chose à mettre les historiens au défi de nous décrypter nos rêves coloniaux, s’il en existe ? A quelle catégorie de rêves faudra-t-il les rattacher ? Celles du chapeau, symbole de l’homme, ou de la castration ? Celles de l’escalier, ou de Bismarck ? Ou enfin celle du rêve absurde ?

            Ou de celles, toutes nouvelles, issues de leur créativité fantasmatique, de la fatma mauresque dévoilée ou du cannibale blanc enfin démasqué ?

            Alors, et compte tenu de tous les aléas rencontrés par l’interprétation psychanalytique, déjà considérables pour l’analyse individuelle, comment est-il possible d’avancer des explications historiques relevant de l’impensé, de l’inconscient, du refoulement ?

            Non, ce n’est tout simplement pas sérieux !

            Nous avons choisi pour titre La supercherie coloniale, mais Le rêve colonial aurait été aussi un bon titre. Il aurait fait l’affaire. Pourquoi ne pas proposer à ce collectif de chercheurs de se livrer à des exercices individuels et collectifs d’interprétation psychanalytique de leurs rêves coloniaux ?

            En ce qui nous concerne, nous renonçons à cette ambition impossible, puisqu’il  conviendrait aussi d’explorer l’inconscient de nos parents et de nos grands parents, morts.

            S’agit-il du racisme actuel des Français, réel ou supposé, de la domination coloniale française passée, ou tout simplement de la fameuse libido ? L’importance accordée aux cartes postales des mauresques nues, au thème de l’érotisme colonial, pourrait le laisser croire.

             Il n’est qu’à consulter les quelques pages que l’Illusion Coloniale consacre aux femmes pour s’en convaincre (IL/128 et suivantes), en concentrant l’attention sur la nudité, les Mauresques, mais en ignorant tout de la nudité noire, fréquente dans beaucoup de sociétés africaines des 19ème et 20ème siècles, en même temps que de sa condition habillée, et beaucoup plus mélangée entre le nu et l’habillé à Madagascar et en Indochine. Dans ces deux pays, les situations  étaient géographiquement inversées, nudité sur le côtes et vêtement sur les plateaux dans la grande île, et nudité dans les hautes terres et vêtement dans les plaines en Indochine.

            Pour illustrer le propos, on n’hésite d’ailleurs pas à joindre, de façon tout à fait anachronique, une affiche d’un film américain daté de 1953 !

            Inconscient collectif des Français aux différentes époques coloniales ou inconscient collectif des Français des années 2000 ? Inconscient des peuples anciennement colonisés ou inconscient des descendants des mêmes peuples dans leur pays ou en métropole ?

            Ou plus simplement inconscient caché de ces chercheurs ?

            Tout cela est on ne peut plus embrouillé, et à cet égard la fameuse enquête de Toulouse entretient la plus grande confusion, car ses auteurs ont déclaré eux-mêmes que l’Algérie en était ressortie comme un de ses thèmes obsessionnels. Alors que la guerre d’Algérie se situe dans la période de décolonisation.

            Depuis le Colloque de janvier 1993, au cours duquel le ça colonial a fait une très étrange apparition, les chercheurs n’ont pas beaucoup progressé, sinon pas du tout, dans l’élucidation du ça colonial, ou du ça de l’Algérie, ou du ça de la France.

            Alors faudra-t-il recourir au ministère du prêtre exorciste pour faire sortir le diable colonial de notre corps, ou aux services de sorciers fétichistes pour extraire les mauvais esprits du colonialisme de notre corps et de notre tête ?

            Le ça comme fétiche ?

            Je conclurais volontiers ce chapitre en rappelant que l’historien Ki-Zerbo reprochait au grand historien colonial que fut Henri Brunschwig d’être un fétichiste de l’écriture, par opposition à la tradition orale. Cette nouvelle école de chercheurs a abandonné les rives de l’écriture ou de la tradition orale, pour nous proposer celles du fétichisme de l’inconscient, le ça colonial.

            Avec l’excuse de s’être fait ouvrir la porte de l’inconscient collectif colonial au Colloque de 1993 par l’entremise d’historiens reconnus pour le sérieux de leurs travaux.

Jean Pierre Renaud – Tous droits réservés

Chapitre tiré de mon livre « Supercherie coloniale » (2008)

« Le fer à repasser » postcolonial ? Pourquoi pas?

Les mystères de l’histoire postcoloniale : « Le fer à repasser ou « l’inconscient collectif » colonial, dans le journal la Croix du 22 décembre 2015

            Au cours des années passées, j’avais constaté, avec une certaine curiosité et surprise, que des historiennes, tout à la fois coloniales et postcoloniales, plutôt connues dans leur monde savant, proposaient à leurs lecteurs de découvrir qu’une des clés de la compréhension d’une histoire coloniale, qui intéressait peu de monde, était l’existence d’un « inconscient collectif », colonial, qui logeait clandestinement dans les profondeurs de la conscience des Français et des Françaises.

           Dans  les livres qu’ils ont publiés, les chercheurs du collectif Blanchard ont, également, et à maintes occasions, fait appel à cet « outil » historique de nature magique pour convaincre le lecteur que la France, tout au long de la période coloniale, a été imprégnée, sans en avoir conscience, de l’idéologie coloniale, une véritable immersion dans le fameux « bain colonial ».

            Pourquoi ne pas rapprocher ce « bain colonial » du bain des reines de Madagascar, le fandroana, à l’issue duquel le bon peuple de la Grande Ile, était aspergé par l’eau lustrale de ce bain royal ?

            Il est superflu de rappeler aussi que l’historien Stora s’inscrit dans ce courant de pensée de la psy-histoire.

        Je désespérais d’avoir un jour la divine surprise, pour ne pas dire magique,  c’est-à-dire la preuve que cet inconscient collectif existait bien. 

        Eureka ! La lecture d’un des billets d’Alain Rémond, publié dans le journal la Croix, du 22 décembre dernier, intitulé « Le fer à repasser » m’a évidemment rassuré, sauf à indiquer que son auteur ne m’a pas encore communiqué les références de sa source, si ce sondage a été effectivement effectué.

         Il conviendrait de citer en entier le contenu de ce billet spirituel, mais je me contenterai de quelques citations :

         « C’est un chiffre qui donne le vertige. 23,8% des Français redoutent d’avoir un fer à repasser à Noël, selon un sondage tout ce qu’il y a de plus sérieux…. D’où vient cette peur irrationnelle du fer à repasser à Noël, qui depuis des siècles et des siècles, traumatise l’inconscient collectif des Français ? La peur du fer à repasser à Noël durera-t-elle jusqu’à la fin des temps, comme quoi le ciel et la terre  passeront, le fer à repasser ne passera pas ? Je pose juste la question. »

         Grâce au fer à repasser, faux plis et mauvais plis coloniaux ou postcoloniaux, ont donc du souci à se faire !!!

         L’occasion m’est donc donnée de publier le chapitre 9 du livre « Supercherie coloniale », intitulé « Le ça colonial ! L’inconscient collectif !… », afin d’apporter ma modeste contribution à ce débat digne des théosophies les plus  obscures.

        Il s’agit du livre que j’ai pris la peine de publier moi-même en 2008, compte tenu, entre autres, du refus très poli d’un grand éditeur de la place, féru d’histoire, lequel, en toute conscience, s’interdisait de mêler sa voix à l’agitation historique ou mémorielle, au choix, qui agitait la petite planète des chercheurs postcoloniaux.

        Compte tenu du nombre des visites qui ont fréquenté mon blog en 2015, plus de 3.400, pourquoi ne pas ouvrir la nouvelle année par cette première publication, la deuxième (une réédition), étant consacrée à la « mémoire collective » tout aussi introuvable dans les sondages de toute nature et de tout acabit qui tombent chaque jour sur nos tables, comme les balles à Gravelotte.

        En ce qui concerne « la guerre des mémoires » qui ravagerait notre pays, et qui concerne avant tout l’Algérie, l’IFOP a effectué une enquête sur la mémoire de la guerre d’Algérie, commanditée à la fois par la Fondation Jean Jaurès et par le journal Le Monde.

              Comme je m’en suis expliqué sur ce blog, le 17 novembre 2014, il s’agit d’une enquête méritoire, une première sur le sujet peut-être, mais dont une partie de la méthodologie statistique prête sérieusement à discussion.

            Les résultats de cette enquête ont été publiés dans Le Monde du 31 octobre 2014, sous le titre

               « Les passions s’apaisent sur la guerre d’Algérie 

Soixante ans après le début du conflit, l’IFOP a sondé les Français pour « Le Monde » et la Fondation Jean Jaurès »

          Comment ne pas rappeler à tous ces chercheurs qui mettent en avant le concept de mémoire dans le domaine de l’histoire coloniale et postcoloniale, en tout cas, qu’ils seraient bien inspirés de faire des enquêtes de mémoire statistiquement sérieuses, plutôt que d’avancer des théories sans preuves ?

           C’est une demande que j’ai souvent formulée, mais sans succès, et lorsqu’une enquête mémorielle a enfin été effectuée, comme celle relatée plus haut, son ambition portait sur la mémoire algérienne chère à Monsieur Stora et non à la mémoire coloniale dans son ensemble.

         La deuxième publication aura donc pour titre « La guerre des mémoires », un article que j’ai publié le 11 novembre 2007 sur le blog « Etudes coloniales »

       L’ancien directeur des journaux Le Monde et La Croix, Monsieur Frappat, vient de publier un article intitulé « Souvenirs longue portée » à la gloire de la thèse idéologico-mémo-historique que défend Monsieur Stora sur la ou les mémoires coloniales.

           Seul problème, mais de taille, il s’agit d’une thèse idéologique sans évaluation statistique, sans enquête mémorielle sérieuse, une thèse qui fait appel à toute une panoplie d’outils qui manquent incontestablement de pertinence scientifique.

         Je l’ai fait savoir par courrier au très honorable Monsieur Frappat.

         Au cours des prochaines semaines, je me propose donc de publier aussi  une lettre adressée aux Psy, docteurs en histoire coloniale ou post coloniale, une interprétation libre de la BD Bidu-Cauvin publiée dans Spirou et intitulée :

« Dites- moi tout »

Jean Pierre Renaud

« Français et Africains ? » frederick Cooper Epilogue

« Français et Africains ? »

Frederick Cooper

Epilogue

            Les lecteurs qui ont eu le courage de lire le livre très fouillé de Frederick Cooper, ou mon analyse critique de la thèse qu’il défend sur la décolonisation de l’Afrique noire, ont peut-être eu l’impression d’être submergés par un débat qu’on a plutôt l’habitude de trouver dans des enceintes universitaires, avec des enjeux de droit public, de droit constitutionnel, de droit international propres à nourrir de belles joutes politico-juridiques.

            A lire le texte Cooper, le lecteur a pu aussi en tirer la conclusion que les débats qui ont animé la décolonisation sont restés dans un monde d’abstractions, même si ces abstractions pouvaient trop souvent cacher des intérêts très concrets.Premier détour de pensée avec une interprétation stratégique de la décolonisation : une propension naturelle à la décolonisation

         Pourquoi tout d’abord ne pas passer cette thèse savante au crible des grands concepts de la stratégie, tels que la position, la disposition, la situation, la propension des choses, tels que définis par Sun Tzu ou par Clausewitz, en éclairant ce type d’analyse par la lecture moderne des livres du sinologue François Jullien sur le même type de sujet, notamment le « Traité de l’efficacité » ?

         Dans le cas de la décolonisation, en faisant appel à la fois à des concepts stratégiques ou à des concepts chinois tels que « Le cours spontané des choses » (p,116), ou « L’eau est ce qui se rapproche le plus de la voie » (p,201), tout incline à penser que l’évolution historique des relations entre la France et l’Afrique noire ne pouvait guère être différente de ce qu’elle a été.

        Il existait une propension des choses à la décolonisation telle qu’elle s’est déroulée.

        Cette interprétation a déjà été esquissée dans ma lecture critique.Deuxième détour avec le « cours des choses », ou la « voie » réelle

            Concrètement, ce type de débat ne pouvait traduire les réalités du moment, l’état des relations humaines existant, sur le terrain, à tel ou tel moment, entre les Français et les Africains, en résumé, les situations coloniales de l’Afrique de l’ouest et de la métropole, pour ne pas parler de l’Algérie, des protectorats et autres colonies.

            Il s’est agi de palabres interminables tenus dans les hautes sphères des pouvoirs, incompréhensibles, aussi bien en France qu’en Afrique noire, pour l’immense majorité de leurs habitants.

            Dans les années 1950, la Maison de la France d’Outre- Mer,  à la Cité Internationale universitaire du boulevard Jourdan, accueillait la fine fleur des nouvelles élites africaines venues faire leurs études à Paris.

            Nombreux ont été les témoins, pour ne pas dire les spectateurs, qui ont pu assister à des assemblées générales successives, interminables, et houleuses, très politisées, au cours desquelles des étudiants africains se livraient à des joutes oratoires effrénées et passionnées.

       A tour de rôle, les orateurs stigmatisaient le colonialisme et encensaient le marxisme-léninisme ou le maoïsme. On sait ce qu’il en est advenu dans la plupart des anciennes colonies, une fois venus au pouvoir la plupart de ces étudiants.

       Pour ne citer qu’un exemple de rédemption coloniale, l’histoire malgache a connu un amiral rouge qui a tenté de faire une expérience de développement maoïste à la chinoise, une entreprise sans aucun lendemain.

      Le même dirigeant « révolutionnaire » coule encore des jours heureux dans une grande ville de la vieille Europe.

       Pour reprendre une expression à mon avis malheureuse que semble affectionner Mme Coquery-Vidrovitch, « history from below » (p,17),  « histoire vue d’en bas » (p,35), « vue par le bas » (p, 41), pour ne citer que quelques-unes des expressions tirées de son petit livre sur « Les enjeux politiques de l’histoire coloniale », je dirais volontiers que le livre de Frederick Cooper est le fruit d’une histoire d’en haut, une histoire des idées des grands lettrés de l’époque, aussi bien pour les Français que pour les Africains, ce que l’intéressé ne nie d’ailleurs pas.

         Dans un livre très intéressant, « La fin des terroirs », Eugen Weber proposait le même type de critique historique à l’encontre de la plupart des historiens qui ont étudié la France de la fin du dix-neuvième siècle, plus tournés vers le monde des villes, pour ne pas dire d’abord Paris, celui des minorités lettrées, que vers celui des campagnes encore arriérées de France.

      Dans la préface de ce dernier livre, Mona Ozouf note : 

        « … comment par exemple, un livre aussi informé que celui d’Antoine Prost sur l’enseignement, se demande- t-il, a-t- il pu faire l’impasse sur les obstacles que les langues minoritaires opposaient, sous la III° République encore, à l’alphabétisation de la France. » (p,V)

        Ce n’est qu’à la fin du dix-neuvième siècle, notamment grâce à l’école publique, puis avec la première guerre mondiale, que la France vit naître une certaine unité nationale.

       Dans un de leurs livres, « Culture coloniale », les chercheurs de l’école Blanchard ont eu l’impudence scientifique d’intituler une partie de leur ouvrage, tout approximatif : « 1 Imprégnation d’une culture (1871-1914) », un titre que leurs auteurs seraient bien en peine de justifier par une exploitation sérieuse des sources historiques de l’époque.

            En deçà ou au-delà, de ces très savantes palabres, comment parler des belles histoires de relations humaines qui ont existé entre Africains et Français tout au long de la période coloniale, car comme l’écrivait Hampâté Bâ, tout ne fut pas que blanc ou que noir dans cette histoire commune ?

            De belles histoires humaines dans les villes ou dans la brousse, très souvent, dans les commandements des cercles (les préfectures), dans l’armée, dans les écoles, dans les missions, dans les entreprises, dans les hôpitaux, les dispensaires, aussi bien dans la brousse que dans les nouvelles cités, etc …,

            Il faut avoir lu beaucoup de récits d’officiers, d’administrateurs de la première phase de l’exploration et de la conquête, ceux par exemple de Binger juché sur son bœuf pour traverser une Afrique occidentale encore à peine ouverte sur le monde extérieur, de Péroz sur le Niger dans l’empire de Samory ou dans le delta du Tonkin au contact de ses habitants, de Baratier lors de son expédition vers Fachoda, pour comprendre ce que fut cette histoire à hauteur d’homme et la qualité des relations humaines qui furent alors nouées.

            Au cours de la période de colonisation elle-même, les exemples de ces relations humaines furent innombrables.

            Pour reprendre un des mots préférés de Frederick Cooper, il existait à la base, de très multiples « connexions » humaines, de vraies relations d’affection entre êtres humains, et aussi, pourquoi ne pas le dire, de belles histoires d’amour.

            Je conclurais volontiers en écrivant que c’est l’existence de ce tissu très dense de bonnes relations humaines qui explique plus que tout le dénouement pacifique de ces relations coloniales avec l’Afrique de l’ouest, à l’exception du Cameroun, et de Madagascar, si on rattache cette grande île à l’Afrique.

            Comment expliquer autrement que les affreux commandants de cercle et chefs de subdivision, tous également colonialistes, bien sûr, aient pu survivre dans la brousse, même la nuit, dans des résidences grandes ouvertes, seulement protégés,  à quelque distance,  par un gendarme ou quelques gardes-cercles ?

            En ultime conclusion, il est effectivement possible de se poser une des questions que Frederick Cooper soulève dans son avant-propos :

       « Les lecteurs constateront peut-être également un certain « sénégalo-centrisme » (p,11), j’ajouterais, effectivement et sûrement, en même temps qu’un vrai penchant pour une histoire d’en haut, comme l’auteur en fait mention dans son avant-propos, à la page 10 :

      « Ce livre est une étude des élites politiques, des acteurs français et africains se confrontant mutuellement et tentant de mobiliser des partisans dans un contexte où les travailleurs, les agriculteurs et les étudiants, hommes et femmes votaient en nombres sans cesse croissants écrivaient des articles dans la presse africaine, et organisaient des meetings et des manifestations qui contestaient la nature du pouvoir politique. »

       Nous avons proposé aux lecteurs toute une panoplie de sources historiques qui relativisent beaucoup le propos.

       Dans quelle catégorie d’histoire classer le livre de Frederick Cooper ?

       L’auteur écrivait dans son avant-propos :

      « Ceci est un livre sur la politique, en un double sens. Premièrement, c’est un livre sur la politique en tant qu’art des individus et des organisations à amener les gens à faire des choses qu’ils ne voulaient pas, un livre qui montre comment l’entrée de gens différents dans le débat politique changea le cadre dans lequel la politique se déroulait. » (p,9)

          A lire cet ouvrage, il parait difficile d’y voir des gens « faire des choses qu’ils ne voulaient pas » et changer « le cadre dans lequel la politique se déroulait », alors que les situations coloniales, leurs acteurs de l’époque, et que le scénario de la décolonisation suivait imperturbablement son « cours ».

        Une lecture des faits et des idées ? Un essai historique d’interprétation des diplomaties constitutionnelles ? Une interprétation, ou même une exégèse, d’une histoire des relations internationales qui aurait pu tourner autrement ? En faisant l’impasse sur le contexte historique de l’époque, « d’en haut », et d’ « en  bas » ? Avec en plus, cet aveu de « sénagalocentrisme »

       Sommes-nous encore dans l’histoire ? Ou dans l’exégèse politique ?Troisième détour par les « voies » postcoloniales

       Pourquoi ne pas saisir en effet cette occasion pour s’interroger sur la pertinence scientifique et historique de certains discours postcoloniaux ?

      En ma qualité de chercheur historien, libre de toute allégeance, en tout cas, je m’y efforce, j’éprouve presque plus que de la réserve à l’endroit d’une certaine histoire postcoloniale tout à la fois idéologique, anachronique, et  donc non pertinente.

        Que les lecteurs ne se méprennent pas sur le sens de ma lecture critique ! Il ne s’agit pas de ranger la thèse très étoffée et très documentée de Frederick Cooper dans la catégorie de quelques-uns des livres qui sont proposés dans l’histoire postcoloniale, lesquels souffrent soit d’insuffisance ou même d’absence de sources solides, soit d’anachronisme, soit de préjugé idéologique, soit enfin de pertinence scientifique, par défaut d’évaluation des faits analysés, de leurs effets sur l’opinion  publique, ou encore des grandeurs financières ou économiques analysées.

         Donc, ni clés marxistes à découvrir dans ce type de thèse, ni clés d’idéologie humanitariste, d’autoflagellation nationale, laquelle aurait pris la place du marxisme !

        Comment qualifier autrement que d’histoire postcoloniale approximative, celle de l’équipe Blanchard and Co, à partir du moment où les recherches affichées n’accréditent pas un discours effectivement fondé sur des sources statistiques éprouvées ? Comme le savent les sémiologues, il est possible de faire tout dire aux images, et encore plus les historiens, quand elles sont sorties de leur contexte historique, et en ignorant leurs effets sur l’opinion.

       Pourquoi ne pas citer aussi une histoire théoriquement solide, scientifiquement prouvée par un luxe de corrélations et d’outils mathématiques, telle que celle racontée par Mme Huillery, mais avec un manque de pertinence scientifique de certains de ces outils de corrélation, mâtiné d’un fort soupçon de recherche idéologique ? Un soupçon d’autant plus fort que sa thèse enjambe un « trou noir » statistique d’une trentaine d’années,  en gros entre les années 1960 et 1990.

          Il n’est pas vrai en effet, comme l’écrit l’auteure, que la France ait été le fardeau de l’Afrique Occidentale Française, pour reprendre une de ses expressions de langage idéologique, car tel était son but, pourquoi ne pas l’écrire ?

       L’historien d’origine indienne,  Sanjay Subrahmanyam, notait dans son dernier livre « Leçons indiennes » que les maisons d’édition américaines recherchaient des produits qui plaisent au marché, et il est possible de se demander s’il n’en est pas de même dans notre pays.

       Comment ne pas citer certains « produits » d’édition riches en images coloniales, souvent mal interprétées, mal cadrées historiquement, et à leur diffusion et à leurs effets jamais évalués aux époques de leur diffusion?

       Je m’en suis expliqué longuement dans le livre « Supercherie coloniale ».

       Citons un seul exemple tiré du numéro de la revue « l’Histoire » intitulée « La fin des Empires coloniaux » (octobre décembre 2010), dans un article signé Jean Frémigaci et intitulé «  Madagascar : la grande révolte de 1947 » (pages 64 à 67). 

      Cette revue reproduit une photo intitulée «  Le travail forcé » (page 67)

      Avec pour commentaire : « La chaise à porteurs, instrument et symbole de la domination coloniale. Le travail forcé fut généralisé dans l’île entre 1916 et 1924 puis à nouveau pendant la Seconde Guerre mondiale (carte postale vers 1910). »

      On y voit coiffé du casque colonial blanc, un administrateur ou un officier  tout de blanc vêtu,  juché sur un filanzana, la chaise à quatre porteurs malgache qu’empruntait l’aristocratie de ce pays pour se déplacer, bien avant l’arrivée des Français, en signalant  qu’à l’époque de la conquête (1895- 1896), et encore longtemps plus tard, il n’existait dans la Grande Ile, ni pistes, ni routes, et encore moins de lignes de chemin de fer.

      Comment ne pas noter enfin pour apprécier toute la valeur de ce type de manipulation historique, qu’à la même époque, la  chaise à porteur ne faisait pas le déshonneur de l’Asie, pas plus d’ailleurs que les pousse-pousse que les responsables de cette revue ont d’ailleurs pu admirer ces dernières années sur la plus belle avenue du monde, nos Champs Elysées, ne font aujourd’hui le déshonneur de la France ?

       Le vent du large des historiens : pour conclure sur un mode détendu, une certaine pertinence historique nous viendrait, peut-être de nos jours de l’étranger, des rives du grand Ouest, ou de celles du continent indien, libre de toute attache liée aujourd’hui à un passé colonial ignoré de la grande majorité des Français et des anciens peuples colonisés, donc loin des explications franco-françaises fondées sur un « inconscient collectif », jamais sondé, (Coquery-Vidrovitch), ou sur une « mémoire collective », jamais mesurée, (Stora), des explications hypothéquées, soit par la guerre d’Algérie, soit par l’esprit de repentance .

Jean Pierre Renaud – Tous droits réservés

« Français et Africains » Frederick Cooper- Témoignage d’Herbert Lüthy

«  Français et Africains ? »

Frederick Cooper

&

Situations coloniales et témoignages : dernier témoignage, celui d’Herbert Lüthy, avant un court épilogue dans les semaines à venir

6e

« A l’heure de son clocher »

« Essai sur La France »

Herbert Lüthy (1955)

Ou à l’heure de ses colonies ?

Calmann-Lévy 1955

Extraits de texte

            Une simple recommandation aux lecteurs et lectrices, lisez ou relisez toutes les pages de ce livre afin de vous faire une opinion sur la pertinence du livre « Français et Africains ? », dans le contexte historique que décrivait si bien son auteur.

            Serge Lüthy était un journaliste et historien de nationalité suisse. Il séjourna en France de 1946  à 1958 et connaissait bien la France des années qui ont suivi la Libération du pays en 1945.

            Son livre eut du succès. Il proposait l’analyse et les réflexions d’un très bon observateur de la vie française de l’époque que l’historien Frederick Cooper a également étudiée dans le livre « Français et Africains ? »

            Nous avons longuement commenté ce livre et proposé, en complément ou en parallèle, un regard historique différent de celui de Frederick Cooper en citant d’autres témoignages sur la même époque qui mettent en doute la thèse développée par M.Cooper.

            La contribution Lüthy en fait partie.

            Sur un total de 337 pages, l’auteur consacre la troisième partie aux problèmes de l’Empire, de la page139 à la page 195, soit 16% du nombre de pages, sous les thèmes : « La France d’outre-mer, Les deux visages de l’histoire coloniale, Cent millions de Français, Catastrophes à l’horizon, Le bastion nord-africain, L’administration et les protectorats. »

            A partir d’extraits de ce livre, nous proposons de résumer l’analyse que fait Herbert Lüthy de la situation qui était celle des rapports entre la métropole et des colonies dans les années qui ont suivi la Libération.

            Le lecteur est informé que nous avons quelquefois surligné en gras des phrases qui méritaient de l’être.

Troisième partie
La France d’outre-mer

             « C’est un des grands changements que nous a apporté la guerre que de ne pouvoir traiter en quelques mots, en notes ajoutées à l’histoire de France, l’histoire de l’Empire colonial français. C’est depuis que cet empire – l’Union française, comme il est appelé maintenant en une formule qui reste encore un vœu plutôt qu’une définition – se trouve menacé de toutes parts, depuis que les pays émancipés d’Asie et du Moyen Orient accusent la France, devant le tribunal des Nations Unies, d’opprimer les peuples et de fouler aux pieds les droits de l’homme, que l’opinion française a commencé à prendre une «  conscience impériale » et à sentir peser sur ses épaules le poids de la plus grande France.

           Aux dernières années de la guerre, Alger a été la capitale de la France libre et le gouvernement de Gaulle a cessé d’être un gouvernement en exil le jour où il a quitté Londres pour Alger : ville de la métropole au même degré que Marseille ou Bordeaux, non point capitale d’une colonie, mais chef-lieu d’un département français. C’est la cohésion de la France d’outre-mer qui a résisté au choc de la défaite et qui a permis à la France de rentrer dans la phase finale de la guerre avec un territoire, une armée et une flotte

            Et pourtant, de cette guerre dans laquelle l’existence même de la France reposait sur l’Empire colonial, une formidable littérature est née qui célèbre les actes d’héroïsme de la résistance métropolitaine qui a pesé d’un poids moral certain, et d’un poids matériel terriblement léger dans la balance…

         Cette histoire du domaine colonial français pendant la guerre, apparemment confuse et en réalité si logique, n’a jamais pu entrer dans la légende manichéenne de la résistance et de la libération, et ses multiples épisodes, culminant dans les luttes d’influence entre Giraud, Darlan, de Gaulle et leurs protecteurs  américains et britanniques, sont restés une histoire secrète plongée dans le clair-obscur des doubles et triples jeux ; seule l’aventure audacieuse di Tchad est entrée dans l’imagination populaire. Ce fut avec une profonde méfiance instinctive que la résistance « intérieure » vit, aux jours de la Libération, les troupes et les chefs venus de l’Empire colonial entrer en triomphateurs dans la métropole. C’était la rencontre de deux forces étrangères l’une à l’autre et un peu méfiantes – et la France libérée s’empressa, sur le parchemin de sa première constitution, d’abolir l’Empire colonial. C’était, comme toujours, le nom qui était aboli, mais cette gêne était bien caractéristique. Parler de l’Empire colonial avait toujours été, en république, parler d’un objet de scandale sur lequel on en avait, sinon, des connaissances, au moins des idées précises : c’était quelque chose qui existait, dont à l’occasion même on tirait gloire, mais qui était au fond contraire aux principes.

          A vrai dire, l’histoire de la Troisième République et celle de son Empire ont suivi des chemins distincts et qui se sont rarement rencontrés. Des centaines d’histoires de France et non des moindres ont été écrites sans mentionner la politique coloniale autrement qu’en marge, comme une curiosité, une série d’aventures plus ou moins manquéesCe n’est que par les épisodes les plus douteux que la colonisation entrait dans cette historiographie : le scandale du Mississipi et de John Law, l’abandon des plus riches territoires, ces quelques « arpents de neige » de Voltaire parlant du Canada, et cet Empire légendaire des Indes, sous Louis XV, Toussaint Louverture, et la danse de Saint- Guy des droits de l’homme à Saint Domingue ; les rêves de domination mondiale de Bonaparte au pied des Pyramides ; le « coup d’éventail » d’Alger, manœuvre de diversion de la Restauration à la veille de sa chute, les aventures de Napoléon III en Cochinchine, en Syrie et au Mexique, les trafics et les tractations de la crise marocaine – une répétition ininterrompue de deux variantes assez peu réjouissantes : Panama et Fachoda. Tel était à peu près le rôle de l’Empire dans l’historiographie populaire : une agitation obscurément suspecte dans l’arrière-boutique de la république. Le peuple n’avait rien à voir avec ces machinations du Comité des Forges, de la haute Finance, des Congrégations et de la caste militaire, engagés à reconstruire outre-mer les bastilles qu’il avait rasées dans la mère patrie. » (pages 139 à 141)

           Commentaire : j’ajouterais volontiers à cette liste la franc-maçonnerie qui a exercé une influence au moins égale à celle des Congrégations.

        Un bref commentaire : il est bien dommage que certains chercheurs qui se sont illustrés ces dernières années par des publications d’ouvrages peu pertinents sur la soi-disant culture coloniale ou impériale des Français sous la Troisième République n’aient pas lu ces quelques pages, de même qu’ils ne se sont jamais attelés à l’évaluation des vecteurs d’information et de culture et de leurs effets sur l’opinion des français, entre autres par voie de presse, comme je l’ai dénoncé dans le livre « Supercherie coloniale ».

        Ces quelques pages donnent déjà une première indication sur le contexte historique de la période étudiée par Frederick Cooper, celle des années 1945-1960.        « Les deux visages de l’histoire coloniale

          Non, le peuple n’y avait rien à voir. Personne n’a remercié le comte de Polignac d’avoir posé, avec la prise d’Alger, quelques semaines avant sa chute et celle de son souverain, la première pierre d’un nouvel Empire colonial qui allait remplacer celui que la révolution avait liquidé, en débarrassant la Méditerranée d’un nid de pirates qui l’infestait depuis des siècles…. Quatre années durant, le gouvernement de Louis Philippe n’arrivait pas à décider s’il fallait garder cet héritage fâcheux de la Restauration. Chaque discussion budgétaire soulevait des tumultes contre les frais de cette « folle entreprise ». Ce n’est qu’en maugréant que la monarchie bourgeoise finit par s’incliner devant le fait accompli d’une implantation que les généraux sur place, pour des raisons militaires, étendaient systématiquement vers l’intérieur algérien…

          Cinquante ans plus tard, l’opinion publique ne réagit pas différemment devant le fait accompli de l’expédition punitive lancée contre les « pillards Kroumirs » qui devait faire de la Tunisie un protectorat français«  Une chose à la fois étrange, folichonne, translunaire, et à laquelle on n’a pas assez réfléchi, c’est qu’il n’y a pas de Kroumirs… » Ainsi débutait Henri Rochefort, le plus brillant polémiste de la Troisième république, dans sa campagne contre Jules Ferry qu’il accusait d’être un spéculateur corrompu, un agent de Bismarck et un fou. «  A quel idiot, quelle que soit la grosseur de son goitre, le ministère fera –t-l croire que nous allons dépenser des centaines de millions et immobiliser en Tunisie des quarantaines de mille hommes, dans l’unique but de châtier trois Kroumirs qui, de temps à autre, venaient voler à nos colons une vache de quatre-vingt- dix francs… » Jules Ferry tomba… Le Parlement indigné, après avoir formellement condamné l’expédition de Tunisie, fut bien forcé d’entériner le traité de protectorat du Bardo. On y était ; donc on y restait.

          Jules Ferry, « l’architecte de l’Empire français » est un symbole. Quatre ans plus tard, il se retrouvait devant une chambre déchainée pour se justifier d’avoir entrepris la campagne du Tonkin, et le réquisitoire de Clemenceau ne fut qu’une longue suite d’insultes… cette fois, ce n’était plus qu’un vote de défiance ; devant le Palais Bourbon, un foule furieuse discutait si on allait mettre Jules Ferry le « Tunisien », le « Tonkinois » au poteau ou à la Seine. Il dut se sauver par une porte dérobée. Mais la France resta au Tonkin…

          l est aujourd’hui, moins que jamais de colonisation de bon aloi. La politique coloniale de la Quatrième République, elle aussi, a toujours été une nage pénible contre le courant de l’opinion publique et parlementaire, et il n’est guère de rôle plus ingrat dans la république que celui des ministres entre lesquels une tradition aussi sacrée qu’illogique morcelle l’administration de la France d’outre-mer : c’était toujours le rôle pénible de l’homme qui plaide la mauvaise cause contre les sursauts de conscience humaniste, et les intérêts inavouables contre la justice républicaine…(page 144)

         Au fond de toutes les expériences de ce « rêve absurde », il y a une confiance naïve et sans bornes dans l’indestructibilité humaine et spirituelle d’une nation qui n’a jamais voulu être une entité ethnique ou « raciale », mais de culture, ouverte à tout ce qui est de culture humaine. Depuis le haut  Moyen Age, il existe un « impérialisme culturel » français, et il est resté, à côté de motifs plus terre à terre, un des éléments déterminants de la politique coloniale française, comme d’ailleurs de la politique extérieure….(page 145)

          Tout au long de cette histoire coloniale française, ceux de la métropole ne comprenaient ni ce qui se passait ni ce qui était en jeu. Il fallait les mettre devant le fait accompli, les convaincre par des appels à la vanité cocardière ou faire miroiter des mines d’or pour obtenir d’eux ce minimum d’appui qui permettait de réaliser l’œuvre entreprise…(page 147)

          L’Empire, pour la France, a été un luxe, une question de prestige, de rang, de rayonnement, bien plus qu’une nécessité ou même une utilité. Tendant à se satisfaire à elle-même, la métropole n’éprouvait ni le désir ni le besoin de mettre en valeur l’œuvre de ces bâtisseurs d’empire. Aussi n’a-t-elle jamais développé, même au sens le plus limité, une économie impériale. Fonctionnaires, officiers, soldats, professeurs et étudiants, messagers du pouvoir ou de la civilisation circulaient entre la France et ses possessions d’outre-mer, mais peu de marchandises et de capitaux…

        Deux territoires ont fait figure d’exception dans cet Empire foncièrement précapitaliste : les deux plus jeunes colonies et les plus modernes, au Maroc et en Indochine, fiefs de la banque de Paris et des Pays Bas et de la Banque d’Indochine …»…  (page 149)        Commentaire : un seul commentaire, je signerais volontiers cette analyse bien différente de celle que voudrait propager dans notre pays une nouvelle propagande postcoloniale.

CENT MILLIONS DE FRANCAIS

            Effectivement, mais dans des conditions tout à fait ambiguës, la première Constitution de la Quatrième République reconnut un tel principe :

         « A partir du 1er juin 1946, tous les ressortissants des Territoires d’outre-mer (Algérie comprise) ont la qualité de citoyens au même titre que les nationaux français de la Métropole »,

       Mais :

        « La deuxième Constituante s’est contentée, pour limiter les dommages, de laisser la porte ouverte aux décrets d’interprétation et aux futurs statuts locaux. La Constitution de l’Union française, ainsi révisée n’était plus qu’un maquis d’articles contradictoires, combinant pêle-mêle institutions fédérales et centralistes, laissant à l’avenir, de décider entre les thèses divergentes ; et, pour finir, en quelques paragraphes laconiques, tout rentrait dans l’ordre ancien : le Parlement français reste le législateur de la France d’outre-mer… » (page 153)

         La crise de l’Empire colonial français a d’abord été sentie comme une crise de l’idée d’assimilation, et c’est l’Algérie, cette partie intégrante de la métropole, qui la première en a fourni la démonstration. Quand pour la première fois, treize députés musulmans – élus par un collège séparé de moindre droit électoral – vinrent siéger sur les bancs de l’assemblée Constituante, ce fut un choc pour l’opinion publique française de constater que ces hommes, avant d’être Français  se sentaient Algériens ou Arabes. Et ce fut le heurt, parfois tragique, parfois grotesque, d’une vielle et émouvante idée de progrès avec une réalité nouvellement découverte. Je suis ici pour représenter les intérêts de mon pays », déclara Ferhat Abbas, chef du mouvement autonomiste du « manifeste algérien » autour duquel s’étaient groupés, à la fin de la guerre, tous les groupes musulmans actifs, et des cris d’indignation de lui répondre, venant de tous les bancs : « Votre pays, c’est la France Monsieur ! » (page 154)

          CATASTROPHES A L’HORIZON

          « Les problèmes les plus urgents se sont posés sous une forme beaucoup plus brutale que celle d’un conflit de conscience. La guerre et l’après-guerre ont soumis l’Empire français aux plus dures épreuves morales et matérielles. A la fin de la guerre, il n’était plus qu’un arbre desséché, mutilé. Depuis des années, le lien avec la mère patrie était rompu et les territoires d’outre-mer vivaient sur eux-mêmes ; les « coloniaux » français étaient décimés, demeurés sans soutien et sans renforts, déchirés par les luttes entre les « gaullistes » et « Vichyssois » et discrédités par « l’épuration ». Les débarquements alliés donnant aux indigènes le spectacle de l’énorme supériorité matérielle des Américains sur les faibles forces françaises, avaient fini d’ébranler le prestige français, même si le principe de la souveraineté était sauvegardé. La France appauvrie, exsangue, n’avait rien à offrir, ni hommes, ni devises, ni produits fabriqués, pas même du tonnage, à ces territoires d’outre-mer qui aveint supporté dans les dernières années de la guerre tout le fait des recrutements et des réquisitions. C’était devenu un lieu commun que de déclarer close l’ère de la colonisation. Les messages de la Charte de l’Atlantique et de la Charte de San Francisco aveint eu chez les peuples colonisés d’Afrique et d’Asie une profonde répercussion… » (page 158)

        Serge Lüthy évoque alors la révolte de Madagascar, mais surtout le guerre d’Indochine :

       « L’Indochine s’est établie dans la guerre sans fin et qu’il ne dépende plus des combattants en présence d’arrêter. C’est dans ce tonneau sans fond que la France a jeté presque le double des sommes reçues de l’aide Marshall, et presque toutes ses jeunes classes d’officiers qui lui manquent si tragiquement pour la reconstitution de son armée en Europe… » (page 162)

        L’auteur analyse ensuite longuement la situation de l’Afrique du Nord avant le début de la guerre d’Algérieavant de revenir à l’examen des problèmes de la France après la Libération, les hésitations de sa politique économique, le rôle nouveau de Etats Unis dans les affaires européennes, et la guerre froide intervenue en 1947.

       L’auteur intitule un de ses paragraphes «  EUROPE, « MADE IN U.S.A » (page 240).

       Comment ne pas noter que dans ce contexte historique les discussions byzantines sur les destinées de l’outre-mer ne pouvaient avoir qu’un aspect tout à fait secondaire ?

        « Désormais, le pari historique était engagé entre l’Amérique misant sur le relèvement et l’unification de l’Europe occidentale et l’Union soviétique acharnée à sa désunion et à sa perte. ..» (page 241)

          « 1948 fut une année de peur croissante : la mise au pas brutale des démocraties populaires , la tragédie tchécoslovaque, le blocus de Berlin, la seconde vague d’assaut communiste lancée contre la France et l’Italie, tout cela sentait la guerre et l’Europe ne demandait plus seulement des dollars à l’Amérique mais aussi et surtout sa protection militaire… » (page 242)

       L’auteur consacre ensuite ses pages au véritable sujet qui préoccupait le pays, c’est-à-dire l’Europe.

Extraits de texte par Jean Pierre Renaud

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« Français et Africains ? » Frederick Cooper, le témoignage du diplomate Michel Auchère

« Français et Africains ? »

Frederick Cooper

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Situations coloniales et témoignages

6 d

La lecture parallèle de Michel Auchère, ancien diplomate en Europe, en Afrique, en Asie, et à l’ONU, de la décolonisation de l’Afrique noire

  1.          Une remarque préliminaire

               La décolonisation est en quelque sorte inhérente à la colonisation. L’Etat colonial a toujours été présenté comme une étape temporaire, provisoire (même si dans l’esprit des colonisateurs, le « provisoire «  était destiné à durer longtemps) avant l’émancipation politique, qui se traduirait par l’indépendance (ou son équivalent, l’assimilation complète – du type de celle réalisée par les Français dans les Antilles, en Guyane et à la Réunion)

         Le système des mandats de la SDN et celui de la tutelle des Nations Unies exprimait cette philosophie.

            L’historien Henri Brunschwig constatait dans un article publié dans une revue des années 1950 : la décolonisation « suppose le succès de la mission « civilisatrice » à laquelle prétendaient autrefois les nations européennes. »

            Aussi plutôt que des « causes » pourrait-on parler des facteurs qui ont influé sur la vitesse du processus.

  1.              Le climat international après 1945

On peut dire que de même que dans les années 1880, tout poussait à l’expansion coloniale, après 1945, tout poussait à la décolonisation.

La décolonisation était au programme des deux grandes puissances URSS et Etats Unis.

L’Organisation des Nations Unies était marquée de plus en plus par l’idéologie de la décolonisation (ses travaux et ses initiatives dans ce sens ont eu leur couronnement avec l’adoption en décembre 1960 de la « Déclaration sur l’octroi de l’indépendance aux pays et aux peuples coloniaux »)

L’indépendance des colonies a été l’une des premières revendications des pays non-alignés, à la création du mouvement à la conférence de Bandoeng en avril 1955.

Le premier jalon (africain) dans l’évolution en marche a été l’indépendance de la Gold Coast (devenue « Ghana) en 1956. Evénement qui ne pouvait qu’avoir des répercussions dans les territoires français voisins, en donnant des idées à leurs  dirigeants et les amenant à agir plus vite qu’ils ne l’auraient peut-être souhaité.

        La fin de la tutelle sur le Togo et le Cameroun, inévitable du point de vue de la communauté internationale, constituait un facteur d’accélération allant dans la même direction.

  1.           Absence d’obstacles majeurs

       Du côté des gouvernements français, les  « leçons de l’histoire » avaient été trop fortes : Dien Bien Phu, l’indépendance du Maroc et celles de la Tunisie, l’insurrection algérienne et son déroulement… pour qu’on puisse envisager un nouveau conflit de décolonisation.

       Et fait important, il n’y avait pas de population de souche européenne sur place à ménager.

        Les autres intérêts en jeu étaient d’ailleurs sans commune mesure avec ceux qui venaient d’être abandonnés. Qui peut le plus peut le moins. Et rien ne disait a priori qu’on ne pourrait pas les protéger à  l‘indépendance.

      Du côté des citoyens français qui s’intéressaient à l’AOF et à l’AEF ?

       Ceux qui en parlaient le faisaient de façon plutôt négative : le cartiérisme (« La Corrèze plutôt que le Zambèze »)

       De la part des interlocuteurs possibles africains

       Ce n’étaient pas des maquisards

       Que ce soit planifié ou non, les diverses étapes qu’avaient connues la vie administrative des territoires (Constitution de 1946, loi-cadre 1956-1957) avaient permis la mise en place de dirigeants qui avaient acquis une certaine expérience politique, et qui, ayant la plupart siégé dans des instances à Paris, connaissaient bien les rouages de la politique française.

       On se connaissait bien. Les conditions d’une décolonisation à l’amiable paraissaient réunies. De fait, c’est ce qui s’est produit, à l’exception de la Guinée.

      Les débats, qui ont le plus agité les Africains ont été ceux du cadre de l’accès à l’indépendance, celui du territoire ou celui de la Fédération (la question de la balkanisation)

  1.         Dans ces conditions, la décolonisation n’a pas été une rupture.

       La coopération a pris la suite de la colonisation. Des relations très étroites ont été longtemps maintenues. Certains ont parlé d’ « Etat franco-africain » en faisant les gros yeux. Le Président Houphouët- Boigny les a célébrés d’une certaine façon en lançant l’expression « France Afrique » (qui plus tard a été reprise de façon négative – la Françafrique – par ceux qui pensaient que la décolonisation n’était pas achevée.)

       Avec le temps, les relations entre la France et ses partenaires africains ont trouvé leur équilibre à un niveau plus bas, et même toujours plus bas du fait d’un certain déclin de la France. Le signal du décrochage de la France a été la dévaluation du franc CFA sous le gouvernement Balladur.

     Au terme de cette évolution, les relations se sont même inversées, ce que le journaliste Glaser   a décrit sous le terme « Africa-France »

     Ceci étant, et philosophiquement parlant, la « colonisation » n’étant que le reflet de l’inégalité entre les Etats, il n’est pas sûr que les Etats africains en aient fini avec elle.

     Ils le reconnaissent eux-mêmes en faisant constamment  appel aux concours extérieurs pour régler leurs problèmes (FMI pour leurs finances intérieures et extérieures, forces de maintien de la paix pour leur sécurité, ONG pour leurs services de santé …

     Michel Auchère, ancien diplomate en Asie et en Afrique, notamment au Ghana

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« Français et Africains ? Frederick Cooper -Situations coloniales et témoignages: Soeur Marie-André du Sacré Coeur

« Français et Africains ? »

Frederick Cooper

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Les situations coloniales et les témoignages

6 c

 Les témoignages de Sœur Marie-André du Sacré Cœur dans le livre « La condition humaine en Afrique Noire » (Grasset 1953) et de Gaston Bouthoul dans le livre « La surpopulation » (Payot 1964)

         Après de nombreuses années de service en Afrique noire, l’auteure, « docteur en droit », proposait une analyse tout à la fois généreuse, rigoureuse, et salubre, de la condition humaine en Afrique Noire.

         Elle  livrait son diagnostic dans onze chapitres intitulés : L’écran – En pleine vie – La famille africaine – Le mariage coutumier – Evolution et décadence – Polygamie et monogamie – Liberté individuelle et puissance paternelle – « Mens sana in corpore sano » – Problèmes économiques – Elites africaines – Perspectives d’avenir.

         Certains Français seraient bien inspirés de lire cet ouvrage afin de mieux comprendre comment fonctionnait la famille africaine, et sans doute comment elle fonctionne encore en partie.

           Je reviens à présent au sujet traité, c’est-à-dire la problématique de la citoyenneté, telle qu’elle se posait en Afrique, dans les années 1945-1950, dans des dimensions politiques et sociales très ambigües.

             Outre le fait qu’il n’était pas facile d’organiser des élections au suffrage universel dans des territoires dont la majorité de la population était analphabète, alors qu’il n’existait pas d’état civil, donc pas de listes électorales, une petite partie de la population, ceux qu’on appelait les « évolués », fonctionnaires ou salariés d’entreprise, avaient obtenu, peu de temps après la Libération de la métropole, des avantages familiaux ou sociaux qui les rapprochait de ceux de métropole.

              Les discussions constitutionnelles en cours afin de définir le ou les statuts, et la nature des relations entre les territoires qui composaient l’ancien empire s’inscrivaient toujours dans le contexte d’une assimilation qui ne disait pas son nom, en tout cas d’une égalité revendiquée par les représentants politiques de l’Afrique Noire qui venaient d’être élus par un collège composé des « évolués ».

          Les Senghor (Sénégal), Houphouët- Boigny (Côte d’Ivoire), Modibo Keita (Mali), Tchikaya (Gabon), se reconnaissaient comme des citoyens de la nouvelle Union Française qui avaient droit non seulement à l’égalité politique, au suffrage universel, mais à l’égalité sociale, et ce fut une des difficultés insurmontables des réformes constitutionnelles des années 1945-1946, outre celle des statuts personnels différents selon les territoires.

               La citation ci-dessous donne l’exemple du nouveau régime d’allocations familiales dont pouvaient bénéficier les fonctionnaires des territoires d’outre-mer, notamment sous l’angle du régime familial de la polygamie, encore très présente alors dans tous ces territoires.

           « Cette polygamie a été favorisée chez les fonctionnaires, par la façon dont leur sont attribuées les prestations familiales.

               En Europe, celles-ci sont accordées aux parents pour les aider à couvrir les multiples charges qu’entraine l’éducation d’un enfant, dans un pays à structure familiale monogame, où l’hiver parfois rigoureux nécessite d’importantes dépenses (chauffage, vêtements chauds) ; et où le salaire du père est la principale, parfois même l’unique ressource du ménage.

          Transposer en Afrique les allocations familiales, telles qu’elles existent en Europe, et les verser au mari polygame, c’est accorder à celui-ci un supplément de salaire qu’il garde – comme d’ailleurs son salaire initial – pour son usage individuel, puisque chaque femme assume la charge de ses propres enfants. On pourrait citer de nombreux exemples : contentons- nous de quelques-uns.

            Tel infirmier dahoméen a huit épouses, qui toutes font du commerce pour élever leurs enfants (vingt- cinq en tout). Lui garde tout son salaire et ses allocations familiales, il vit très largement, invite ses amis, les traite royalement… Tel directeur d’école, également dahoméen, marié légitimement à l’église, a pris ensuite trois autres femmes. Il a sept enfants, touche les allocations familiales, mais les garde pour lui ; toutes ses femmes travaillent pour elles-mêmes et leurs enfants ; et la femme légitime paie, sur son gain personnel, le prix de la pension de sa petite fille, car le père n’intervient pas dans ces dépenses… Tel fonctionnaire, qui avait deux épouses et trois enfants, est nommé chef de canton. En arrivant dans son canton, il prend sept jeunes filles  … et l’année suivante, déclare sept naissances à l’état civil…

         Mentionnons encore ces fonctionnaires qui, touchant les allocations familiales, refusent de payer les médicaments des enfants malades, laissant tous les frais pharmaceutiques à la charge de la mère ; ou qui refusent d’aider les mamans malades à payer le lait nécessaire pour compléter la ration du nourrisson….

          Si l’on envisage l’ensemble de la population, on s’aperçoit que les fonctionnaires forment maintenant une catégorie privilégiée de citoyens : ils représentent, suivant les territoires, trois à six millièmes de la population, et ils reçoivent, au seul titre des prestations familiales et en plus de leur salaire normal, un total variant entre un cent cinquantième et un centième du budget du territoire. » (p,127)

         Ajoutons que ce sursalaire est alimenté par l’impôt… c’est-à-dire par les travailleurs du secteur privé qui, eux ne bénéficient pas des prestations familiales ; et par les ruraux, ces paysans noirs qui peinent pour assurer le ravitaillement des villes… et qui voient soixante pour cent de leurs enfants enlevés par la mort, parce qu’ils n’ont ni hôpital, ni dispensaire proche pour les faire soigner… comme ils n’ont pas d’école pour faire instruire les survivants… (les hôpitaux, les maternités, les écoles n’existent que dans les centres urbains). » (p,127)

         Cette citation vaut mieux qu’un long discours pour expliquer un des tenants et aboutissants de la discussion faussement académique qui agitait les cercles constitutionnels de la nouvelle Quatrième République, afin de fixer la nouvelle organisation et les nouvelles règles du jeu de l’ancien empire colonial, dont la composition relevait de la plus grande incohérence entre types d’Etat et de statuts personnels.

         Un autre témoignage, en tant que de besoin, celui du sociologue Gaston Bouthoul, dans son livre « La  surpopulation » (Payot 1964), ouvrage dans lequel il analysait tous les aspects positifs ou négatifs de la surpopulation qui allait gagner le nouveau monde, et expliquer aussi pourquoi la France n’avait pas d’autre solution que de mettre un terme à la colonisation.

        Il soulignait qu’un des facteurs de cette prise de conscience inévitable, était la conséquence d’une politique d’égalité sociale entre la métropole et les colonies.

       « Voici comment les choses se passaient dans le secteur des petits fonctionnaires africains bénéficiant d’allocations familiales analogues à celles de la métropole. Avec la prime au mariage et à la première naissance de l’épouse vierge, plus la rente supplémentaire correspondant à l’allocation du premier enfant, le fonctionnaire candidat-patriarche achetait une nouvelle vierge. Celle-ci lui assurait une nouvelle prime au mariage et à la première naissance, plus une multiplication d’allocations familiales. Pire encore, la loi Lamine-Guye avait encore étendu ces largesses au pullulement. Et chaque jour la presse française annonçait avec fierté que le bénéfice des allocations familiales avait été étendu à de nouveaux secteurs de primitifs désœuvrés et polygames, ceci bien entendu, aux frais du contribuable français. Exemple record : un petit fonctionnaire noir de Porto Novo, qui, avec ses 103 enfants touchait des allocations supérieures aux appointements du gouverneur général. «  (p83)

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« Français et Africains ? » Frederick Cooper – Conclusions générales- 2ème Partie

« Français et Africains ? »

Frederick Cooper

Conclusions générales

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II

Les acteurs de la décolonisation
Qui furent les acteurs de ce processus ? Les vrais acteurs ?

          Dans la première partie consacrée à la description, à grands traits, du contexte international et français, puis de la situation coloniale qui était celle de l’AOF en 1945, nous avons pu en mesurer la très grande complexité.

         Comment situer exactement les interlocuteurs, puis les négociateurs de la décolonisation ?

            D’entrée de jeu, je serais tenté de faire le constat du même désintérêt des peuples concernés par le sujet, aussi bien en métropole qu’en AOF pour des raisons évidemment très différentes.

       En France, l’opinion publique était plutôt indifférente, et en AOF, il n’existait pas encore d’opinion publique, sauf dans les villes.

      La négociation était donc laissée entre les mains de quelques experts, politiciens ou techniciens, évidemment plus nombreux en métropole.

    En métropole

     Les dirigeants africains avaient en face d’eux la machinerie politique et étatique puissante d’une métropole capable d’étudier et de mesurer au jour le jour le contenu et les effets éventuels de telle ou telle disposition institutionnelle, dans une négociation complexe dont l’ambition était de fonder les nouvelles relations entre la France et l’outre-mer, mais il ne s’agissait pas uniquement de l’AOF, ou même de l’AEF, c’est-à-dire de l’Afrique noire, car cette mise à jour supposait de résoudre de nombreux casse-têtes liés aux composantes très diverses de ce qu’on appelait encore l’empire, transformé rapidement en une Union Française dont la nature institutionnelle était loin  d’être claire, et dont la vie fut celle d’une comète.

       Dans ce type d’analyse, il ne faut jamais oublier trois des facteurs qui comptaient pour la métropole, les relations humaines et souvent personnelles qui liaient certains des acteurs,  l’importance de l’outre-mer pour le prestige du pays, avec toujours ce reviens-y de grande puissance, et la question des gros sous.

       Deux ministères  étaient compétents, celui des Affaires Etrangères et celui de la France d’Outre-Mer, pour l’Afrique noire, mais avec une instabilité ministérielle importante.

       Furent en fonction les ministres de la France d’Outre- Mer suivants, issus de la SFIO ou du MRP, Moutet (46-47), Coste-Floret (47-49), Teitgen, Colin, et Buron.

       Les hommes politiques compétents sur ces sujets n’avaient jamais été nombreux, et ils ne l’étaient pas plus après 1945.

      Il convient de rappeler que Mitterrand, membre d’une petite formation du centre, l’UDSR, fut ministre de la France d’Outre-Mer de décembre 1950 à novembre 1951, et que son passage à la rue Oudinot, fut marqué par un changement de politique à l’égard du RDA d’Houphouët-Boigny, un dirigeant africain avec lequel il avait noué des relations personnelles de confiance.

       Un exemple des relations personnelles qui eurent souvent beaucoup plus d’importance que les négociations officielles, et une fois revenu au pouvoir, de Gaulle confia à Foccart la responsabilité de nouer et de maintenir un solide réseau de relations personnelles avec tous les dirigeants de la nouvelle Afrique indépendante, devenu ce qu’on a appelé la Françafrique.

       Une fois de Gaulle revenu au pouvoir en 1958, ce fut quasiment toujours son Premier Ministre qui mena le bal, mais sur les directives de de Gaulle qui avait des idées assez claires sur la décolonisation, et pour lequel les colonies ne constituaient pas une nouvelle « ligne bleue des Vosges ».

        Il convient de noter enfin que, quasiment tout au long de la période de la décolonisation, les dirigeants politiques africains étaient affiliés aux partis de la Quatrième République, le MRP, la SFIO, ou le Parti Communiste.

       En Afrique Occidentale Française

       Les dirigeants africains, ceux d’AOF, nouvellement élus au Parlement, à l’Assemblée Nationale et au Conseil de la République, négocièrent pied à pied au sein des différentes commissions qui se succédèrent pour doter la France d’une première Constitution, celle de la Quatrième République, puis celle de la Cinquième République, celle du général.

       Il est évident que leur passage dans les grandes institutions parlementaires, puis ministérielles, donnèrent à quelques-uns de ces dirigeants africains une grande expérience politique en même temps qu’une précieuse connaissance du système politique français qui n’avait pas grand-chose à voir avec l’ancien système colonial qu’ils retrouvaient souvent inchangé, chaque fois qu’ils revenaient dans leur pays.

       En même temps, pourquoi ne pas noter que leurs nouvelles responsabilités .ou fonctions ministérielles les éloignaient des aspirations de la grande majorité de leur corps électoral qui découvrait au fur et à mesure des années, de 1946 à 1960, les attraits d’un suffrage universel qui ne s’inscrivait pas dans la plupart des traditions de sociétés africaines majoritaires de la brousse ?

      Une sorte de jour politique à Paris et de nuit en Afrique !

      Nous avons brièvement décrit plus haut quelques contours de la minorité africaine des évolués, des lettrés, des acculturés, qui animait la scène africaine, composée de fonctionnaires et de salariés, habitant dans les villes côtières, et prioritairement au Sénégal.

         Les nouveaux dirigeants africains étaient issus de cette sorte de nouvelle caste africaine dont le grand lettré Hampâté Bâ avait fort bien décrit les strates de la nouvelle société africaine, grand témoin de l’histoire d’en-bas, pour emprunter un terme bien malheureux en vogue dans un des  courants de chercheurs postcoloniaux.

       Citons un passage du livre  « OUI MON COMMANDANT » d’Amadou Hampâté Bâ :

    « Sous l’effet de la colonisation, la population de l’Afrique occidentale française s‘était        divisée automatiquement en deux grands groupes, eux-mêmes subdivisés en six classes qui vinrent se superposer aux classes ethniques  naturelles. Le premier était celui des citoyens de la République Française, le second, celui des simples sujets.

       Le premier groupe était divisé en trois classes : les citoyens français pur-sang, nés en France ou Européens naturalisés français ; les citoyens des « quatre communes de plein exercice » du Sénégal (Gorée, Saint louis, Dakar et Rufisque) ; enfin les Africains naturalisés citoyens français. Tous jouissaient des mêmes droits (en principe) et relevaient des tribunaux français.

       Le second groupe, celui des sujetscomprenait à son tour trois classes : au sommet de la hiérarchie venait les sujets français du Sénégal, qui jouissaient d’une situation privilégiées par rapport à ceux des autres pays et auxquels on évitait de se frotter, par peur des répercussions judiciaires ou politiques ; puis venaient, dans les autres territoires, les sujets français « lettrés » (c’est-à-dire scolarisés ou connaissant le français) et les sujets français « illettrés » uniquement du point de vue français, cela va de soi.) » (p,187)

        Trois dirigeants africains s’illustrèrent dans le processus de cette décolonisation, les trois auxquels l’auteur donne d’ailleurs largement la parole, Senghor, Houphouët-Boigny, et Modibo Keita.

       Le premier, Senghor,  s’était illustré par un parcours universitaire exceptionnel. Fait citoyen français en 1933, élève de l’Ecole Normale Supérieure, dans la même promotion que Georges Pompidou, il fut le premier Africain agrégé de grammaire. Membre de la SFIO, élu député en 1945, ministre d’Edgard Faure en 1955, puis de de Gaulle entre le 23/07/1959 et le 19/05/1961.

        Senghor avait la particularité d’être de confession catholique dans un Sénégal très majoritairement musulman, au sein duquel la congrégation des Mourides de Touba jouait un grand rôle religieux et politique.

       Les deux autres dirigeants étaient issus de l’Ecole William Ponty, une école normale créée en 1903, d’abord pour former des instituteurs et des interprètes, la pépinière de la plus grande partie des cadres qui ont servi leur pays avant et après l’indépendance.

       Houphouët- Boigny était un médecin auxiliaire formé à William Ponty, issu d’une des grandes ethnies de l’ouest africain, les Baoulés. En 1938, il prit la tête de le chefferie des Akoué. En 1944, il fonda le syndicat des planteurs ivoiriens, un syndicat qui devint le fer de lance de son action politique en Côte d’Ivoire.

      Elu député en octobre 1945, il fonda le RDA (Rassemblement Démocratique Africain), affilié jusqu’en octobre 1950, au Parti Communiste Français. A cette date, il rejoignit les rangs de l’UDSR de Pleven et Mitterrand, un  des partis charnières de la Quatrième République.

       De 1956 à 1958, il fut ministre dans trois des derniers gouvernements de la Quatrième République, puis ministre du général de Gaulle, dans les gouvernements Debré, de 1958 à 1961.

        Modibo Keita, instituteur formé à l’Ecole William Ponty (1935), devint un des premiers dirigeants à la fois de son syndicat d’enseignants au Soudan, le Mali, et du nouveau parti politique RDA.

        Il fut Secrétaire d’Etat en 1957-1958 dans deux des derniers gouvernements de la Quatrième République.

        Quels acteurs pour Frederick Cooper ?

      Après avoir brossé rapidement les traits des acteurs du processus de décolonisation qu’a l’ambition de décrire Frederick Cooper, revenons à quelques-unes de ses propres citations qui concernent ces mêmes acteurs, afin d’en questionner la pertinence.

       «  Nous pouvons facilement ne pas comprendre les démarches suivies par les acteurs politiques. Nous savons que certaines conduisaient à des impasses ; les personnes concernées l’ignoraient. Ce livre explique pourquoi, en 1960, la France et l’Afrique Occidentale française se sont retrouvées avec une forme d’organisation politique dont ni l’une ni l’autre n’avaient voulu durant la majeure partie des quinze années précédentes. » (p15)…

       « La meilleure façon selon moi de dépasser cette situation est de se concentrer non pas sur les arguments de 2014, mais sur ceux de la période 1945-1960 ; non pas à ce que nous pensons aujourd’hui que les peuples auraient dû dire dans la situation coloniale, mais à ce qu’ils dirent, écrivirent et firent réellement ; non pas à la logique supposée immanente de types de régimes politiques pré-identifiés, mais aux concessions faites par les acteurs politiques en ces temps de profondes incertitudes, aux mots et aux actes de gens qui tentaient de déterminer ce qu’ils voulaient et ce qu’ils pourraient éventuellement obtenir. » (p,15

      Nous avons surligné en gras les mots et concepts qui à nos yeux laissent planer une grande incertitude sur ce type d’histoire racontée.

      Que signifiait alors le mot de peuple en France et en Afrique de l’ouest ?

       Plus loin, l’auteur écrit :

     « D’importants activistes politiques  africains affirmaient que chaque unité territoriale au sein de la France devait être en mesure d’exprimer sa « personnalité ». (p,21)

      Qui donc précisément ? « Activistes » ou acteurs ?

       L’auteur reprend la même expression à la page 37 :

      « Les pages qui suivent retracent les efforts déployés par les activistes politiques et sociaux d’AOF pour obtenir l’équivalence sociale et économique – mais aussi politique – de tous les citoyens et pour rechercher dans le même temps la reconnaissance de la distinctivité culturelle et le droit à l’autonomie politique au sein d’une communauté française élargie. »

       S’il s’agit des interlocuteurs cités le plus souvent par l’auteur, très bien, mais il est dommage qu’il ne les ait pas situé dans leur parcours de vie et dans le contexte des pays dont ils étaient les représentants « éclairés ».

        « Leurs arguments se voyaient opposer des objections d’ordres pratiques et subjectifs de la part d’élites métropolitaines qui considéraient comme une évidence leur propre supériorité en matière de gouvernance. «  (p,21)

      Question : les « élites métropolitaines » vraiment ?

       S’agit-il d’histoire ? Avec quelle justification statistique ? Histoire ou littérature ? A mon humble avis, pure littérature !

       A lire le texte de l’auteur, il est assez difficile de bien situer le contexte économique, politique, culturel, et social dans lequel les dirigeants africains négociaient pour le compte d’un petit nombre de personnes qui découvraient ce que pouvait être la citoyenneté.

     Pourquoi ne pas rappeler que la presque totalité de ces « activistes » faisaient partie d’une Afrique satellite du monde politique et syndical français, la SFIO, le PC, la CGT ?

   Les connexions, un concept cher à l’auteur, et qui auraient mérité d’être analysées, se situaient d’abord à ce niveau, d’autant plus que les connexions de type capitalistique entre la France et l’AOF manquaient de ressort, tout en étant tout à fait marginales ?

     Ces dirigeants africains étaient élus, c’est vrai, mais il est honnête de rappeler qu’ils étaient élus par une toute petite minorité d’électeurs, de la faute ou non de la puissance coloniale. Nous avons proposé plus haut quelques chiffres d’électeurs ;

       Dans les années 1945-1946, et même jusqu’en 1960, quelle était la signification d’une élection en Afrique Occidentale ?

        Dans des cultures encore fortement imprégnées de traditions d’obéissance aux chefs religieux ou traditionnels, chez des peuples dont l’immense majorité était encore illettrée et dont l’information, quand elle existait, était avant tout orale.

      La côte n’était pas représentative du monde africain.

     Même au Sénégal, terrain d’études privilégié par l’auteur qui décidait ? Qui élisait ? La confrérie musulmane des Mourides, comme l’indique d’ailleurs l’auteur à la page 417 ? Dont la puissance coloniale avait recherché le soutien ? Qu’elle avait d’ailleurs obtenu.

            Ou ailleurs, au Dahomey ou au Togo, les missions chrétiennes, autre connexion agissante, que l’auteur n’évoque pas ? Ou encore les notables ; chefs ou non ?

            Ou encore, et effectivement, l’administration coloniale qui n’avait pas obligatoirement mauvaise presse, comme le laissent entendre de nos jours, une certaine presse et édition postcoloniales ?

       L’auteur cite à juste titre le cas du Niger à l’occasion du référendum de 1958 (p,338), mais cet exemple est un des rares exemples de l’ancienne AOF, où la puissance de la France pouvait être mise en cause avec les mines d’uranium, étant donné que de Gaulle avait l’ambition de disposer de l’arme atomique, le nouveau critère des grandes puissances.

       En résumé, l’immense majorité des nouveaux électeurs d’Afrique noire ne savaient sans doute pas ce que signifiaient les nouveaux concepts savants de citoyenneté ou d’indépendance, dans le sens que nous leur donnions en Europe.

III

Les scénarios de la décolonisation en AOF
Ou les dirigeants français et africains avaient-il le choix ? Une stratégie ?

            L’auteur a déclaré tout au début de son livre «  Ceci est un livre sur la politique » (p,9), mais après avoir lu et relu cet ouvrage, la première question qu’il est possible de se poser est celle de savoir s’il ne s’agit pas tout autant d’un livre « politique ».

        Tout au long d’une analyse très détaillée, peut-être trop, l’auteur tente de nous persuader que la décolonisation de l’Afrique Occidentale Française aurait pu se dérouler sur un tout autre scénario que celui de l’histoire réelle.

       Dans son introduction (p,38), l’auteur  écrit :

         «  C’est uniquement en rejetant nos hypothèses sur ce que doit être un récit de libération nationale que nous comprendrons les ouvertures, les fermetures et les nouvelles possibilités telles que les perçurent les gens et en fonction desquelles ils cherchèrent à agir. »

       Dans sa conclusion, l’auteur revient à maintes reprises sur le fait que d’après lui, rien n’était joué au départ dans le processus concret de la décolonisation :

       « Le spectre d’idées utilisées par les acteurs politiques de la France africaine et de la France européenne dans leur approche de la politique entre 1945 et le début des années 1960 était bien plus large que la dichotomie entre empire colonial et Etat-nation indépendant » (p,443)

      « Si l’on croit dès le départ au grand récit de la transition globale à long terme, de l’empire vers l’Etat-nation, on peut aussi bien passer à côté de la question qui ouvre ce paragraphe. » (p446)

      « Pourtant, en 1958, d’autres possibilités restaient ouvertes » (p,447)

     Est-ce que le terme même de « spectre », c’est-à-dire de choix, n’était pas effectivement un  fantôme ?

     Est-ce que l’histoire politique telle que la raconte Frederick Cooper pouvait fonctionner, concrètement, autrement ?

      Comme je l’ai déjà indiqué, le lecteur pourra être surpris de voir la réflexion et l’analyse d’un tel ouvrage non reliée au contenu du livre « Le colonialisme en question » avec sa trilogie conceptuelle, identité, modernité, globalité.

        C’est peut-être dommage car le passage au crible du processus décrit par l’auteur avec les trois filtres identité, modernité, globalité auraient peut être conduit à une autre analyse étroitement raccordée aux situations historiques et à leur chronologie.

      La trajectoire historique?

      La première critique de fond qui peut être portée à l’encontre de ce postulat est le fait que toutes les discussions, controverses, hypothèses proposées par l’auteur auraient eu pour point de départ l’année 1945, sans tenir aucun compte de la « trajectoire » historique qui était celle de l’Afrique occidentale, pour ne pas parler des autres territoires, depuis le début de la colonisation, en gros une cinquantaine d’années auparavant.

       Une analyse qui ferait  table rase de l’histoire de ces territoires ?

       Avant d’articuler nos propres conclusions à partir des concepts d’analyse séduisants que propose l’auteur, les trajectoires, les connexions et interconnexions, les limitations, pourquoi ne pas résumer brièvement la description des caractéristiques des théâtres de la métropole et de l’AOF, et de leurs acteurs ?

        Moment et situation – Que de quadratures du cercle à résoudre !

        Une métropole ruinée par la guerre, aux prises avec beaucoup de dossiers économiques, financiers, politiques et sociaux insolubles, aux prises avec d’autres dossiers coloniaux dont l’importance dépassait très largement celle de l’AOF, un territoire marginal pour un pays qui vivait aux crochets des Etats Unis….

      Alors que la France se débattait avec des dossiers autrement importants pour ses destinées internationales et nationales, la guerre d’Indochine, le devenir d’une Algérie, dite encore française, et le nouvel horizon européen !

      Dans un contexte de guerre froide, mondial et colonial, instable, dominé par les deux puissances antagonistes des Etats Unis et de l’URSS.

     Une AOF enfin ouverte, mais seulement en partie, vers le monde extérieur de l’Atlantique (modernité et globalité)), mais d’une superficie immense, faiblement peuplée, composée d’un patchwork de religions, de peuples et de cultures (identité).

       Faute de moyens financiers et d’atouts naturels, la colonisation n’avait réussi à faire accéder à une modernité relative  qu’une petite partie de la population, essentiellement celle des villes côtières, avec le rôle de monopole qu’exerçait la capitale de Dakar.

        Enfin, il parait difficile dans ce type d’exercice historique de faire l’impasse sur le volet économique et financier des relations existant entre la métropole et l’AOF, qui ne furent pas exactement celles qu’a décrites Mme Huillery dans sa thèse. (voir mes analyses de cette thèse sur ce blog).

      Les acteurs – Comme nous l’avons vu, les acteurs de métropole disposaient d’une grande supériorité d’expertise, mais les politiques n’étaient pas majoritairement concernés par les problèmes coloniaux, sauf en cas de guerre, comme ce fut le cas en Indochine, puis en Algérie.

       Le dossier AOF venait de toute façon très largement derrière les autres dossiers coloniaux, et pourquoi ne pas dire déjà, qu’avec le début de la guerre d’Algérie, succédant à celle d’Indochine, les gouvernements avaient pour souci principal de ne pas voir de nouveaux fronts s’ouvrir en Afrique noire.

        En AOF, nous avons relevé que les acteurs du processus de la décolonisation ne représentaient qu’une petite minorité d’évolués, et que les grands concepts auxquels l’auteur attache de l’importance, la citoyenneté, le suffrage universel, les Etats-nations, les fédérations, confédérations, ou communautés ; n’avaient pas beaucoup de sens dans la plus grande partie de l’hinterland africain.

       Dans une chronique annexe que nous publions, un bon connaisseur de cette AOF de l’époque, M. Roger de Benoist, a intitulé la conclusion de son livre « L’Afrique occidentale française » : « L’indépendance des notables ».

       Ce bref résumé marque déjà quelques-unes des limitations capitales auxquelles il avait été difficile d’échapper dans un processus qui n’avait pas débuté en 1945.

       Trajectoire avant 1945, et trajectoires après 1945 ?

       L’auteur s’attache à décrire le processus constitutionnel et politique de la décolonisation qui a débouché sur l’indépendance des anciennes colonies de l’AOF, en tentant de nous convaincre que la trajectoire formelle, celle qu’il décrit, aurait pu être différente de la trajectoire réelle, l’historique.

        Une sorte d’histoire hors du sol et hors du temps, avec un éclairage qui donne tout son éclat à la magie du verbe, celle qui rendit célèbre le poète Senghor, un des héros de cette joute oratoire dont les concepts passaient très largement au-dessus de la tête des peuples concernés, quoiqu’en pense l’auteur lorsqu’il écrit par exemple :

     «  Les mots « Etat », « souveraineté », et indépendance » s’entendaient sans cesse en Afrique, et la fédération restait une question ouverte. » (p,312)

     Est-ce que la trajectoire réelle n’a pas au contraire fait converger tout un ensemble de trajectoires concrètes telles qu’une relation économique marginale, une pénétration difficile d’un continent jusque- là fermé au monde atlantique, avec une trajectoire de modernité suivant le cours des nouvelles voies de communication de la mer vers l’hinterland, le cloisonnement persistant du bassin du Niger, des trajectoires politiques  qui accordaient le nouveau pouvoir aux populations de la côte, mais d’abord à leurs petites élites ?

       « Position », « disposition », « cours des choses » ? Ou choix politique entre plusieurs stratégies ?

       Pour éclairer ce type de critique, sans doute faut-il tout d’abord se poser la question de savoir si les interlocuteurs du processus de la décolonisation agissaient en fonction d’une politique pour ne pas dire d’une stratégie, mais rien n’est moins sûr, car la France n’a jamais eu véritablement de politique coloniale.

        Peut-être faut-il faire appel à certains concepts stratégiques, tels que « position », « disposition » « point culminant de l’offensive, mis en valeur aussi bien par Sun Tzu que par Clausewitz, et celui de « cours des choses », un cours qui suit, qu’on le veuille ou non le fil de l’eau.

       En Afrique Occidentale, comme dans les autres territoires coloniaux, il y avait bien longtemps que la colonisation française avait atteint ses « limitations », c’est-à-dire son « point culminant ».

      Le sinologue François Jullien a écrit des choses fort intéressantes sur ce type d’analyse stratégique.

      Connexions, interconnexions, réseaux, autonomes ou satellites, trois concepts qui auraient sans doute mérité d’être analysés dans leur contenu historique, parce qu’ils auraient contribué à faire apparaître la réalité des luttes d’influences, de pouvoirs, entre les partis ou les syndicats affiliés à leurs correspondants métropolitains, SFIO, MRP, PCF, CGT ou FO, dont ils furent longtemps des satellites.

       Il est difficile d’analyser le processus de la décolonisation sans tenir compte des connexions politiques, syndicales, en y ajoutant les religieuses, musulmanes fortes dans toute la zone du Sahel et de la savane du bassin du Niger, ou chrétiennes, fortes dans les zones forestières de la côte.

       Réseaux personnels aussi, qui eurent beaucoup d’importance dans le processus lui-même, puis après la décolonisation « officielle » elle-même avec notamment les réseaux Foccart, ceux communément appelés de la Françafrique.

      Senghor n’aurait jamais eu l’audience politique qui fut la sienne, en France, sans le réseau de Normal ’Sup, et l’amitié de Georges Pompidou, et au Sénégal, sans le soutien un peu paradoxal de la confrérie des Mourides, alors qu’il était de confession catholique.

      Autre exemple, celui d’Houphouët- Boigny, médecin, planteur de cacao, grand notable Baoulé, tout d’abord membre du Parti communiste, puis allié de Mitterrand, membre influent de la petite formation politique charnière qu’était l’UDSR, alors que ce dernier était ministre de la France d’Outre-Mer.

      Ce nouveau compagnonnage politique changea la face du processus de la décolonisation en AOF, en réorientant l’ancien RDA vers la recherche de nouvelles formes de coopération avec la France qui n’étaient pas celles de Léopold Senghor ou de Modibo Keita.

       Il parait donc évident que pour l’ensemble de ces raisons, et elles sont très nombreuses, les dirigeants français et africains naviguaient dans un décor mouvant, à la recherche de solutions politiques incertaines et mouvantes, mais dans un cadre international, européen, français, colonial, et africain, qui leur laissaient peu de liberté de manœuvre.

        Pourquoi ne pas dire aussi que tout au long de ce débat, le verbe fut roi, comme sur une scène de théâtre, la seule où il était possible de débattre de scénarios aussi divers, qu’absconds, ou coupés des réalités ?

      Il faut avoir un peu fréquenté l’Afrique pour connaitre l’importance du verbe, et les Français d’aujourd’hui commencent à en faire l’expérience avec une partie des immigrés.

      Car en définitive, il s’agissait de savoir si les Français étaient disposés à devenir des citoyens de seconde zone en Europe ou non, compte tenu des charges financières très lourdes que toute solution d’égalité politique et sociale leur aurait imposées.

       Le vrai scénario n’était-il pas en réalité pour la métropole le suivant ? Comment conserver  un certain prestige international, faire durer une certaine image de grande puissance de la France, en contrepartie des « sous » qu’elle était disposée à sortir de son portefeuille, et dans le cas de l’Afrique noire, faire en sorte que son évolution politique ne vienne pas compliquer encore plus la solution du problème algérien ?

Jean Pierre Renaud – Tous droits réservés

            Comme je l’ai annoncé le 8 septembre 2015,  je publierai dans les semaines qui viennent les témoignages et analyses d’acteurs ou de témoins anciens ou contemporains de la période évoquée : Maurice Delafosse, Roger de Benoist, Sœur Maris-André du Sacré Cœur, Gaston Bouthoul, Herbert Lüthy, Michel Auchère, des contributions à la compréhension du contexte historique du débat relaté.

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« Français et Africains ? » Frederick Cooper Lecture 4

« Français et Africains ? »

Frederick Cooper

&

4

Chapitre VI – Du territoire d’outre-mer à l’Etat membre (page 295 à 340)

Constitution et conflit, 1958

           Il parait difficile, pour ne pas dire exclu, d’aborder un tel sujet sans tenir compte du contexte international et français, et en faisant l’impasse sur la crise que traversait alors la France, crise institutionnelle et politique de la Quatrième République aux prises avec la guerre d’Algérie, et les tensions, pour ne pas dire plus, avec les deux pays voisins, le Maroc et la Tunisie.

        Il me parait également exclu de ne pas faire le constat de la fiction d’une Union Française  quasiment inexistante, sauf dans son décor.

        La loi-cadre de 1956 avait doté les anciennes colonies d’AOF des outils démocratiques nécessaires pour gouverner, assemblées élues au suffrage universel, collège unique, conseils de gouvernement, des institutions encore en partie contrôlées par la métropole (relations internationales, défense, monnaie) avec pour résultat l’abandon de toutes les revendications d’égalité sociale entre citoyens de métropole et d’outre-mer qui avaient agité les anciennes négociations, sans résultat. Il était en effet exclu que la métropole voie ses citoyens devenir les vrais citoyens de second zone de l’Union, compte tenu du poids insupportable qu’auraient fait peser cette mesure sur les citoyens de métropole, avec une baisse importante de leur niveau de vie.

        La crise algérienne et la venue au pouvoir du général de Gaulle changea évidemment et complètement la donne, et le débat porta alors sur le type de lien fédéral ou confédéral qui pouvait relier ensemble les nouveaux Etats avec la métropole, et entre eux, avec la crainte des Etats les plus pauvres de l’AOF de voir leur développement gravement handicapé par l’absence d’une « solidarité horizontale », entre riches et pauvres, celle qu’avait défendue  obstinément Senghor.

          Afin d’éclairer ce débat très technique, il n’est pas inutile de rappeler brièvement qu’aussi bien Senghor (dans deux gouvernements, dont celui du général, entre le 23/07/1959 et le 19/05/1961), qu’Houphouët-Boigny furent des ministres de la Quatrième, puis de la Cinquième République, (dans cinq gouvernements, dont, avec de Gaulle entre le 18/05/1958 et 19/05/1961),  et qu’une trentaine de députés ou de conseillers ou sénateurs représentaient l’outre-mer au Parlement.

.               La discussion tournait comme avant sur la nature du lien vertical métropole- outre-mer et horizontal entre territoires d’outre-mer, et il est évident que cette discussion passait largement au- dessus de la tête des citoyens français, et encore plus de celle des nouveaux citoyens de ladite Union.

          Des équations insolubles, tant il fallait résoudre la quadrature de plusieurs cercles : comment promouvoir une égalité politique entre la métropole et les territoires, en échappant aux craintes formulées par Herriot sur la colonie des colonies ? Comment faire accepter par les territoires les plus riches, dont la Côte d’Ivoire, les charges d’une nouvelle fédération d’AOF ?

               Pour ne parler que de l’AOF, le cœur de l’analyse Cooper, sinon la totalité.

            La rédaction de la nouvelle constitution se fit en petit comité selon un processus très détaillé par l’auteur, avec les questions pertinentes posées par Tsiranana, le chef du gouvernement malgache :

               « L’indépendance des territoires est-elle reconnue par la Constitution ? », puisqu’on parle de fédération, est-ce que celle-ci correspondra à des Etats ou simplement à des territoires ? Le mot « territoire » commence à mal sonner chez nous. » (p,310

        Le même Tsiranana aida à sortir les discussions de l’ornière en proposant une dénomination nouvelle, suffisamment vague pour rassurer tout le monde :

           « Au lieu de parler de fédération ou de confédération, pourquoi demanda-t-il ne pas trouver un autre mot ? Ce que nous créons, dit-il, était la « Communauté franco-africaine. » (p,321)

       L’histoire montrera que cette communauté n’eut pas un contenu très différent de celui de l’ancienne Union française.

      L’auteur relate « l’odyssée africaine » du général, pour exposer son projet de nouvelle Constitution, adoptée par référendum le 28 septembre 1958, et notamment l’épisode du vote non en Guinée, sur la demande de Sékou Touré. (p,327)

       La description que fait l’auteur des deux « adversaires » en surprendra plus d’un, en écrivant :

       « Mais le grand drame se déroula à Conakry, le 25 août, lorsque les deux grands visionnaires aux amours-propres non négligeables – Charles de Gaulle et Sékou Touré – s’affrontèrent sur le processus et la substance de la nouvelle structure proposée. » (p,329)

         Et plus loin : « Choc de deux égos, prompts à s‘offusquer ? Cette explication pourrait bien être au cœur de l’affaire. Mais il y a plus. De Gaulle avait déjà fait une concession majeure dans son discours de Brazzaville : le droit d’un Etat membre à réclamer l’indépendance, sans être perçu comme sécessionniste. Mais concernant la Constitution, de Gaulle avait invariablement affirmé que voter non signifiait la sécession, et la fin de toute aide française. » (p,333)

        On retrouvait donc toujours une question de gros sous, pour ne pas dire d’intérêts mutuels bien compris.

        J’ajouterai qu’il parait difficile de mettre sur le même plan les deux hommes : est-ce que Sékou Touré n’était pas plus un apprenti dictateur qu’un « visionnaire » ?

        L’auteur fait état des manœuvres de la France, en particulier au Niger, pour conserver le contrôle des opérations du référendum, dans ce territoire où la France avait des intérêts dans l’uranium, mais toute analyse du processus décrit ne peut faire l’impasse sur le contexte de la guerre froide, les nouvelles ambitions de l’Union Soviétique en Afrique, et sur un des objectifs des gaullistes de préserver le rôle international de la France, ou pour presque tous les gouvernements de la Quatrième de préserver la « grandeur » de la France…

       « Les résultats dans l’AOF furent sans ambiguïté : le non recueillit 95 % des votes en Guinée, le oui entre 94 et 99,98% (en Côte d’Ivoire) partout ailleurs, sauf au Niger (78%). La République de Guinée fut proclamée quelques jours plus tard. » (p,339)

         Le lecteur aurait tort de croire que les élections se déroulaient alors en Afrique noire comme dans les campagnes françaises, compte tenu du poids des électeurs illettrés, qui n’avaient pas toujours compris le sens de ce nouveau truc de blancs, et qui s’en remettaient encore dans l’hinterland à la sagesse de leurs chefs, sages traditionnels, ou aux administrateurs encore en place .

             Puis-je citer une anecdote du Togo des années 1950 ? Lors d’une consultation électorale et dans le sud de ce territoire sous mandat, au moins un administrateur faisait ramasser les électeurs en camion et leur donnait l’occasion d’étancher leur soif.

           Houphouët-Boigny avait expliqué clairement les enjeux du référendum :

       « Ce serait sortir de l’Histoire, aller à contre-courant, si, en Afrique, notamment, nous devions limiter notre évolution dans le cadre étroit d’une nation…. Il affirma que la quête de la dignité était compatible avec l’entrée dans la Communauté. La Côte d’Ivoire, poursuivit-il, n’avait pas les ressources financières nécessaires à sa propre défense ; elle ne pouvait entretenir des ambassades dans 90 pays ; seules des relations de coopération avec la France et ses partenaires européens pourraient « féconder nos richesses latentes », et « l’échelon le plus élevé » des tribunaux était le meilleur antidote contre une justice dénaturée par des luttes internes (…) le tribalisme. »… Comment voulez-vous que l’on puisse laisser à un jeune Etat la faculté d’envoyer librement au poteau ses adversaires politiques ? » (p,339)

            L’annonce prémonitoire de ce qu’allait faire Sékou Touré en Guinée !

Chapitre VII – Unité et division en Afrique et en France (p,341)

         Je vous avouerai, mais j’aurais pu le faire presqu’à chaque page de ma lecture, que les concepts juridiques ou politiques abstraits que l’auteur manie avec une grande dextérité, constituent à mes yeux autant de challenges intellectuels, politiques, juridiques, et historiques à soutenir.

            Comment ne pas être admiratif à l’égard des dirigeants français et africains de cette époque qui les manipulaient avec autant de vélocité que de dextérité?

            Au tout début de ce chapitre l’auteur pose la bonne question, mais comment était-il possible d’y répondre dans les sociétés encore coloniales de l’époque ?

     « Mais où se situait la nation ? » (p,341)

     « Une communauté de républiques africaines »

        La nouvelle communauté existait bien sur le papier, avec un Président, un Conseil exécutif, un Sénat, et une cour arbitrale, mais avec quels partenaires africains ?

     L’auteur écrit : « La Communauté française ne pouvait continuer d’exister sans l’unité africaine. » (p,343) : pourquoi ?

       Plus loin, l’auteur formule un ensemble d’observations qui relativisent beaucoup le sens de ses analyses :

     « Les nouveaux gouvernements n’étaient pas uniquement confrontés à la persistance de l’administration française ; ils avaient également à gouverner un territoire de citoyens. Comment les ressortissants de l’ex-AOF utilisaient-ils leur citoyenneté ? Une réponse à cette question nécessiterait de savoir, comment les partis recrutaient leurs partisans, comment les organisations sociales et politiques formulaient leurs revendications et comment les gouvernements à la fois déterminaient et étaient influencés par les actes et les discours. Nous ne pouvons que suggérer que quelques pistes pour aborder ces questions dans le nouveau contexte. »

      L’auteur réintroduit le contexte des sociétés encore coloniales des années 1950, dont la grande majorité des membres passaient complètement à côté de ces discussions savantes, en ajoutant qu’en métropole l’opinion publique, hors les guerres d’Indochine et d’Algérie, n’était pas plus concernée par ces discussions de spécialistes.

       Enfin, je n’ai pas trouvé dans ma lecture, trace des « quelques pistes » annoncées.

         Les nouveaux gouvernements africains eurent rapidement à faire face aux revendications des syndicats sur lesquels ils s’étaient largement appuyés pour prendre le pouvoir, notamment au Sénégal, ou au Soudan, objets d’étude privilégiés par l’auteur.

        Les efforts entrepris pour mettre sur pied une nouvelle organisation africaine qui prenne la relève de l’AOF ne furent pas concluants avec une Fédération du Mali (Sénégal, Mali, en janvier 1959) qui ne fit pas long feu, et sur l’autre versant, un Conseil de l’Entente (Côte d’Ivoire, Niger, Haute Volta, Dahomey, en mai 1959) avec des liens institutionnels moins ambitieux, de type confédéral.

     Les dirigeants africains avaient autant de difficulté à mettre sur pied une nouvelle organisation que les dirigeants français, lesquels devaient résoudre une autre quadrature du cercle, celle d’une solution constitutionnelle qui ne pouvait être standard, compte tenu de la diversité des composantes de l’ancien empire colonial.

       Les syndicalistes se situaient à des années-lumière des sociétés dont ils faisaient partie, en leur qualité de fers de lance, et la citation que fait l’auteur sur la position de l’Union soudanaise RDA en est un bon exemple :

      «  Le journal de l’Union  soudanaise-RDA parla d’une « nation ouestafricaine » en formation, soudée par la géographie et l’expérience commune, notamment celle de cinquante ans  de colonisation. Le parti affirmait qu’une fédération africaine était le seul moyen de faire face à « une Afrique encore morcelée, sujette aux vieilles rivalités raciales, où la conscience nationale ne se manifeste que par une hostilité commune contre la présence dominatrice des Blancs, où l’économie est rudimentaire. » (p,347)

       Est-ce qu’il existait en 1958, date de cet article, une « nation ouest-africaine », même « en formation ? Non, et le tirage de ce journal était tout à fait limité.

        Comme le relate l’auteur, de fortes tensions se produisirent alors entre Etats voisins, avec des expulsions de fonctionnaires selon leur origine.

     « Vers l’indépendance, mais non vers l’Etat-nation » (p,355)

      Est-ce qu’une revendication d’Etat-nation a jamais existé en AOF, sauf dans la tête et le discours d’une petite minorité d’évolués ?

      Je répète que l’usage de l’expression Etat-nation est alors tout à fait ambigu dans le cas de l’Afrique de l’Ouest.

     L’auteur écrit plus loin : «  Mais en août 1959, le Mali existait en tant que fédération de deux Etats. Il n’était pas encore reconnu en tant qu’Etat en soi, et devait encore se transformer en nation. » (p,356)

     Quel est le sens donné par l’auteur à ce concept d’Etat-nation ? Un Etat reconnu sur le plan international ? Mais si tel est le cas, il parait évident que seule l’indépendance, l’issue qui faisait encore hésiter les dirigeants africains, était susceptible  de répondre à cette attente, le nouvel Etat indépendant se coulant dans ce qui ressemblait à un morceau de l’Etat colonial.

     Houphouët-Boigny avait une vue plus réaliste de la situation que ses confrères et la phrase : « Houphouët-Boigny n’a pas cherché à convaincre le peuple français d’entrer dans une fédération d’égaux avec ceux des Etats africains… Tous deux, (avec Senghor) pensaient en termes de connexions, et non en  termes d’unités nationales délimitées. » (p,358)

      L’auteur fait appel au terme de « connexions », un concept qu’il aime bien et qui pourrait être novateur, à condition de l’illustrer historiquement : qu’est-ce à dire ?

      En tout état de cause, et compte tenu des situations postcoloniales en construction, les nouveaux Etats ne pouvaient découler que des anciens Etats coloniaux dans les limites géographiques des territoires qui avaient été dessinées arbitrairement par l’ancien pouvoir colonial, qu’il ait été anglais, français, allemand, espagnol ou portugais.

     L’auteur cite d’ailleurs la position sans ambiguïté du syndicat l’Union soudanaise, toujours dans le journal déjà cité : « Cinquante ans ou plus de sujétion commune ont créé en Afrique occidentale sous domination française les conditions nécessaires et suffisantes à la stabilité de la nation africaine et à son développement. » (p,365)

      L’auteur d’ajouter : «  L’AOF satisfaisait les critères de constitution d’une nation : cinquante ans de stabilité, une langue commune, le français, la contiguïté géographique, la communauté économique et une « communauté culturelle » sur une base négro-africaine. Tout cela formait le soubassement de la construction d’une nation mais tout le monde ne voyait pas la situation en ces termes.» (p,366)

      Des critères de constitution d’une nation définis par quel légiste ou historien? Une « communauté culturelle » ? Qu’était-ce à dire dans le patchwork des langues et des cultures de l’ouest africain, pour ne pas parler des religions qui constituèrent souvent les vraies connexions dans ces territoires.

      Les nouvelles citoyennetés, pour autant qu’elles soient redéfinies ou définies, ne pouvaient découler que des formes coloniales de l’AOF, récemment affectées par une dose de démocratie à l’occidentale.

       D’ailleurs, l’auteur l’exprime clairement : « Le nouvel  Etat fédéral exprimerait et construirait la nation africaine. Il ferait cela à l’intérieur de la Communauté. La nation ne pouvait être sénégalaise ou soudanaise, et Senghor espérait que la Fédération du Mali serait la première étape vers la création de la nation africaine. La patrie que Senghor voulait préserver en 1955 était devenue en 1959 un bloc constitutif de quelque chose de plus grand, de plus inclusif, de plus solide. Et Senghor, législateur autant que poète, considérait que la nation ne se construirait pas simplement d’elle-même. » (p,365)

       J’ajouterai plus poète que législateur, et Senghor n’avait pas fait Normal ’Sup pour rien.

     Le Conseil exécutif de la Communauté se réunissait, mais il ressemblait de plus en plus à un club de type anglais, car la Communauté, comme cela avait été le cas avant pour l’Union, était en réalité mort-née.

     En définitive, il n’y avait pas plus de Communauté qui ressemble à un Etat reconnu sur le plan international, le critère premier de l’existence d’un Etat, avec ses frontières et son gouvernement souverain, encore moins reposant sur une assiette nationale, qu’il existait au plan africain un Etat-nation, partie d’un autre Etat de type fédéral ou confédéral.

       Le débat sortait enfin du flou des discussions et l’idée d’une Communauté multinationale «  Justice, droits et progrès social dans une Communauté multinationale » (p,379) ne correspondait pas aux situations postcoloniales des années 1950, étant donné que les nations constituantes, en Afrique noire, n’étaient que rêve et fiction.

       A la page 384, l’auteur résume bien les données essentielles des problèmes posés : « Mais si la question de coût et bénéfices associés aux territoires d’outre-mer était préoccupante – en particulier face aux revendications de l’égalité sociale et économique liée à la citoyenneté -, la plupart des dirigeants avaient néanmoins le sentiment que la France devait sa stature à sa présidence sur un vaste ensemble. La France tentait  elle aussi de gagner sur les deux tableaux, et de limiter  ses responsabilités financières et autres tout en affirmant soutenir, pour reprendre la formule utilisée par Pierre-Henri Teitgen en 1959, «  la montée des peuples dans la communauté humaine. »

      Pour résumer le dilemme, prestige contre gros sous ?

Chapitre VIII – Devenir national (p,387 à 442)

       Avant de commenter ce chapitre, pourquoi ne pas faire part de mon embarras devant un tel titre « Devenir national », à la fois constat et challenge, pour qui a eu une certaine connaissance de l’histoire africaine de l’ouest et de ses réalités.

        Et tout autant sur la signification du qualificatif national ? Qu’est- ce à dire ? Dans le sens du national égale étatique, étant donné que les nouveaux Etats n’avaient guère d’existence que dans les frontières et le moule de l’ancien Etat bureaucratique colonial ?

        Par ailleurs, cet ouvrage cite souvent les journaux, telle ou telle opinion, mais sans jamais nous donner l’audience et le tirage de ces journaux, pas plus qu’il ne nous donne les quelques sondages qui étaient déjà effectués sur les thèmes historiques analysés par l’auteur.

      L’auteur écrit :

      « Malgré l’évident dynamisme politique de la fin de l’année 1959, il était clair qu’aucun des principaux acteurs ne parviendrait à obtenir ce qu’il souhaitait le plus. De Gaulle voulait une fédération avec un centre fort, une seule citoyenneté, une seule nationalité, et l’engagement de tous ceux qui acceptaient la nouvelle Constitution de rester dans la Communauté française. Il se retrouva avec une structure qui n’était ni fédérale ni confédérale, avec de multiples nationalités, avec également des territoires qui pouvaient exercer leur droit à l’indépendance quand ils l’entendaient… » (p387)

       De Gaulle aveugle à ce point, alors qu’il avait d’autres territoires sur les bras, notamment l’Algérie ? Une guerre d’Algérie qui n’en finissait pas et qui coûtait cher à la France ?

      « La Constitution de 1958 avait placé les dirigeants politiques africains dans une position de force, mais aussi délicate – un compromis insatisfaisant entre autonomie et subordination – avec toutefois une option de sécession qui permettait aux Etats membres de poser de nouvelles demandes. » (p,387)

      Dans une analyse intitulée « La Fédération du Mali et la Communauté française : négocier l’indépendance », l’auteur écrit :

      « Le meilleur espoir de maintenir l’unité de la Communauté française était – et certains sages à Paris le savaient – la Fédération du Mali. Si le Mali réussissait, d’autres territoires pourraient voir les avantages d’appartenance à un grand ensemble. Il y avait deux problèmes immédiats. L’un était le Mali lui-même : une fédération de deux Etats – et de ces deux Etats en particulier- était-elle viable ? Le second était Houphouët-Boigny qui ne voulait pas que le Mali devienne l’avant-garde de l’Afrique. Si le Mali prenait l’initiative de rechercher l’indépendance, Houphouët-Boigny et ses alliés du Conseil de l’Entente seraient obligés de le suivre.  » (p,388)

      Questions : de quels « sages » s’agit-il ? Est-ce que vraiment il était possible de croire à la solidité de la dite fédération, compte tenu de toutes les tensions existant déjà entre les dirigeants de deux entités qui n’avaient pas le même poids démographique, politique et économique ? Est-ce que l’indépendance de la Gold-Coast, ainsi que l’autonomie du Togo, en voie vers l’indépendance, ne constituaient pas des facteurs plus pertinents d’accélération du processus de décolonisation, c’est-à-dire d’indépendance ?

      Comment ne pas ajouter que le dossier algérien avait une autre importance que celui de l’AOF, ou de l’AEF, quasiment absent de ce type d’analyse, avec, en 1959, la déclaration de Gaulle annonçant l’autodétermination de l’Algérie ?

      Comment ne pas ajouter une fois de plus que l’URSS intervenait de plus en plus en Afrique, que l’ONU et les Etats-Unis pressaient les nations coloniales de laisser les peuples coloniaux disposer d’eux-mêmes, et que de nouveaux acteurs issus du Tiers Monde poussaient dans le même sens ?

       Le fait que Foccart ait repris ce dossier en mars 1960 (p,393) montre bien que la France était passé dans un autre monde, un monde « d’ombres ».

        L’auteur décrit les négociations engagées avec la France, les péripéties, les ambitions affichées, mais il est évident que le Mali ne pouvait négocier qu’avec la République française, et non avec Une Communauté mort-née.

      Les discussions tournèrent rapidement autour des modalités de l’indépendance, d’autant plus que les « Tensions d’indépendance » (p,404) entre le Sénégal et le Mali, au sein d’une fédération qui ne fit pas long feu, avec le coup d’Etat de Modibo Keita, dans la nuit du 19 au 20 août 1960.

      L’auteur en rend compte dans « La brève vie et la chute dramatique de la Fédération du Mali » (p,412).

      Cet épisode était l’annonce des dérives de type dictatorial qui caractérisèrent l’Afrique de l’Ouest et qui démontraient la fiction du concept « national » dont se targuaient, avec leur talent oratoire habituel, les dirigeants africains d’alors.

        Une mention tout à fait spéciale sur le passage où l’auteur évoque la façon dont on écrit l’histoire, et à mes yeux, quel que soit l’auteur ou la période évoquée, dans le cas présent cette phase de la décolonisation :

      «  Restait à gagner le contrôle de l’histoire de la nuit du 19 au 20 août 1960. Les deux camps – depuis longtemps ardents partisans de la fédération – avaient fait entorse aux principes fondamentaux du gouvernement fédéral. Keita avait tenté  un coup de palais, violant les normes de l’équilibre et de la consultation sur lesquelles reposait la fédération : Dia et Senghor avaient fait sécession de la Fédération. Keita fut confiné quelques jours dans sa résidence puis rumina ses griefs contre la France qui n’était pas intervenue pour préserver la Fédération.

     Senghor avait une bonne histoire à raconter, et il la raconta bien. Dès le 23, il donna une conférence de presse dont le texte fut rapidement imprimé et distribué par le gouvernement du Sénégal. Il y affirmait que la différence entre les deux pays était moins d’idéologie que de « méthode ». Les méthodes soudanaises étaient « plus totalitaires ». Les Soudanais voulaient un « un Etat unitaire ». Le Sénégal voulait un  régime démocratique, le Soudan, non….. Le pire était « l’intrusion » de Modibo Keita dans les affaires intérieures de la République du Sénégal » (p,420)

     « Coup de palais » ou coup d’Etat ?

       Le Sénégal ne mit pas beaucoup de temps pour suivre le chemin politique du Mali.

       Il convient de noter, comme le souligne l’auteur, que les circonvolutions politiques et juridiques qui affectèrent les relations entre la France et les nouveaux Etats ne firent pas l’objet d’un processus constitutionnel, comme  cela aurait pu et dû être le cas, mais d’un processus législatif.

      L’auteur décrit les causes d’un échec qui étaient largement inscrites dans l’histoire de ces pays et dans la complexité des revendications africaines portant sur des sujets aussi variés que la souveraineté, la nation (« où se situaient la nation et la souveraineté » (p,426), le lien fédéral ou confédéral, la citoyenneté, avec le surgissement, presque à chaque phase du débat, de l’absence de l’état civil, de la place des statuts personnels auxquels même Dia, était attaché, de la polygamie, et cerise sur la gâteau, l’accusation d’une « sénégalité » dominante dans tous ces dossiers.

         A titre d’exemple : «  La loi sur la nationalité supposait ce dont Senghor et Dia avaient longtemps dit qu’ils n’en voulaient pas : la « sénégalité ». Le gouvernement s’arrogeait le droit de décider qui, en corps et en esprit, était réellement sénégalais. La sénégalité fut accessible, du moins pour un temps, aux habitants des pays limitrophes. En raison des insuffisances de l’état civil…

        Cette méconnaissance du Sénégal à l’égard des personnes vivant sur son territoire en 1961 n’est pas sans rappeler l’incapacité dans laquelle le gouvernement français pour mettre en place un état civil efficace. L’Etat sénégalais pourrait-il faire mieux ? Il essaya. » (p,430)

        A la différence près que le gouvernement français avait buté sur l’obstacle infranchissable des statuts personnels !

Jean Pierre Renaud – Tous droits réservés