« Leçons indiennes » « Itinéraires d’un historien » Sanjay Subrahmanyam

« Leçons indiennes »

« Itinéraires d’un historien »

« Delhi .Lisbonne. Paris. Los Angeles »

Sanjay Subrahmanyam

Alma Editeur

Lecture critique
Première partie

            Il s’agit d’un livre tout à fait intéressant pour de multiples raisons, le ton irrévérencieux des textes, leur style souvent dérangeant et décoiffant, au moins tout autant que leur contenu, riche, encyclopédique, quasi-planétaire, une réflexion et des témoignages touche-à-tout sur l’histoire des idées, des hommes, les débats passés ou encore actuels sur les grandes problématiques du monde, historiques ou non, intellectuelles, politiques, ou religieuses.

            Ce livre démystifie beaucoup de sujets d’histoire et oblige le lecteur à regarder un peu plus loin que le bout de son nez, le fameux ethnocentrisme que la plupart des historiens, sinon les intellectuels du monde entier, ont en partage, avec leurs modes, leurs courants, leurs partis pris.

            Car, il est toujours très difficile d’échapper à son égo, à sa subjectivité, au nombrilisme, quel que soit le continent.

            Dans une de ses leçons, le « provincialisme » de l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales en prend pour son grade, et, à lire ce livre, tout laisse à penser que la France n’occupe qu’une place modeste dans les recherches historiques postcoloniales.

            « J’avais très peu d’étudiants en doctorat à Paris, car les sujets que j’étudiais étaient jugés marginaux. Quand Serge Grunitzky et moi avons proposé des changements au cœur de la structure de l’EHSSS, de sorte que les « aires culturelles » soient mieux intégrées à l’histoire, notre proposition a été rejetée sans ménagement par l’administration et par beaucoup d’historiens spécialistes de l’Europe. Je crois que la partie historique de l’EHSS est en train de commencer à payer le prix de son provincialisme et de son incapacité à suivre le rythme des évolutions… » (p, 349, Leçon 21 « A travers trois continents » »

            Tout en estimant que l’histoire postcoloniale française a un caractère un peu trop franchouillard, je n’hésiterai toutefois pas à me demander si l’auteur ne souffre pas lui-même de cette maladie « nombriliste » qu’il dénonce au fil des pages, dans l’écriture de sa leçon parisienne, (Leçon19 « Un Parisien ambigu »), et peut-être aussi certaines de ses réflexions qui ne peuvent échapper à son lieu de naissance indienne, à sa vie d’intellectuel indien.

            A la lecture de la leçon 4 « L’histoire politique indienne et Guha », la découverte d’un autre livre à lire : « La fin des terroirs » d’Eugen Weber, un ouvrage qui démontre, à mon avis, avec un certain succès, que la nation française n’a véritablement commencé à exister qu’à la fin du dix-neuvième siècle, et au début du vingtième.

            L’auteur relie cette référence à la problématique discutée et discutable de la fabrication de la « nation indienne ».

            « Weber est surtout connu pour son étude sur la manière dont la nation française moderne se construisit entre la fin du XIXème et le début du XXème siècle. C’est une interprétation qui met en jeu routes et chemins de fer, écoles et instituteurs sévères et qui se centre sur la production d’une « francité » uniforme, à la fois comme réalité et comme mythe, englobant les divers terroirs qui existaient encore en 1870. On peut y voir soit une version de la théorie de la modernisation… 

… Aucun maître ouvrage comparable à celui de Weber n’existe à ce jour pour l’Etat-nation qu’est l’Inde moderne, en partie parce que les historiens du sous-continent on généralement évité de s’aventurer au-delà de 1947, laissant cette tâche aux politologues, aux sociologues, et aux touche à tout omniscients. »  (page 56 et 57)

         Au risque de déflorer une partie du sujet, les historiens qui se sont  fait une belle notoriété en décrivant dans un de leurs ouvrages « Culture coloniale »  que la France s’était « imprégnée de culture coloniale » au cours de la période 1871-1914 feraient bien de mettre en accord leur discours trompeur avec la situation qui était encore celle de la France à la fin du dix-neuvième siècle.

            En premier jugement, donc un livre désaltérant sur le plan intellectuel, un ton souvent incisif, et quelques détours dans les coulisses de l’édition et des publications.

            Nous allons à présent évoquer quelques- unes de ces leçons indiennes,  en regroupant notre lecture par quelques-uns des grands thèmes qui touchent à des sujets sensibles de l’histoire du monde, à la fois dans leur contenu, et dans la façon dont les historiens la racontent.

            L’Inde est le premier thème d’analyse et de réflexion  qui occupe au moins huit  leçons sur vingt et une, lesquelles nourrissent largement la critique historique de l’auteur.

            La réflexion commence avec la leçon 1 :

 La «  civilisation indienne » est-elle un mythe ?

A lire toutes les pages qui sont consacrées à l’Inde et au Sud Est Asiatique, le lecteur prend la mesure de l’écart qui semble séparer, sans doute aux yeux d’un ignorant, les travaux de recherche historique coloniale et postcoloniale consacrés à l’impérialisme britannique des Indes comparativement avec les travaux consacrés à l’impérialisme français, un écart qui s’appuie sur un appareil universitaire important, aussi bien à Dehli qu’à Londres, ou à Chicago.

.Des historiens indiens, souvent anglicisés, dialoguent, débattent entre eux, échangent des propos agressifs, qu’ils soient restés en Inde ou qu’ils se soient expatriés dans des universités anglo-saxonnes, ou qu’ils fassent encore partie de la cohorte des historiens anglo-saxons reconnus compétents sur l’histoire coloniale ou postcoloniale du Royaume Uni.

Un des débats porte sur la question de comprendre comment la civilisation indienne, pour autant qu’elle ait existé, s’est positionnée par rapport à l’impérialisme anglais, décrite par certains intellectuels sous les traits d’une « Inde comme civilisation, vite synonyme d’une Inde close » (page 22)

La leçon 3 «  Le sécularisme et le bienheureux village indien » ouvre un débat parallèle sur ce que certains intellectuels appellent le « sécularisme », un concept très différent de la laïcité à la française, et à cette occasion, l’auteur épingle violemment Ashis Nandy sur son ignorance à la fois du passé de l’Inde et de l’Europe :

         « C’est donc une profonde erreur de partir du principe que le sécularisme est un mot courant dans l’usage politique occidental, qui aurai été transféré en Inde, comme une « idée importée ». En réalité, le terme a en Inde un poids politique qu’il n’a jamais eu en Occident et a acquis un sens profond que de nombreux Européens ne comprennent même pas…(p,43)

     …  A croire que, pour être un « grand penseur », il faut d’abord être un grand ignorant. Comment ne pas désigner ainsi quelqu’un qui peut affirmer en toute insouciance que –comme le fait Nandy – que l’Inde n’a jamais eu d’historiens avant la période coloniale ? Sans doute Abu’l Fazl venait-il de la planète Mars ?…(p,44)

       Cela réclame évidemment plus de travail que de vendre de la guimauve qui passe pour de l’intelligence dans les cercles « indigénistes »…

      Nandy est désormais – maintenant que Nirad Chadheri a disparu – notre seul vrai penseur colonial. Peut-être un romantique colonial, mais un colonial tout de même, d’une mentalité profondément coloniale….(p,45)

      …Cela ne signifie pas pour autant qu’il faudrait s’abstenir de débattre du sécularisme en Asie du Sud, bien au contraire. Mais ce débat, ne saurait s’enfermer avec profit dans les termes de cette fausse alternative, pas plus que dans les termes d’une opposition tout aussi fausse entre les productions conceptuelles d’on ne sait quelle Inde éternelle, d’une parfaite pureté chérie, et de haïssables importations d’origine étrangère. » (p,53)

           Plusieurs débats d’idées et d’histoire courent à travers les lignes de plusieurs leçons indiennes, le rôle respectif des intellectuels immigrés du monde anglo-saxon ou des intellectuels restés sur le continent indien, la lutte entre les historiens marxistes et les libéraux à la Delhi School (Leçon 17 « Jours tranquilles à la D.School »), le rôle de l’impérialisme anglais dans la modernisation de l’Inde, la place qui est faite à l’histoire de l’Inde ancienne par rapport à la moderne, le regard des historiens tourné à juste titre ou non, de façon pertinente ou non, vers la vie du petit peuple, avec le succès qu’a connu le « subalternisme » (p,167), ou avec l’expression à la mode de « Subaltern Studies », un thème de réflexion et de critique qui irrigue la leçon 10 «  Les civilisations souffrent-elles du mal des montagnes ? et la leçon 13 « Le marché mondial et l’histoire de l’Inde »

           Le contenu de la leçon 10 est décoiffant dans sa critique d’une théorie historique d’après laquelle, en tout cas déjà dans le Sud-Est asiatique, l’expansion des Etats dans les plaines aurait trouvé constamment ses limites dans les difficultés, sinon l’incapacité qu’ils ont eue à imposer leur domination dans les régions de montagne, ce qu’un historien, Scott a baptisé du nom de « Zomia ».

        « Sur « Zomia », Scott a une thèse « simple, suggestive et sujette à controverse ». Jusqu’à présent, avance-t-il, la plupart de ces minorités ethniques ont été étudiées par les anthropologues aussi bien que par les décideurs politiques comme des vestiges du passé, les survivants d’une époque révolue. Au contraire, affirme-t-il, « les peuples des collines doivent être bien plutôt perçus comme des communautés de fugitifs, d’esclaves marrons qui sur un arc de deux millénaires, ont fui l’oppression des projets de construction étatique à l’œuvre dans les vallées –esclavage, conscription, corvées, épidémies et guerres ». (p,169)

       L’auteur cite la source de l’anthropologue français Clastres (les Indiens Guyaqui), et note :

      « Pour ce qui est de la traque des intentions, nous avons vu que Scott s’allie à un courant en pleine croissance parmi les anthropologues de l’Asie du Sud-Est (mais dominant aussi partout dans le monde qui affirme que « les Etats, en fait, créent les tribus » (p,177)

     L’auteur ne ménage d’ailleurs pas Clastres dans son propos :

      « Ecrivant au début des années 1960, Clastres avait lui-même tendance à voir les Guyaki comme des vestiges d’un monde disparu, un petit groupe (deux cents-cinquante ou trois cents personnes, selon son estimation) qui aurait éclairé les origines d’un groupe bien plus large d’Indiens Guarani. Par la suite, il changea radicalement son point de vue et se lança dans une polémique féroce contre ceux qui voyaient la question sous cet angle évolutionniste – et donc affirma- t- il,  ethnocentrique. Peut-être cela avait-il à voir avec son expérience sur les barricades du Quartier latin comme soixante huitard… (page 170)

       Comment ne pas souligner qu’il parait effectivement difficile sur le plan scientifique de tirer des conclusions sur la nature du pouvoir dans l’histoire de l’humanité en fondant son raisonnement sur des populations indiennes comptant plusieurs dizaines, centaines, et quelquefois milliers de membres.

      Résistances ou non, importance effective de la géographie des lieux, montagne ou forêts impénétrables contre l’expansion des Etats, il parait évident que les minorités ethniques ont été modelées, sinon crées par tel ou tel Etat, colonial ou pas, mais dans le cas français, sur une durée assez courte qui a peu à voir avec l’Asie du Sud-Est.

       Le contenu de la Leçon 13 « Le marché mondial et l’histoire de l’Inde» est tout aussi intéressant en dévoilant les coulisses des modes historiques, qu’elles aient pour origine, les éditeurs eux-mêmes ou les écoles de chercheurs.

        Le texte d’ouverture de la leçon mérite d’être cité :

       « Permettez- moi de commencer par une longue anecdote, qui va faire office de libre exemplum ethnographique. Il y a quelques années, alors que j’étais dans une université américaine, j’ai assisté à un « job-talk » : il s’agit d’une conférence destinée en priorité aux membres du département qui recrute un nouveau professeur, mais néanmoins ouverte à un plus large public…. Ces interventions sont d’étranges procédures… Elles ne se pratiquent pas, en règle générale, à Paris, Oxford, ou Lisbonne, pas plus qu’à Delhi ou Chennai…. »

        Deux cas de figure, l’un ciblé sur un candidat déjà retenu, l’autre choisissant entre plusieurs candidats, et dans le cas présent l’anecdote concerne la deuxième procédure :

       « Les questions fusèrent et il fut immédiatement évident qu’elles n’avaient rien à voir avec celles d’un séminaire de recherche à l’anglaise. Il n’y eut pas de discussion sur des faits concrets. Les sources et les archives ne furent même pas citées. L’exposé portait sur l’Inde coloniale et la domination britannique. Les auditeurs n’étaient préoccupés que par l’opinion personnelle de l’orateur, sa généalogie intellectuelle, bref de son identité académique. Finalement, une personne extérieure au département d’histoire, mais adepte autoproclamée du courant connu sous le nom d’ « Etudes postcoloniales » leva la main. « Il y a maintenant deux écoles dans l’histoire indienne, déclara-t-elle avec assurance, les Etudes subalternes et l’Ecole de Cambridge. J’aimerais savoir où vous vous situez par rapport à elles. …» (p,224)

         Les Etudes Subalternes devinrent à la mode dans les universités américaines, car elles  étaient fondées sur le postulat qu’elles devaient porter sur les dominés, un domaine à la fois méprisé, mais difficile à saisir :

      « Je me rappelle avec quel plaisir et quelle fierté les membres du collectif « Subaltern Studies me dirent – j’étais alors doctorant à Delhi – que même les poids lourds du monde universitaire américain étaient maintenant en relation avec eux et que, si certains de leurs articles avaient été acceptés, d’autres avaient été rejetés sans façon. C’était j’imagine un moment d’ivresse postcoloniale…. » (p,228)

      « … En d’autres termes, pour que les Etudes subalternes puissent entrer en force dans le monde universitaire américain, elles ont dû prendre le « tournant culturel » et pas du tout du bout des lèvres. Sans quoi, on n’aurait pas pu les distinguer de banales recherches sur les paysans latino-américains : face à la profusion des révoltes paysannes au Nicaragua ou en Bolivie, quelques rébellions au Bihar ou en Andhara n’auraient rien changé au tableau. La « différenciation du produit » était désormais de rigueur : Ranajit Guha ne pouvait être confondu avec le sous-commandant Marcos ! Pour le dire sur le mode de la tradition orale, si Gayatri Spivak était Ry Cooder, les Etudes subalternes étaient le Buena Vista Social Club. » (p,233)

          Dans cette leçon, l’auteur montre toute l’ambiguïté de certaines modes historiques, l’importance du marché des recrutements, des revues, et des éditions, et dans le cas présent, celle du marché américain.

          Conclusion :

     «  En bref, les nouvelles conditions du marché laissent à penser que, parfois et à l’instar des dominés, les historiens ne peuvent pas parler » (p,239)

        Pour la bonne compréhension de l’expression Etudes subalternes, rien ne vaut que de citer la note de la page 95 :

        « Le Subaltern Studies Group « SSG) « Groupe d’études subalternes », réunit de nombreux chercheurs d’Asie du Sud étudiant les sociétés postcoloniales et/ou postimpériales, en Asie du Sud mais aussi plus largement, dans ce que l’on a désigné comme le tiers-monde. Leurs recherches se concentrent sur ceux dont ils estiment que la voix n’est pas entendue et l’action peu ou pas prise en compte. Dans la postérité de Gramsci, les Subaltern Studies s’intéressent particulièrement aux personnes discriminées du fait de leur ethnie, de leur classe, de leur genre, de leur sexe, de leur religion, etc. Le chef de file de ce courant a été l’Indien Ranajit Guha. »

             Pour avoir lu de nombreux récits d’officiers, d’administrateurs, de chercheurs, ou de lettrés, sur l’histoire coloniale, je ne vois pas ce qu’il peut y avoir de novateur dans ce discours à la mode sur les Subaltern.

           Je me rallierais volontiers à ce qu’écrit  à ce sujet, Jean-François Bayart, dans son livre «  Les études postcoloniales- Un carnaval académique ».

            Juste un mot sur la Leçon 11 « Churchill et la théorie du grand homme en histoire ».

         Il est évident qu’il est plus rentable pour un éditeur, et plus utile pour un historien ou un intellectuel, de publier un livre sur la vie d’un grand homme que sur le petit peuple des dominés, mais dans le cas présent, nous ne nous attacherons pas à rappeler la consanguinité de Churchill avec l’impérialisme anglais, mais à l’usage historique qu’en a fait  Mukerjee dans son livre « La guerre secrète de Churchill » :

        «  De son propre aveu, Mukerjee n’est pas une historienne mais une journaliste de formation scientifique qui, de manière désarmante, note que pour écrire son livre, elle a dû « apprendre les bases de l’histoire mondiale ».(p,193)

       La journaliste a su utiliser le personnage du grand homme pour traiter le sujet qui lui tenait à cœur la grande famine du Bengale des années 1943-1944, donc pour simplifier mon propos et le rattacher aux lignes précédentes, a trouvé une astuce pour faire des Subaltern.Studies à l’ombre d’un grand homme.

Deuxième partie, la semaine prochaine

Jean Pierre Renaud – Tous droits réservés

« Guerre d’Algérie: réflexions »

« Guerre d’Algérie : réflexions »

Volet 4, et dernier volet

La querelle du 19 mars 1962 ? Une querelle de mémoire ou une querelle d’histoire ?

Ou le constat historique que l’Algérie, comme les autres colonies, n’étaient pas la France ?

            L’analyse du sens mémoriel ou historique de cette querelle en dit plus long qu’on ne voudrait bien le dire, ou entendre dire habituellement sur la portée de cette date.

            Pourquoi ne pas reconnaître que le choix de cette date par les anciens soldats du contingent appelés à servir en Algérie sanctionnait le véritable constat historique, non pas celui de la fin de la guerre d’Algérie, mais le fait que l’Algérie n’était pas la France, contrairement à tous les discours qu’ils avaient entendus ?

            Convient-il de rappeler que ce constat fait par plus d’un million de jeunes soldats en Algérie valait bien n’importe quel sondage ?

            Les adversaires de cette date, pour des raisons tout à fait honorables, notamment les massacres postérieurs au cessez-le-feu, des Français et des Algériens pro-français, s’inscrivent encore dans le courant d’autres mémoires, et de l’histoire officielle de la ratification des Accords d’Evian, et donc d’un cessez le feu qui n’en fut pas un.

            Car une autre histoire continua en effet après la 19 mars avec le massacre des Algériens qui partageaient notre combat, lâchement abandonnés par le gouvernement, et celui de nombreux pieds noirs encore en Algérie.

            Un dossier d’autant plus  difficile à refermer que les accords d’Evian avaient accordé l’impunité pour tous les actes des deux camps commis auparavant, c’est-à-dire les crimes, et qu’après le cessez le feu, d’autres crimes commis par les représentants du nouveau pouvoir algérien furent couverts  par la même impunité.

            Un dossier d’autant plus difficile à refermer qu’un courant idéologico-mémoriel puissant tente en permanence de démontrer que la France a commis tous les péchés coloniaux du monde, et qu’en conséquence notre pays doit  s’adonner à des cérémonies permanentes d’autoflagellation.

            Un dossier d’autant plus difficile à refermer qu’un des zélateurs de ces mémoires, bien en cour, agite en permanence le flambeau d’une guerre des mémoires qu’il n’a jamais eu le courage, avec ses compères, d’évaluer, c’est-à-dire de mesurer.

Jean Pierre Renaud

La repentance postcoloniale avec le prix Goncourt Jérôme Ferrari

Réflexions d’un prix Goncourt sur une repentance « postcoloniale » qui ne dit pas son nom : la chronique de Jérôme Ferrari intitulée « Repentance et héritage » parue dans le journal La Croix, « La dernière page », le 4 avril 2016

Pourquoi ne pas proposer « Le sermon sur la chute de Rome » pour un prix d’histoire corse ?

            Je vous avouerai en tout premier lieu que le titre de cette chronique m’a surpris, étant donné qu’il s’agit d’un sujet polémique rebattu depuis de longues années, et que, a priori, il s’agit plus d’un sujet d’histoire que de philosophie, mais soit !

          Les deux concepts du titre mériteraient déjà d’être définis, car la repentance fait référence d’abord au monde religieux, le péché,  les «  filles repenties » des siècles passés, alors que le concept d’héritage a un sens ambivalent aussi bien matériel, avant tout, qu’intellectuel ou spirituel.

            J’avais lu dans un lointain passé quelques prix Goncourt dont le décor et l’intrigue se déroulaient dans les mondes coloniaux, « les Civilisés » de Claude Farrère, « Batouala » de René Maran, ou encore « La condition humaine » d’André Malraux, pour ne citer que ces quelques exemples.

                Lisant le contenu de cette chronique dont les références coloniales et postcoloniales à la fois annoncées,  « l’ampleur des crimes de la colonisation », et d’autres, sous-entendues, j’ai cru devoir faire une exception à la règle que je me suis depuis longtemps fixée de n’acheter aucun livre propulsé par les concurrences éditoriales dans le flot médiatique du moment.

              J’ai donc acheté le livre intitulé « Le sermon sur la chute de Rome », en me disant que j’allais y trouver réponse à mes questions sur les sources romanesques auxquelles avait pu faire appel notre philosophe, en tout cas coloniales ou postcoloniales, compte tenu des postulats posés par la chronique en question.

           Pourquoi pas, avant toute analyse, une remarque préalable, étant donné l’importance que les Corses  donnent à juste titre à leur culture et à leur histoire?

            A lire cette chronique et le texte du prix Goncourt,  et compte tenu des « origines » de l’auteur, certains lecteurs trouveront sans doute qu’il n’a pas été très charitable pour la famille corse qu’il met en scène, en lui faisant porter une lourde responsabilité coloniale, les « crimes  coloniaux », et les « mains trempées de sang ».

         Détrompez- vous, chers amis, les Corses des colonies françaises n’ont pas tous été des buveurs de sang !

       Le contenu –  Analysons brièvement le contenu de cette chronique dont l’intitulé annonce déjà le programme, la repentance, un terme à la mode dans certains milieux politico-médiatiques de chercheurs intoxiqués par la mode d’une nouvelle histoire de France autoflagellante, d’après laquelle notre pays aurait été historiquement une terre de péchés, au moins au temps de la colonisation.

       L’auteur écrit : « Quand a-t-on commencé à fustiger la « repentance ». Si ma mémoire est bonne, j’enseignais encore en Algérie quand je ne sais quel parlementaire avait eu l’idée géniale de parler du rôle positif de la colonisation ou plutôt – délicieux euphémisme – de la présence française… puisqu’on avait le choix qu’entre le repentir et la revendication cynique, mieux valait choisir cette dernière option, même si elle entrainait une relecture pour le moins hardie de notre histoire. Pourtant, à l’époque déjà, cette alternative ne me semblait pas du tout pertinente: j’étais pleinement conscient de l’ampleur des crimes de la décolonisation et je ne me promenais pas cependant dans Alger la tête recouverte d’un sac de cendres en suppliant les passants de me pardonner. »

        Eureka !  Pas de « sac de cendres » ! Pas besoin de se faire « pardonner », d’aller se confesser ! Mais de quoi ?

      Le romancier philosophe apaise ses états d’âme en faisant référence aux propos de Pierre Joxe, lequel explique que « c’est d’une certaine façon normal qu’un Français de 50 ans ou a fortiori plus jeune ne se sente aucune responsabilité dans le passé colonial de la France, dans les crimes qui ont été commis à cette époque dans différentes régions du monde. Mais d’un autre côté, c’est une illusion parce que l’histoire d’un peuple est globale. Elle est l’histoire des générations d’avant… Moi, je ne ressens pas une position d’accusateur. Je l’ai eu quand j’étais jeune, dans des mouvements étudiants anticolonialistes, j’étais accusateur, oui, de ceux qui étaient auteurs de crimes. A présent, je ne me sens héritier de cela, mais pas responsable, ni coupable. »

         « Assumer son héritage n’a rien à voir avec le repentir car il n’existe rien de tel qu’une responsabilité morale collective. »

           Il est bien dommage que le chroniqueur n’ait pas demandé à Pierre Joxe plus de précisions sur les conditions de son service militaire à Alger, dans les années qui ont précédé l’indépendance.

             Le chroniqueur poursuit, en sa qualité de professeur de philosophie, une comparaison audacieuse avec la situation de l’Allemagne : « En 1945, Karl Jaspers a donné un cours incroyablement lucide et courageux publié chez Minuit sous le titre «  La culpabilité allemande ». Il y distingue notamment la culpabilité juridique, qui concerne uniquement ceux qui se sont rendus coupables de crimes, de la culpabilité (1) politique, qui concerne un peuple tout entier, en tant que tel, y compris, Jaspers lui-même, bien qu’il ait été antinazi. »

            L’auteur précise dans une note de bas de page (1) : «  Dans le second cas, le terme de culpabilité n’a de sens que parce que le public auquel s’adresse Jaspers a connu le nazisme. Il ne convient bien sûr plus pour les générations suivantes et doit être remplacé par celui de responsabilité ou d’héritage. »

             Une comparaison audacieuse, pour ne pas dire une assimilation tout à fait suspecte, inacceptable entre les deux problématiques de l’Allemagne nazie et de la France coloniale.

             En référence implicite, ce type de réflexion « philosophique » confond naturellement le domaine algérien et le domaine colonial, une confusion qui arrange aussi le promoteur bien connu d’une soi-disant guerre des mémoires qui n’a jamais fait l’objet d’une validation scientifique.

          Je me suis demandé quels étaient les fondements du raisonnement philosophique proposé, quelles en étaient les sources ? Son passé familial, l’expérience d’un jeune professeur de philo à Alger à la fin du siècle passé, plus de trente ou quarante ans après les accords d’Evian, et quelques années après la deuxième guerre civile qui a ensanglanté l’Algérie ?

         Faute de mieux, j’ai analysé le contenu du roman « Le sermon sur la chute de Rome », un titre qui se propose de mettre le récit sous le patronage de Saint Augustin, dont la pensée, si j’ai bien compris, a nourri les études du romancier.

        Rien qu’à lire le titre, il y avait en effet de quoi toucher beaucoup de lecteurs, Rome, Saint Augustin, et la comparaison entre la chute d’un empire, colonial français, plutôt bref, qui eut beaucoup de mal à exister, même en Algérie, et celui de la Rome qui a duré plusieurs siècles.

            Une écriture allante, un roman qui entortille habilement l’histoire de deux jeunes corses autour du gros fil conducteur de la pensée augustinienne.

            Les deux « héros » en question, Mathieu et Libero, désertent leurs études, reviennent en Corse pour y tenir un bar, lequel devient très rapidement un refuge de beuveries et de débauches, avec ce qu’il faut de références coloniales, un père, Marcel,  qui fut à un moment donné de sa vie, fonctionnaire de l’Afrique coloniale, un oncle qui fut sous-officier colonial, avec inévitablement un séjour en Indochine, et « ses trafics abominables » (page 71), puis en Algérie, un autre parent officier, le capitaine André Degorce, qui fut également en Algérie (« la seule compagnie de ses mains trempées de sang » (p,145), une sœur, Aurélie qui fait évidemment des recherches archéologiques à Hippone, et qui connait Alger, avec pour finir l’émasculation de Pierre Emmanuel et l’assassinat du coupable, Virgile Ordioni, par Libero.

            Le roman n’est pas inintéressant, mais un lecteur qui dispose d’un minimum de culture coloniale ne peut s’empêcher de voir dans le fil de cette lecture qui se veut « augustinienne », le choix d’un décor, celui de la fin de l’empire colonial français, une intrigue truffée de ce qu’il faut d’ingrédients pseudo-historiques au gré de son fil idéologique, avec la question : que l’auteur de ce prix Goncourt connait-il de l’histoire coloniale française qui ne serait faite que de « crimes coloniaux » bien sûr, car la thèse idéologique qu’il défend est celle d’une France historiquement criminelle ?

            Le contenu du roman a au moins le mérite de faire référence à la multiplicité des relations coloniales qui existèrent entre la Corse et les colonies, et à leur rôle non négligeable, car les Corses y furent très présents pendant toute la période de l’empire.

            Décor de roman ou décor d’histoire ? Décor  de roman ou décor idéologique ? Pour l’inscrire dans un courant idéologique à la mode, même s’il commence à décliner, celui d’une histoire de France qui met en scène la célébration d’un culte victimaire, quel qu’il soit ?

            Au début de cette petite analyse, j’ai cité quelques-uns des prix Goncourt dont les auteurs avaient au moins le mérite d’une vraie expérience historique de témoins et d’acteurs.

         A la fin de son livre, l’auteur remercie les personnes qui lui ont apporté leur concours, notamment Jean-Alain Hauser : « Jean-Alain Hauser m’a permis de m’initier aux mystères conjoints de l’administration coloniale et des maladies tropicales dont jj me suis permis de déformer les symptômes en fonction de critères que je n’ose pas qualifier d’esthétiques ».

        Il convient de reconnaitre en effet que l’évocation de l’AOF coloniale est également toute en déformation.

      Et pourquoi ne pas conclure ces réflexions par celles-ci ?

1 – En dépit de tout ce que ces propagandistes racontent sur une France coupable de tous les maux de la terre, ils devraient se demander pourquoi tant d’Algériens et d’Algériennes sont venus se réfugier dans notre pays pendant la guerre islamiste des années 1990.

2- A voir tout autant beaucoup de jeunes algériens ou algériennes manifester leur désir ou leur volonté de venir dans notre pays, pourquoi ne pas se demander s’ils partagent aussi ce dégoût de l’histoire de notre pays ?

3- Le jour viendra, qui ne saurait beaucoup tarder, où les thuriféraires de ces mémoires tronquées et frelatées se trouveront discrédités, et où l’histoire rendra justice à tous ces citoyens de France qui se sont mis au service des habitants d’outre-mer, y compris pendant la guerre d’Algérie.

4- Enfin le vœu, si cela n’a pas déjà été fait, que le roman se voie couronner d’un Prix littéraire corse !!!

            Pour terminer, j’aimerais dire ma surprise, et sans être nécessairement bégueule,  de voir l’auteur en question publier une chronique hebdomadaire dans un journal comme La Croix, au risque d’y voir une recommandation faite aux bonnes paroisses de France de faire l’acquisition d’un ouvrage qui est aussi un hymne à la débauche.

Jean Pierre Renaud – Tous droits réservés

« Guerre d’Algérie » Volet 3 « Japon-Corée », France Algérie », « Le Japon et le fait colonial »

« Guerre d’Algérie : réflexions »

Volet 3

« Le Japon et le fait colonial- II »

« Les débats du temps postcolonial, des années 1950 à nos jours »

« Japon- Corée, France-Algérie »

« Réflexions sur deux situations coloniales et postcoloniales »

Lionel Babicz (page 55 à 80)
Cipango
Cahier d’études japonaises Année 2012
Lecture critique
S’agit-il d’un « objet d’histoire » ?

            Indiquons dès le départ que l’auteur s’attaque à un sujet difficile, ambitieux, qui soulève beaucoup de questions de méthodologie concernant le concept de comparabilité historique, et nous verrons ce qu’il convient d’en penser.

            Avec une question préalable, s’agit-il d’un « objet d’histoire », alors que la Corée « coloniale » a disparu de la scène internationale après 1945, avec une partition en deux Corées, celle du nord et celle du sud ? De quelle Corée s’agit-il ?

            L’auteur écrit :

            « Histoire, paix, réconciliation. Si une quantité croissante de travaux sur ces thèmes ont été publiés en Asie orientale et en Europe, peu nombreuses sont les études comparatives. Le présent article résulte de ma participation à l’une de ces rares initiatives, un ouvrage japonais intitulé « Histoire et réconciliation publié en 2011 par les historiens Kurosawa Fumitaka …et Ian Nish. Ce livre, composé à la fois de travaux historiques et de témoignages directs, comporte également une partie comparative dédiée à des thèmes rarement abordés jusqu’à présent : mise en perspective des processus de réconciliation sino-japonais et germano-polonais, ou nippon- coréen et anglo-irlandais. Ma contribution personnelle fut une tentative de comparaison entre deux couples coloniaux n’ayant jamais encore été systématiquement confrontés, Japon-Corée et France-Algérie. Les quelques réflexions qui suivent sur divers aspects des situations coloniales et postcoloniales franco-algériennes et nippo-coréennes constituent une version remaniée et actualisée de ce texte japonais. » (p,56)

            L’auteur expédie le cas comparatif des mémoires de guerre de l’Allemagne et du Japon, effectivement très différentes de celui qu’il a l’ambition d’analyser, et écrit donc:

     «  Ces quelques pages se proposent ainsi d’examiner les parallèles et différences entre les situations coloniales franco-algériennes et nippo-coréennes, mais également de comparer la manière dont cette histoire porte une ombre encore aujourd’hui sur les relations au sein des deux « couples » .(p,57)

            Le lecteur aura bien noté que la réflexion porte sur les « situations coloniales », « parallèles » ou « différentes », les mots que j’ai soulignés.

            A la fin de notre lecture critique, nous verrons ce qu’il faut penser, de façon synthétique, d’une tentative de comparaison entre deux couples coloniaux n’ayant jamais encore été systématiquement confrontés, une comparaison qui soulève évidemment la question de sa pertinence historique.

         Je ne cacherai pas aux lecteurs que j’en doute sérieusement, et qu’à plusieurs reprises je me suis demandé quel maître à penser de l’INALCO avait pu souffler l’idée d’un tel sujet.

        « Le centenaire de l’annexion de la Corée (p, 57)

          Ces dernières années auront été emblématiques : les relations nippo-coréennes et franco-algériennes évoluent toujours à l’ombre de l’histoire et de la mémoire.

       L’année 2010 marqua le centenaire de l’annexion de la Corée par le Japon. En apparence, les choses se sont plutôt bien passées…    

       Le cinquantenaire de l’indépendance de l’Algérie

      « Pour ce qui est de la France et de l’Algérie, l’année 2012 aura marqué le cinquantième anniversaire de la fin de la guerre d’Algérie et de l’indépendance algérienne. Là aussi, polémiques et divergences furent au rendez-vous…

     Au-delà des gestes politiques, il semble également que l’année 2012 aura été l’occasion pour la France intellectuelle, artistique et médiatique de se pencher sur le passé algérien comme cela n’avait jamais été fait auparavant…

     De manière apparemment paradoxale, le cinquantième anniversaire de l’indépendance algérienne sembla avoir suscité plus d’intérêt en France qu’en Algérie, et ce malgré une série de célébrations officielles  démarrant en juillet 2012…

      En fait, la manière dont le Japon et la France ont respectivement commémoré les anniversaires de 2010 et de 2012 révèle, me semble-t-il, une différence essentielle entre les mémoires coloniales des deux pays. En France, l’Algérie suscite un important débat intérieur passionnant une grande partie de la société civile… » (p61)  

      Questions : j’ai souligné les réflexions qui posent problème.

        Comment est-il possible de comparer, sauf à dire qu’il s’agit de deux événements complètement différents en chronologie et en signification, entre une annexion de la Corée  datant de 1910 et la fin d’une guerre d’indépendance pour l’Algérie datant de 1962 ?

       L’année 2012… une occasion de se pencher sur le passé algérien… ? Vraiment ?

      Une différence essentielle entre les mémoires coloniales des deux pays ?  Est-ce le cas, alors qu’aucune enquête statistique sérieuse n’a pas été faite à ma connaissance sur cette fameuse mémoire coloniale, avant tout chère à Monsieur Stora. Alors qu’il s’agit bien souvent d’une mémoire mise au service d’une cause politique ?

      « La force du lien colonial (p,62)

      « Aussi bien dans le cas de la France et de l’Algérie que dans celui du Japon et de la Corée, on ne peut véritablement saisir l’état des relations bilatérales sans se référer à la réalité de la période coloniale. Quelles sont donc les similitudes et les différences dans les situations coloniales franco-algérienne et nippo-coréenne ?

       La similarité la plus frappante est peut-être la spécificité du lien qui reliait les deux partenaires coloniaux..

       L’Algérie fut une colonie française durant plus de cent trente ans (1830-1962… une colonie de peuplement… la possession française… indispensable stratégiquement (l’Algérie était la clef de l’Afrique, du Maghreb et du Proche Orient, et aussi symbole de la grandeur de la France. » (p63)

       Questions et constats sur les mots soulignés :

       La spécificité, incontestablement !

 Une colonie française jusqu’en 1962, vraiment ?

 Une colonie de peuplement, incontestablement !

 Indispensable stratégiquement (l’Algérie était la clef de l’Afrique, du Maghreb et du Proche Orient ?

       Une affirmation historique hardie, pour ne pas dire plus.

Grandeur de la France, incontestablement ! Une des raisons qui ont trop souvent conduit les gouvernements français à vouloir s’occuper de tout sur la planète aussi bien pendant les conquêtes coloniales, avec Jules Ferry et après, et encore de nos jours avec les interventions extérieures multiples de la Cinquième République, sous les houlettes de Messieurs Sarkozy et Hollande.

       « Deux catégories de personne » (p,64)

        « Il y avait une différence, cependant. Le Japon avait développé à l’égard de la Corée une idéologie de proximité raciale. Les Coréens étaient considérés comme des frères de race égarés, destinés au bout du compte à regagner le bercail originel d’une civilisation commune. Ce sont des idées, déjà présentes au moment de l’annexion en 1910, qui furent à la base des mesures d’assimilation mises en place à partir de 1938.

         En Algérie, pas de proximité raciale qui tienne. L’Algérie était destinée à être assimilée à la France par le biais d’une colonisation française (et européenne) et par la « francisation » progressive d’une élite locale. Durant toute l’époque coloniale, il y eut  essentiellement deux catégories de personnes en Algérie : les colons – citoyens français bénéficiaient de tous les droits – (auxquels furent adjoints en 1870 les Juifs algériens), et les indigènes locaux, les « Arabes », régis par le Code de l’indigénat de 1881. Ainsi lorsqu’on parle d’assimilation, il s’agit des citoyens colons, et non de celles des Algériens musulmans. » (p,65)

      Questions relatives aux mots ou phrases soulignés :

Proximité raciale, annexion en 1910, et mise en place en 1938 seulement, juste avant le début de la guerre mondiale ?

        Est-ce tout à fait pertinent ?

 « En Algérie, pas de proximité raciale qui tienne. » « francisation » progressive d’une élite locale »… assimilation ?

      Idem, une analyse pertinente, il est possible d’en douter, mais les remarques relatives aux frères de race … au bercail originel d’une civilisation commune sont, elles, tout à fait pertinentes, car le facteur religieux, la présence de l’Islam, fut un des facteurs qui rendait difficile, sinon impossible toute idée d’assimilation.

      Je rappelle à cette occasion que dans les années 1900, les colons, terme inapproprié pour dénommer les européens d’Algérie, étaient composés pour un tiers d’espagnols, un tiers d’italiens, et un tiers de français, et qu’en 1870, il n’existait quasiment pas encore d’Etat algérien.

         L’auteur note d’ailleurs que les projets d’intégration des Coréens, même tardifs, ne réglaient pas le même type de problème :

       «  Ainsi dans les deux colonies, au nom d’une lointaine et utopique assimilation, les populations  étaient l’objet d’une ségrégation intense, et les opposants les plus farouches à l’assimilation des Coréens étaient les colons japonais, craignant de perdre leurs privilèges. » (p65)

       Mais alors, qu’en penser ?

        Qu’il s’agisse de l’avant 1939 ou de l’après, toute comparaison parait difficile à faire, compte tenu de l’irruption du facteur international, la guerre, la défaite du Japon et l’indépendance de la Corée le 15 août 1945, puis la guerre froide, la guerre de Corée (1950-1953), la division du pays en deux Corées, un élément de l’histoire coréenne qui rend difficile toute comparaison pertinente avec l’Algérie

    L’Algérie, elle-même, ne sortira pas indemne de la guerre, et sera rapidement prise dans les soubresauts de la décolonisation, les interventions des Etats Unis, de l’URSS, et du Tiers Monde, puis la guerre d’Algérie.

      Corée et Algérie avaient basculé dans un autre monde.

     « Décalage chronologique, décolonisation

       Ce décalage des chronologies constitue peut-être l’une des différences essentielles entre les deux situations coloniales. « L’Algérie est colonisée beaucoup plus tôt que la Corée (prise d’Alger en 1830, colonisation officielle à partir de 1905 pour la péninsule) et se libère plus tard (la Corée est libérée en 1945, l’Algérie se libère en 1962)…

        En France, la perte de l’Algérie française a été vécue comme « une sorte d’amputation ». la guerre d’Algérie est également à l’origine de la création de la Vème République…

Occultation

        Ainsi après l’indépendance, la guerre fut occultée en France. Benjamin Stora publie en 1991, un ouvrage intitulé « La gangrène et l’oubli » dans lequel il analysait comment cette « guerre sans nom » demeurait une page blanche de l’histoire de France, et rongeait comme une gangrène les fondements mêmes de la société »

Occultation également en Algérie…

       En Corée, le processus de décolonisation fut totalement différent… Ainsi pour le Japon, le traumatisme de la perte de la Corée se dilua dans le traumatisme général de la défaite.

       Cependant, là-aussi, l’occultation était au rendez-vous. Les deux décennies suivant la fin de la guerre (1945-1965) furent une période de désintérêt total à l’égard de la Corée. » (p,68,69)

       Questions :

        Indépendamment de la question de base, – à savoir sommes-nous vraiment dans des « situations coloniales » comparables ? -, l’auteur fait référence à un historien qui surfe depuis des années, sur la mémoire d’une guerre d’Algérie qui l’a fait rapatrier à l’âge de douze ans.

       Pour avoir participé à cette guerre au titre du contingent, et avoir été attentif à ce qu’on en racontait après, je n’ai pas le sentiment que cette guerre ait été occultée, en tout cas, pas par les groupes de pression multiples qui ont tenté de s’en approprier la mémoire, souvent avec succès, notamment, celui qu’anime l’historien-mémorialiste cité.

          Quant au constat « Occultation également en Algérie », je laisse le soin à l’auteur de nous dire sur quel fondement il formule ce constat.

       « Normalisation nippo-coréenne (p,70)

        En 1965, le Japon établissait des relations diplomatiques avec la République de Corée, au Sud. Ce traité de normalisation était le résultat à la fois de pressions des Etats-Unis qui aspiraient à renforcer la stabilité régionale, et d’une convergence d’intérêts, essentiellement économique, entre la Corée et le Japon….le Ministre des Affaires étrangères japonais, Shiina Etsusaburo exprima les regrets de son pays pour ce « passé infortuné ».

       Il est évident que dans le cas d’espèce, les Etats-Unis étaient devenus maître du jeu.

      « La France et l’Algérie après l’indépendance (p,71)

      Contrairement au cas nippo-coréen où l’indépendance amena une rupture des liens bilatéraux,  entre la France et l’Algérie, le contact ne fut jamais rompu. Il est même surprenant de voir comment malgré la violence et les atrocités de la guerre dès son lendemain, les deux parties manifestèrent leur volonté de maintenir un lien étroit…

   En 1981, le président Mitterrand se rendit même à Alger

     Dégradation franco-algérienne, amélioration nippo-coréenne (p,73)

     Mais l’année 1981 marqua également un pic

        Question : une fois de plus, compare-t-on des situations historiques comparables ? A mon avis, non, sans oublier que derrière le décor franco-algérien se profilait l’accord secret sur les essais nucléaires au Sahara.

       Point n’est besoin de noter, en ce qui concerne les relations nippo-coréennes, qu’en 1998, le Mondial fut un nouveau facteur de normalisation, mais avec quelle Corée ? Et sous le parapluie américain?.

      « Vers la fin de l’époque postcoloniale ? (p,75)

       … Les traités de sécurité liant Séoul et Tokyo à Washington ont l’allure d’une véritable alliance trilatérale, et il ne fait guère de doute que ce triangle de sécurité est à la base de la paix dont jouit l’Asie orientale depuis un demi-siècle. » (p,76)

           Question : en dépit de l’existence d’un autre morceau de la Corée, celle du Nord, encore communiste et agressive, et la montée en puissance de ce qu’on pourrait appeler la nouvelle Chine, et la forme moderne de son impérialisme séculaire ?

       « L’Algérie et la France dans la tourmente (p,76)

         L’auteur rappelle à juste titre l’existence de la guerre civile des années 1988-1990, la deuxième après celle des années 1954-1962, une guerre qu’il parait légitime de dénommer une guerre de religion, et ils ont été nombreux les Algériens qui sont venus en France pour y trouver refuge.

       Depuis, ces relations n’ont trouvé ni apaisement, ni nouvel équilibre, en raison notamment, et souvent des deux côtés de la mer de Méditerranée, de la culture de mémoires partisanes, lesquelles, ont l’ambition d’exiger de la France une repentance coloniale.

      « Une surabondance mémorielle » (p,79)

         Je ne suis pas convaincu qu’il existe de nos jours une surabondance mémorielle, alors que l’ancien passé  aurait été occulté, par qui ? A quel niveau ?

      En tout cas, pas dans les très nombreuses associations ou groupes de pression qui ont cultivé la mémoire de cette guerre, avec une immense majorité de soldats du contingent, dont je faisais partie, qui n’avaient jamais été convaincus, en débarquant en Algérie, qu’ils se trouvaient sur une terre française.

      Pourquoi ne pas noter que les groupes de pression qui font le plus de bruit en faveur d’une repentance qui ne dit pas son nom, ont partie liée avec des partis politiques ou des publics issus de l’immigration ?

         Comment adhérer, au terme de cette lecture critique à cette sorte de conclusion caricaturale qu’en tire l’auteur ?

           « Les couples franco-algériens et nippo-coréens semblent ainsi constituer deux variantes d’une même situation postcoloniale. Les deux couples entretiennent aujourd’hui des relations  dictées essentiellement par leurs situations géostratégiques et leurs choix politiques. Dans ce contexte, la mémoire du passé colonial est souvent instrumentalisée pour des besoins intérieurs et extérieurs. Mais ces débats, disputes, accrochages et affrontements sont également l’expression de plaies toujours vives et qui ne semblent pas près de se refermer. La colonisation travaille en profondeur tant les sociétés des pays colonisateurs que celle des pays coloniaux. « (p,80)

        Comment ne pas interpréter une telle opinion qui ne correspond pas aux réalités françaises, sauf pour une petite partie  de sa population, comme un appel – une fois de plus- à un « inconscient collectif » cher à beaucoup de chercheurs, lequel « travaille en profondeur », qui constituerait l’alpha et l’omega, pour ne pas dire le graal des relations entre ces pays désignés ?

        Un « inconscient collectif » cher à Monsieur Stora !

Ma critique de synthèse

– Question préliminaire : le but de cette chronique était-il de faire apparaître toutes les différences qui séparaient la Corée et l’Algérie ? Si oui, il parait atteint.

– Une chronologie pertinente ? Non ! Car comment comparer des situations coloniales, datant l’une de 1830, et l’autre de 1905, celle de la Corée ne durant que quarante ans contre cent trente-deux ans pour l’Algérie, la première à un moment de la vie internationale qui ne soutenait aucune comparaison avec le début du XX°siècle, et selon  des durées « coloniales » difficilement comparables.

 – Des situations coloniales comparables ? Bien sûr que non !

        Comment comparer l’Algérie des années 1830, dépourvue de tout Etat, sous la gouverne des tribus, avec le contrôle lointain et superficiel de l’Empire Ottoman, avec la Corée des trois royaumes peuplés d’une population partageant une civilisation commune, mixant les grandes religions d’Asie, avec une Algérie musulmane, une Corée qui existait bien avant son annexion par le Japon ?

      Une comparaison de la Corée avec l’Indochine, gouvernée par l’empereur d’Annam, fils du ciel, comme en Chine, n’aurait-elle pas été plus pertinente ?

–  Le facteur stratégique ?

       L’auteur en souligne l’’existence, mais autant un tel facteur a été déterminant dans la conquête de la Corée, comme le souligne les auteurs d’autres contributions, ce facteur était inexistant à l’origine pour Alger, puisqu’il s’agissait avant tout de mettre fin au trafic d’esclaves chrétiens par les pirates barbaresques, et alors que la distance qui séparait les deux côtes ne donnait pas à l’Algérie cette caractéristique de sécurité nationale.

         Il fallut attendre la deuxième guerre mondiale, et le débarquement de troupes alliées en Afrique du Nord pour que l’Algérie devienne momentanément un élément important d’une stratégie nationale, une situation qui dura peu de temps, car contrairement à ce qu’écrit l’auteur,  je ne sache pas que l’Algérie ait eu une importance stratégique pour la France au Moyen Orient.

–    Le volet des « situations coloniales » sur leur plan économique et financier ? Un volet qui fait complètement défaut, alors qu’une comparaison intéressante et utile aurait pu être effectuée entre les deux pays, de même et de façon plus pertinente avec l’Indochine entrée dans une ère coloniale à peu près à la même période que la Corée.

        Il aurait été intéressant, si cette hypothèse de travail est pertinente, que l’auteur montre comment les banques de Corée, entre les mains du Japon, ont été l’instrument d’un impérialisme secondaire du Japon en Chine.

        Cette lacune de données économiques est très fréquente dans beaucoup de recherches d’histoire postcoloniale, alors que de nombreux outils d’évaluation statistique sont disponibles.

        La Corée, quelle  Corée ? Celle du Nord encore communiste, ou celle du Sud,  alliée des Etats Unis et du Japon ?

        A la lecture de cette chronique, il est possible de se poser la question.

–    Le mot de la fin, avec la contribution du détective Napoléon Bonaparte, célèbre pour ses enquêtes dans le bush australien, notamment chez les Arborigènes, en partie exterminés ou discriminés par les anciens colons de ce continent, un détective dont les enquêtes ont été popularisées par Upfield.

          Aurais-je envie de dire, qu’à la grande différence des enquêtes fouillées de Napoléon Bonaparte, qu’il m’arrive de trouver que certaines recherches postcoloniales manquent peut être de la même rigueur dans leur évaluation des faits ou idées analysés.

          C’est à se demander si les romans policiers les meilleurs ne font pas preuve d’une plus grande rigueur scientifique, pour ne pas citer certains romans historiques qui pourraient sans aucun doute en remontrer à certains chercheurs !

          Nous nous proposons d’ailleurs de publier plus tard une petite chronique sur ce sujet passionnant.

Jean Pierre Renaud – Tous droits réservés

« Guerre d’Algérie: quelques réflexions » Volet 2 suite et fin : « les scénarios des deux guerres »

« Guerre d’Algérie : quelques réflexions »

Volet 2

Suite et fin

Guerre anglaise de Malaisie (1948-1960) et guerre française d’Algérie (1954-1962)

&

Les scénarios des deux guerres

                Les buts de guerre étaient fondamentalement différents : dans le cas britannique, il s’agissait officiellement de lutter contre un ennemi communiste, de consolider les points stratégiques de l’empire britannique en Asie, notamment le port de Singapour, face à l’attraction nouvelle du modèle communiste chinois, tout autant que de préserver leurs ressources en  étain et caoutchouc.

             Les Anglais n’avaient pas du tout l’intention d’accorder la citoyenneté aux gens de Malaisie, mais ils tentaient d’aider à la mise en place d’institutions politiques nouvelles, capables de relayer leur pouvoir, sans perdre le bénéfice  de la poule aux œufs d’or qu’était encore la Malaisie.

               Rien de tel en Algérie où la présence d’un million de pieds noirs constituait un véritable casse-tête, un obstacle difficile à contourner compte tenu de son importance démographique, de son rôle politique, économique et financier, et pourquoi ne pas le dire de l’héritage qu’était le développement de l’Algérie, fut-il inégal, que le président Nasser reconnut lui-même, lors d’une de ses visites après l’indépendance.

               Officiellement, l’Algérie, c’était la France, et ses destinées s’inscrivaient toujours dans une perspective d’assimilation, puis d’intégration, avec une égalité des droits entre tous les habitants du territoire.

            En Malaisie, les Anglais n’ont jamais eu, ni l’intention, ni l’ambition d’accorder leur citoyenneté aux Malais ou aux Chinois de Malaisie.

                 Il ne faut pas non plus oublier deux choses, la première celle du rôle d’appoint et de charnière que jouaient souvent les députés d’Algérie dans la constitution des gouvernements de la Quatrième République, la deuxième relative au concours patriotique que les citoyens européens d’Algérie avaient spontanément apporté à la libération de la métropole, un facteur trop souvent oublié.

              Une fois la guerre engagée, à partir de 1954,  le discours politique a d’abord été, l’Algérie, c’est la France, disaient en chœur Mendès France, Mitterrand, mais au fur et à mesure de son déroulement, les objectifs devinrent moins clairs, celui de l’assimilation, une égalité entre citoyens, mutant vers l’intégration, et ce manque de clarté sur les buts de la guerre fut incontestablement une des raisons du flottement de notre politique, et en définitive du bâclage de ce dossier par de Gaulle.

            Avant la signature des Accords d’Evian, la situation du gouvernement en Algérie devint intenable, car on ne savait plus qui était contre ou pour de Gaulle, au sein même du pouvoir.

             Certains diront que l’occasion avait été manquée de confier le pouvoir à une élite algérienne pro-française, à la fois musulmane et française.

            Toujours est-il que si la rébellion touchait un maillon faible de la puissance française d’alors, elle n’était pas communiste, comme en Malaisie, et toutes les huiles politiques ou militaires qui ont déclaré que la France y combattait le communisme effectuaient une mauvaise analyse stratégique, sauf à dire que les dirigeants de cette rébellion rejoindraient à coup sûr le camp soviétique, une fois au pouvoir.

            La France éprouvait donc beaucoup plus de difficultés à fixer son ou ses buts de guerre  que la Grande Bretagne, en Malaisie.

           Toujours est-il que les deux pays mirent en œuvre des stratégies militaires de contre-insurrection très comparables, dans le cadre de l’Etat d’alerte des Anglais et  de l’Etat d’urgence des Français, mais selon des modalités et avec une intensité très différente dans la répression.

          Les Anglais mirent au point des outils de répression et de contrôle de la population à la fois très sophistiqués et très violents.

          A lire ce roman, je ne pense pas que la France n’ait jamais mis en œuvre et aussi longtemps un tel arsenal de répression, fusse avec l’emploi de la « torture », mais qui ne fut pas géographiquement et historiquement généralisé, quoiqu’on en dise ou écrive, mais je n’ai pas la compétence historique pour avancer une telle opinion.

         En Malaisie, la pendaison des terroristes, l’emprisonnement de rebelles, l’internement d’une partie d’entre eux, des techniques très sophistiquées de retournement de rebelles et de ralliement, les déplacements de population dans des camps d’internement entourés de barbelés et surveillées militairement.

        « Les prisons débordaient d’un assortiment de plus de trente mille suspects » (p,234)

           Une ambiance de suspicion généralisée avec l’utilisation de tout un ensemble de méthodes de  recherches et d’interrogatoire des rebelles ou des suspects de rébellion : 

       « On enfermait Ah Meï dans une cellule avec le suspect – toujours une jeune fille ou une femme…. Des noms, des noms, des noms » (p,140)

     L’action de ce roman se déroule beaucoup dans le camp de Todak :

      « A présent, Todak est un camp de réinstallation entouré de barbelés. C’est connu pour être un mauvais coin. »

        Les Anglais y faisaient une guerre psychologique, une expression qui eut son heure de gloire dans la guerre d’Algérie.

        Les rebelles capturés étaient classés en plusieurs catégories.

       « Il y avait les « PER », (partisans ennemis ralliés)… Les PER étaient d’un vif intérêt pour les sections de la « Guerre psychologique » et pour les étudiants américains désireux d’écrire des thèses de doctorat sur le communisme en Asie » (p,129,130

            « La bataille pour les cœurs et les esprits des habitants de Todak était déclenchée. » (p,191)

            L’auteure décrit les états d’âme d’un des officiers anglais, Luke :

            « Le malaise de Luke croissait. Même débordé de travail, traquant des hommes et des femmes pour leur credo politique, il s’interrogeait maintes fois sur ce qu’il faisait, tout  en se répétant que son devoir consistait à abattre le terrorisme, il lui arrivait de se demander pourquoi les moyens employés le bouleversaient tant. »  (p,206)

            Guerre totale ou guerre psychologique ?

            L’auteure met en scène une conversation tout à fait intéressante entre un ancien étudiant malais et un officier anglais, laquelle portait sur les méthodes de contrôle des esprits :

         « – Je vais te le dire dans un instant. Mahudin dit que le colonialisme britannique possède deux gros atouts. Le premier, c’est la comparaison avec la domination japonaise. Dans toute la Malaisie, on entend encore les gens déclarer : « Mais les Japonais étaient bien pire…

         Secundo, d’après ce que dit Mahudin, nous avons acquis une souplesse infinie. Il n’y a pas de limites aux déguisements, aux manteaux de vertu et de principe dont nous habillons les expédients qui nous servent à gouverner…

       Vous sapez notre confiance en nous-mêmes jusqu’à ce que nous n’existions que pour solliciter votre approbation. Pour vous « c’est injuste » équivaut à « ce n’est pas britannique » Vous nous gardez dans un perpétuel déséquilibre, péniblement conscients de notre infériorité, et voilà tout le secret de votre habileté et de votre pouvoir ?… (p343)

          Voilà ce que Mahudin appelle notre «  contrôle des pensées »…une hypnose d’infériorité provoquée, qui détruit confiance et initiative, et prolonge la période de tutelle que nous voudrions voir durer à jamais…

         Et je crois qu’en disant cela il a également mis le doigt sur sa propre faiblesse, car il a reçu une formation britannique dans nos écoles anglaises, et il ne peut nous échapper. Ainsi donc nous hait-il et nous aime-t-il tout à la fois » (p,344)

         Une admirable illustration d’une des formes de la domination de l’Empire britannique, vous ne trouvez pas ?

       La guerre coloniale anglaise était évidemment ambiguë, comme le soulignent les termes d’une conversation entre le général anglais et Quo Boon, le millionnaire chinois :

         « Nous faisons la guerre, une guerre à mort contre un ennemi dangereux, une bête menaçante qui rôde dans la jungle… et il nous faut toute la collaboration possible des gens de ce pays que nous protégeons contre cette bande de lâches assassins. Cette coopération, nous ne l’obtenons pas. Je sais ce que vous allez me répliquer… des arguments que j’ai déjà entendus : seul un peuple libre peut combattre le communisme…. Tant que  cette lutte anticommuniste est menée par un gouvernement colonial, c’est notre lutte, pas la vôtre. Voici pourquoi tant d’entre vous se prélassent en nous laissant tout le boulot. Vous êtes assis sur le mur. » (p, 368,369))

        C’était effectivement tout le problème, mais dans un contexte historique et politique très différent, la France rencontra le même type de difficulté, obtenir le soutien de la population, tel qu’elle put s’appuyer sur ce que certains appelaient une « troisième force », celle dont rêvait entre autres le général Challe, mais pour tout un ensemble de raisons, les jeux étaient déjà quasiment faits au moment de cette guerre.

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« Le sacrilège malais »
Pierre Boulle

            Comme annoncé en début de lecture du roman « … Et la pluie pour ma soif… », il parait intéressant de relier son contenu à celui de Pierre Boulle, dont le roman décrit ce à quoi ressemblait la Malaisie anglaise avant la deuxième guerre mondiale.

          L’intrigue de ce livre mettait en scène la vie d’un jeune ingénieur français, Maille, aux prises avec l’univers parfaitement organisé des plantations d’hévéas de Malaisie, une des richesses de la colonie, avec l’étain, que la puissance coloniale tenta de préserver après le désastre qu’y fut l’occupation japonaise.

       Une plantation d’hévéa était organisée et fonctionnait à la manière d’une industrie textile ou mécanique.

       Le lecteur pourra y faire connaissance avec le monde colonial anglais de Malaisie, les soubresauts de la conquête de la Malaisie par l’armée japonaise, le traumatisme national que fut la reddition de Singapour, fleuron de l’impérialisme anglais sur la route des Indes.

         A la défaite du Japon, les grandes sociétés capitalistes de l’archipel engagèrent la reconstruction des plantations comme si de rien n’était.

Jean Pierre Renaud – Tous droits réservés

« Guerre d’Algérie: quelques réflexions » Volet 2 Guerre de Malaisie et guerre d’Algérieaisie

« Guerre d’Algérie : quelques réflexions »

Volet 2

Guerre anglaise de Malaisie (1948-1960) et guerre française d’Algérie (1954-1962)

Les guerres de décolonisation anglaise ou française en Asie et en Afrique du Nord, années 1950

Esquisse de comparaison entre la guerre d’Algérie et la guerre de Malaisie, à partir du roman d’Han Suyin « … et la pluie pour ma soif » Malaisie, 1952-1953 (Stock 1956)

Les situations coloniales

Prologue

            J’avais lu avec beaucoup d’intérêt le roman mondialement connu de « Multiple splendeur », et je découvrais tardivement le roman cité plus haut, un roman dont le contenu était fort intéressant, non seulement par sa belle écriture, très souvent poétique, son intrigue humaine, celle d’une femme médecin, eurasienne, plongée dans une situation de décolonisation et de guerre coloniale, mais aussi par la description historique de cette guerre, dans sa situation de transition encore coloniale, avec ses acteurs, entre anglais « au poil roux », chinois et malais, entre les saigneurs des hévéas des grandes plantations de caoutchouc, les rebelles de la jungle, les membres de l’armée ou de la police, avec maintes évocations des méthodes de grande violence pratiquées par les deux adversaires principaux, les anglais et ceux de « L’intérieur », d’obédience communiste.

            Comme l’indique l’auteure, qui fut médecin en Malaisie dans les années 1952-1953, il ne s’agit que d’un roman, mais dont le contenu suffit largement à nous documenter sur le type de guerre de décolonisation alors pratiquée en Malaisie, sur le terrain, comparée à celle que j’ai connue et pratiquée en Algérie dans les années 1959-1960.

            Je me suis attelé à ce nouveau chantier de lecture critique parce que je continue à me poser la question suivante : est-ce que dans la Grande Bretagne d’aujourd’hui, les Anglais, ou certains milieux anglais, politiques, idéologues, historiens, gens des médias, sont continuellement en train, comme en France, de dénoncer les violences coloniales qui ont effectivement existé, de faire une pénitence historique, alors que la France n’a pas obligatoirement à souffrir d’une comparaison négative ou positive entre son passé colonial et celui du Royaume Uni, pas plus qu’entre la façon dont elle a mené ses guerres de décolonisation, compte tenu des situations coloniales respectives qu’elles avaient en face d’elles.

            Tel pourrait être effectivement le cas offert par le roman de Han Suyin.

            Ce débat a d’autant plus d’importance que dans notre pays, un courant d’histoire idéologique distille en permanence, auprès notamment des jeunes de certaines de nos banlieues, un discours permanent d’autoflagellation, pour ne pas dire de vengeance historique à accomplir, comme c’est notamment encore le cas pour l’Algérie.

            Pourquoi ne pas souligner aussi que le contenu historique d’un tel roman, écrit à hauteur d’homme et de femme, vaut sans doute largement des analyses ou des synthèses historiques trop souvent abstraites, qui se situent de préférence dans une histoire d’en haut, celles des élites ou des villes?

            Enfin, et avant de commencer, un mot sur la thèse qu’a défendue le capitaine Galula, après la guerre d’Algérie, et sur l’analyse critique que j’ai publiée sur ce blog à propos de ce qu’il a baptisé du nom de « guerre contre-insurrectionnelle ».

            Je rappelle que j’ai émis des doutes sur l’originalité et la paternité de cette thèse stratégique, compte tenu de ma propre expérience militaire, de ma culture stratégique personnelle, et des sources qui ont pu être celles de cet officier.

            Rappelons simplement que le capitaine Galula a été en poste diplomatique à Pékin au moment de la prise de pouvoir de Mao Tse Tung, de 1945 à 1949,  et qu’il fut aux premières loges des observateurs de la guerre de Malaisie et d’Indochine entre 1951 et 1956, alors qu’il était attaché militaire au consulat de Hong Kong.

            Il n’a d’ailleurs pas pris part à la guerre d’Indochine.

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            En fin de lecture, il m’a paru intéressant de la relier au contenu d’une livre que Pierre Boulle a écrit sur la Malaisie d’avant le soulèvement, celles des années 1937-1939, avec la description de ce qu’était une colonie britannique riche, celle des plantations d’hévéas et des mines d’étain, avant l’invasion japonaise et la prise de Singapour.

           Il s’agit du livre « Le sortilège malais » (1955). Les lecteurs connaissent bien l’autre livre du même auteur « Le pont de la rivière Kwaï ». dont le sujet ainsi que le film qui l’a immortalisé, a fait le tour du monde.

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L’analyse

            Au cours de l’année 2014, mes chroniques sur les « situations coloniales » ont été lues ou consultées par plus de 2 000 lecteurs ou lectrices. Je leur propose à nouveau le même canevas de lecture en trois parties : le théâtre colonial, ici dans le contexte de la guerre de Malaisie, les acteurs de cette lutte, leur scénario respectif de guerre.

Les théâtres de guerre  coloniale de Malaisie (1948-1960) et d’Algérie (1954-1962)

Luminosité et plein soleil méditerranéen avec Les Noces d’Albert Camus ou  chaleur tropicale et glauque de la jungle malaisienne avec «… et la pluie pour ma soif » de Han Suyi

            Comparé au théâtre de la guerre d’Algérie, celui de la Malaisie était assez différent, encore plus différent que celui de l’Indochine, où la France était en guerre contre le Vietminh, parce que l’Indochine avait une frontière commune avec la nouvelle Chine communiste, ce qui n’était pas le cas de la Malaisie.

            Géographiquement, l’Algérie était composée de trois départements français situés en zone méditerranéenne, avec pour frontières terrestres, les deux protectorats français de Tunisie et du Maroc, alors que la Malaisie se trouvait en zone tropicale, une zone occupée par une jungle mitée par de grandes plantations de caoutchouc.

            Hors Sahara, l’Algérie avait une superficie de l’ordre de 220 000 kilomètres carrés (2,4 millions avec le Sahara), et la Malaisie, de près de 330 000 kilomètres carrés, et respectivement, une population de l’ordre de 9 millions d’habitants, contre 6 millions d’habitants.

            Différence capitale entre les deux situations, l’Algérie comptait une minorité d’un million d’européens contre huit millions d’Algériens musulmans, alors que la Malaisie comptait une petite minorité d’anglais, les six millions de ses habitants étant partagés entre deux types de communautés, les Chinois et les Malais, un partage ethnique et religieux qui faisait problème, mais plus encore en termes de puissance financière, économique et urbaine.

         Rien à voir donc et non plus dans leur composition démographique, car la Malaisie était composée alors de Malais pour moitié et de Chinois pour l’autre moitié, les Chinois concentrés à Singapour, et dans quelques villes de l’intérieur, et les Malais dans  la jungle tropicale de la Malaisie.

            En termes de domination impériale ou coloniale, la Malaisie affichait la superposition d’une domination anglaise et d’une domination chinoise, avec le rôle capital de l’île de Singapour, dont beaucoup connaissent encore le rôle majeur que ce port a joué sur la ligne stratégique maritime de l’Empire Britannique vers Hong Kong, un port qui a attendu la fin du siècle pour être restitué aux autorités chinoises.

            Quo Boon, le banquier, le roi du caoutchouc, un des grands millionnaires chinois déclarait : « Otez les Chinois de Malaisie, et il n’y aura plus de Malaisie. » (p,317)

            La situation des deux territoires était très différente sur le plan politique.

            Après la deuxième guerre mondiale, l’Algérie, composée de trois départements français, plus une circonscription administrative du Sahara, était dotée d’institutions plus ou moins représentatives, notamment une Assemblée Algérienne, mais la France n’avait pas réussi à mettre sur un pied d’égalité politique ses habitants, pour tout un ensemble de raisons, dont l’existence de statuts personnels étroitement liés à la religion musulmane.

            Dirais-je que les petits soldats du contingent qui débarquèrent dans le bled pendant la guerre d’Algérie avaient pu constater que l’Algérie n’était pas la France, en tout cas pas encore !

            L’Algérie comptait des députés et conseillers de la République dans nos assemblées parlementaires.

            Une situation politique et administrative qui n’avait rien à voir avec celle de la Malaisie, établie en Fédération à partir de 1948 :

         « Singapour, était une colonie de la Couronne, la Malaisie c’étaient neuf sultanats  groupés en une fédération, neuf sièges médiévaux étayés par la puissance britannique. » (p,315)

          Rien à voir non plus sur le plan économique, car la Malaisie était riche en caoutchouc et en étain, et ces ressources comptaient dans l’empire britannique, sans comparaison avec celles de l’Algérie, où il fallut attendre la fin de la guerre d’Algérie pour que le pétrole du Sahara profite non pas à la métropole, mais à l’Algérie indépendante :

     «  Car le caoutchouc, de même que l’étain, c’était sacré. » (p193)

        Propos de Quo Boon :

      «  Tant qu’on aura besoin de caoutchouc, les Britanniques ne nous lâcheront pas . » (p,357)

         Les séquelles historiques de la deuxième guerre mondiale

        Singapour avait connu les horreurs de l’occupation japonaise, de la reddition des troupes britanniques, et les Japonais avaient dû lutter contre une insurrection de type à la fois communiste et nationaliste, dans une Asie au sein de laquelle le communisme de Mao Tsé Tung marquait des points décisifs.

        Il est évident qu’après la défaite du Japon, rien ne pouvait plus être comme avant, et la Grande Bretagne engagea un processus de décolonisation difficile, compte tenu du poids des anciens résistants communistes, et de leurs revendications, et faute de vouloir ou de pouvoir leur ouvrir les portes du pouvoir, ce furent ces anciens résistants communistes qui alimentèrent la nouvelle insurrection malaise.

          Le discours britannique était donc celui d’une lutte contre le communisme, avec la projection d’une stratégie de guerre contre-insurrectionnelle sur le terrain, une stratégie sophistiquée, incontestablement inspirée du type de guerre communiste que menait Mao Tse Tung en Chine, avec en mirage, le règne politique et social du prolétariat opéré grâce à un quadrillage idéologique, et quasi-physique du peuple.

         Ajoutons que la situation de la Malaisie britannique, et de ses  élites locales, était celle d’un pays assez corrompu : « A Singapour, où l’argent seul vous nantit d’un rang. » (p,307,308)

       A la même époque, le théâtre de la guerre d’Algérie était très différent.

        L’Algérie avait contribué à la Libération du territoire national, en mobilisant beaucoup de ses enfants, pieds noirs ou musulmans.

       La France avait incontestablement une dette à acquitter, alors qu’elle avait beaucoup trop tardé à y engager un vrai processus de décolonisation, mais il ne s’agissait pas pour elle de lutter contre un adversaire communiste, mais contre un adversaire, une partie des musulmans,  qui revendiquait la fin de leur traitement inégal.

        En 1945, la révolte très meurtrière de Sétif, avait constitué un signal annonciateur de toutes les difficultés à venir dans le processus de décolonisation de l’Algérie, avec le rôle et le poids d’une importante minorité européenne.

      Il est évident que le type de stratégie contre-insurrectionnelle mise en œuvre par les Britanniques en Malaisie n’était pas adapté au théâtre algérien, même si certains de ses « outils » pouvaient l’être, une perspective idéologique et politique combinée avec une lutte implacable contre un adversaire dont la seule ambition paraissait être celle de l’indépendance, une ambition qui trouva d’ailleurs vite ses limites après l’indépendance.

       La guerre que nous avons menée contre les nationalistes, et contre le FLN, qui avait éliminé tous ses alliés, dont le MNA, n’était pas, et ne pouvait être celle d’une guerre contre une insurrection communiste, et il s’agit là d’une des critiques de base qu’il est possible de faire contre les théories vaseuses qui animaient celles d’un Sauge, intellectuel promu comme le héraut de la lutte internationale contre le communisme, alors qu’effectivement, et depuis 1947, le monde était divisé en deux camps, entre le camp soviétique, marxiste- léniniste et le camp américain, libéral et capitaliste.

       J’ai raconté ailleurs que les conférences qui nous furent assénées à Saint Maixent par l’intéressé nous avaient paru se situer en dehors de la plaque, du contexte algérien auquel nous avions à faire face.

        Malheureusement, cette dérive d’analyse stratégique imprégna une partie de notre commandement militaire, obsédé par la guerre froide, et n’aida pas la France à trouver une solution politique réalisable.

       La Fédération de Malaisie acquit son indépendance en 1957, et l’Algérie en 1962, mais la guerre contre-insurrectionnelle dura jusqu’en 1960.

      En 1965, Singapour se détacha du système malais : une nouvelle Ville – Etat émergea et sanctionna donc l’échec d’une fédération groupant la communauté chinoise et les communautés malaises.

      Pendant ces périodes de guerre, la France mobilisa de l’ordre de 500 000 soldats, et l’Angleterre, de l’ordre de 150 000 combattants (p,82- Source journal du communiste terroriste (C.T.) Chan Ah Pak)). L’auteure cite par ailleurs le chiffre de « cent cinquante mille de ces miliciens, qui, armés de fusils, patrouillaient les forêts de caoutchouc. » (p, 222)

Les acteurs des deux guerres

       La lecture d’un livre comme celui d’Han Suyin, témoin de cette guerre de Malaisie, constitue une source historique inégalable, parce qu’elle nous décrit concrètement les acteurs de ces combats entre l’armée britannique composée de beaucoup de combattants Gurkhas venus de l’Empire des Indes,  entre les « poils roux » anglais, et leurs adversaires communistes de la jungle, ceux de l’Intérieur, dans un contexte de rapports ambigus entre blancs et asiates, de souche malaise ou chinoise, leurs portraits et leurs d’états d’âme.

        L’auteure nous fait vivre de l’intérieur la lutte militaire, idéologique, et politique entre les deux camps qui se faisaient la guerre, alors que le gouvernement anglais avait déclaré « l’Etat d’alerte », et que dans les années 1951-1952, elle exerçait ses fonctions soit à l’hôpital, soit dans des dispensaires, soit  dans les infirmeries des camps d’internement ou des prisons.

         « L’Etat d’urgence » mis en application pendant la guerre d’Algérie au mois de mars 1955, étendu à la métropole par le général de Gaulle en 1958 ressemblait étrangement à cet « Etat d’alerte » que la Grande Bretagne avait décrété en Malaisie.

        « Chinois, Malais, Indiens, trois mots, trois généralisations dont on a projeté de former une nouvelle nation, de créer un pays nommé « Malaisie », un seul peuple qu’on appellera peuple de Malaisie, toujours confondu à l’étranger avec les Malais, l’une des trois races qui composent la Malaisie….Déambulant dans les couloirs ténébreux de l’hôpital, j’écoutais parler les pauvres – Malais, Indiens, Chinois –  et je me demandais si de cette Babel, ici rassemblée, il sortirait une nation homogène. » (p,46,47)

        Les acteurs anglais tout d’abord, et l’auteure était bien placée pour ce faire, étant donné les relations quotidiennes qu’elle avait avec les officiers ou les policiers d’une organisation anglaise très sophistiquée de lutte contre-révolutionnaire. Elle avait entre autres nouée une relation amoureuse avec un officier anglais.

       Il s’agissait, soit d’officiers ou de policiers de la vieille école qui avaient connu la Singapour coloniale, puis la Palestine ou l’Inde, soit de ceux plus jeunes qui comprenaient mieux la situation actuelle.

      Luke Davis était l’un d’entre eux, et le lecteur a la possibilité de suivre son parcours, ses réflexions et ses états d’âme (p,206) sur la guerre dont il était un des acteurs, responsable d’une section de renseignement.

       « Le malaise de Luke croissait. Même débordé de travail, traquant des hommes et des femmes pour leur crédo politique, il s’interrogeait maintes fois sur ce qu’il faisait. Tout en se répétant que son devoir était d’abattre le terrorisme, il lui arrivait de se demander pourquoi les moyens employés le bouleversaient tant.

       Ainsi le doute habitait-il en lui, comme dans la jungle l’odeur et la matière de la putréfaction concourent à la naissance d’une vie végétale neuve. Il avait l’impuissante conviction de n’être pas convaincu en dépit de toute raison. Et il souffrait d’un point de vue où tout ce qui était des plus justes et convenables lui apparaissait sous un jour grotesque et trivial. » (p,206,207)

       Autre portrait d’officier, celui de Tommy Uxbridge, chargé d’un camp de réinstallation.

       « Le fil de fer barbelé fait corps avec le pays…Je roulai jusqu’à Todak, un dimanche, par une matinée étouffante, pour tomber au milieu d’un couvre-feu rigoureux. La police et l’armée perquisitionnaient de maison en maison, les autos blindées, chargées d’hommes et de fusils braqués vers l’extérieur, patrouillaient les pistes boueuses, entre les rangées de huttes … »(146)

     L’officier britannique, l’OZ, de la zone de réinstallation a été descendu.

      A Kuala- Lumpur, le général anglais déclarait à Quo Boon, le millionnaire chinois déjà cité : «  Nous faisons la guerre, une guerre à mort contre un ennemi dangereux… » (p,368)

       Avec l’Etat d’alerte, les Anglais avaient mis en place un dispositif de lutte militaire, policière, et idéologique, impressionnant, comparable à celui du communisme chinois, et son incarnation contre cette insurrection malaise.

       La vie mondaine continuait à Singapour comme si de rien n’était, comme si la jungle, l’Ennemi de l’intérieur, les gens de l’Intérieur, n’existaient pas, et l’auteur fait une belle description d’une grande réception, celle du millionnaire chinois Quo Boon :  une centaine d’invités, ses épouses et filles, des Anglaises, femmes ou fiancées de policiers, des Chinoises, des officiers de police britanniques en tenue de mess, des fonctionnaires du gouvernement en veston, les towkays chinois appartenant aux diverses compagnies, aux guildes, associations et clans fondés par Quo Boon, qui tous avaient quelque rapport avec la police…

       « Et au milieu de la foule, tel un vaisseau solitaire voguant avec décision sur les flots incertains et sinueux de l’océan…l’un des hommes dont la vie, consacrée à fabriquer de la richesse, avait créé la Malaisie…Il faut que nous apprenions à ramper avant déclara Sir Moksa… le gentleman malais sirotait son jus d’orange… en lui se manifestait un phénomène colonial, au contact des dirigeants étrangers émergent des types d’hommes qui, par leur fidèle mimétisme, sont d’incontestables caricatures de leurs maîtres. » (p,94,95)

        « Mais la jungle était présente au fond de l’esprit de tous ces hommes réunis. » (p,103)

        « …entre deux terreurs : celle de la police et celle des Gens de l’Intérieur » (p,57)

         Toutes les pages que l’auteure consacre à décrire la vie des Malais et des Malaises dans les camps de réinstallation, d’internement, mais principalement dans les infirmeries, lieux de toutes les ambiguïtés, les événements qui s’y déroulaient, entre la terreur des « poils roux », et la terreur des gens de l’Intérieur, met en évidence les très grandes difficultés que rencontraient les pauvres pour continuer à vivre entre le soutien spontané ou imposé à la rébellion  communiste, et un maintien de l’ordre rigoureux, sans concession.

            Y sont décrites les multiples destinées de ravitailleurs, de policiers, de miliciens, de rebelles capturés pendus ou retournés, ou d’habitants, hommes ou femmes en cours de rééducation idéologique… des descriptions qui démontrent que personne ne savait véritablement qui était qui ou quoi, entre le camp de l’ancien ou toujours actuel soutien à la rébellion et ceux qui étaient chargés de réprimer la rébellion, et d’arriver à faire le tri entre les détenus, tentant à la fois de les identifier, de pouvoir les condamner, éventuellement à mort, et de les rallier.

        On y fait la connaissance d’une des héroïnes du roman : « Ah Meï est l’Ennemi capturé N° 234, camarade communiste prise dans un combat de jungle. » (p, 25)

         « C’était principalement parce qu’Ah Meï n’était pas une PER. Elle était un oiseau plus rare, une PEC (partisan ennemi capturé), et elle était en vie. Les PEC, on les pendait, on les condamnait à une détention perpétuelle ou très longue. Ah Maï faisait exception. Son crime, punissable de mort, avait été commué en dix ans d’emprisonnement rigoureux, mais on l’avait détachée pour l’installer parmi les PER. » (p,131)

        Le roman déroule le parcours tourmenté de cette jeune femme entre les deux camps, sans que l’on sache vraiment auquel camp elle appartient, sauf à noter que pour la beauté de l’intrigue, l’héroïne a vécu dans la jungle une histoire d’amour, comme par hasard avec Sen, un des fils du richissime chinois Quo Boon, parti dans cette jungle.

       « Il y avait Sen, le fils de la jungle. Le fils de Quo Boon, Sen, de façon imprévue, s’était toujours montré impitoyable, violent en silence, catégorique, impétueux dans ses rêves et d’un entêtement intense et sauvage… Il rêvait d’un grand monde neuf, et pour cette cause il avait quitté son foyer, n’admettant nul délai pour sa justice. Sen ne savait pas que même le futur doit avoir un passé… Quo Boon se languissait de lui avec une nostalgie désespérée, mais ne voulait pas en parler. « Et je ne lèverai pas le petit doigt pour lui venir en aide. » « p 354,355)

         Le chapitre IV Ceux de l’Intérieur reproduit  « Le Journal du communiste terroriste (C.T.) Chan Ah Pak. Fiche de recherche N° 0789. Membre du 10ème Corps indépendant de l’Armée de Libération des races de Malaisie. En opération dans les jungles de l’Etat de Johore, Malaisie fédérale

       Une lecture utile qui nous donne la mesure de l’ordre implacable qui régnait dans le camp communiste :

       2 mars – A la réunion d’aujourd’hui, notre commandant nous a informés que notre journal, L’Etoile, nous blâmait de n’avoir pas accompli, l’an passé notre plan de travail. Nous étions en retard de quelques milliers d’arbres, d’après le plan, et notre quota d’exécution des traitres, intendants de domaines, de chiens rampants (1) se trouvait au-dessous du chiffre prescrit…. » (p,71)  – (1) Les Chinois qui « collaborent ».

      « L’Armée antijaponaise du peuple de Malaisie est à présent « l’Armée de Libération des Races de Malaisie » (p,74)

       A lire ce journal, le parti communiste faisait régner la terreur dans son propre camp, en procédant à des exécutions pour déviationnisme, imposait sa collaboration, faisait exécuter les traitres etc…

        Dans une telle ambiance, il ne devait pas être facile de s’y retrouver entre les suspects, les ralliés, ou les partisans de l’un ou l’autre camp.

        Il en fut de même pendant la guerre d’Algérie, mais avec des caractéristiques très différentes d’intensité et de gravité, selon les périodes et les lieux, entre la côte européenne et le  bled, ou le djebel,  et notamment entre douars dont certains furent effectivement pro-français et d’autres anti-français, comme le douar où j’ai servi comme officier de SAS, mais dans une conjoncture de guerre qui avait durci les contours des deux camps.

         Dans tel ou tel village, – qui était qui et pour qui ? -, c’était généralement la même et sempiternelle question, avec le soupçon,  toute l’ambiguïté qui colorait et imprégnait les rapports humains.

         Contrairement à ce que certains historiens idéologues racontent, la guerre d’Algérie se déroulait entre deux adversaires dont la nature était très différente de celles de la Malaisie, un  FLN devenu dominant du côté rebelle, et  de notre côté une armée qui, en dépit de certaines dérives difficilement évitables dans ce type de conflit, ne fut pas une armée coloniale, et dans un cadre d’une administration et d’un gouvernement républicain.

Le lecteur a pu se rendre compte que tel n’était pas le cas en Malaisie.

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Suite du texte, le dimanche 10/04/2016

Jean Pierre Renaud – Tous droits réservés

« Guerre d’Algérie: quelques réflexions » La révolte du général Challe le

« Guerre d’Algérie : quelques réflexions »

EN PROLOGUE IMPREVU

Mémoire, histoire, propagande, et manipulation à propos de la commémoration du 19 mars 1962 ?

Avec un petit prologue d’actualité tout à fait imprévu sur les manipulations politiques et médiatiques dont souffre le pays !

          Le Monde des 21 et 22 mars a publié un article intitulé « La guerre d’Algérie enfièvre le débat politique » page 5, et dans le même numéro, page22,  une tribune signée MM Harbi et Manceron.

            En ce qui concerne le premier texte, une seule citation, celle de Monsieur Stora, une citation tout à fait déchirante : « Les mémoires continuent  de saigner, portées notamment par des associations d’expatriés ».

           Une seule petite question ? Est-ce que notre mémorialiste-historien et militant politique a jamais tenté de mesurer les flux « sanguins «  en question ?

          Quant à la tribune elle-même, il faut tout de même avoir du culot pour signer et publier une tribune intitulée « Cessons de ressasser les mémoires meurtries de la guerre d’Algérie », dans le Monde du 21 mars 2016, sous la signature d’un ancien dirigeant du FLN, Mohammed Harbi et d’un professeur d’histoire géographie, Gilles Manceron, présenté comme historien.

        Ces gens- là osent nous donner une leçon d’histoire ? Et le journal de référence leur ouvre ses colonnes ?

        Avec un titre de nature outrancière « Cessons de ressasser les mémoires meurtries » ? Mais messieurs, ne s’agirait-il que de mémoires « meurtries », ou du souvenir des blessés et des morts ?

     Cessez messieurs, de vous prendre pour les nouveaux « hérauts » d’une histoire qui a beaucoup trop tendance à confondre mémoire frelatée et histoire !

        Ci-après le texte du message que j’ai adressé le 20 mars au Courrier des lecteurs de ce journal :

         « Bonjour, pour avoir fait la guerre d’Algérie, comme officier SAS (contingent) en Petite Kabylie, je puis vous dire que ce n’est pas ma mémoire qui « saigne », mais mon intelligence, pourquoi ? Parce qu’il s’agit d’un bon lobby politique et éditorial très souvent, trop souvent animé par Stora, lequel n’a jamais eu le courage de faire vérifier par une enquête sérieuse ce qu’il racontait soi-disant sur la « guerre des mémoires » dont il est un des animateurs patentés. Qu’il demande à son ami Hollande de la faire faire !

         Vous avez fait effectuer une enquête  sur le sujet avec la Fondation Jean Jaurès, avec l’IFOP, mais cette enquête manquait sérieusement de pertinence statistique.

       Ayez la courage de faire effectuer une enquête sérieuse sur les soi–disant mémoires « coloniale » ou « algérienne », cette dernière que Stora a tendance a confondre avec la « coloniale », et nous verrons ce qu’il en est !

        Quant à vos deux donneurs de leçon, Harbi et Manceron, comment donner du crédit à un ancien FLN qui n’a jamais fait cette guerre, et que le FLN indépendant a vite mis à l’écart, pour ne pas dire plus, ou à un enseignant qui fait autant de politique que d’histoire ?

          Cessons de donner la parole aux propagandistes de la mémoire, et comment ne pas être surpris de lire l’expression « mémoires meurtries », alors qu’il s’est agi de morts ?

          Pour terminer, je puis vous dire que les mémoires qui sont agitées par tel ou tel lobby devraient enfin céder la place à l’histoire, mais à une histoire indépendante de tel ou tel vécu, ou de telle  ou telle allégeance politique affichée. Cordialement. »

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Guerre d’Algérie : quelques réflexions

            Nous nous proposons de publier successivement :

  • I –  une analyse du livre du général Maurice Challe, intitulé « Notre révolte » (1968) sur la guerre d’Algérie (1954-1962)
  • II – un essai de corrélation historique pertinente avec la guerre contre-insurrectionnelle anglaise de Malaisie (1948-1960) à partir du roman d’Han Suy «…  Et la pluie pour ma soif… » (1956)
  • III – un essai de corrélation historique, à mon avis non pertinente de l’historien australien Lionel Babicz, entre les situations coloniale et postcoloniale de la Corée et de l’Algérie (1830-1905-2006)

Premier volet

La Guerre d’Algérie du général Challe

« Notre révolte »

La révolte du général Challe ? Comment l’expliquer ? La ou les questions ?
Le mouvement du 22 avril 1961

        Un premier commentaire d’un ancien officier de SAS en poste en Petite Kabylie dans les années 1959-1960 : la stratégie militaire du général Challe était incontestablement la bonne, et c’était celle que, tous, nous espérions voir mise en œuvre sur le terrain.

       Quant à la stratégie politique de Challe, les plus lucides d’entre nous n’y croyaient pas, sauf si la France avait joué la carte des chefs des willayas, et de leur prise de pouvoir, ce qui n’a pas été le cas.

            Dans une brocante de l’été, je suis tombé cette année, en 2015, tout à fait par hasard, sur un livre du général Challe intitulé « Notre révolte » publié en 1958, dont je ne connaissais pas l’existence.

        Depuis la fin de la guerre d’Algérie, ce n’est qu’à titre tout à fait exceptionnel que je lisais quelques témoignages sur cette guerre, car j’ai toujours manifesté la plus grande méfiance à l’égard de tout ce qui touchait à la mémoire, souvent manipulée, de ce conflit, en me posant toujours la question de base, mémoire ou histoire ?

        C’est la raison principale pour laquelle j’éprouve la plus grande méfiance sur ce qu’écrit ou raconte un historien bien en cour sur cette période, né en Algérie, lequel a découvert, parait-il, Albert Camus, la quarantaine passée, si j’ai bien entendu ce qu’il disait à l’occasion d’une émission de télévision.

          Méfiance en raison du mélange des genres que cet intellectuel pratique entre la mémoire et l’histoire, et de la confusion qu’il propose souvent entre ce qui touche à l’Algérie et ce qui touche aux autres domaines coloniaux.

          J’ai moi-même publié un petit livre sur cette guerre, sur mon expérience militaire d’officier SAS dans la vallée de la Soummam, en me posant un certain nombre de questions de base sur le sens de cette guerre.

      J’y faisais le constat suivant :

      «  Je serais d’ailleurs tenté de penser que l’échec de la France en Algérie a de multiples  causes, mais que les généraux y ont une grande part de responsabilité parce que leur analyse stratégique n’était pas la bonne, leur obsession du communisme international non fondée.

         Ils ont poursuivi un rêve impossible qu’il n’était déjà plus possible de réaliser, mais peut-être est-ce à mettre à leur crédit » (page 25)

         Les observateurs les plus lucides savaient qu’après 1945, le destin de l’Algérie était plié, compte tenu de l’incapacité de la Quatrième République à réformer le statut de ce territoire.

         50 ans plus tard, je n’en changerais pas un mot, car la plupart des officiers français, en tout cas ceux que j’ai rencontrés, n’avaient pas la culture d’une armée coloniale, celle que des chercheurs idéologues à la mode nous dépeignent volontiers, pour ne pas parler des histoires officielles en vogue de l’autre côté de la Méditerranée, mais estimaient qu’ils avaient été trompés, que le général de Gaulle les avait trompés.

        La lecture du livre de Challe me donnait donc l’occasion de comprendre ce qui avait réellement poussé Challe à la révolte.

        Ma curiosité était d’autant plus grande qu’après avoir participé à cette guerre, j’ai consacré un peu de temps à l’étude des théories de la stratégie, directe telle celle de Clausewitz, ou indirecte, celle de Sun Tzu et de Liddell Hart, et que j’ai continué à m’interroger sur les buts de cette guerre d’Algérie : quels étaient les buts que poursuivaient de Gaulle ou son entourage immédiat ? Quels avaient été les buts des généraux, tels ceux de Challe, qui fut un excellent chef de guerre sur le terrain.

       Nous y reviendrons en conclusion en écho aux théories de Clausewitz et de Sun Tsu.

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         Au cours des dernières années, je suis revenu sur le sujet en lisant un livre sur le capitaine Galula, qui, après avoir servi dans plusieurs postes en Algérie, notamment dans une SAS de la Grande Kabylie, se disait l’inventeur d’un nouveau type de guerre, celle de la guerre de contre-insurrection.

         J’ai publié une analyse critique de cette thèse politico-militaire sur ce blog (21/09/2012 et 05/10/2012), et relevé que la stratégie décrite n’était ni novatrice, ni pertinente, et qu’elle souffrait d’une indigence des buts de guerre, notamment dans l’hypothèse d’une troisième force qui n’existait pas, ou plus.

        Le roman de Han Suyin intitulé « … et la pluie pour ma soif » nous en apprend plus sur la guerre contre-insurrectionnelle que menèrent les Anglais en Malaisie, en 1952-1953, que les écrits du capitaine Galula, d’ailleurs en Asie à la même époque.

        Je me propose d’ailleurs de tirer de ce roman fort intéressant ma propre lecture de la guerre contre-insurrectionnelle que les Anglais ont menée dans cette colonie riche en étain et en caoutchouc, à quelques encablures de Hong Kong où le capitaine Galula était attaché militaire au Consulat français.

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             Avant que le Plan Challe ne déferle sur mon secteur militaire situé dans la vallée de la Soummam, en lisière de la forêt d’Akfadou et du massif du Djurdjura, mes camarades et moi pensions que la seule solution militaire capable de nous redonner les clés d’une solution politique était ce que nous appelions et attendions, le rouleau compresseur du plan Challe, qui avait parfaitement compris comment la France pouvait réduire militairement la rébellion conduite par le FLN.

         C’est ce qui fut fait et que j’ai vu de mes propres yeux, et auquel j’ai participé comme acteur modeste de terrain.

       Au cours de la nuit du 22 juillet 1959, l’armée française reprenait possession du terrain que les rebelles occupaient dans cette région montagneuse qui leur était particulièrement favorable.

      Tous phares allumés, d’importants convois militaires gravissaient les routes et pistes qui les conduisirent successivement vers le sommet et le nouveau PC dénommé 1621.

         Au printemps de l’année 1960, la pacification était en bonne voie, et l’armée avait réussi à réaliser ce que j’ai appelé dans mon livre « Le vide presque parfait », pour reprendre une expression de Lao Tseu.

         Dans cette zone d’insécurité militaire maximum, il m’était possible pour la première fois de fréquenter, à pied, tous les villages du douar des Beni Oughlis avec un seul garde du corps, un rebelle rallié qui était un type formidable.

         A lire le témoignage du général Challe, et pour l’officier que j’étais alors, il est évident qu’il fallait de l’honnêteté, mais aussi une certaine innocence politique, pour entrer dans le double jeu politique de Delouvrier et de Debré.

       « Mon plan était donc le suivant : continuer à mener à bien les grandes opérations et en particulier la guerre des djebels car il ne fallait pas laisser au FLN de territoire à lui où il pourrait mener son instruction, avoir d’importants dépôts, se reconstituer après les coups durs, enfin, être souverain politique de morceaux géographiques.

       Mais contrairement à ce que l’opinion publique croyait, à ce que le gouvernement faisait semblant de croire, ce n’était pas l’essentiel. Mes cadres et moi aurions été de piètres chefs de guerre si nous n’avions pas compris depuis longtemps qu’une guerre de subversion est d’abord une guerre politique, et que la possession du terrain, si, elle est importante, n’est pas essentielle… On entend alors les âneries alors bien connues : « L’armée ne doit pas faire de politique ; » « Ne nous rabattez pas les oreilles avec les slogans de Mao Tsé Toung » » « Faites la guerre et ne vous occupez pas du reste », etc.

     Comme si l’Armée choisissait la guerre qu’on lui fait !

      Bien sûr quand on exprime fortement sa pensée, personne ne contredit en face. Quand on sort, comme je l’ai fait en décembre 1959, un règlement sur la pacification qui codifie autant que faire se peut, les attaques et les parades  de la guerre subversive, personne, pas même le gouvernement, ne vous demande de retirer le règlement ou ne le désapprouve…

      Mon plan était donc de faire front d’abord et d’attaquer ensuite tous les domaines de la guerre subversive…

         Il s’agissait :

     1) de continuer le nettoyage des djebels…

     2) de tenir le contact avec la totalité des populations algériennes par l’extension à l’ensemble du territoire de ce que l’on a appelé le quadrillage ….

    3) Enfin de faire prendre la guerre à son compte par la population musulmane…

         Il importait que les communautés qu’étaient les douars et les villages considèrent cette guerre comme leur guerre…

       Il s’agissait de développer au maximum et partout ces autodéfenses et d’en faire non pas des auxiliaires statiques mais les éléments constructifs d’une force politique coordonnée et majeure – Ceci fut entrepris au début du dernier trimestre de 1959 lorsque le succès progressif mais déjà net de l’opération « Jumelles » sur les Kabylie fit comprendre à tous, partisans, adversaires et neutres, que l’armée française était en train de gagner irréversiblement la partie la plus traditionnelle militaire de cette guerre…

   Je créai ainsi la Fédération des unités territoriales et des autodéfenses.

     Et j’ordonnai la mise sur pied d’une école des autodéfenses par secteur où seraient formés  les responsables des autodéfenses à leurs missions politique et militaire…

      La Fédération des unités territoriales et des autodéfenses devait être le grand parti européo-musulman, ossature de l’Algérie française nouvelle dans l’union des communautés…

      Leur rassemblement avec les autodéfenses musulmanes dans une grande fédération devait donner un sens politique au combat commun.

      Avais-je le droit comme commandant en chef de faire cela ?

     Je pense que j’en avais non seulement le droit mais même le devoir à partir du moment où j’estimais que c’était le seul moyen, et qui plus est moyen honorable, de gagner cette guerre, guerre qui encore une fois nous était imposée.

      Car si l’on peut admettre qu’un gouvernement et un chef d’Etat aient des secrets pour les subordonnées, fussent-ils commandant en chef sur un théâtre d’opérations, il est impensable qu’un chef d’Etat et un gouvernement puissent tromper systématiquement ce commandant en chef sur les buts de guerre alors que ces buts de guerre conditionnent étroitement la conduite des opérations. »  (p,146,147,148, 149)

      Dans mon cas, en m’ordonnant de lutter pour l’Algérie française, le gouvernement ne me trompait pas et je devais exécuter par tous les moyens normaux et légaux appropriés, ou bien, il me trompait, et alors tout cela devenait une histoire de fous. Or, avant de prononcer son discours du 16 septembre sur l’autodétermination, de Gaulle était venu tâter le pouls de l’armée en Algérie. Je l’avais accompagné pendant plusieurs jours. Il m’avait complimenté sur la manière dont je menais la guerre. Nous avions discuté en tête à tête au P.C. Artois d’où je menais l’opération « Jumelles », et, à maintes reprises au cours du voyage. Il m’avait à quelques mots près récité son discours à venir et nous avions parlé des trois options. Comme je lui demandais de se prononcer pour la seule option française, il m’avait répondu ne pouvoir, en particulier devant l’opinion internationale, proposer un choix d’options et sans plus attendre fixer son choix sur une des options. C’était logique et je faisais donc la seule demande à faire à mon échelon : « Mais moi que vais-je dire à l’armée ? Je ne peux demander aux officiers et soldats de se faire tuer pour la sécession que d’ailleurs vous condamnez. Je ne peux guère leur parler d’association car ils savent aussi bien que moi qu’en période de crise aigüe  on ne peut prôner un relâchement des liens sans courir à la catastrophe. Alors puis-je dire que l’armée se bat pour la francisation ou au minimum pour l’Algérie française ?

      De Gaulle noya sa réponse dans un flot d’explications, procédé habituel, et je reposais mes questions à plusieurs reprises en demandant instamment des directives. Jusqu’à la fin d’octobre 1959, lorsque Delouvrier revint de Paris me dit : » Vous pouvez dire que l’armée se bat pour que l’Algérie reste française. C’est Michel Debré qui m’a prié de vous dire cela et il confirmera par écrit. » Et le délégué général lors d’une tournée qu’il fît dans le bled peu après développa ce thème.

      Lorsque mon instruction sur la pacification parut le 10 décembre 1959, elle se référait à cette thèse et j’employai le terme « Algérie française » plusieurs fois.

    J’en envoyai plusieurs exemplaires au chef d’état-major général, le général Ely, au ministre des Armées Guillaumat, au Premier ministre, au général de Gaulle.

    Jamais personne ne me dit que j’avais commis là une faute ou une erreur ou que je m’étais rendu coupable de déviationnisme comme disent les communistes dès qu’on ne récite plus mot à mot la catéchisme provisoire du dictateur en place. Et cette instruction était distribuée jusqu’à l’échelon bataillon et encore en vigueur début 1961. » (p,151)

       Comme témoin à la façon de Fabrice del Dongo, je me rappelle deux choses : d’une part, la vue et le bruit de ce train d’hélicoptères qui survola la SAS le jour où de Gaulle se rendit au PC Artois, et d’autre part le compte rendu succinct fait par un des officiers présent à l’une de ses réunions  d’un propos du général Crépin d’après lequel on continuait à mettre au tapis la rébellion.

       « Autodéfenses… fédération des unités territoriales et des autodéfenses », des initiatives qui tentaient donc de constituer les éléments d’une troisième force de plus en plus introuvable en Algérie, car pour beaucoup d’entre nous, il était déjà trop tard !

      « Lorsque pendant la semaine des Barricades, le 29 janvier 1960, de Gaulle prononça le discours bien connu, il demanda s’il était possible que lui, de Gaulle, puisse ne pas souhaiter «  la solution la plus française ». Après coup, on peut revenir sur le fait que « souhaiter » ne veut pas dire « croire possible »…

      Or nous savons maintenant que de Gaulle ne souhaitait pas, que de Gaulle faisait et allait faire tous ses efforts pour arriver à la solution opposée.

     Et on envoyait les garçons se faire tuer pour un mensonge.

     Et on engeait à nos côtés des centaines de milliers de musulmans sachant parfaitement qu’ils paieraient de leur vie leur confiance dans la France, dans la parole de la France…. » (p151)

       Au cours des premiers mois de l’année 1961 : « … » Pour moi la paix était donc une affaire de quelques mois… Les bandes éteint réduites à quinze hommes et moins… C’est alors que survint l’affaire Si Salah. » (p,167)

      Une négociation de paix semblait alors possible entre les chefs de quelques willayas et le gouvernement, en raison du fossé qui existait entre le commandement des willayas et le GPRA, mais cette négociation échoua.

     Faute de conserver la confiance de de Gaulle, le général Challe quitta son poste le 23 avril 1961.

      Des officiers et des français d’Algérie commencèrent à jeter les bases d’un complot destiné à leurs yeux à sauver l’Algérie française et sollicitèrent l’appui du général Challe.

      « On nous expliqua qu’un mouvement de sédition militaire était tout prêt et qu’on attendait plus que nous… En métropole, ce qui était prévu était d’une légèreté qui condamnait toute tentative à l’échec certain. » (p,181)

       Comme il l’écrit, Challe était tout à fait conscient de l’état de l’opinion en métropole :

    « Or les forces dont nous disposions, compte tenu d’une opinion publique défavorable, étaient beaucoup trop minces pour que les chances de réussite soient suffisantes. Au contraire tout déclenchement de révolte me paraissait devoir lancer le pays dans une aventure aux résultats parfaitement imprévisibles.

     Je refusais donc de m’associer à une tentative quelconque en métropole. » (p,182)

     Oui, mais alors, cette révolte n’avait aucune chance de réussir.

     « Le 11 avril 1961, de Gaulle annonçait clairement le « dégagement », savoureux euphémisme, et souhaitait « bien du plaisir » à ceux qui prendraient notre suite. 

     On endormait le peuple français en lui expliquant que tout se passerait gentiment, qu’il y aurait des garanties formelles, que l’armée française serait garante. Toutes choses que nous, qui connaissions l’Algérie, savions fausses et destinées seulement à tromper les nombreux métropolitains acquis au lâchage de l’Algérie , mais qui, par un sursaut de fierté à retardement, ou par simple humanité, tenaient à ce que le dégagement se passe dans l’ordre et la dignité !

     Après sept ans de guerre dure, ce n’était plus possible…

     Pour éviter à mon pays un parjure qui se terminerait dans la honte, et à l’Algérie une aventure qui la ferait régresser et tomber dans la misère et le chaos sanglant, le 12 avril je donnais mon accord…

     Il faut ici que je dise quelles étaient mes idées sur l’avenir de l’Algérie. Car je ne partais pas pour mener n’importe quelle guerre aboutissant à n’importe quelle paix.

    J’avais été partisan de la loi-cadre algérienne et je ne pensais pas que l’intégration définitive de l’Algérie à la métropole par assimilation fût souhaitable en fin de compte. Pour que l’Algérie puisse progresser il fallait un traitement particulier. » (p187,188)

      Challe proposait de faire évoluer le statut de l’Algérie vers une fédération dans un cadre français, tout en estimant :

    «  Le statu quo était donc indispensable pendant quelques années, assez peu en vérité, le temps de réaliser deux ou trois plans de Constantine et de lancer la province sur la route du progrès… » (p189)

      Une fois Challe revenu en Algérie, la révolte ne fut qu’un feu de paille, car au fur et à mesure des jours, les soutiens militaires se volatilisèrent, faute de courage quelquefois pour les officiers qui avaient déclaré auparavant leur soutien, mais avant tout parce qu’il s’agissait d’une révolte sans avenir.

       Que d’obstacles à franchir ! La stratégie politique de Challe n’était pas à la hauteur de celle qu’il avait mise en œuvre en Algérie pour défaire militairement la rébellion : une solution institutionnelle imprécise, une métropole hostile, et sur place, ne l’oublions pas, un contingent de soldats appelés qui n’avaient jamais eu la conviction que l’Algérie, c’était la France.

      Il y avait un immense fossé entre Alger ou Oran et le bled, ou le djebel !

     Courageusement, une fois l’échec de sa révolte consommée, Challe décida de se livrer à la justice de son pays :

     « Vers midi mon avion décollait de Maison Blanche. Une dernière fois, je survolais la Méditerranée toute bleue et si belle. A 17 heures, nous nous posions à Villacoublay…. Vers 17 h 30 j’arrivais à la Prison de la Santé… J’allais maintenant comparaître devant la justice de mon pays… Evidemment, je ne me faisais aucune illusion sur ce qui m’attendait. Un général qui se met à la tête d’une rébellion est fusillé lorsqu’il est pris. Mais comme je l’ai dit devant mes juges : «  Il n’y a pas de loi au monde, il n’y a pas de raison d’Etat qui puisse obliger un homme à faire du parjure son pain quotidien… » (219)

    Je n’ai pas voulu faillir au serment que j’avais maintes fois répété sur ordre du gouvernement et abandonner ceux qui avaient eu confiance en la France à travers moi.

   Au moment de l’échec, je m’étais livré pour ne pas abandonner ceux qui, dans l’armée, avaient eu confiance en moi.

    Ce procureur et ces juges, particulièrement choisis par le pouvoir, il a bien fallu qu’ils avouent.

     Qu’ils avouent qu’au- dessus de la politique du moment, au- dessus de l’obéissance, au- dessus même de la raisons d’Etat, existent des lois morales plus fortes.

    Puisqu’ils n’ont pas osé, l’un requérir contre moi la peine de mort, les autres la prononcer.

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            « En prison, je reste un homme libre…

Prison de Tulle

1961-décembre 1962

         A cette date, j’étais bien loin de l’Algérie et je constatais une fois de plus que la France n’abordait pas le dossier algérien de la bonne façon, pour autant qu’il y ait eu encore une chance de « bonne façon », ce dont je suis beaucoup moins sûr, tant la situation des relations  de la France avec l’Algérie était dégradée.

       Je suis convaincu, comme je l’étais déjà en servant la France en Algérie dans les années 1959-1960, qu’il était illusoire de croire à l’existence d’une troisième force – celle envisagée par Challe, entre autres – , mais je pense que la France aurait pu conduire le processus d’indépendance d’une autre façon, étant donné que nous étions maîtres du terrain et que nous avions un devoir moral de soutien de tous les Algériens qui avaient soutenu notre cause.

       Ce que n’a pas fait le général de Gaulle !

      Une fois les accords d’Evian signés,  et compte tenu  de la honte que j’éprouvais pour mon pays devant le lâche abandon de nos moghaznis et harkis, je rendis visite à un de mes camarades en poste au cabinet du général de Gaulle pour lui dire cette honte, et mon refus de m’associer à cet abandon, mais évidemment sans succès.

      Ceci dit, mon interprétation serait celle d’une révolte « sacrificielle » pour l’honneur, de ces officiers qui restaient fidèles à la parole donnée, et cette révolte sans but stratégique clair et cohérent n’avait aucune chance de réussir : Alger n’était ni l’Algérie, ni la France !

        Ajoutons que la présence massive du contingent des appelés constituait dès le départ un handicap mortel.

     Plus loin, et à ce sujet, Challe propose dans son livre comme explication de son échec une « manœuvre psychologique trop tardive » : « Mais j’ai commis une faute dans la manœuvre psychologique : mon tempo a été trop lent vis-à-vis de la troupe. » (p,285)

     Vu d’Alger peut-être, mais le contingent n’avait jamais considéré dans son ensemble, sauf pour la partie résidant sur la côte et dans les grandes villes européennes, que l’Algérie, c’était effectivement la France.

        Challe criait à l’imposture !

L’analyse qu’avait faite depuis longtemps Clausewitz dans le traité  « De la guerre » aurait pu annoncer l’échec inévitable de Challe, car il n’était plus maître des buts de la guerre : « La guerre est un instrument de la politique » (p,703), « Subordonner le point de vue militaire au point de vue politique est donc la seule choses que l’on puisse faire » (p,706)

       Si les buts de cette guerre avaient été définis par de Gaulle, ce qui reste à démontrer, ou qu’ils lui aient définitivement échappé, tant la situation du pouvoir à Alger était fragile, un pouvoir déliquescent qui, à la fin, n’y contrôlait plus grand-chose.

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Les autres éclairages historiques

       Le même livre propose d’autres éclairages historiques tout à fait intéressants :

France- Algérie- Communauté (p,233)

       « En mars 1957, J’ADRESSAIS un mémoire à Bourgès-Maunoury, alors ministre de la Défense nationale. Bourgès-Maunoury est avec Guy Mollet en particulier un des très rares ministres que j’ai connus, capables de se hisser au niveau d’homme d’Etat. J’étais alors major général des Forces armées et étudiais les questions de défense des territoires sous pavillon français.

      Dans mon mémoire, je préconisais la reconnaissance immédiate ( au 14 juillet 1957) pour des raisons historico-sentimentales) de l’indépendance des Etats d’Afrique Noire qui faisaient partie de ce qu’on appelait encore l’Union française. En effet, après une étude détaillée des possibilités de défense, je concluais que l’Afrique noire française était indéfendable dans l’état de notre armée et de nos finances…

      Je pensais que nous devions nous limiter en tout état de cause à la défense et au développement de la métropole, de l’Algérie-Sahara, et des quelques territoires qui passeraient avec nous un véritable contrat d’association. » (p,233)

    Plus loin, Challe donnait son interprétation du fameux colonialisme français :

     « … Mais il est bien entendu que c’est toujours le voisin qui est colonialiste. En particulier, chacun sait que la France, bien qu’elle abandonne tout son domaine et même qu’elle le jette par-dessus bord, est colonialiste…

    Tandis que la Russie n’est pas colonialiste…

    Les Etats Unis ne sont pas colonialistes. Demandez aux habitants du Japon, de la Corée, de Formose, du Laos, ou même du Congo ex-belge…

     L’Indonésie n’est pas colonialiste. Mais elle tient essentiellement à faire le bonheur des Papous de Nouvelle Guinée… (p,235)

    Le point de vue d’un grand dignitaire gaulliste, Guillaumat :

            « Je me souviens encore de Guillaumat, technocrate intelligent et sympathique, qui a régné sur l’atome français, l’électricité, le pétrole, l’Ecole polytechnique et aussi sur le ministère des Armées, me disant un jour de 1959 en parlant du sort futur de l’Algérie : «  Mon cher, ce qui compte ici c’est le pétrole, tout le reste c’est de la poésie. » Je lui disais alors : « Si vous pensez que nous garderons le pétrole tout en larguant l’Algérie, vous vous faites des illusions. » Guillaumat me répondit avec un petit sourire en coin : « Mais voyons, le pétrole appartient à des sociétés puissantes dont les imbrications internationales empêcheront tout gouvernement algérien d’en disposer. » Voire lui dis-je.

Il est vraisemblable que l’armée avait raison puisqu’elle avait contre elle à la fois les fabricants de théories, le « mur d’argent », et les technocrates !!

Elle avait raison, mais elle en est morte »

Février 1966 » (p,377)

L’Armée française en Algérie

            « Pour avoir bonne conscience, une grande partie de l’opinion française admet que l’armée française a fait en Algérie une dure guerre pour le compte des puissances d’argent et des gros colons. Elle admet que seul de Gaulle a pu faire cesser cette effroyable dépense d’hommes et de finances en terminant les hostilités qui avaient trop duré et en donnant aux Algériens une indépendance qu’ils réclamaient tous à cor et à cri.

      Pour le coût des hommes, il n’y a qu’à se référer aux statistiques officielles.

      Pour le prix en argent, il suffit de comparer avec la suite.

     Pour le reste, il faut y revenir car cette croyance, habilement et fortement entretenue, permet à l’opinion de renouveler le geste de Ponce Pilate et de se désintéresser des sévices inimaginables (1) subis par les Européens et les Musulmans qui avaient cru en la France et de lire d’un œil serein les récits d’aujourd’hui sur la misère algérienne.

   Or cette croyance est basée  sur un énorme entassement de mensonges.

     Il est faux que l’armée ait mené la guerre plus durement qu’il était nécessaire.

     Il est faux qu’elle l’ait fait pour le compte des Européens les plus riches.

    Il est faux que de Gaulle ait terminé la guerre au mieux et au plus tôt.*

    Il est faux que les Algériens musulmans aient en majorité demandé l’indépendance. … » (p,395)

  1. Dans l’annexe IV, Challe a publié un ensemble de témoignages, sur ces sévices inimaginables ( page  421 à 441) qui ont suivi l’indépendance de l’Algérie et dont ont souffert, mort très souvent comprise, de très nombreux harkis, moghaznis, ou Algériens qui s’étaient engagés à nos côtés.
PUTSCH (p347)

         Dans ce chapitre, le général Challe se défend d’avoir fait un putsch :

       « D’abord, il n’y a pas eu de putsch DU général Challe. Nous étions de nombreux officiers à nous rendre compte de ce qui allait se passer, en dépit des acrobaties verbales du gouvernement. La réunion d’Evian était annoncée, et nous savions qu’en ce moment sonnerait le glas de la France, de Français, et de l’œuvre française en Algérie.

     Ce qui s’est effectivement passé.

     Je n’étais pas seul, Dieu merci à prévoir. Beaucoup d’officiers, désirant que j’achève la victoire de l’armée française, que de Gaulle m’avait empêché de gagner totalement, voulaient que je fusse à la tête du dispositif de révolte.

     Je ne me sentis pas le droit de refuser le poste…. (p,347)

    Voilà très exactement comment fut orienté ce que l’on a appelé à tort un putsch, et qui fut en réalité une révolte militaire contre le lâche abandon de nos promesses et d’un territoire français, aussi français et depuis longtemps que Nice ou la Savoie. » (p349)

Jean Pierre Renaud – Tous droits réservés

« Dans le secret des archives britanniques. L’histoire de France vue par les Anglais 1940-1981

« Dans le secret des archives britanniques

L’histoire de France vue par les Anglais 1940-1981 »

François Malye
Kathrin Hadley
Chez Calmann-Lévy
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Lecture critique
Ou la décolonisation française racontée par deux journalistes, l’une de nationalité anglaise, l’autre de nationalité française
Les textes en gras sont de ma responsabilité

            Dans l’introduction, les deux auteurs donnent le ton, en écrivant qu’ils ont l’ambition de raconter, à partir de sources britanniques secrètes de nature diplomatique, l’histoire de France, telle que racontée par ces sources, avec deux objectifs principaux, la période de la deuxième guerre mondiale, et la décolonisation.

            « Deuxième période privilégiée : la décolonisation. Ce qui s’apparente à une retraite en bon ordre pour les Britanniques tourne à la catastrophe pour la France qui inscrit dans son histoire une page noire que deux chiffres terribles suffisent à résumer : 75 000 soldats sont morts en Indochine et en Algérie, ainsi que 800 000 Vietnamiens et Algériens, terrible bilan qui marque une différence difficilement contestable entre les politiques menées par nos deux pays. Si les Britanniques ont très vite pris conscience du fardeau qu’était l’empire, les Français restent aveuglés par leur ambition messianique et leur vision émancipatrice de la colonisation qui au final, mèneront la IV° République à sa perte… »  (page 10)

            Une citation intéressante pour au moins deux raisons :

            La première a naturellement trait à une formulation un peu trop caricaturale des décolonisations comparées anglaise et française.

            Quid des millions de morts de l’indépendance de l’Inde en 1947 ? Des révoltes de Malaisie, du Kenya, de la Rhodésie, des héritages « Colour Bar » de l’Afrique du Sud ?

            En ce qui concerne l’Inde, il vaut mieux se reporter au jugement de l’historien indien Sanjay Subrahmanyam qui écrit dans une des pages de son livre intitulé « Leçons indiennes – Itinéraires d’un historien » :

            « Le sous-continent indien et la région israélo-palestinienne partagent la même triste histoire : celle du départ expéditif et lâche des Britanniques dans un moment de brutale partition, celle de la guerre qui suivit immédiatement et d’un conflit persistant plus de six décennies plus tard. » (page 321)

            « Ambition messianique » de la France sûrement, rêve d’une assimilation impossible, alors que la Grande Bretagne n’avait jamais eu l’ambition de traiter les sujets d’un empire comme des citoyens, et dans un empire qui, à la différence du français, n’était pas un « fardeau ».

            Comment les Anglais auraient géré la question de l’Algérie, alors qu’une population d’origine européenne importante y habitait, sans commune mesure par exemple avec celle du Kenya ou de Rhodésie, deux territoires coloniaux au sein desquels des minorités de colons dominaient la population noire ?

            La deuxième raison a trait à la méthode de lecture des sources et à la présentation résumée qui est faite de l’ensemble des épisodes exploités.

            Il est difficile de ne pas interpréter cette méthode comme la volonté de démontrer  successivement tout le bien qu’il faut penser de la décolonisation britannique par rapport à la décolonisation française.

            Quelques chiffres pour situer les enjeux d’histoire : les chapitres consacrés à la décolonisation ne sont pas nombreux, et sur les 400 pages de texte, ils représentent une centaine de pages, dont la moitié concerne directement ou indirectement la guerre d’Algérie, comme si la question algérienne avait été l’alpha et l’oméga de la décolonisation.

            Massacres en Algérie (page 120)

         En ce qui concerne l’Algérie, les auteurs relèvent dans leur résumé de présentation :

         «  Nos attitudes très différentes vis-à-vis de nos territoires coloniaux pourraient créer des tensions entre nos deux pays, note ainsi un diplomate du Foreign Office, dès la 28 février 1945 (…) car tandis que nous encourageons le développement politique des autochtones dans nos colonies, en vue de leur ultime indépendance, les Français en Afrique du Nord et de l’Ouest ne cachent pas leur hostilité à l’égard du nationalisme des habitants. Le but des Français n’est pas l’émancipation, mais l’assimilation et de faire de leurs territoires coloniaux une partie intégrante da mère patrie. » Massacres en Algérie, 1945, page 120)

           Il est difficile de ne pas voir dans un tel résumé une vision par trop simpliste du sujet notamment sur le nationalisme existant alors en Afrique de l’Ouest, et sur les intentions de la France visant à « faire de leurs territoires coloniaux une partie intégrante de la mère patrie. »

           Il convient de noter que cette source tire en grande partie son origine d’une autre source américaine.

            Le nationalisme de l’Afrique de l’Ouest était dans les limbes, et la Deuxième Guerre mondiale avait scellé cette folle ambition d’assimilation coloniale, qui le plus souvent et pour les spécialistes du terrain, avait mué en ambition d’association.

        1947 : Révolte à Madagascar (page 143)

        « Le mardi 1er avril 1947, un télégramme tombe sur les bureaux du Foreign Office à Londres : durant la nuit du samedi au dimanche, Madagascar, le « Grande Île », s’est révoltée. La  dépêche, au texte hésitant, est signée de Peter Ivan Lake, consul Britannique à Tananarive, appelée aussi Antananarivo… »

          « Le 28 juin, Lake envoie une lettre au Foreign Office… Lake conclut en une formule qui vaudra pour tous les conflits à venir dans l’Empire français. Ici se trouve l’une des principales contradictions de la politique coloniale, en théorie si magnanime, mais en pratique souvent cruellement répressive…Il fallait faire un exemple. Afin que les autres possessions françaises de par le monde ne soient pas tentées de suivre l’exemple des rebelles indochinois ou malgaches. » (page 145)

           Notons simplement que Marius Moutet, le ministre de la France d’Outre- Mer, lequel donna le « la » de la répression à Madagascar fut un des grands dignitaires du Parti Socialiste, et qu’à l’époque du Front Populaire, en 1936, il s’illustra par son  immobilisme en matière d’attribution de la citoyenneté française aux milliers de Malgaches évolués, qui l’auraient mérité, dont Monsieur Jacques Rabemananjara, si je me souviens bien.

        Diên Biên Phu (page 173)

       « Avril 1954 : l’issue de huit années de guerre en Indochine se joue ans une cuvette du Haut Tonkin, au nord-ouest du Vietnam. 14 000 soldats du Corps expéditionnaire français en Extrême Orient (CEFEO) qui ont investi le site de Diên Biên Phû afin d’y constituer un verrou imprenable sont pris au piège. Le général Giap a réussi l’impossible : faire hisser, pièce par pièce, son artillerie au sommet des collines qui surplombent la position. « Qui tient les hauts tient les bas », c’est en vertu de l’adage du maréchal Vauban que, depuis le 13 mars, la garnison pilonnée par les obus du Vietminh, mène un combat désespéré et perdu d’avance. Qu’attendent les Alliés, Américains et Britanniques pour intervenir ?

        Les Américains y sont largement favorables. Moins pour aider la France que parce qu’ils sont résolus à partir en croisade contre la menace communiste qui risque d’emporter toute l’Asie du Sud-Est s’étendant à la Thaïlande, la Birmanie et la Malaisie…(page 173)

        Le 21 avril 1954, Anthony Eden, secrétaire d’Etat aux Affaires étrangères, qui subit les assauts incessants de Foster Dulles, son homologue américain, pour intervenir, reçoit le rapport d’un spécialiste de ce conflit, le lieutenant général Sir Charles Loewen, commandant de l’armée en Extrême Orient « qui a récemment fait une visite en Indochine » et arpenté la base de Diên Biên Phû au moment des premiers combats. « C’est maintenant une guerre civile, Vietnam contre Vietminh, nécessitant un commandement de guerre civile et une organisation politico-militaire adaptée au problème, tels qu’ils ont été nécessaires pour faire face à la crise en Malaisie… »

          Les Anglais refuseront d’intervenir en Indochine :

         « Une position ferme que Churchill confirme deux jours plus tard en recevant l’ambassadeur de France, René Massigli : «  Ne comptez pas sur moi (…) J’ai subi Singapour, Hongkong, Tobrouk. Les Français subiront Diên Biên Phû. » (page 176)

          L’exemple de Malaisie n’est pas une bonne comparaison avec l’Indochine, car la Malaisie n’avait pas de frontière commune avec la Chine communiste, ce qui n’empêcha pas d’ailleurs les Etats Unis de remplacer les Français dans un long conflit à l’issue tout aussi incertaine.

           Il est intéressant de noter qu’en Algérie, la France s’est inspirée des méthodes de contre-insurrection anglaises utilisées avec succès en Malaisie, sans trop de scrupules d’humanité, alors qu’à la différence de l’Algérie, les Anglais avaient plus l’ambition de sauvegarder des atouts économiques (le caoutchouc et l’étain)  qu’une population comparable à celle des Français d’Algérie n’existait pas, puisqu’il s’agissait essentiellement de Malais et de Chinois.

          « Kamerun », un titre qui rappelle naturellement l’histoire de la colonie allemande placée après la Première Guerre mondiale sous la tutelle de la SDN, puis de ONU, des Anglais et des Français, donc un statut sous contrôle international, comme celui du Togo.

          Les deux journalistes résument l’histoire de la révolte de l’UPC (années 1950-1960) contre la puissance coloniale en écrivant «  Car c’est dans ce pays d’Afrique, comme en Algérie, que se met en place l’ « école française de la contre-insurrection », comme l’expliquent les auteurs du remarquable ouvrage « Kamerun ».

           Je laisse le soin aux spécialistes  de nous dire s’il y a eu une filiation effective entre les deux stratégies de contre-insurrection en Algérie et au Cameroun dont les situations coloniales étaient complètement différentes, et à mon avis, non.

Les auteurs écrivent :

           « Pourquoi le Cameroun britannique n’a-t-il pas connu la même agitation que les territoires français pourtant si proches ? C’est toute l’histoire de la décolonisation des deux pays qui est posée ici. Les Britanniques ont rapidement compris que les colonies étaient un fardeau économique et ne pouvaient être conservées ou maîtrisées. L’éloignement et la taille du Kenya ou de l’Inde rendaient tout recours à la force impossible. La différence est également idéologique. Les Britanniques n’ont jamais vu dans la colonisation une « mission civilisatrice »comme les Français. Enfin, l’empire, de Brazzaville à Alger, capitale de la France libre, a été au cœur de la reconquête du pays durant le second conflit mondial…

           Les relations entre les deux pays au sujet du Cameroun vont se compliquer après l’échec de l’expédition de Suez en décembre 1956 (voir chapitre « Le piège de Suez ») le véritable point de divergence entre les deux façons de gérer les empires. Concernant le Cameroun, elles n’ont de toute façon jamais été faciles en raison de la différence de politique menée sur le terrain : «  Le contraste entre le progrès et la liberté politique dans les Cameroons britanniques et français est une source d’irritation permanente », écrit le Britannique M.Ryvie… »  (page 188)

             Curieuse façon d’écrire l’histoire : fardeau colonial pour les Britanniques ? La Malaisie était par exemple riche en étain et en caoutchouc.

         Eloignement et taille du Kenya, deux facteurs qui n’ont pas empêché les Anglais d’y lutter contre les Mau Mau ?

          En ce qui concerne le Cameroun britannique, de petite superficie par rapport au Cameroun sous mandat français,  il disposait d’une administration calquée sur celle de la Nigéria, sorte de protectorat au nord avec les émirats de l’ancien Bornou (de Rabah), et administration directe au sud.

         A la suite de l’indépendance du Cameroun français en 1960, un référendum fut organisé dans le territoire sous mandat anglais, et les territoires du nord refusèrent dans un premier temps de rallier l’ancien Cameroun français.

          Pour la petite histoire, les Anglais distribuèrent des bicyclettes pour encourager les électeurs des territoires du nord à refuser la solution de l’unification.

        Suez en 1956 : « Le véritable point de divergence entre les deux façons de gérer les empires » ?

        Lecture étrange de l’histoire : « Les Britanniques qui considèrent déjà l’empire comme un fardeau économique, choisissent de se replier pour ne pas attiser les feux de l’indépendance qui couvent partout dans le monde. » (page 205)

        Vraiment ? Alors que ce sont les Anglais qui poussaient à la roue, entre autres pour sauver le canal de Suez qu’ils avaient anglicisé, au détriment des Français, et que c’est le gouvernement anglais qui s’est dégonflé en cours de route sur la pression du Président Eisenhower ?

        Le chapitre consacré à « Le piège de Suez » (page 204 à 213) n’en apporte pas la démonstration.

      Je préfère le compte-rendu, historique, celui-là, qu’en a fait Robert Murphy dans son livre « Un diplomate chez les guerriers » (Robert Laffont), chapitre XXVI « La crise de Suez (1956) » (page 395 à 414)

         Une des questions majeures qui pourrait être posée est celle du choix de la date de cette opération : l’opération fut lancée le 31 octobre 1956, alors que l’URSS était en face de l’insurrection du peuple hongrois qui avait débuté quelques jours auparavant.

        A la vérité, et dans la lecture de ce livre, je préfère les anecdotes sur la vie politique française, quelques-uns des jugements de diplomates anglais sur De Gaulle, Mitterrand,  Chaban-Delmas, ou Pineau, ou enfin le tour de France de l’ambassadeur du Royaume Uni Sir Olivier Harvey au printemps 1950 qui jugeait le journal  Le Monde « le principal apôtre du défaitisme, le journal Le Monde » (page 167), ou qui s’extasiait sur le souvenir que les habitants du Sud- Ouest avaient conservé de l’histoire anglaise :

         « Ici, à ma grande surprise, l’ « occupation » est synonyme de l’occupation anglaiseet on en parle encore aujourd’hui.» (favorablement bien sûr, comme indiqué dans son rapport)

En résumé, il s’agit d’un livre dont l’intérêt est tout à fait limité, en tout cas en ce qui concerne la décolonisation, farci d’erreurs et de jugements partisans à l’emporte- pièce, qui utilise comme appât son titre : « Dans le secret des archives britanniques »

Jean Pierre Renaud – Tous droits réservés

Le Japon et le fait colonial -1 L’Asie du Nord-Est coloniale -1880-1920- Lecture : deuxième partie

Le Japon et le fait colonial -1

L’Asie du Nord-Est coloniale – Années 1880-1920

Lecture critique : deuxième partie

« Hokkaidö, An Zéro » par Noémi Godefroy (p,105)
“Changement des rapports de domination et septentrion japonais à la fin du XIXème siècle »

         « Avant d’être une colonie du Japon moderne, puis un élément à part entière de son territoire national, l’actuelle île d’Hokkaidō, désignée avant 1869 par le nom d’Ezo, était déjà inscrite depuis longtemps dans un jeu complexe et changeant de rapports de domination à l’avantage de Honshū. »

          Il s’agit de l’île située au nord du Japon d’une superficie de 79 000 km2 comparée à la superficie du Japon de 360 000 km2, anciennement peuplée par une population aux mœurs primitives, les Aïnous, convoitée aussi bien par les Russes que par les Japonais,  dès les XVII° et XVIII siècles.

          Afin de bien comprendre la situation coloniale de cette île, il est indispensable de conserver en mémoire sa position géographique, et donc sa position stratégique, et son poids géographique à la fois sur le plan de sa superficie et de sa population, 17 000 aïnous, sa population indigène, et 60 000 japonais (p,118).

« La nécessité grandissante d’un nouveau type de domination » (p,108) 

         Sa proximité avec l’archipel, une de ses composantes, son importance stratégique pour le Japon ne pouvait que l’encourager à en prendre le contrôle.

       Cette île était historiquement convoitée par les russes, et le Japon s’en empara définitivement en 1869 :

       « La fonction de l’ïle d’Ezo est de servir de porte nord de l’empire » (p113)

         Le Japon créa une Mission au Défrichement et au peuplement dont le but était à la fois de coloniser l’île, de l’exploiter, de la développer, et de « japoniser » les quelques dizaines de milliers de ses habitants indigènes, et à lecture de cette chronique, on comprend bien que le Japon mit en œuvre les méthodes de pacification violente et de conquête des terres que les Américains ont utilisées pour la conquête du Far West, à la différence près que les échelles géographiques n’étaient pas du tout les mêmes.

        Les Japonais considéraient cette île comme une « terra nullius », et sur ce point leur regard n’était pas très différent de celui de la plupart des puissances coloniales qui, à l’est ou à l’ouest, au nord ou au sud, avaient tendance à faire valoir le même concept, de bonne ou mauvaise foi, à partir du moment où une terre n’était pas exploitée ou peu peuplée.

         A plusieurs reprises, l’auteure fait référence à l’exemple américain choisi pour imposer leur modèle de colonisation.

         Le conseiller américain Horace Capron a « préconisé pour la gestion aïnous les mêmes mesures que celles utilisées à l’encontre des nations indiennes »  (p,123)

       « L’annexion (1869) va permettre au gouvernement japonais de tester l’établissement sur le territoire nouvellement acquis d’une autorité propre et relativement indépendante, concrétisée par l’instance administrative spécifique qu’est la Mission au défrichement. Celle-ci s’appuie sur des conseillers américains pour élaborer une politique coloniale qui s’articule autour de trois grandes lignes de force ; la prise de possession administrative de l’île ; l’organisation du défrichement en vue d’une exploitation économique du territoire ; l’instauration de mesures d’assimilation concernant les indigènes. » (p,133)

       Il s’agissait bien plus d’une politique d’assimilation forcée, avec l’interdiction de coutumes traditionnelles (les tatouages, la mise à feu des maisons des morts, et le port de la barbe), que de la politique d’extermination pratiquée dans certaines colonisations de type anglo-saxon.

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Les débuts de l’emprise économique japonaise en Corée coloniale 1900-1919  par Alexandre Roy (page 135 à 187)

               La lecture de cette analyse m’a plongé dans un abîme de perplexité pour plusieurs raisons, notamment celle liée aux réserves méthodologiques dont l’auteur fait état à plusieurs reprises, sur les statistiques coloniales utilisées, (celles, très abondantes, citées dans de nombreux tableaux et graphiques), des réserves, notamment dans sa page de conclusion, dont je cite un extrait, dont l’interprétation ( monétaire, financière et économique) est de nature à susciter beaucoup de questions sur la pertinence scientifique des concepts utilisés :

          « Se pose donc la question du regard et du discours portés par la documentation utilisée ici. On voit que le gouvernement général aime à se présenter comme si la Corée était un Etat indépendant, jouissant de réelles prérogatives commerciales, comme s’il existait encore, après 1910, un « Etat » en Corée dont l’on pourrait analyser le déficit public et la balance commerciale. Mais ces notions ont elles un sens en contexte colonial ? En effet, que représentent  des « prêts » accordés par la métropole au gouvernement général de Corée, en réalité hypothéqués sur la richesse coréenne et servant à raffermir l’appareil colonial ? Celui-ci évidemment ne « remboursait » jamais la métropole, si ce n’est les investisseurs : il s’agissait d’un jeu bien compris dans lequel les valeurs monétaires et financières ne circulaient que dans un seul sens. De même, la question du rôle de la Banque coloniale de Corée qui, comme la Banque d’Indochine, dans le cas français, servit surtout de tremplin régional aux investisseurs de métropole, se pose quand l’on veut analyser le  secteur financier de la Corée coloniale. » (p,170)

          Perplexité aussi sur le choix de la période 1900-1919, sans tenir compte, semble-t-il, notamment dans sa présentation, en tout cas historique, sur le plan monétaire et financier, du choc de la Première guerre mondiale, «  le boum de la Grande guerre » (p,137) dont l’auteur souligne à plusieurs reprises, les effets importants, notamment en matière de spéculation financière, et tout autant d’érosion monétaire vraisemblable.

      Toutes les statistiques produites sont en yen et ne facilitent pas une tentative de comparaison avec des statistiques produites dans d’autres valeurs monétaires, livres, dollars ou francs.

       Pourquoi ne pas regretter en effet que l’auteur ne se soit pas attaché à esquisser une comparaison plus développée entre la colonisation française en Indochine et japonaise  en Corée, hors celle citée plus haut qui rend compte de façon tout à fait imparfaite du rôle des deux banques dans leur domaine colonial ou la description des relations commerciales fondées sur l’importation de riz ?

        Leur histoire avait certains points communs en ce qui concerne leur situation stratégique par rapport à la Chine et leur régime politique (Empire ou Royaumes), mais l’Indochine n’avait évidemment pas, pour la France, l’intérêt stratégique de sécurité  de la Corée pour le Japon.

         Indiquons que l’Indochine avait une superficie de 736 000 km2 pour une population lors de l’ordre de 15 à 20 millions d’habitants, et la Corée, une superficie de 220 000 km2 pour une population de l’ordre de 14, 15 millions d’habitants.

Un petit rappel historique tiré de l’analyse de M.Vié citée plus haut :

        En 1904, le Japon occupe militairement la Corée, et en 1905, le Japon place les trois royaumes de Corée sous son protectorat, un protectorat aussi fictif que celui de la France en Indochine sur l’empire d’Annam, grâce à un échange international de bons procédés, Corée contre Philippines.

         En 1910, le Japon annexe purement et simplement la Corée, décrite par Michel Vié sous le sous-titre «  La Corée comme muraille ». (p,57)

         L’auteur décrit avec force détails, les efforts que le Japon a effectués au cours de cette période dans le domaine des infrastructures et de la banque.

         Notons simplement que les lignes de chemin de fer construites avaient d’abord un objectif militaire, et que le total des lignes construites en 1918 était de 1.220 km, et de 2.026 km en Indochine, alors que l’objectif était autant économique que militaire.

        La démonstration financière laisse sur la faim, car elle n’embrasse pas la totalité du problème, en termes de description du système monétaire, financier et économique, des flux et des grandeurs analysées en monnaie constante.

      Certaines formulations financières paraissent surprenantes :

«  Une des raisons de l’effacement des subventions métropolitaines[1] était qu’en réalité la métropole ne donnait plus mais vendait son argent à l’administration coloniale. Cette dernière contracta des emprunts toujours plus importants assurant une rente permanente aux souscripteurs japonais, point sur lequel il faudrait se pencher davantage pour analyser l’expropriation coloniale. » (p,147)

       … « Remplir le tonneau percé des finances coloniales était lucratif pour la métropole, c’était aussi et surtout un moyen supplémentaire de dominer la péninsule. (p,147)

          Voire ! Compte tenu de l’évolution monétaire évoquée par l’auteur, marquée par la spéculation, donc le phénomène de l’érosion monétaire qu’a provoqué la guerre dans l’économie mondiale.

        L’auteur fait un constat, assez classique dans ce processus  d’équipement :

         « Sur l’ensemble de la période, le mouvement commercial extérieur de la Corée a été déficitaire. «  (p,148)

         Il était évident que le mode de financement du développement de ce type de territoire au début du vingtième siècle ne pouvait être que l’emprunt.

         Anglais et Français en avaient d’ailleurs fait un principe de base, le self-suffering anglais et la loi de 1900 française.

         En Indochine, ce fut l’emprunt, ou plutôt les emprunts qui permirent le démarrage économique du pays, comme en Afrique noire.

        La situation  déficitaire du commerce extérieur colonial (p,148) dans des territoires dépourvus de richesses ou encore en friche n’était pas une singularité de la Corée ; quasiment toutes les colonies françaises étaient affectées de la même faiblesse structurelle.

         L’historien Jacques Marseille a publié de bonnes analyses sur cette matière, applicables aussi à l’ancienne Afrique Occidentale Française, même si Elise Huillery a tenté de s’inscrire en faux sur le même sujet.

          Quant à la remarque faite sur « l’expropriation coloniale », une curieuse expression, elle mériterait d’être rigoureusement démontrée dans ce type d’analyse.

       « De la Banque n°1 à la Banque Coloniale de Corée » (p,148)

      Le processus décrit bien le processus de développement du système bancaire avec son rôle économique, le passage d’une banque privée à une banque centrale, et à son amarrage dans le système du yen en 1910, le même processus que celui suivi dans d’autres territoires coloniaux :

       « En dehors de l’infrastructure ferroviaire et de la structure administrative, la seule institution japonaise d’importance établie en Corée dès les débuts de la colonisation était la Banque n°1 de Shibusawa EIIchi. » (p151).

        Cette banque joua un rôle important dans les investissements du  Sud Est asiatique, compte tenu du nombre des antennes qu’elle y entretenait, 33 en 1918. (p,151)

       L’auteur porte alors son attention sur « Les structures de la production : entreprises et « industrie », à leur répartition, et à « une approche par le capital » (p,152), une analyse statistiquement très détaillée, en notant :

… « l’agriculture représentait tout au long de la période la quasi-totalité (85%) de la production économique matérielle coréenne. » (p,152)

   Etrangement, l’auteur analyse le fait colonial, tout en déclarant :

        « Par ailleurs, nous intéressant au phénomène colonial, nous ne traiterons pas des entreprises étrangères. La raison en est que ces dernières constituaient des structures très particulières : bien que très peu nombreuses (dix en 1910) leur poids en capital dépassait celui des entreprises coréennes. » (p,152)

   Plus loin :

    « Qu’en était-il des entreprises métropolitaines ?

    Le capital engagé dans ces dernières était sans commune mesure avec celui des entreprises péninsulaires : cinquante fois plus important, bien qu’elles fussent cinq fois moins nombreuses… «  (p154)

      La description économique que fait l’auteur montre bien comment fonctionnait l’économie coloniale animée par une banque centrale pas uniquement tournée vers la Corée, quelques entreprises importantes du capital, et un tissu de petites entreprises chargées de fournir à la métropole denrées (le riz), ou matières premières (le fer ), (« La capture commerciale du riz et du fer » (p160) :

      « L’emballement de la fin des années 1910 reposa donc sur le développement commercial et industriel. Autrement dit, comme on le voit, les statistiques construites par le gouvernement général de Corée dessinent assez clairement le schéma d’une colonisation économique « réussie », avec des débuts marqués par l’initiative politique, l’importance des entreprises publiques ou semi-publiques (banques et chemin de fer) et un développement assez rapidement marqué par l’importance du secteur privé, l’industrie et le commerce. » (p,157)

     Il est possible de s’interroger en ce qui concerne l’expression utilisée par l’auteur sur les statistiques que j’ai soulignée, et si tel était le cas, comment concilier l’observation sur le poids de l’agriculture (85%) et cette colonisation économique « réussie » ?

      En ce qui concerne le riz : « … le riz coréen s’imposa face au riz indochinois, birman et chinois. Cela à la faveur de la guerre…Ainsi, entre 1914 et 1917, les riz coloniaux japonais représentaient presque 80 % du volume importé. «  (p,163)

      La réorientation des importations de riz créa beaucoup de difficultés dans l’économie indochinoise qui avait de plus en plus besoin d’exporter son riz en métropole.

       Comme je l’ai écrit dans le livre « Supercherie coloniale », la mention qu’y fait une historienne du collectif Blanchard and Co, sur le riz dans nos assiettes, le riz indochinois bien sûr, ne correspondait pas à la réalité : l’Indochine avait besoin que la France importe du riz d’Indochine, un riz subventionné, et qui allait, ,non pas dans nos assiettes, mais dans nos poulaillers.

       L’auteur note l’importance qu’a eue le fer coréen dans le développement de la sidérurgie japonaise, en particulier en raison de la guerre :

    « Cette crise suscita au Japon un « boum de la fièvre sidérurgique » entre 1917 et 1918. » (p,167)

   Et l’auteur de conclure :

« L’économie coloniale de la Corée à la fin de la Première guerre mondiale : de la spéculation à l’impasse » (p,168) :

      « La politique menée en Corée entre 1905 et 1918-1919 était une impasse économique et sociale. Le lendemain, deux jours avant que l’ex-roi coréen Kojong fût inhumé, un peu plus d’un an après le discours du Président Wilson sur le « droit des peuples à disposer d’eux-mêmes… un groupe d’intellectuels militants coréens se réunit dans la capitale coréenne pour déclarer en public l’indépendance de la Nation et appeler au soulèvement. Ce fut comme une étincelle sur une plaine d’herbes sèches : la société toute entière réagit, le Mouvement du 1er mars » était lancé, ébranlant la domination coloniale. » (p,169)…

         « En ce sens précis, l’échec de la politique de développement des années 1910, puis le Mouvement du 1er mars 1919, amenèrent à une autre politique économique dans la colonie qui allait autrement complexifier la structure de la Corée coloniale, ainsi que les rapports entre colonisé et colonisateur. » (p,171)

         Avant de conclure cette lecture inévitablement imparfaite, deux questions se posent à mes yeux :

      La première : est-ce que la première guerre mondiale, plus que la question coloniale, n’a pas caractérisé les relations entre le Japon et la Corée ?

       La deuxième se rapporte au silence auquel l’auteur s’astreint sur  la répression coloniale qui a eu pour but de casser le mouvement du 1er mars, et sur le nombre des victimes, des précisions qu’il faut aller chercher dans la contribution Souyri, intitulée « Critiquer le colonialisme dans le Japon d’avant 1945 » (p,189)

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« Critiquer le colonialisme dans le Japon d’avant 1945 » par Pierre-François Souyri (pages 189 à 236)

         Cette analyse se situe dans une chronologie différente des autres analyses de la même revue.

        En se situant dans l’histoire des idées, cette analyse manque à la fois de cadrage historique et d’évaluation des effets des  « trois courants anticoloniaux » qu’elle décrit , le courant « moral », le courant « économiste », et celui d’ « une critique du système au sein même de l’université japonaise »

            Le cadrage historique : il parait difficile de ne pas situer  ces courants dans le système de gouvernement japonais, pas moins que dans la chronologie politique de la même époque, une époque relativement longue.

            Il parait tout de même difficile de tirer des conclusions sur l’efficacité de ces « courants anticoloniaux », sans avoir plus de précisions sur leur effet dans l’opinion publique, ou dans leur représentation politique.

            L’auteur écrit :

            « Le colonialisme antirépressif et réformiste des démocrates japonais des années 1920 et 1930 peut paraître aujourd’hui désuet. Qu’on ne s’y trompe pas. D’une part, bien rares étaient ceux qui, en Grande Bretagne ou en France, par exemple, dénonçaient vers la même époque aussi clairement les abus du colonialisme. Les critiques japonais du colonialisme japonais sont, de ce point de vue, tout à fait remarquables. Par ailleurs les radicaux indépendantistes étaient alors minoritaires dans les colonies japonaises. En effet, une partie des nationalistes coréens ou taïwanais pensaient sincèrement – à l’instar des démocrates japonais – que le système colonial était réformable » (p,234)

            J’ai envie de dire les « démocrates japonais » ? Combien de divisions ?

            « Bien rares étaient ceux qui, en Grande Bretagne ou en France, dénonçaient… ?

            Est-ce si sûr alors qu’aucune comparaison historique n’est proposée ?

            Et sans être méchant, pourquoi ne pas recommander quelques-unes des lectures françaises qui ne cachaient pas grand-chose des abus du colonialisme français ?

         René Maran dans « Batouala » Prix Goncourt 1921), André Gide dans « Voyage au Congo », le scandale des grandes concessions forestières (1927) , Albert Londres, dans « Terre d’ébène » (1929), le scandale du Congo Océan, Louis Roubaud dans « Viet Nam » (1931) la tragédie de Yên Baï,  Augagneur avec son livre «  Erreurs et brutalités coloniales » (1911), Vigné d’Octon avec « La gloire du sabre » (1900) ou « Les crimes coloniaux de la Troisième République » (1911),  etc, etc…

        Pourquoi ne pas demander à Monsieur Pierre-François Souyri, pourquoi il n’a pas cité le même type de livre anticolonialiste au cours de la période étudiée, un vrai test de crédibilité ?

        Enfin, et dans la même veine,  une autre affirmation qui mériterait d’être étoffée :

        « Contrairement à une légende tenace, le colonialisme japonais n’a pas été plus brutal que les autres », un propos qui mériterait d’être confirmé par des spécialistes, deuxième guerre mondiale y comprise ?

         Dans le « d’avant 1945 » ? Et au fil des périodes historiques ?

       Sur ce blog, le 20 août 2015, j’ai publié un petit exercice de critique historique qui concerne le même auteur dont je reproduis le texte ci-après.

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Petit exercice de critique historique ?

Ou la « contextualisation » du fait colonial ?

Publié le 20 août 2015

            Au fil des pages, et avant d’être en mesure de commenter les deux tomes tout à fait intéressants consacrés à l’ambitieux sujet traité, j’ai noté dans le chapitre intitulé « Critiquer le colonialisme dans le Japon d’avant 1945 » de Pierre-François Souyri, Université de Genève, une sorte de curiosité d’écriture d’histoire postcoloniale, un mélange tout à fait étrange entre histoire et prise de position politique.

            « Mais il faut quand même contextualiser le discours de Yanagi et, même si l’homme n’était pas exempt de défauts, il n’en a pas moins contribué à faire connaître une céramique largement mésestimée. Après tout, où sont les esthètes français capables de monter en Algérie un musée des arts populaires algériens ? » (page 209)

            « Contextualisons » donc un tel discours :

            Convient-il de rappeler qu’en Extrême Orient,  l’Ecole d’Extrême Orient a été créée en 1898, et installée à Hanoï en 1900, que l’Ecole Nationale des Beaux- Arts d’Alger a été créée en 1888, et la villa Abd-El-Tif en 1906, pour ne pas citer encore la création de l’Académie Malgache en  1902 ?

Jean Pierre Renaud – Tous droits réservés

Le Japon et le fait colonial -1 L’Asie du Nord-Est coloniale- Années 1880-1920- Cipango

« Le Japon et le fait colonial – 1

L’Asie du Nord-Est coloniale – Années 1880-1920 »

Cipango

Cahier d’études japonaises – Année 2011

Avant- propos

            Il n’est peut-être pas superflu de rappeler quelques-unes des caractéristiques essentielles du cadre géographique et historique, et donc sécuritaire et stratégique, dans lequel ce type d’analyse se développe.

            Les côtes des territoires les plus proches convoités par le Japon sont situées à une distance de l’ordre de 200 kilomètres pour la Corée, à l’ouest, et de l’ordre de 40 kilomètres pour l’île de Sakhaline, au nord.

            Cette situation géographique est évidemment un des éléments de toute explication historique.

            Les récits qui seront commentés se situent dans une dynamique de conquêtes impériales en Chine, avec pour fond de décor, la décomposition de l’Empire de Chine, avec ses territoires associés, une décadence qui avait commencé il y a bien longtemps.

       Les épisodes les plus récents en avaient été la première guerre de l’opium menée par l’Angleterre en Chine, dans les années 1839-1842, et par la deuxième guerre de l’opium engagée avec le concours de la France, des Etats-Unis et de la Russie, dans les années 1856-1860.

            Ces deux guerres se conclurent par l’ouverture de ports au commerce international, des concessions territoriales, et le paiement d’indemnités.

            La deuxième guerre de l’opium « s’illustra » par le « Sac du Palais d’Eté ».

            A partir de 1854, les Etats-Unis, nouvelle puissance du Pacifique, ont contraint le Japon à ouvrir ses ports au commerce international, et poursuivi leur conquête des îles du Pacifique, en direction de l’Asie.

            Un mot enfin sur l’Asie du sud-est.

            Les Anglais avaient mis la main sur le joyau de l’Empire des Indes et de ses territoires accolés, mis en place une ligne de communication stratégique avec la route des Indes, une succession de ports anglais en direction de Hong Kong, devenu anglais.

        D’autres puissances, les Pays Bas en Indonésie, et la France en Indochine, s’étaient établies comme nouvelles puissances coloniales.     

        La question que nous nous sommes posée en permanence en rédigeant cette lecture critique est celle d’une comparaison possible ou non avec les autres « colonialismes » ou « impérialismes » de la même époque historique.

         La revue Cipango traite un sujet d’histoire « coloniale » intéressant pour un Français plus habitué à se documenter et à analyser l’histoire coloniale occidentale, avant tout celle de la France ou de la Grande Bretagne qu’à tenter de la comparer à l’histoire coloniale du Japon, de la Russie ou de la Chine.

        Le lecteur français sera peut-être étonné de ne pas voir évoqué dans cette chronique intéressante, même de façon marginale, le cas de l’Indochine, qui occupait alors, par rapport à la Chine, une position très voisine de celle de la Mandchourie ou de la Corée.

            Autres remarques préliminaires, la première relative à la durée de la période étudiée, 40 ans de 1880 à 1920, un choix chronologique qui fait question, et la deuxième, relative à l’intitulé choisi « Le Japon et le fait colonial ».

            Nous verrons qu’au cours de cette lecture critique, se pose en effet  la question de l’appellation « colonial » dans cette phase de domination historique, qui concerne autant la Chine, la Russie, ou le Japon, que la Grande Bretagne, les Etats-Unis ou la France, et dans le cas de la Chine, avec la superposition de plusieurs types de domination.

            A plusieurs reprises, l’auteur, Michel Vié, pose d’ailleurs, et à juste titre, la question de ce type de qualification, une vraie question : dans quel registre historique ce type d’analyse de la domination se situe-t-il ? Expansion territoriale du type américain vers l’ouest, ou russe vers l’est ? Expansion de type impérial sur le mode international telle que pratiquée en Chine ? Expansion de type impérial telle que mise en œuvre en Asie du Sud-Est par les Anglais ou les Français, aux Indes ou en Indochine ? Expansion coloniale avec immigration européenne telle que pratiquée par les Anglais dans le Pacifique ou en Afrique du Sud, et par les Français en Algérie ?

            Difficile à dire !

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            Le titre de la première chronique « La : Mandchourie et la « Question d’Extrême Orient » 1880-1910, par Michel Vié illustre bien à mes yeux la sorte d’ambiguïté qui pèse sur le mot colonial, équivalent à Question d’Orient ou des Balkans ?

            Deuxième chronique : « Un autre regard La Mandchourie des photographes pictorialistes japonais »  par Sandrine Dalban-Tabard, une chronique que nous avons laissée de côté par incompétence.

          Troisième chronique : « Hokkaido, An Zéro » Changements des rapports de domination et septentrion japonais à la fin du XIXème siècle », par Noémi Godefroy, une contribution dont le contenu pourrait être assimilé à ce qu’on entend souvent par histoire de la colonisation.

            Quatrième chronique : «  Les débuts de l’emprise économique japonaise en Corée coloniale 1900-1919 » par Alexandre Roy.

            Cinquième chronique : « Critiquer le colonialisme dans le Japon d’avant 1945 » par Pierre-François Souyri.

            A noter que la période proposée dans cette chronique est différente de celle indiquée dans le titre.

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            A cette occasion, je rappelle quelques-unes des chroniques de ce blog, lesquelles donnent quelques éclairages chronologiques et géographiques, de type latéral, sur les sujets traités : Japon, Indochine, et Chine :

« Choc des cultures, des civilisations, des religions » 1868 L’incident de « Sakai »

A partir du livre d’Ôgaï Mori

L’ouverture forcée par l’Occident d’un pays fermé comme une huître

Blog du 23/09/2011

« Gallieni et Lyautey, ces inconnus »

Au Tonkin  (1892-1896), blog du 20/04/2012

Le colonel Gallieni chez le maréchal Sou, blog du 22/06/2012

Politique des races au Tonkin et à Madagascar, blog du 14/09/2012

Gallieni et son « bain de cerveau », blog du 1/10/2013

Edward Saïd et Victor Segalen, Regards sur la Chine, blog du 10/02/2011

« Les branches esseulées : trafic de femmes vietnamiennes en Chine », blog du 8/03/2013

       Par ailleurs, et à l’occasion de l’analyse que je proposerai sur l’Algérie, avec la Révolte du général Challe, puis une esquisse de comparaison entre le type de guerre contre-révolutionnaire en Malaisie, et en Algérie, avec le roman d’Han Suyin, « Et la pluie pour ma soif ».

         Enfin, je publierai une petite analyse critique d’un article de Lionel Babicz  paru dans « Le Japon et le fait colonial – II », intitulé « Japon-Corée, France-Algérie Réflexions sur deux situations coloniales et postcoloniales » en posant la question : s’agit-il de situations coloniales et postcoloniales » comparables ?

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La Mandchourie et la « question d’Extrême Orient » 1880-1910 (p,19)

            Conquête, domination, annexion, colonisation militaire, humaine, économique, ou impérialismes ? Avec des impérialismes en concurrence, en coopération, ou en « cohabitation », et aussi des impérialismes superposés ?

            A lire cette étude intéressante, le lecteur retire l’impression d’une histoire inextricable face à la très grande complexité des facteurs historiques examinés, une sorte d’entrelacs où il n’est pas toujours facile de se repérer.

            Le titre choisi axe l’analyse sur la Mandchourie.

            Il s’agit d’une histoire au moins autant impériale que coloniale, avec l’enjeu de la conquête de la Mandchourie par les trois puissances voisines, les deux puissances terrestres de Russie et de Chine, et la troisième puissance maritime, le Japon,  une histoire marquée par deux guerres, la sino-japonaise en 1895, et la russo-japonaise en 1905, couronnées, toutes les deux, par les victoires du Japon.

  I – « La Mandchourie et les trois empires » (p,25)

            La remarque que fait l’auteur sur la nature de ces guerres est à citer, car elle pose à nouveau la question du « colonial » :

    « C’est pourquoi, il nous semble impossible d’expliquer la genèse et l’histoire des guerres sino-japonaise et russo-japonaise dans les schèmes de « la grande colonisation » (p,31)

       « La Mandchourie qui nous intéresse ici, peu connue au XIX siècle, est devenue vite célèbre au XXème  siècle comme lieu de réussite d’une industrialisation volontaire, peu fréquente en situation coloniale…. Mais quand la Mandchourie  entre dans l’histoire internationale, aux confins des XIX et XXème siècles, ce n’est pas la modernité économique qui en est le moteur, mais une modernité militaire qui se manifeste par les événements des deux grandes guerres sino-japonaise (1894-1895) et russo-japonaise (1904-1905). » (p,23,24)

        Les batailles livrées si loin, sont bien plus modernes, au point de vue technique que celles qui ont eu lieu, à la même époque à Cuba, aux Philippines (guerre hispano-américaine), au Transvaal, voire dans les Balkans. Forteresse russe assiégée pendant quatre mois (1904), Port Arthur devient aussi célèbre que l’avait été Sébastopol en Crimée. Mais ce sont les flottes de combat qui révèlent le mieux le niveau technologique des guerres. » (p,24)

        « Ainsi nous verrons que l’entrée de la Mandchourie (spécialement le Liaodang à l’extrémité duquel se trouve Port Arthur) dans l’histoire commence par des guerres qui ne sont pas du tout du type des guerres coloniales, mais qui préfigurent plutôt l’avenir immédiat de l’Europe. » (p,25)

        La Mandchourie était alors aux prises avec trois prédateurs, les trois empires de Chine, de Russie, et du Japon.

       « Ainsi, si l’on en juge d’après ses habitants, la Mandchourie en 1880-1890, la Mandchourie  n’est pas encore une terre chinoise »… Elle commence seulement à le devenir. La transformation en cours est due à une colonisation de peuplement rendue récemment possible…Seule la Chine put mener à bien ce type de colonisation. Seule, elle disposait du « trop plein » démographique indispensable, renforcé par une plus grande proximité. La Russie et le Japon auraient voulu parvenir à ce résultat ? Mais ils n’en eurent jamais les moyens. » (p,26,27)

        « Enjeux et stratégies de la constitution des empires face à la Mandchourie » (p,28)

         Face à des enjeux et stratégies variés et entremêlés, il n’est pas toujours facile d’y voir clair :

       «  Malgré d’incontestables interactions, il nous semble pertinent d’opérer deux distinctions. L’une tout d’abord d’ordre géographique, en séparant la Chine « proprement dite » et l’Asie du Nord-Est. L’Etat chinois est présent dans les deux cadres. Mais il est objet de colonisation de la part des pays occidentaux. Il est lui-même acteur de colonisation en Mandchourie et en Corée. L’autre distinction s’applique aux causes des guerres. Est-ce du fait de l’actuelle domination des paradigmes de l’économie de marché et des aspirations qu’elle suscite (goût du lucre, consumérisme, etc.) ? Il semblerait que, bien souvent, on ait du mal à percevoir, de nos jours, d’autres causalités que celles relevant du plan économique. Or les trois puissances ont des projets à long terme, voire résolument permanents qui sont surtout sécuritaires. » (p,29)

       Effectivement :

      « C’est pourquoi, il nous semble impossible d’expliquer la genèse et le déroulement des guerres sino-japonaise et russo-japonaise dans les schèmes de la « grande colonisation »

       L’auteur ne dit pas qui dit le contraire.

     « II – Coexistence ou incompatibilité des impérialismes  (1890-1901) » (p,32)

         L’auteur examine ensuite les problèmes de coexistence ou d’incompatibilité des impérialismes entre 1890 et 1901, et cet examen montre bien que l’impérialisme collectif a toujours su gérer ses intérêts, soit qu’il se soit tenu en dehors des conflits, soit qu’il en ait profité :

       « Globalement, le domaine reconnu à l’impérialisme collectif est volontairement tenu à l’écart des conflits, et de même, la région de Pékin, parce que la dynastie mandchoue y est le garant de la légitimité des traités. » (p,33)

       Une remarque tout à fait intéressante parce qu’elle donne la mesure du pouvoir de l’imaginaire impérial chinois, celle d’un Fils du Ciel complètement entre les mains de cet impérialisme international.

            La première guerre sino-japonaise est un exemple d’impérialisme collectif à la fin du siècle, parce ce qu’il juxtapose plusieurs interventions étrangères de nature tout à fait différente.

          Elle trouve sa conclusion dans le traité de Shimonoseki (17 avril 1895) avec l’intervention diplomatique de trois puissances (23 avril 1895) (p,37), la Russie, l’Allemagne, et la France.

            Le traité de paix imposé à la Chine contenait quatre catégories d’exigences :

    1) reconnaître l’«indépendance » de la Corée,

    2) payer une indemnité de guerre,

    3) faire bénéficier le Japon de la clause de la Nation la plus favorisée, de l’usage de plusieurs ports jusqu’ici non ouverts aux étrangers… Par ces dispositions, le Japon fait son entrée dans le système colonial collectif… ce qui conduit le Royaume Uni à adhérer à la paix de Shimonoseki.

   4) la remise par annexion de trois dépendances territoriales jusqu’alors chinoises : Taïwan, le petit archipel voisin des Pescadores et, en Mandchourie, la péninsule de Liandong dans sa totalité … Tous ces territoires mentionnés sont occupés par l’armée japonaise. » (p,37)

       « L’indépendance de la Corée » dura peu de temps. Le Japon se vit reconnaître l’annexion de trois territoires, Taïwan, encore revendiqué par la Chine, les Pescadores, îles à nouveau disputées de nos jours, avec une entrée officielle en Mandchourie.

    Et le démantèlement de la Chine continua :

    « Il est bien connu que de 1896 à 1899, la Russie, la France, l’Allemagne, le Royaume Uni ont obtenu de la Chine, des transferts de droits régaliens en leur faveur. Un peu plus tard, l’Italie et le Japon se sont engagés dans cette voie. » (p,41)

      « L’épisode des Boxers (1901-1902) » (p,46)

            « L’épisode des Boxers est un moment bref mais décisif. Il confirme la Chine dans sa fonction d’ « eldorado commercial ». Il rend presqu’inévitable la guerre russo-japonaise, à cause de ses effets sur la Mandchourie… «  (p,46)

            L’intervention militaire avait curieusement autant l’objectif d’imposer la domination de l’étranger que de conforter l’Etat Chinois.

         « Le danger le plus redouté est l’effondrement de l’Etat chinois, clef de voûte du colonialisme commercial. Une Chine souveraine et faible est une formule satisfaisante pour tous : Royaume Uni, Allemagne, France, Etats-Unis et Japon. La fragilité du système demeure, mais qui voudrait le frapper d’un coup mortel ? » (p,46)

    « En 1900, lorsqu’éclate, contre la colonisation occidentale, l’insurrection des Boxers, des questions graves demeuraient alors sans réponse :

       – La Chine a-t-elle un avenir comme Etat ?

        – Jusqu’où l’expansion de la Russie ?

        – Quel est, en Extrême Orient, le vrai statut international de la Mandchourie ?

       Cette insurrection apporte en quelques mois les réponses. «  (p,46)

     Cette intervention ressemble fort aux interventions militaires que l’on classe habituellement dans la catégorie coloniale, à la grande différence près qu’elle fut multinationale.

        «  Le traité de paix (Protocole des Boxers, 7 septembre 1901) représente le triomphe du colonialisme financier et commercial. L’Etat chinois est à la fois confirmé et complètement dépendant des banques occidentales auxquelles il doit emprunter pour payer les indemnités dues aux puissances colonisatrices. Les garanties militaires jointes au traité sont collectives…(huit grandes puissances (Etats-Unis, Japon et six Etats européens )» (p,48)

     Et le démantèlement continua !

     « L’inaptitude des coalisés à mentionner ou à résoudre le problème de la présence militaire massive des Russes en Mandchourie est le trait – négatif- essentiel du Protocole des Boxers. C’est par son « côté russe » (non pas chinois) que l’épisode des Boxers bouleverse la question d’Extrême Orient. Sous trois aspects : 1) le rôle des armées de terre en plus de celui des flottes ; 2) l’entrée de la Mandchourie entière dans les conflits ; 3) l’opposition insoluble entre Russie et Japon. » (p,48)

     L’auteur décrit alors l’épisode de III  « La colonisation militaire russe (1896-1904) » (p,50), puis les problématiques de conquête et de sécurité du Japon.

       « IV Les dilemmes de la politique sécuritaire du Japon (1894-1905) » (p,53)

     « Parmi les trois empires qui aux confins des XIX° et XX° siècles constituent l’Asie du Nord d’Est – la Chine, la Russie, chacune pour une petite partie de leur immense territoires, le Japon, pour la totalité de son espace insulaire – seul ce dernier, le moins puissant, entreprend une guerre contre l’un, puis l’autre de ses grands voisins. Le pouvoir central japonais n’ignore pas les dangers de telles guerres (sino-japonaise en 1894-95russo-japonaise en 1904-1905). Mais il affronte ces risques précisément au nom de la sécurité. Ces guerres sont considérées comme liées à sa survie. Le problème ici sera celui de la manière dont le Japon s’est représenté l’environnement. » (p,54)

        « La sécurité par la guerre », « La Corée comme muraille »

     L’analyse montre bien l’importance qu’a eue la stratégie sécuritaire du Japon, mais les guerres du Japon ont couvert aussi d’autres stratégies de type colonial, qu’explique à la fois la nouvelle puissance de son empire et le cadre géographique et stratégique de l’archipel.

       « Le point de départ du raisonnement est un postulat : la valeur de défense de l’insularité japonaise est insuffisante au niveau de Tsushima, excluant une défense uniquement maritime. Deux solutions s’offrent : l’une, guerrière, par envoi d’une armée sur le continent, l’autre, pacifique, par neutralisation de la Corée sur le modèle idéalisé de la Suisse. » (p,55)

       Il est possible de noter que la Grande Bretagne a eu historiquement le même type de problème de sécurité sur ses côtes européennes, avec la Hollande et la Belgique.

       « V La guerre russo- japonaise (1901- 1904-1905) » (p,56)

      « … Traits originaux de l’affrontement russo – japonais :

        En plus de sa modernité évidente qui résulte, tant des effectifs engagés que de la puissance de feu produite, l’originalité de cette guerre ressort de trois aspects : la modération des alliances, le financement international, la précision des projets stratégiques. Tous les trois en font un conflit qui, bien que local, est à la fois fortement encadré et soigneusement préparé  du côté japonais. »

      Il est évident que le Japon poursuivait des objectifs multiples, de sécurité bien sûr, mais tout autant d’impérialisme économique, qu’il s’agisse de la Mandchourie ou de la Corée.

        Au terme des épisodes diplomatiques et militaires racontés par l’auteur, La place forte de Port Artur capitule le 1er janvier 1905, et les 27 et 28 mai 1905, « la flotte russe venue de Baltique est coulée ou contrainte à la reddition. Il n’y a plus ensuite de grandes opérations si ce n’est l’occupation complète de Sakhaline. » (p,65)

      Le désastre maritime russe de Tsushima eut des échos dans toute l’Asie du Sud Est, notamment dans l’Indochine française, dans les milieux nationalistes, car il s’agissait du premier signe éclatant du réveil de l’Asie.

      Un traité de paix est signé entre la Russie et le Japon, le 5 septembre 1905.

      « La situation militaire »

      « Aucune des deux puissances ne peut plus espérer rationnellement parvenir à une victoire complète. L’espace confère à la Russie la certitude de l’invulnérabilité. Cette particularité était connue des dirigeants japonais avant qu’ils n’entrent en guerre. Mais à la suite des escadres russes, le Japon bénéficie d’une invulnérabilité équivalente. La marine japonaise est devenue maîtresse des mers environnantes. Il ne demeure donc dans cette guerre d’autres perspectives que la conquête (ou pour les Russes, la reconquête) de territoires. La grande victoire du Japon est d’avoir obtenu l’invulnérabilité. A partir de Tsushima, une sorte de  réciprocité sécuritaire encadre les batailles à venir, qui toutes ne peuvent être que terrestres, et a priori localisées en Mandchourie. » (p,66)

     Invulnérabilité ? Voire !

     Toujours est-il que le Japon a empoché deux autres territoires, la Corée et la Mandchourie du Sud !

      Curieusement, ce sont les Etats Unis qui se sont entremis pour faciliter un accord de paix, « l’accord Katsura-Taft l’illustre bien. Il met en cause la Corée et les Philippines sous la forme d’un échange. » (p,67)

       Cette observation est tout à fait intéressante, car on oublie trop souvent que non seulement les Etats Unis étaient partie de cet impérialisme collectif décrit par l’auteur, mais que dans le sud-est asiatique, ils venaient de faire la conquête coloniale des Philippines.

         « Avec les Etats-Unis, la question pourrait être plus complexe. En fait, ce que Taft propose à Tokyo, c’est seulement une entente de non-intervention militaire réciproque en Corée japonaise aux Philippines où depuis la fin de la guerre hispano-américaine (décembre 1898, traité de Paris), se déroule une violente conquête coloniale. Entre l’armée américaine (portée à un effectif de cent vingt- six mille hommes) et le mouvement indépendantiste d’Emilio Aguinaldo, l’affrontement est extrême. Le contraste entre les chiffres des victimes des deux camps – quatre mille deux cents américains, deux cents trente mille Philippins, soit un rapport de 1 à 50 est caractéristique d’un conflit colonial. Pierre Chaunu explique les méthodes de combat américaines par leurs expérimentations antérieures sur le territoire même des Etats – Unis, contre les tribus indiennes et, entre autres, comme « techniques d’extermination de la frange pionnière. » (p,71)

           Une observation : la conquête du Tonkin qui a mobilisé des forces militaires comparables n’a pas eu pour résultat, et de loin, le même écart entre les chiffres des victimes.

         Et pendant ce temps-là, le Japon met en œuvre en Corée une politique coloniale de protectorat sur les trois royaumes de Corée, laquelle cache une prise en mains directe de ce pays.

        « Dans le sud de la Mandchourie conquis sur les Russes et où il continue de contrôler et d’administrer ainsi la population chinoise, le Japon est loin d’obtenir une consolidation politique aussi décisive qu’en Corée. » (p,72)

        Les interventions multiples des nombreuses puissances qui se sont lancées dans l’exploitation coloniale de la Chine se sont tellement entremêlées qu’il est difficile d’y voir clair, d’autant plus que la Mandchourie est devenue un immense chantier pour des investissements privés de toute nature et pour une nouvelle colonisation chinoise, sous contrôle japonais, un des signes les plus manifestes étant la construction de lignes de chemin de fer.

        Le Japon mit en œuvre une méthode de colonisation qui ressemblait à celle du Congo Belge, en confiant tous les pouvoirs à une compagnie financière privée dénommée de « Mantersu » qui unit capitalisme d’Etat et une ouverture sur le capital privé.

        « La pacification de l’Asie du Nord-Est est un fait régional acquis en 1907…. Dans le Pacifique, Japon et Etats-Unis sont face à face. Mais des obstacles matériels les empêchent de s’affronter… » (p,76)

      L’auteur conclut :

    « Sans la guerre civile en Chine à partir de 1911 et la crise balkanique de de 1914, rien ne pouvait interdire d’imaginer comme durable la paix et l’ordre établis en Extrême Orient continental. C’est donc dans ce cadre que la Mandchourie cessant de n’être qu’un espace commence alors à devenir pour la société et l’économie mondiale une  réalité tangible dans l’Histoire. » (p,78)

         Avec un grand H ou un petit h ? Est-ce que cela ne mériterait pas d’être démontré ? Alors que la Chine était de plus en plus en décomposition ?

          Pour résumer les points forts de cette chronique :

        Son mérite est d’ouvrir les yeux sur d’autres mondes impérialistes ou coloniaux que ceux auxquels on est trop souvent confronté en France, avec la place sans doute exagérée de l’Afrique.

      La Chine de la « Porte ouverte », une Chine considérée comme un nouvel eldorado économique et financier, mais une Chine en décomposition, dont les puissances prédatrices prennent soin de préserver une « face » impériale tout fictive.

    Un impérialisme collectif, international, en action, mélange de guerre, de coopération, de coexistence,  de cohabitation, mais tout autant de conquêtes territoriales de la part des trois empires.

      Une Chine décadente qui continue à tenter de protéger ses frontières glacis.

      Une Russie qui continue sa conquête de l’Est, comme les Etats-Unis l’ont fait pour leur Ouest, en éliminant les tribus ou nations indiennes.

       Avec l’ouverture d’une nouvelle ère, dite de « Meije », un Japon en pleine modernisation, et en pleine phase de puissance nouvelle, dont l’ambition est faite d’un mélange de stratégie de puissance régionale, de sécurité, et de conquête de nouveaux territoires.

        Les Etats Unis, nouvelle puissance du Pacifique, laquelle a obligé le Japon à ouvrir ses ports au milieu du siècle, laquelle s’associe aux autres puissances pour participer au nouveau partage des richesses.

         Cette analyse mériterait d’être confrontée, au cas par cas, et période par période, aux analyses qui ont été faites sur les autres impérialismes qui ont  développé leurs initiatives notamment en Afrique ou dans l’Océan Indien.

       Indiquons pour notre part, qu’à l’exception de l’Afrique centrale belge et sud-africaine, et à des époques comparables, les impérialismes français et anglais n’inscrivaient pas leur action avec l’ampleur des impérialismes de l’Asie du Nord-Est.

     La conquête de la Chine se fit au moyen de techniques de prédation qui ont peu changé au cours des ans,  obligation à la « Porte ouverte » au commerce par l’installation de concessions territoriales dans les ports, paiement d’indemnités souvent souscrites par emprunt auprès des prédateurs, et compte tenu des incidents de remboursement, contrôle des douanes.

        La souscription d’emprunts par les puissances colonisées a constitué une méthode de domination utilisée dans d’autres cas de figure, tels que l’Egypte, ou la Tunisie.

Jean Pierre Renaud – Tous droits réservés