» Le 19 mars 1962″ avec Guy Pervillé et autres auteurs

« Le 19 mars 1962 » ?

Histoire, mémoire, roman, propagande, subversion ?

Plus d’un demi-siècle plus tard !

A propos des « raisins verts » de la Bible

1962 : « Accords d’Evian » et guerre d’Algérie

  1.  « Les Accords d’Evian » avec l’historien du « dedans » Guy Pervillé,
  2.  « Le 18 mars 1962 Les accords d’Evian » avec l’historien « d’ailleurs », Belkacem Recham, selon le livre « Histoire de France vue d’ailleurs »,(page 535)
  3. « Les raisins verts » : Benjamin Stora historien ou mémorialiste, sur la petite musique biblique des « raisins verts » de la « matrice » algérienne,
  4. « Les mémoires dangereuses » ou les mémoires « littéraires », « dangereuses » dans un dialogue entre Benjamin Stora et Alexis Jenni, Prix Goncourt, au Club de Médiapart.

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            Je me propose de publier ultérieurement la lecture critique d’un livre de témoignage sur toute la période qui a précédé la guerre d’Algérie, celle qui lui a succédé, et « théoriquement » conclue par les Accords d’Evian, un témoignage historique, au jour le jour, qui vaut largement toutes les déconstructions ou constructions historiques ou mémorielles qui ont fleuri après les faits : il s’agit du livre « Carnets d’Algérie » (1965), signé par Robert Buron, ancien ministre, chrétien de gauche, témoin et acteur incomparable de la période en question.

« Le 19 mars 1962 » ?

Histoire, mémoire, roman, propagande, subversion ?

Plus d’un demi-siècle plus tard !

A propos des « raisins verts » de la Bible

1962 : « Accords d’Evian » et guerre d’Algérie

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Premier épisode, l’histoire vue du « dedans »

Le livre de Guy Pervillé

« Les événements fondateurs »

« Les accords d’Evian (1962) »

« Succès ou échec de la réconciliation franco-algérienne (1954-2012)

Préambule

            Pour avoir été un des modestes acteurs de la guerre d’Algérie en qualité d’officier SAS du contingent,  dans la vallée de la Soummam, au cours des années 1959-1960, y avoir servi la France et l’Algérie, sur décision d’un gouvernement socialiste incapable de dénouer le conflit par des réformes radicales, j’ai approuvé la venue du Général de Gaulle au pouvoir et sa politique algérienne jusqu’aux accords d’Evian, parce qu’il n’y avait pas d’autre solution que d’en finir avec un conflit de plus en plus ingérable.

            J’ai souligné, jusqu’aux accords d’Evian, parce qu’à partir de cette date, mon désaccord fut total avec la façon dont ces accords furent appliqués.

        J’ai écrit ailleurs que j’avais été dire ce désaccord à un camarade de promotion affecté au Cabinet du Général, notamment au sujet des massacres de harkis que nous laissions faire.

         Depuis cette date, sauf à titre exceptionnel, je n’ai pas porté d’attention particulière à telle ou telle histoire racontée par des historiens, ou à la multitude de témoignages d’anciens d’Algérie qui ont tissé ou tissent encore une sorte de mémoire de cette guerre, sans que l’on sache toujours faire le tri entre le vrai et le fictif.

       J’éprouve tout autant, à tort ou à raison,  la plus grande méfiance à l’égard des historiens professionnels marqués directement ou indirectement par leurs lieux historiques de naissance, qu’ils le veuillent ou non, surtout lorsqu’ils excipent de leur métier d’historien, l’authenticité qu’ils revendiquent sur les discours de mémoire qu’ils tiennent dans les médias.

       Tel est entre autres le cas de Benjamin Stora qui illustre tout à fait cette proximité. Je l’ai déjà critiqué pour ses prises de position  répétées dans le domaine sensible des mémoires que l’on peut si facilement manipuler, sans chercher à savoir si elles existent bien, c’est-à-dire en les mesurant, ce que l’on sait faire de nos jours.

         C’est la raison pour laquelle les lecteurs pourront trouver à la suite de mon commentaire du livre de Guy Pervillé, qui ne fait pas partie, à ma connaissance, des historiens ou intellectuels issus de la matrice algérienne décrite par l’historien Vermeren, un additif « concurrent » consacré à l’analyse rapide des Accords d’Evian proposée par le livre « L’histoire de France vue d’ailleurs » de Jean-Noël Jeanneney et de Jeanne Guérout dans le « 18 mars 1962 Les accords d’Evian » de Belkacem Recham (page 535 à 547).

        Pourquoi ne pas rappeler à cette occasion que le père de l’historien Jeanneney fut un des acteurs clés de la mise en route des fameux accords d’Evian ? N’aurait-il pas des choses à nous dire plus de soixante ans après ?

       C’est pour les mêmes raisons que les lecteurs pourront trouver également plus loin, une réflexion sur la question de savoir si le positionnement politique ou idéologique de Benjamin Stora, tel que je l’analyse, ne soulève pas celle de la scientificité supposée de ce type de discours, quels que puissent être par ailleurs ses qualités supposées d’historien, dont je ne suis pas juge.

      La quatrième contribution que je propose à la lecture est relative au positionnement littéraire, idéologique, ou politique, au choix, que soulève le contenu de deux livres récents qui ont reçu le prix Goncourt, Alexis Jenni pour « L’art français de la guerre »  et Jérôme Ferrari pour « Le sermon sur la chute de Rome ».

      Ces deux exemples sont intéressants à cet égard, car ils soulèvent la question des comparaisons qu’il  devrait être possible d’effectuer avec d’autres œuvres brillantes, également couronnées dans le passé, par un prix Goncourt

        Cette contribution fait en effet écho au dialogue qu’ont entretenu Messieurs Stora et Jenni sur le thème « Les mémoires dangereuses » dans le cadre du Club de Médiapart, à la date du 25 février 2016.

       Je noterai simplement pour l’instant, que d’autres auteurs, titulaires du même prix, avaient une réelle expérience des guerres qu’ils racontaient, sans imaginer rétroactivement ce qu’était une guerre concrète, ou des situations coloniales concrètes, c’est-à-dire vécues, comme c’est le cas dans les deux œuvres citées.

            Jean Pierre Renaud

« Le 19 mars 1962 » avec Guy Pervillé et autres auteurs

« Le 19 mars 1962 » ?

Le livre de Guy Pervillé

« Les événements fondateurs »

« Les accords d’Evian (1962) »

« Succès ou échec de la réconciliation franco-algérienne (1954-2012)

       Ma lecture mérite d’être précédée de quatre observations préliminaires :

            La première interroge la propriété de l’expression « Les événements fondateurs » : j’ai plutôt envie de proposer  « Les événements de désintégration ».

La deuxième interroge sur la signification du mot « réconciliation », sorte de succédané du mot « repentance » : dans notre conclusion, nous reviendrons sur son interprétation.

La troisième suggère un titre tout à fait différent :

« Tout ça, pour ça ! »

« Le double discours !

            La quatrième : la lecture de ce livre est démoralisante pour un ancien acteur de cette guerre d’Algérie.

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            Il s’agit d’un ouvrage fort bien documenté (1), quelquefois difficile à lire, compte tenu de son impression, un livre qui soulève des questions et des réponses pour l’ancien et modeste acteur de la guerre d’Algérie que je fus, en ma qualité d’officier SAS, à Vieux Marché, dans les années 1959-1960, dans un secteur de grande insécurité de la vallée de la Soummam, en bordure de la forêt d’Akfadou (Djudjura).

Quelle était la situation militaire et civile dans mon secteur militaire au cours de l’été 1960 ? Représentative ou non ?

            Après l’opération Jumelles, qui se déroula en Kabylie, Grande ou Petite, et qui démarra le 22 juillet 1959 dans mon secteur, au cours d’une belle nuit d’été, la situation du douar se caractérisait, au cours de l’été suivant par une situation « Le vide presque parfait », selon l’expression de Lao Tseu, c’est-à-dire une quasi-absence de rebelles.

            Pour avoir connu au printemps 1959, un état d’insécurité permanent, une armée française sur la défensive, le noyautage ou le contrôle de  tous les villages par les rebelles, ceux que nous appelions les fels,  l’extrême prudence qui était la nôtre face aux embuscades ou aux mines.

          Lors des convois de ravitaillement hebdomadaire entre Vieux Marché et Sidi Aïch, les Chasseurs Alpins du 28ème Bataillon prenaient toutes les précautions nécessaires : il fallait ouvrir la piste de montagne, en cas de mine ou d’embuscade, la sécuriser par des patrouilles latérales, et pouvoir bénéficier de la couverture aérienne d’avions T6.

       Depuis juillet 1959, la situation avait changé du tout au tout.

            Il m’était possible à présent d’aller dans tous les villages avec un seul garde du corps, un ancien rebelle,  un gars formidable.

            Une petite anecdote d’ambiance, sur la route de Sidi Aïch, à l’aller puis au retour :

        « Vieux Marché, le 26/04/1960… Ce matin, au passage, sur la route,  des enfants m’ont jeté des bouquets de fleurs dans la jeep. Au retour, j’en ai ramené quatre pour leur faire faire un tour de jeep. J’ai mis les fleurs en vrac à midi, sur la table, un vrai décor champêtre. »

      Avant de quitter l’Algérie, j’avais par ailleurs organisé des élections municipales dans les trois communes de Tibane, Tilioucadi, Djenane, dont j’étais jusqu’alors le Délégué Spécial : ces trois communes disposaient, pour la première fois, de conseils municipaux élus.

        J’avais également fait reconstruire les écoles et les mairies brûlées par les rebelles, des écoles où des chasseurs alpins de l’«armée coloniale » firent à nouveau la classe aux enfants du douar.

     Parallèlement, les Chasseurs Alpins commençaient à pouvoir mettre certains des villages en position d’autodéfense.

       La SAS de Vieux Marché fut aux premières loges de l’opération Jumelles : c’est à partir de son territoire que fut aménagée la piste qui devait atteindre le PC 1621 de l’opération Jumelles, à travers la forêt d’Akfadou.

      Le 29 août 1959, le général de Gaulle fit un saut de puce à ce PC, et il y déclara entre autres devant un parterre d’officiers ; « Moi vivant, jamais le drapeau FLN ne flottera sur l’Algérie. »

      En 1960, comme je l’ai raconté dans une  de mes lettres, le général Crépin, commandant en chef fit une tournée :

      Chemini, le 15 juillet 1960…

      « Je rentre de la popote. C’est vraiment dramatique !

       Longue discussion à la suite de la visite du général Crépin, Commandant en chef en Algérie.

         Figures-toi, qu’il a dit à peu près ceci (propos répétés) :

  • Alors ces villages ! Lesquels sont pour vous, lesquels sont contre vous ?
  • Nous ne savons pas. La plupart continuent sans doute à payer les fellouzes.
  • Qu’est-ce que vous attendez pour descendre ceux qui ne veulent pas.  être pour vous. Cela fait trop longtemps que dure ce petit jeu !
  • Votre Compagnie ne sert à rien. Depuis trois mois, combien  de fellouzes au tapis ? Zéro ! Je veux des bilans ou je retire les troupes. »

         Comme je viens de l’indiquer plus haut, il paraissait difficile d’aller plus loin dans un secteur où le vide était presque parfait, mais ce type de discours continuait à persuader une partie des officiers que l’Algérie resterait française.

        Je reviens à nouveau sur ce passé après avoir lu l’ouvrage de Guy Pervillé, pour bien faire comprendre l’état d’esprit des officiers auxquels la France avait confié la mission  de rétablir la paix en Algérie.

      Beaucoup de ces officiers, dont je fis partie, avaient le sentiment de servir autant l’Algérie que la France, peut-être d’ailleurs plus l’Algérie que la France, compte tenu de sa situation.

       Je fis partie des officiers, et je ne fus pas le seul, qui ne voyait pas d’autre issue que celle d’un changement complet du statut de l’Algérie, y compris son indépendance, mais pas de la façon dont elle a été négociée et liquidée.

            Ce livre a le mérite de nous sortir du registre des discours des historiens, chercheurs, intellectuels, issus de la « matrice » algérienne, ou « assimilée », lesquels surfent encore, avec un certain succès,  dans les médias et dans certaines maisons d’édition, et publient ou diffusent des récits qui flirtent, pour ne pas dire plus, avec la repentance ou l’autoflagellation nationale.

         A plusieurs reprises, j’ai eu l’occasion de dénoncer ces graves dérives, encore dernièrement à l’endroit du discours d’un auteur, Jérôme Ferrari, qui dans un de ses derniers livres couronné par un Prix Goncourt, irrigue son récit de ce type de discours. Dans un de ses billets publiés par le journal La Croix, le romancier philosophe pérorait sur la violence coloniale, les responsabilités de la France, citant en référence et à ce sujet, un propos de Joxe, le fils du ministre Louis Joxe, qui fit son service à Alger dans de bonnes conditions.

       J’ai commenté ce livre sur mon blog, le 4 mai 2016, mais je reviendrai plus loin, sur le sujet des « mémoires » frelatées en évoquant le dialogue qu’ont tenu Messieurs Stora et Jenni, autre prix Goncourt (2013), dans le cadre du Club de Médiapart.

       Il aurait été intéressant que le fils Joxe, comme le fils Jeanneney, en disent plus sur les responsabilités de deux pères qui furent à la fois de grands artisans des Accords d’Evian (lire le livre) et les acteurs de la non-application des mêmes accords, pour ne pas dire leur faillite.

        Les paternités en question ne s’inscrivaient-elles déjà pas dans le registre des « raisins verts » pour certains de leurs descendants ?

       Pour toutes ces raisons et beaucoup d’autres, je me suis investi dans des recherches qui ont porté sur un domaine qui ne fut pas celui de la guerre d’Algérie, mais sur l’Afrique noire, l’Indochine, Madagascar, car l’Algérie ne fut pas, contrairement à ce que racontent les principaux thuriféraires de l’autoflagellation, l’alpha et l’oméga de la colonisation française, sauf qu’elle était située sur l’autre rive de la Méditerranée et qu’elle comptait plus d’un million de Français.

     Avant d’aller plus loin, Guy Pervillé analyse de façon rigoureuse et précise le déroulement de ce qu’on a appelé « Les événements d’Algérie » entre 1954 et 1962 dans les cinq chapitres de la première partie (p,16 à 89) « Des réformes aux négociations », la période chaotique et confuse qui précéda celle des négociations, et des positions successives du général de Gaulle.

     Dans la deuxième partie « Les négociations et les accords d’Evian » (p,89 à 147), l’historien analyse dans les trois chapitres suivants le déroulement incertain et difficile des négociations avec le Gouvernement Provisoire de la République Algérienne, conclu en février-mars 1962, par les fameux accords d’Evian, et le cessez-le feu du 19 mars 1962.

      Il aurait été intéressant d’avoir une analyse des positions, rapports de force existant alors, entre le GPRA de l’étranger et les Willayas de l’intérieur, avec lesquelles il aurait été plus logique de négocier.

     L’auteur souligne bien dans le chapitre 8 « De Gaulle et l’application des accords d’Evian » (19 mars-20 septembre 1962) les responsabilités de son échec « Le sabotage des accords par l’OAS » (p,120), « Le contournement des accords d’Evian par le FLN » (p122).

    « Contournement » ou « sabotage » du FLN ? Au moins autant que celui de l’OAS ?

    L’auteur pose la question : « La France a-t-elle respecté les accords d’Evian ? « (p,131)

     Il s’agit d’une analyse très complexe, et de nos jours encore passionnée, mais on vit rapidement que le FLN n’était absolument pas en état de gouverner l’Algérie et d’y assurer la paix civile, condition  sine qua non d’une application sérieuse des Accords d’Evian.

      Je fais partie de ceux qui estiment que le retrait de l’armée française, une sorte de sauve-qui-peut qui ne disait pas son nom, a empêché la France et l’Algérie de mettre en application ces accords, c’est-à-dire de les imposer.

      Dans la troisième partie, « Un demi-siècle de relations franco-algériennes (1962-2012) » (p,147 à 260), l’auteur en montre le déroulement chaotique, mais y réintroduit le concept de « réconciliation », une « repentance » qui ne dit pas son nom.

Jean Pierre Renaud – Tous droits réservés

« Le 19 mars 1962 », le livre de Guy Pervillé – Suite et fin

« 19 mars 1962 » ?

Le livre de Guy Pervillé

« Les événements fondateurs »

« Les accords d’Evian (1962) »

« Succès ou échec de la réconciliation franco-algérienne (1954-2012)

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Autres réflexions

           Première réflexion sur la date des Accords d’Evian, le 19 mars 1962 : cette date est depuis l’origine un sujet de controverse, et il est évident que pour l’immense majorité des hommes du contingent, cette date clôturait cette guerre, une guerre qui n’a jamais été conclue en effet par un accord de paix.

       Le livre explique bien pourquoi cette guerre n’était pas finie.

         Deuxième réflexion, le livre en montre bien les raisons, notamment les graves carences du nouveau pouvoir algérien qui n’a jamais honoré sa signature, tout autant que le sabotage de tout accord par l’OAS.

        Troisième réflexion : le gouvernement du Général de Gaulle, et le Général lui-même, n’ont pas été à la hauteur pour maîtriser la mise en application respectée de ces accords, sur le terrain, pour au moins cinq raisons que l’on voit bien dans l’ouvrage, et une sixième que j’évoquerai :

  1. Le refus d’accueillir en France les harkis et moghaznis qui avaient rejoint notre cause pendant cette guerre, ainsi que leurs familles.
  2. La désignation d’un ambassadeur, M. Jeanneney, que son expérience professionnelle et politique ne désignait pas spécialement pour faire appliquer vigoureusement ces accords par le nouveau pouvoir FLN, entre les mains de la mouvance extérieure du GPRA.
  3. L’objectif principal du Général, qui fut de tout faire, pour ne pas dire tout accepter, afin de préserver jusqu’à la fin de l’année 1966, la possibilité pour la France de poursuivre  ses essais nucléaires au Sahara, et accessoirement, y exploiter le pétrole, avec pour corollaire, continuer à transfuser l’Algérie indépendante avec nos francs et à faire bénéficier ce nouvel Etat de dérogations exceptionnelles, pour ne pas dire laxistes, dans le domaine de l’immigration.

Ces dérogations continuent encore sous une forme atténuée, si je ne m’abuse.

La lecture des pages 175 et 176, avec le compte-rendu de la rencontre du 13 mars 1964 entre le Général et le nouveau Président Ben Bella en est une des illustrations.

  1. Réconciliation ou relation internationale entre deux Etats ? Je vous avouerai que je n’ai jamais compris la politique française après l’indépendance de l’Algérie. Les Algériens avaient choisi leur destin. Rapidement, le régime algérien fut celui d’une dictature du FLN.

Pourquoi De Gaulle n’a-t-il pas choisi le type de relations internationales qui était celui de la France avec l’URSS ou la Chine ? Sauf à dire que son objectif numéro 1 avait toujours été celui de la préservation, le plus longtemps possible des sites nucléaires du Sahara, en fermant les yeux sur le ratage complet de la mise en application des Accords d’Evian ?

Je me suis déjà exprimé à de multiples reprises sur un tel sujet, en affirmant que je n’ai jamais vu pourquoi nous, anciens soldats appelés, pas plus que les citoyens français, nous devrions faire repentance.

  1. La cinquième est celle de l’imbroglio dans lequel était plongée une armée française en pleine crise, avec, à Alger, la question du qui était qui ou quoi, entre les « loyalistes », les révoltés, ceux de l’OAS, et ceux qui ne savaient plus quoi penser, avec le souci du général d’y mettre fin le plus vite possible, sauf nouvelle crise nationale majeure à venir, c’est à dire en clair : il fallait « dégager » au  plus vite !

Comme la plupart de mes collègues, nous étions favorables à une évolution politique majeure de l’Algérie, mais pas à celle qui s’est produite sous la conduite d’un FLN venu de l’étranger, avec son armée des frontières, incapable de faire régner la paix civile dans ce territoire, et de respecter les Accords d’Evian, sans que notre pays ait fait ce qu’il fallait pour l’obliger à le faire.

6 – Plus de cinquante ans après ces accords, j’ai eu la mauvaise curiosité d’aller consulter dans les Archives militaires de Vincennes les Journaux de Marches et d’Opérations du 28ème Bataillon de Chasseurs Alpins qui ont suivi mon retour en France, dans les années 1961 et 1962, et je vous avouerai que leur lecture m’a démoralisé.

      Une armée française qui avait ramené la paix civile dans cette région de la Petite Kabylie, à laquelle on donne l’ordre de se replier successivement vers la côte pour s’y embarquer, laquelle exécute loyalement les accords diplomatiques en question, sans que le gouvernement gaulliste fasse ce qu’il fallait pour obliger le FLN à les appliquer. Au fur et à mesure du retrait, le FLN n’avait qu’à lever le petit doigt pour inciter les soldats français d’origine musulmane encore en service dans les postes militaires à se soulever et à les faire tomber aux mains du FLN, les uns après les autres.

          La vallée de la Soummam, comme beaucoup d’autres régions d’Algérie, fut alors un lieu de tortures et de massacres des harkis et des moghaznis qui avaient rejoint l’armée française après 1954, jusqu’en 1962.

        Le rapport du sous-préfet d’Akbou Robert en a récapitulé à l’époque une partie dans la vallée de la Soummam.

       L’armée française a obéi au gouvernement du Général et donc appliqué les accords d’Evian, ce qui n’a pas été le cas du FLN.

      Ce livre montre bien le processus de désagrégation qui a suivi les accords d’Evian, l’impuissance du gouvernement algérien, en même temps que celle du gouvernement français, avec la mise en place d’une dictature politique et militaire servie par l’armée des frontières.

         Je terminerai en évoquant tout d’abord un des points les plus sensibles de ces accords, celui des crimes de guerre, car effectivement ces accords avaient par avance amnistié tous les crimes de guerre commis par les deux parties, et il est évident qu’il y en a eu, comme dans toute guerre de type révolutionnaire ou non, et c’est cette amnistie injustifiable qui a permis à trop de chercheurs ou de mémorialistes français de laisser croire que la France, en Algérie, n’a été que saloperie.

        Le fait qu’une chape de plomb pèse en Algérie sur toute cette histoire n’est pas de nature à apaiser les mémoires, souvent frelatées, d’autant moins qu’on trouve beaucoup moins de belles âmes pour exalter violences, crimes ou tortures de la deuxième guerre civile qui a ensanglanté l’Algérie dans le années 1992-2000, et la mise en place d’un régime policier de type dictatorial.

        Je voudrais dire enfin que je n’ai jamais compris cette volonté de réconciliation, d’une repentance qui ne dit pas son nom, toujours affirmée par qui ? Le plus souvent par le groupe des intellectuels sortis de la « matrice » algérienne, ou par ceux qui flattent une histoire française de l’autoflagellation, ceux que j’ai appelés « les fossoyeurs » de l’histoire de la France

    Pour avoir beaucoup travaillé sur l’histoire coloniale et la décolonisation, je fais partie de ceux qui mettent en cause tout au long de ce processus la ou les gauches françaises, responsables des conquêtes coloniales de la Troisième République, tout autant que du « fiasco des décolonisations », selon l’expression de l’historien Vermeren.

                     Le cas de l’Algérie en est une des caricatures les plus funestes avec le tournant de guerre que le gouvernement Mollet Mitterrand  a fait prendre à la France, avant le retour du Général au pouvoir, en 1958.

            Alors tout ça pour cela ! Nous avons servi la France et souvent l’Algérie, nous y avons exposé nos vies, certains de  nos camarades y ont laissé la leur, et nous entendons à longueur d’année et depuis des années un discours sur la torture – tous nous aurions donc torturé -, – nous aurions été les seuls à exercer la violence dans un contexte de guerre -, nous devrions faire repentance -, mais en même temps, –  prôner une réconciliation – ?

            Avec qui devrions-nous nous réconcilier, nous, anciens soldats appelés du contingent ?

            Avec qui nos gouvernements devraient-ils se réconcilier ? Les gouvernements  d’une dictature FLN  qui continue ?

         Jamais jusqu’à nos jours, c’est-à-dire plus de soixante après les faits, et à ma connaissance, l’Algérie du FLN n’a donné l’occasion à une quelconque personnalité algérienne, respectée, intègre, capable d’incarner le partenariat  légitime d’une réconciliation entre les deux Etats.

            Jean Pierre Renaud   –  Tous droits réservés

(1) Il est bien dommage que le texte des Accords d’Evian n’aient pas été joints. Oserais-je dire que c’est la première source que j’y ai recherché.

« Ecrire l’histoire de l’Afrique à l’époque coloniale » Sophie Dulucq & Synthèse critique

Synthèse critique

Première partie

            Après avoir lu et relu cet ouvrage, l’avoir annoté, je dois convenir qu’il s’agit d’un important travail d’analyse, mais qui pose de nombreuses questions : n’était-il pas trop ambitieux ?

         J’ai listé six questions qui font problème, à savoir, le champ de cette étude (I), sa chronologie (II), écriture de l’histoire à l’époque coloniale ou historiographie (III), une comparaison pertinente (IV), le type d’histoire, servile ou méthodique , entre pouvoir et savoir (V), la place de l’histoire du terrain (VI).

        I – Le champ de l’étude : l’Afrique, quelle Afrique ? Le titre même de l’ouvrage recèle une ambiguïté, étant donné qu’à lire l’ouvrage, il s’agit avant tout de l’Afrique occidentale, une Afrique qui en tant que telle n’était déjà pas facile à déchiffrer.

       II – La chronologie ? L’auteure a choisi un découpage chronologique qui, à mes yeux, ne correspond pas à l’évolution de la colonisation sur le terrain de l’A.O.F, ni à celle de la France de la fin du dix-neuvième siècle et du début du siècle suivant.

      Cette chronologie est différente de celle que propose l’historien Sudhir Hazareesingh, pour l’historiographie française au cours de la période retenue par Sophie Dulucq, dans son livre « Ce pays qui aime les idées ».

      Sophie Dulucq retient les dates clés suivantes pour ses chapitres, « 1900 » pour le premier, « 1890-1930 » pour les quatre chapitres suivants, « 1930-1950 » pour le cinquième, et « 1950-1960 » pour le septième.

      Si j’ai bien interprété la chronologie  retenue par Sudhir Hazaeesingh,  elle serait la suivante : « 1897 » (p,325) : une période de chasse gardée des professionnels, « 1929 » (p,326) : une rupture historiographique initiée par Marc Bloch et Lucien Febvre, « après 1945 », (p,328), une phase d’histoire idéologique, s’enchainant avec une phase d’histoire-mémoire.

     Ce découpage historique me parait mieux traduire les caractéristiques d’une historiographie métropolitaine très éloignée du terrain colonial.

      En 1890, l’A.O.F n’était pas encore partout pacifiée, et l’administration était encore très largement entre les mains des militaires. La nouvelle Fédération de l’A.O.F n’existait pas. Elle fut créée en 1895.

       En ce qui concerne la Côte d’Ivoire, la Mauritanie, le Sahel en général, le Niger, le Dahomey, la paix civile n’y existait pas et les structures administratives étaient encore et très largement dans les limbes.

       Que dire alors de l’histoire en gestation ?

     La formule utilisée par l’auteure à la page 58 : « Mais le moment colonial marque une rupture dans une tradition savante déjà ancienne.» mériterait d’être incontestablement expliquée. Etait-ce exact en 1900 ?

     Le découpage chronologique factuel le moins contestable aurait dû marquer les ruptures de la première guerre mondiale, avec une Afrique de l’Ouest à peu près pacifiée en 1920,  et la deuxième guerre mondiale, avec la naissance d’un monde nouveau.

     Ce découpage manque de pertinence, tout autant qu’un autre découpage en trois phases, retenu par le collectif de chercheurs Blanchard and Co, dans leur livre « Culture coloniale » : « 1871-1914 »,  « après 1914 »,  « 1925-1931 ».

     En ce qui concerne la première période intitulée « Imprégnation d’une culture »,  (1871-1914) coloniale bien sûr, je recommanderais aux chercheurs de lire l’excellent ouvrage d’Eugen Weber,  « La fin des terroirs », afin de prendre la mesure du fait que la France de la fin du siècle ressemblait encore dans un certain nombre de ses provinces au monde colonial, et que les concepts liés au « colonial » leur étaient complètement étrangers.

      Pour les lecteurs intéressés, je publierai dans les prochains mois ma lecture critique de cet ouvrage fort intéressant.

      La date de 1931, constitue à mes yeux une fausse fracture chronologique, de nature idéologique.

     III – Ecrire ? S’agit-il de l’écriture de l’histoire ou de celle de l’historiographie ?

      Première main ou deuxième main ? Historiographie des premiers « violons », les Delafosse, Hardy, Rousseau…, ou des musiciens amateurs, les « historiens » du terrain ?

      Dans l’introduction du livre « Les empires coloniaux », Pierre Singaravélou précise à juste titre, et dans le titre lui-même de quoi il s’agit :

     « Situations coloniales et formations impériales : approches historiographiques » (p,9) 

     La question est difficile, mais elle n’est pas sans intérêt, compte tenu du postulat posé par l’auteur, c’est-à-dire « Ecrire l’histoire… »

      Les sources citées : si l’on fait le compte des sources citées qui permettent de cerner le problème, 36 sources françaises ou étrangères ont été exploitées pour l’histoire de la colonisation française (dont 6 pour Hardy, et 5 pour Brunschwig), avec une seule source de terrain.

    En ce qui concerne l’histoire « indigène », 36 sources ont été exploitées, dont 18 du terrain colonial.

    En ce qui concerne les sources bibliographiques, 169 sources ont été exploitées, dont 127 françaises, 34, étrangères, et seulement 7 du terrain colonial.

    Est-ce que ce type de problématique et de pertinence historique ne justifierait pas des analyses au cas par cas, situation coloniale par situation coloniale, et avec une chronologie comparable, en partant d’un  récit de base, en le comparant à ce qu’en a retenu l’historiographie, et à celui produit par des historiens, notamment issus de l’ancien monde colonisé ?

      Trois exemples pourraient être proposés, si cette analyse n’a pas déjà été faite : sur le Niger, l’histoire comparée de Samory (années 1880-1900), entre celle d’Yves Person, celle des « historiens » du terrain, les officiers, celle des autres traditions que la tradition « dyula », par exemple bambara, et celle des historiens africains modernes.

       Au Tonkin, les récits comparés des historiens mémorialistes, souvent des amateurs, officiers de la conquête ou non, concernant la vie du Dé-Tham, grand rebelle devant l’Eternel, à la fin du dix-neuvième siècle, avec celle des historiens professionnels français, s’il y en a eu, et les historiens du Viet Nam.

      Comme je l’ai écrit après un voyage au Tonkin, mon épouse et moi avons eu la plus grande peine à se faire ouvrir un musée consacré au Dé-Tham, un musée qui paraissait abandonné.

     A Madagascar, la vision historique qu’avaient les premiers visiteurs, puis conquérants de ce pays, au moment de la conquête française  en 1895, avec celle que défendent les historiens malgaches d’aujourd’hui.

      IV – Une comparaison pertinente sur le plan historique, en termes de moyens ?

     Tout au long des pages, court en effet la question de savoir si la comparaison qui, en définitive, est faite ou proposée, ne souffre pas d’une carence d’évaluation des moyens consacrés à l’écriture de l’histoire, en fonction des situations respectives entre métropole et colonies, avec notamment, les effectifs d’historiens en compétition, pour autant que cette dernière existât.

      Au fil des lignes, on en retire évidemment la conclusion que l’histoire coloniale n’attirait pas beaucoup les universitaires français, une différence d’échelle qui expliquerait naturellement les jugements péjoratifs très souvent rapportés par l’auteure.

     Combien l’A.O.F, puisqu’il s’agit essentiellement d’elle dans l’ouvrage, comptait d’agrégés en 1920, en 1939, puis en 1945 ? Où allaient les meilleurs d’entre eux ? Combien de la rue d’Ulm ?

       Est-ce que par hasard, cette inégalité entre les moyens n’illustrait pas à sa façon le désintérêt de la métropole pour les mondes d’outre- mer, avec un bémol pour le Maghreb et l’Indochine ?

      Comment est-il possible de comparer de façon pertinente les produits de l’histoire coloniale auxquels l’auteure fait référence, entre ceux de la métropole et ceux des colonies, compte tenu tout à la fois des problèmes d’échelle, de moyens, et de situations historiques à la fois changeantes et souvent opposées,  selon leur chronologie et leur localisation.

     Pour résumer le propos, comment poser les mêmes exigences de méthode, pour autant qu’elles existèrent en France, entre la métropole et l’Afrique noire, celle que vise l’auteure, sans Etat, et sans argent ?

      Sans distinguer le monde écrit et le monde oral, la multiplicité des croyances (islam, animisme et fétichisme) et des langues et dialectes, les modes de vie, entre les zones côtières et l’hinterland, les grandes zones climatiques, etc… ?  (voir Richard-Molard)

« Ecrire l’histoire de l’Afrique à l’époque coloniale » Sophie Dulucq – 7

« Ecrire l’histoire de l’Afrique à l’époque coloniale »

Sophie Dulucq

7

Chaînes de transmission et points de rupture

La charnière des indépendances

           A lire le contenu de ce chapitre, comme souvent à la lecture des chapitres précédents, le lecteur se pose la question de savoir, et c’est assez souvent le cas chez les chercheurs qui se recommandent aussi de l’histoire «méthodique », si leur discours n’est pas également entaché d’un parti pris politique, ou peut-être idéologique qui ne dit pas son nom.

            Il est tout de même difficile d’analyser tout le pan de l’histoire coloniale en l’accusant d’avoir été au service de l’impérialisme, d’être donc intellectuellement « soumise » et de prétendre au contraire que l’histoire coloniale et postcoloniale, postindépendances, n’aurait aucune racine idéologique ou politique. Les exemples cités par l’auteure en manifestent tout à fait l’existence après la deuxième guerre mondiale.

                   Je dirais volontiers qu’au-delà, ou en-deçà de ce type d’analyse, pourquoi ne pas dire qu’il y a eu un avant 1939 et un après 1945, avec un monde nouveau aussi bien en Asie, en Afrique, ou en Europe, et naturellement en France, avec des « situations coloniales ou métropolitaines » complètement différentes.

          A situations historiques nouvelles, histoires et historiens nouveaux !

           Un de mes vieux amis me répète souvent que dans le domaine de l’histoire,  les nouveaux ont besoin de s’opposer aux anciens pour se faire connaître et exister, courants nouveaux contre courants anciens, et dans le cas de l’histoire coloniale, leur travail n’ a pas été trop difficile, compte tenu de l’inégalité de moyens qui existaient dans les deux mondes ancien, et nouveau, de la nouvelle configuration politique née de la Résistance, composée d’un mélange de christianisme et de marxisme.

          L’auteure donne l’exemple du mépris que le « mandarin » Renouvin, « grand maître de la Sorbonne en histoire contemporaine » manifestait à l’égard du monde colonial :

         «  Ce témoignage est emblématique de la piètre estime dans laquelle certains mandarins tiennent, à la veille des indépendances les recherches historiques touchant au monde colonial »

         Hubert Deschamps, ancien administrateur colonial, et exemple d’une conversion universitaire réussie lequel « … incarne pourtant plus que tout autre la continuité, se sent lui-même obligé d’écrire en 1970 : « (Avant 1960), l’histoire coloniale était hagiographique, héroïque (d’un seul côté), patriotique, uniformément bienfaisante et civilisatrice. » (p,258)

        Une simple remarque à ce sujet, Deschamps n’avait pas manifesté une très grande continuité dans ses orientations politiques.

         L’auteure note toutefois :

         « Au- delà du petit jeu un peu vain des « permanences et ruptures » – on se doute bien que l’on trouvera au final des héritages mais aussi des solutions de continuité -, l’enjeu est surtout de s’interroger sur la nature de ce qui change à la charnière des indépendances. » (p, 359)

       Le dernier chapitre «… ce dernier chapitre, plus court que les précédents qui constituent le cœur de cette recherche, a l’ambition de suggérer des questions et des pistes, de proposer des interprétations, plutôt que d’apporter de fermes conclusions. S’adressant notamment à des historiens qui ont vécu l’émergence de l’histoire africaniste postcoloniale, on peut souhaiter qu’il soit matière à discussion, voire à controverse. » «  (p,259)

      « Ce qui n’était pas le cas des chapitres précédents ?

      « Institutionnalisation de l’histoire de l’Afrique et développement de nouvelles logiques scientifiques : le temps des « aires culturelles » (p,259)

     « L’on assiste en France, au début des années 1960 à une distinction grandissante entre « histoire de l’Afrique » et « histoire coloniale », à une reconnaissance institutionnelle de la première et à une disqualification de la seconde.

         S’agissait-il d’une véritable « conversion » des historiens ou de la concrétisation d’un monde nouveau sur le plan politique, financier, et intellectuel, avec la création du FIDES, de l’ORSTOM, le poids nouveau du Parti Communiste en France et du marxisme en général ?

           La série d’exemples cités par l’auteure n’en constituerait-t-elle pas la démonstration ? Deschamps, Julien, Dresch, Suret-Canal, Person… ?

          L’auteure écrit :

         « Le contexte politique des indépendances joue indubitablement son rôle dans l’institutionnalisation de l’histoire de l’Afrique en France… Hubert Deschamps obtient la chaire d’« histoire moderne et contemporaine  de l’Afrique » et Raymond Mauny celle d’« histoire ancienne de l’Afrique…(p,260)

         Les deux chaires viennent d’être créées à la Sorbonne ! Une petite révolution !

       « … C’est aussi la logique qui prévaut à la VI° section de l’Ecole Pratique des Hautes Etudes, créée en 1947 et dirigée d’abord par Lucien Febvre, puis à partir de 1956, par Fernand Braudel. La nouvelle section, officiellement fléchée « Sciences économiques et sociales », est surtout centrée sur les sciences sociales, mais devient vite le bastion de la conception histoire défendue par les Annales : celle d’une discipline carrefour des sciences sociales… (p260)

          « … Ces diverses formes de reconnaissance universitaire sont des victoires sur ce que Jan Vansina considère rétrospectivement comme la forteresse quasi imprenable de l’Université française : il insiste en effet sur le caractère centralisé et mandarinal de l’Alma Mater d’avant 1968, qui rejette les historiens de l’Afrique aux marges de l’histoire et, ce qui est plus grave d’un point de vue purement stratégique, aux marges de l’Université. Mais Marc Michel nuance cette vision et considère au contraire que l’institutionnalisation des années 1960 entérine « un mouvement de fond ». » (p, 260)

      C’est également mon opinion, un mouvement que la seconde guerre mondiale a précipité, avec l’élection de députés et de conseillers de la République venus de l’outre-mer dans nos assemblées, l’esprit nouveau des gens de la Résistance, l’influence des courants politiques de gauche, et peut-être un intérêt nouveau pour l’agitation qui commençait à se développer dans les outre-mer, facilitée par la naissance de mouvements nationalistes nouveaux qui s’épanouissaient grâce au soutien des Etats Unis, de l’URSS, et des nouvelles nations du Tiers Monde, l’Inde, l’Indonésie, l’Egypte, avec l’évolution politique qui se profilait en Afrique, avec le Ghana.

         Pour ne pas parler de la guerre d’Algérie dont Stora fait l’alpha et l’oméga de notre histoire coloniale, pour ne pas dire nationale, sauf à indiquer que les nationalistes d’Algérie eurent en définitive peu de soutien de la part des nouveaux dirigeants d’Afrique.

        « Passeurs, filiations, mutations » (p,263)

        « La décolonisation assure donc l’entrée à l’Université de personnalités qui ont été partie prenante de l’Empire : Deschamps, ou Mauny sont d’anciens fonctionnaires coloniaux. Brunschwig a enseigné à l’ENFOM… Ce faisant, ils ont constitué un chaînon important entre l’histoire d’avant les indépendances et celle qui démarre après. » (p,263)

         L’auteure explique alors que tout n’était pas à jeter dans ce passé, contrairement à ce qu’écrivait Jan Vansina  « lequel propose de faire démarrer la « véritable «  histoire de l’Afrique en France à l’élection d’Yves Person à la Sorbonne en 1971, et à celle de Catherine Coquery-Vidrovitch, la même  année, dans la nouvelle université de Paris 7°. Cette vision est excessive, mais elle a le mérite d’être sensible à la continuité qu’incarnent les nouveaux promus des années 1960. Il est certainement plus juste de voir Brunschwig, Deschamps et Mauny comme des passeurs, comme des historiens de la mutation, un pied dans l’histoire coloniale, l’autre dans la nouvelle aventure historiographique, et eux-mêmes sujets à une évolution scientifique personnelle. » (p,266)

         Deux observations, la première relative à Brunschwig : je ne suis pas sûr que cet historien confirmé, élevé au lait de Marc Bloch, ait eu besoin d’une «  évolution scientifique personnelle ».

          La deuxième concerne Yves Person : l’intéressé fut également un produit de l’ENFOM, d’abord administrateur colonial, qui se convertit, comme Deschamps, dans l’histoire coloniale qu’on n’appelait plus « coloniale »

        Yves Person était un homme de gauche, ce qui veut dire, qu’il n’était pas complètement à l’écart du courant politique universitaire dominant de l’époque.

        Il se trouve qu’à l’occasion de mes recherches personnelles sur le colonel Péroz, et notamment à l’occasion de son séjour dans le bassin du Niger, et notamment de ses contacts et relations personnelles avec Samory, j’ai lu la thèse, c’est-à-dire la somme que cet historien a consacré au personnage, une somme très fouillée de plus de mille ou deux mille pages, faite du recueil de milliers de témoignages oraux, les fameuses « traditions orales », confrontées à sa propre lecture, côté français, de l’histoire de Samory. Cette thèse était intitulée « Samori, ou la révolution  Dyula ».

          A la lecture de ce document, et comparé à ce que je pouvais moi-même interpréter de cette période de conquête française, j’en avais recueilli la conclusion que son auteur manifestait beaucoup de compréhension historique pour le personnage, pour ne pas dire de compassion, et beaucoup moins pour ceux qu’il baptisait les « traineurs de sabre ».

          Assez souvent, par exemple il met en cause le témoignage de Péroz, alors capitaine, lequel à son époque était une rareté, étant donné qu’il parlait au moins deux dialectes du Soudan de l’époque, et qu’il avait incontestablement su gagner la confiance de Samory.

          Péroz faisait œuvre d’historien amateur, comme beaucoup de ses collègues, puis administrateurs, en pleine découverte de ce nouveau continent, et j’avouerai bien volontiers que leurs successeurs, artisans ou non, devraient être bien contents de pouvoir consulter, encore de nos jours,  ce type de source historique, et quoiqu’on en dise.

         A ma connaissance, mais sans aller plus loin, sa lecture n’a pas rencontré tout le soutien qu’il pouvait escompter auprès d’une partie des intellectuels africains.

      « Une nouvelle génération intellectuelle » (p,269)

       Ou une nouvelle génération politique ? Car beaucoup des noms cités par l’auteure étaient affiliés à la gauche marxiste ou communiste, pour ne pas citer aussi l’héritage de ceux qui ont milité contre la guerre d’Algérie.

       Est-ce que Mme Coquery-Vidrovitch n’a pas alors partagé ce type de communauté idéologique ?

       Comment ne pas faire remarquer que deux professeurs spécialistes d’histoire économique, celle des chiffres et non des idées, qui avaient viré leur cuti en travaillant avec une méthode digne de celle des Annales, Jacques Marseille et Daniel Lefeuvre, avaient conclu que, contrairement à ce qu’ils croyaient, les thèses marxistes sur le rôle de l’impérialisme dans les colonies, la dépouille, manquaient de pertinence scientifique.

           Ne s’agirait-il pas de la problématique qui sépare les historiens des idées et ceux des faits, de leurs effets, aussi précisément évalués que possible, la première des deux problématiques étant de nature à encourager toutes les dérives possibles des interprétations historiques.

          Dans une thèse récente, Mme Huillery a développé l’idée à coup sûr, séduisante, pour tous ceux qui soutiennent la thèse de notre autoflagellation nationale, mais mal fondée dans ses instruments choisis de pertinence scientifique, l’idée d’après laquelle, ce n’était pas l’AOF qui était le fardeau de l’homme blanc, mais le contraire, en retournant l’axiome bien connu de l’histoire coloniale.

          Il convient d’ailleurs de noter que dans cette thèse, madame Huillery met évidemment en cause, mais de façon très insuffisante les travaux de Jacques Marseille et même de Catherine Coquery-Vidrovitch.

          Je m’en suis expliqué longuement sur mon blog.

        L’auteure donne l’exemple de Suret-Canale en notant :

         « L’engagement militant de Jean Suret-Canale, qui travaille dans la jeune Guinée indépendante de 1959 à 1963, se double d’une approche historique inséparable de sa vision critique marxiste. Il travaille en franc-tireur à partir de 1956, avec l’appui et les conseils du géographe communiste Jean Dresch… (p,272)

         « …Par ailleurs, l’internationalisation de la recherche en histoire de l’Afrique a une part également non négligeable dans l’évolution des idées, des pratiques et des problématiques, et mériterait une étude en soi. » (p,273)

       L’auteure note le rôle de la maison de presse et d’édition Présence Africaine, mais son siège est à Paris, au cœur du Quartier Latin, pourquoi ?

      « Alors, y-a-t-il eu disparition corps et bien de l’«histoire coloniale » dans la période 1955-1965 ? Oui, bien sûr, si l’on considère l’histoire coloniale dans sa stricte acception, c’est à dire comme l’histoire écrite en situation coloniale. Avec les indépendances, le contexte de production change profondément, les conditions de l’instrumentalisation par les colonisateurs disparaissent et l’insertion dans le récit triomphaliste européen  n’est plus concevable. Mais les raisons de cet effacement ne sont peut-être pas à rechercher exclusivement dans les propositions méthodologiques et épistémologiques des jeunes historiens de l’Afrique. Toute une conjoncture politique, intellectuelle, constitutionnelle et générationnelle incite à minimiser les continuités, à exalter les ruptures. » (p,277)

         Question : 1955-1965, ne s’agit-il pas d’une période d’observation un peu courte, compte tenu des bouleversements de toute nature qui ont agité le terrain de « jeu » des historiens, avec le retentissement majeur qu’a eu la guerre d’Algérie sur beaucoup de ces historiens ?

       « Instrumentalisation » ? Je fais incontestablement partie de ceux qui estiment que l’histoire postcoloniale a quelquefois autant de mal que toutes les histoires de France ou d’ailleurs à y échapper.

       En revanche, j’adhère au propos de la fin :

      « Dans cette mesure, on ne peut pas suivre totalement Yves Person lorsqu’il affirme en 1979 :

       « Les années soixante sont celles de l’histoire africaine, longtemps niée par les historiens comme excentrique et impossible, et méprisée par les anthropologues marqués par le fonctionnalisme et le structuralisme, qui la qualifiaient de pseudoscience conjoncturelle, a réussi à s’imposer. »  (p280)

        Propos d’historien détaché de tout engagement politique ? Et tout autant détaché de situations coloniales non expérimentées ?

Jean Pierre Renaud – Tous droits réservés

« Ecrire l’histoire de l’Afrique à l’époque coloniale » Sophie Dulucq – Conclusion (p,281)

« Ecrire l’histoire de l’Afrique à l’époque coloniale »

Sophie Dulucq

Conclusion (p,281)

             Ainsi que je l’ai indiqué dans la présentation de ces textes, le lecteur trouvera d’ici quelques jours mes conclusions générales, c’est-à-dire le résumé de toutes les questions capitales que pose l’ouvrage sur le plan méthodologique

            Arrivé au terme de ma lecture et de mon analyse, je vous avouerai que je n’ai pas toujours eu l’impression de suivre le raisonnement historique de l’auteure, balançant à mes yeux entre les deux pôles d’une histoire coloniale justement dénigrée et celui d’une histoire « légitime », celle qu’elle  qualifie de méthodique, et qui serait apparue, comme par hasard après la décolonisation, dans le courant des gauches françaises.

            Le contenu de la conclusion en est encore, et à mon avis, une bonne illustration.

            « Ecrire l’histoire de l’Afrique à l’époque de l’impérialisme français ? Démêler ce qu’il y a de « vraiment coloniale » dans cette histoire-là ? Distinguer les impasses ou les réussites d’une historiographie naissante, ce qui relève du contexte de production et ce qui relève de l’échec épistémologique ? Ou, pour le dire à la manière d’un sociologue, se demander « en quoi un discours scientifique est dépendant des individus et des conditions dans lesquelles il a été élaboré et en quoi au contraire, en tant que science, il possède une épaisseur qui l’autonomise toujours par rapport à ses conditions de production » (dixit Thomas Brisson « Les intellectuels arabes en France »)?)

          Au terme de ce travail, un certain nombre de pistes se sont dégagées qui, espérons-le, permettent de répondre au moins partiellement à ces questions centrales. L’une de ces pistes a consisté dans l’étude des modalités selon lesquelles les historiens de l’époque coloniale ont été amenés à produire des connaissances sur le passé de l’Afrique et des Africains. Façonnée par des réseaux et des milieux spécifiques, articulée à des logiques de gestion de populations sur le terrain impérial, adossée à une vision consensuelle de la colonisation, l’historiographie de cette période a été dans le même mouvement bornée et aiguillonnée par ses conditions particulières de production. » (p,281)

         Comment ne pas souscrire entièrement aux observations de Thomas Brisson, mais à la condition de ne pas généraliser un discours historique détaché des situations coloniales et des moments coloniaux, très différents dans une Afrique hétérogène à tous points de vue ?

           De quoi et de qui parlons-nous, et de quelle histoire en particulier ? Celle des premiers témoignages d’explorateurs, d’officiers, d’administrateurs,  naturellement des amateurs, cette histoire du terrain, de la ou des découvertes, des affrontements militaires, celle qualifiée des « batailles », et en même temps de la consignation des descriptions géographiques, religieuses, culturelles, économiques, politiques, ou ethniques qu’ils consignaient souvent très « religieusement » sur leurs carnets de route ?

               Et non l’histoire coloniale des amateurs et des premiers professionnels qui tentèrent, une fois la colonisation à peu près dans ses meubles, c’est-à-dire après 1920, de généraliser la portée de ces témoignages en proposant  des constructions historiques qui, sous le prétexte qu’elles étaient instrumentalisées plus ou moins par les autorités coloniales, ce qui reste à démontrer, méritent tous les opprobres, tels que ceux énumérés à la page 282, en laissant croire que la critique postcoloniale fondée avant tout sur une historiographie, et non pas sur des sources de première main, postérieure à 1945, ne porterait pas non plus quelques lunettes anachroniques ou partisanes ?

            « C’est ce qui explique sans doute qu’au moment où la discipline historique dans son ensemble privilégiait le document écrit, l’événement et le « fait », certains producteurs d’histoire coloniale ont ressenti la nécessité d’innover en jonglant, même maladroitement, avec les sources orales, de s’interroger sur le religieux, croisant le questionnaire ethnographique ou juridique et l’’enquête historique, « bricolant » des méthodologies susceptibles de répondre aux questions qu’ils se posaient.

            On peut comparer les critiques essuyées par l’histoire coloniale et celles adressées à l’orientalisme. Une condamnation sans appel de ce dernier, au nom de ses accointances avec la domination  impériale, ou à l’inverse, une étude de son contenu scientifique sans prise en compte de cet environnement, ne permettent pas d’envisager l’ambiguïté intrinsèque d’un savoir produit en situation coloniale… « (p,282)

       Question : est-il possible de mettre sur le même plan orientalisme et histoire coloniale, dans le cas de l’Afrique noire ? Je ne le pense pas.

           Il est bien  dommage que l’auteure n’ait pas cité les chercheurs qu’elle visait ? Des chercheurs de première main ou des chercheurs qui ont nourri l’historiographie ?

          L’auteure fait ensuite la part des choses en notant :

« Il est en effet illusoire de penser que les décolonisations ont automatiquement conduit à une production scientifique lavée de ses impuretés coloniales et dégagée de toute considération « extrascientifique » – si tant est que cette expression ait un sens, dans la mesure où toute science incorpore son époque… «  (p,285)

          Mais alors l’histoire postcoloniale également ? Comme je le pense ?

       Tout discours de fausse simplification dans un domaine qui prétend à la scientificité suscite de la méfiance et le propos de Fanny Colonna est tout à fait pertinent :

       « Il n’est pas possible d’écrire une histoire «  toute nue », pas plus aujourd’hui que dans les années 1960, et pas plus alors qu’à la période coloniale. Comme le dit ironiquement Fanny Colonna à propos de la situation des sciences sociales après les indépendances :

       « Il n’y a pas de position sans intérêt, donc pas de science pure – en particulier il n’y a pas une science absoute de péché après la décolonisation, ou sous certaines réserves de rapport à l’objet (idéologique ou pratique), et ceci vaut aussi bien pour les chercheurs nationaux que pour les autres. En particulier il n’y a pas une reconquête de la connaissance de soi par la société libérée : il y a encore des groupes qui ont intérêt à certaines vérités et à pas d’autres. » (p,286)

           Pour choisir un bon exemple de cette science « pure », « toute nue », « absoute sans péché », des adjectifs qui fleurent bon les religions, comment ne pas se poser la question de la scientificité d’ouvrages tels que « Culture coloniale », ou « Culture impériale », ou encore de « République coloniale », rédigée par des auteurs qui n’ont pas fondé leur thèse sur une évaluation scientifique des vecteurs de culture cités et de leurs effets, en particulier de la presse nationale et locale des époques coloniales examinées ?

               Où se trouvaient donc les « intérêts » ?

            Jean Pierre Renaud – Tous droits réservés

« Ecrire l’histoire de l’Afrique à l’époque coloniale » Sophie Dulucq – 6

« Ecrire l’histoire de l’Afrique à l’époque coloniale »

Sophie Dulucq

6

De l’essoufflement au renouveau (p,209)

(années 1930-1950)

           Il est tout de même curieux, et pour dire la vérité, tout à fait contradictoire de parler d’ « essoufflement » dans le titre,  et quelques lignes plus loin d’écrire :

         « Si les années 1930 sont bel et bien celles de l’apogée d’une propagande tous azimuts pour la plus grande France et celles de l’épanouissement d’une « culture impériale », les historiens coloniaux paraissent ne pas avoir su tirer leur épingle du jeu d’une situation manifestement favorable. En métropole, en effet, leur position semble souvent bien défensive face aux attaques de leurs détracteurs, tandis que les courants dominants de l’historiographie française – de la Revue historique à la revue des Annales – n’accordent qu’une place marginale à une spécialité jugée en grande partie obsolète, dans ses objets comme dans sa méthodologie. » (p,210)

      Décortiquons, si vous le voulez bien, ce passage qui révèle toutes les ambiguïtés de ce type d’analyse postcoloniale, c’est-à-dire quelques-unes de ses clés :

      « …l’apogée d’une propagande tous azimuts… » ? C’est la thèse défendue par le collectif Blanchard and Co d’ailleurs cité en note 4, mais, il s’agit d’un constat tout à fait superficiel comme je l’ai démontré dans le livre « Supercherie coloniale », et c’est entre autres une des raisons pour lesquelles les historiens coloniaux étaient bien incapables de « tirer leur épingle du jeu  d’une situation  manifestement favorable ».

       Le succès de la fameuse Exposition coloniale de 1931 ne fut qu’un feu de paille, comme l’a d’ailleurs reconnu son organisateur Lyautey, car contrairement à ce que raconte ce collectif, les Français n’avaient pas plus la fibre coloniale qu’auparavant.

       Curieusement toujours, et plus loin, l’auteure pose un point d’interrogation sur le sous-titre «  Au rendez-vous de l’Exposition coloniale : l’apogée des années 1930 » ? (p210)

      « Entre autosatisfaction et pessimisme » (p,210)

      Alors apogée ou non ? Comme le note Johannès Trammond :

     « L’histoire coloniale reste une spécialité sans communications suffisantes avec l’ensemble du mouvement historique en France et dans le monde entier » (p,211)

        Ces historiens connaissaient beaucoup mieux leur situation que le collectif en question, et tout au long de l’analyse des chapitres de Sophie Dulucq, on voit bien qu’il existait bien d’autres raisons de cette situation « coloniale ».

       Parmi ces dernières, l’’auteure cite l’émergence des courants dominants de l’historiographie française issue de l’école des Annales, qui reconnaissait la « place marginale » à cette spécialité jugée en grande partie « obsolète, » etc…

      Il est dommage que l’auteure n’ait pas cité la période au cours de laquelle cette école historique a ouvert son nouveau chemin méthodologique.

         Question : combien d’historiens et d’historiennes sortis de l’Ecole Normale Supérieure ont eu l’idée ou le courage, avant et sans doute après 1945, de s’intéresser à l’histoire coloniale ?

       En ce qui concerne Hardy, grand promoteur de ce type d’histoire, et alors, et sauf erreur seul  enseignant issu de cette grande école :

       « Le bilan dressé par Georges Hardy pour l’A.O.F est plus désenchanté, sans  doute parce qu’il est dressé par un historien professionnel. » (p,212)

          Il n’est guère envisageable de confier ces recherches aux militaires et aux fonctionnaires de l’administration coloniale (ce qui fut très souvent le cas) déjà écrasés de besognes administratives. En l’absence d’enseignants du supérieur en A.O .F (pourquoi ?), seuls quelques maîtres du secondaire et du primaire, eux aussi accaparés par leur métier… «  (p,214)

      Nous sommes alors en 1931 dans un pays qui a été plongé dans un « bain colonial »,  dixit le collectif Blanchard and Co, et dans une A.O.F, privée de moyens financiers à consacrer à ce que l’on pourrait appeler la danseuse qui avait pour nom « histoire coloniale » aux yeux de la « gentry » de Norma-Sup.

    « Une institutionnalisation en panne ? » (p,214)

      Ou plutôt en échec, et en écho de celui d’une propagande coloniale qui n’a jamais eu l’efficacité que certains proclament à tort et à travers de nos jours, faute d’évaluation sérieuse de ses vecteurs et de ses résultats ?

     « Or, dans les années 1930, l’institutionnalisation de la spécialité demeure fragile. Depuis une décennie, la Sorbonne a renoncé à l’histoire coloniale dans ses programmes et les spécialistes du domaine ont perdu tout espoir de s’y faire une place. »

      La Sorbonne, le Saint des Saints ?

      Et au Collège de France, le résultat n’est pas non plus très concluant.

      « En 1937, le renouvellement de la chaire d’Alfred Martineau au Collège de France, (une chaire qui avait été « conquise » en 1921, après un long combat institutionnel), est l’occasion de constater une fois encore que l’histoire coloniale n’est pas solidement installée dans le paysage…L’affaire traîne durant l’année 1936, période de grands bouleversements politiques. Au début de 1937, le nouveau ministre du Front Populaire, Marius Moutet, acquiesce finalement au maintien de la chaire d’histoire coloniale, qu’il souhaite néanmoins voir baptisée « chaire d’histoire de la colonisation française et étrangère. »

      En juin 1937, Edmond Chassigneux est élu :

     « Bref, c’est un candidat qui s’inscrit bien dans le profil des historiens coloniaux alors légitimés…. »

    Pourquoi ne pas noter que son parcours s’était signalé par ses travaux sur l’Indochine, le « joyau » de l’Empire, et non sur l’Afrique, et dans le cadre de l’Ecole française d’Extrême Orient ?

     Pourquoi ne pas rappeler aussi que Moutet s’inscrivait dans la lignée de la gauche républicaine qui avait été le moteur des conquêtes coloniales, sous le drapeau fantasmagorique de la civilisation française et de l’assimilation promise ?

      Pourquoi ne pas rappeler aussi, que dans le cas de Madagascar dont l’histoire a paru attirer l’intérêt de l’auteure, les « évolués » malgaches avaient cru à ses promesses de citoyenneté, et que l’arrivée du Front Populaire n’avait rien changé à ce sujet ? Le poète et homme politique Rabemananjara en fit l’amère expérience après le magnifique succès populaire de la manifestation qu’il organisa au stade Mahamasina sur la foi d’un nouveau projet de citoyenneté que la République française entendait mettre en œuvre.

      Pourquoi ne pas rappeler aussi que les politiques qui avaient la charge généralement peu convoitée des colonies, puis de l’outre-mer, étaient remplis de contradictions : l’exemple de Moutet est assez intéressant, car il engagea la France dans la répression de la révolte malgache de 1947 ?

    A lire ces analyses très fouillées de l’auteure, il parait difficile d’adhérer à sa conclusion :

     «  On le voit, les années 1930-1940 sont marquées, en métropole comme dans les territoires colonisés, par un renforcement des dispositifs institutionnels propres à assurer l’essor ders disciplines spécialisées dans le domaine colonial » «  (p,221)

     Vraiment ? et un peu contradictoire avec la notation : « Dans ce contexte, la perte de la chaire en Sorbonne est un handicap certain pour le rayonnement de l’histoire coloniale… (p,222)

      Que dire à nouveau sur le constat d’ « une propagande massive », laquelle ne l’a jamais été, et sur le constat final :

      « Sans doute l’apogée de l’histoire coloniale a-t-il déjà eu lieu » (p,221), qui n’aurait été qu’un feu de paille, à l’exemple du succès populaire de l’Exposition coloniale de 1931 ?

      « La diffusion de l’histoire coloniale : expansion ou tassement ? » (p, 222)

      « Pourtant dans le domaine scolaire, les efforts continus des milieux coloniaux ont conduit à une intégration de nombreux éléments d’histoire coloniale dans les programmes d’enseignement…Dans une mesure appréciable, ce discours scolaire est l’un des échos directs de la production de l’histoire coloniale « savante », tout comme les manuels de Lavisse sont le reflet de l’histoire méthodique professée en Sorbonne. .. » (p,222)

    En Sorbonne ?

     Quant au leitmotiv que véhiculent certains chercheurs sur le manuel Lavisse, je propose aux lecteurs de lire, en annexe, la petite documentation et évaluation du corpus colonial en question dans plusieurs de ces manuels.

     Même type de remarque sur les observations ci-après :

     « L’exposition continue des jeunes enfants aux images positives de la colonisation, via l’école et la propagande extrascolaire, peut expliquer en partie le consensus des années 1920-1930 autour de l’idée impériale. »  (p,223)

     Une exposition « continue » … ? Vraiment ?

      Le « consensus des années 1920-1930… » ? Sans qu’aucune évaluation de ce consensus n’ait été effectuée, et alors que la France sortait à peine de la boucherie de la guerre 1914 et qu’elle venait d’entrer en 1929 dans la grave dépression économique que chacun connait ?

     Et l’auteur de nous expliquer ensuite que les candidats à l’enseignement supérieur n’étaient  pas spécialement attirés par cette discipline, alors qu’  « En Grande Bretagne, les chaires d’imperial history jouissent d’un prestige certain entre les deux guerres… à Oxford, … Londres… ou Cambridge… » (p,224)

     Est-ce que la clé de cette situation n’est pas à trouver précisément dans des situations coloniales très différentes, un empire britannique prospère, riche en perles coloniales, animé par des élites fières de leur empire, dotées d’un esprit solide de libre entreprise, de conquête de marchés, grâce à la suprématie de la flotte anglaise sur toutes les mers du globe, et la mise en place patiente de la fameuse ligne de communication portuaire stratégique,  vers l’Egypte, l’Inde et la Chine, au lieu d’un empire français construit à la petite semaine, pauvre, et de petite échelle par rapport à l’anglais.

     En France rien de semblable, ni dans les élites, ni dans les universités !

   J’ai publié sur ce blog un ensemble de pages qui avaient pour but d’esquisser une comparaison entre les deux empires coloniaux de Grande Bretagne et de France. Ces textes ont été beaucoup consultés, et le sont encore. Ils permettent, je crois, de mieux comprendre le grand écart qui séparait les situations dans les deux empires.

      « En France, donc, l’histoire coloniale trouve finalement son audience sous une forme essentiellement vulgarisée auprès d’un public plutôt populaire, celui des écoles, celui des lecteurs d’une certaine presse coloniale, des amateurs de chansons, mais aussi des visiteurs des expositions et des musées….» (p,225)

     Une « audience » jamais évaluée, ni dans les écoles, voir la supercherie du fameux Lavisse ! (lire notre petite annexe a) sur le Lavisse) Des « lecteurs d’une certaine presse coloniale » encore moins évaluée dans l’ensemble de la presse française, mais en tout état de cause en nombre limité ! Des « visiteurs » en quête d’exotisme plutôt que de colonies !

    Et effectivement :

     « Dans ces conditions, il n’est guère étonnant que les historiens « coloniaux » aient pu ressentir quelque frustration à ne pas réussir à toucher les milieux savants de l’époque avec la même réussite que leurs collègues spécialistes de Byzance ou de la Gaule romaine. Seuls ceux d’entre eux dont les travaux peuvent se rattacher aux champs de l’histoire – reconnus particulièrement les spécialistes de l’Afrique du Nord romaine ou dans une moindre mesure, ceux des civilisations orientales et extrême-orientales – ont pu être intégrés de façon réussie dans les arcanes du monde universitaire. Les autres, arc-boutés à des problématiques ou à des territoires du savoir moins reconnues – la colonisation française à travers les âges, l’Afrique subsaharienne et ses peuples réputés sans écriture… se sont retrouvés sur des positions de plus en plus défensives vis-à-vis de l’historiographie dominante. » (p,226)

       Une fois de plus, il semble qu’on découvre la situation réelle de l’histoire coloniale par rapport à celle « dominante » de la métropole, qui, avant 1945, n’attirait pas obligatoirement une partie des meilleurs historiens pour les raisons politiques, marxistes, ou autres, qui sont apparues après la guerre, et pourquoi ne pas se poser de nos jours le même type de question incongrue sur l’histoire postcoloniale ?

      En ce qui concerne le domaine colonial, est-ce qu’il existe une thèse scientifiquement fondée, comparant effectifs et formation des historiens dits coloniaux et des autres historiens reconnus pour l’être en métropole dans l’enseignement secondaire et supérieur, étant donné que les « coloniaux »  constituèrent longtemps une cohorte d’amateurs ?

     « L’histoire coloniale sur la sellette ? » (p,226)

      « Dans un contexte de dynamique institutionnelle modeste (c’est le cas de le dire !), les faiblesses épistémologiques inhérentes à cette histoire coloniale sont l’objet de contestation de la part des avant-gardes historiographiques. La dimension idéologico- politique qui sous-tend explicitement ou implicitement la démarche de maints historiens coloniaux continue également de les placer dans une position délicate par rapport au monde universitaire. Henri Brunschwig fait remarquer qu’après 1945, les Annales d’histoire économique et sociale de Lucien Febvre et Marc Bloch aussi bien que la Revue de Synthèse historique d’Henri Berr ont superbement ignoré l’Afrique et le monde colonial en général : c’est plus vrai encore dans l’entre-deux guerres, pour des raisons qui tiennent essentiellement au mépris dans lequel ces revues d’avant-garde tiennent la vielle histoire coloniale. » (p,226)

      Question : « La dimension idéologico-politique qui sous-tend explicitement ou implicitement la démarche… » ?

      Est-ce que cela n’a pas toujours été le cas ? Comme avant et après 1945, l’histoire a-t-elle vraiment réussi à être indépendante d’un des courants forts dominants, le marxisme, et de nos jours, dans l’histoire postcoloniale, d’un autre courant fort lié à une sorte d’humanitarisme, de repentance qui ne dit pas son nom, pour ne pas dire d’autoflagellation ?

    A l’époque considérée, des historiens comme Julien ou Deschamps, étaient  membres du parti socialiste, comme aujourd’hui Stora, après avoir été trotskyste. 

     L’auteure note d’ailleurs que Deschamps comme Hardy furent des « Collaborateurs » du Régime de Vichy.

     L’auteure cite l’exemple d’une des chaires que le groupe de pression colonial, soi-disant puissant, avait réussi à imposer au Collège de France, une chaire entre 1921 et 1935, laquelle vacante, créa un vrai problème quant à la désignation du successeur, et au nom de baptême de la chaire elle-même..

      « Au tournant de la Seconde Guerre mondiale : des ferments de renouveau

      Un nouveau contexte politique et institutionnel » (p,237)

      L’auteure écrit :

      « Dès les années 1930 pour les plus précoces, de manière plus perceptible à partir de la fin des années 1940, on note dans maints textes de chercheurs, dans maintes déclarations de principe, un décalage grandissant du discours savant avec les finalités coloniales. Ces « fissures » dans les sciences coloniales, presqu’impalpables, ont des causes variées.

      D’abord le consensus autour de l’idée impériale commence à se lézarder après 1945, George Balandier évoque dans deux textes autobiographiques le climat intellectuel et politique qui règne en Afrique après la guerre… « L’Afrique d’après-guerre ne supportait plus la clôture coloniale, elle s’en échappait et entrait dans une autre période de son histoire, tôt orienté  vers la réalisation des indépendances. » (p,238)

     « impalpables » ? Un adjectif historique ? Les « fissures » dataient quasiment des premières années de la colonisation, et c’est la deuxième guerre mondiale qui a été le véritable facteur de l’écroulement de la « clôture », car le monde était entré dans un autre monde.

     J’ai cité ailleurs (blog du 3/11/2015- intitulé « Le témoignage Delafosse : les « humanistes » et la bombe d’Indochine ») le passage de son livre « Broussard » (1922) qui relatait une conversation rapportant l’information d’après laquelle un attentat avait été commis au Tonkin :

      «  Les humanistes entrent en scène (p,114)… « une bombe » en Indochine… « à la terrasse d’un café… Ce n’est pas dans votre Afrique, dis-je à mon ami Broussard, que de paisibles consommateurs… auraient à redouter l’explosion d’une bombe intempestive.

      Assurément non, me répondit-il, ou du moins l’instant n’est pas encore venu d’appréhender de tels faits divers ; mais ce n’est qu’une question de temps. » (p,112)

     L’auteure note le rôle de Suret-Canal, mais il s’inscrivait aussi dans un courant d’historiens marxistes qui prit de l’ampleur après 1945.

      «… vers la réalisation des indépendances » ? Une lecture très différente de celle de Frederick Cooper.

      Comme le note l’auteure, l’Institut Français d’Afrique noire, créé pendant le gouvernement du Front Populaire, en 1936,  a joué un rôle moteur dans cette diversification des courants :

     « Le bulletin de l’Institut français d’Afrique noire est emblématique des « contradictions entre deux pôles du savoir », mais aussi de leur dépassement dans les années 1950 : il cristallise les tensions entre une science « coloniale » – et singulièrement une histoire « coloniale » – et un  projet scientifique qui s’affranchit du contexte impérial, voire le critique… Si minime soit-elle encore, la professionnalisation relative de l’histoire en A.O.F conduit aussi, comme l’analyse Marie-Albane de Suremain… «  (p,242,243)

      Notons simplement que cet  institut ne disposa pratiquement d’aucun moyen avant 1945.

      Il aurait été intéressant de connaître l’évolution postérieure des moyens financiers mis à la disposition de l’IFAN avec la création du FIDES, un régime de subvention associé à des prêts à très faible taux d’intérêt, qui constitua une, petite révolution dans les relations financières entre la France et l’A.O.F, étant donné qu’auparavant, le principe de ces relations était fondé sur  la maxime « aides- toi toi-même »

      « Un monde de nouveauté dans le monde des historiens métropolitains

       Les bouleversements intellectuels, politiques, et institutionnels qui affectent l’Afrique des années 1950 contribuent peu ou prou à infléchir le cours de l’historiographie. «  (p,243)

     L’auteure cite les exemples de Charles-André Julien qui occupa en 1948 une chaire à la Sorbonne, de Robert Montagne au Collège de France, mais comment ne pas noter que ces deux scientifiques étaient des spécialistes de l’Afrique du Nord, et que le premier des deux était très marqué à gauche ?

     Les observations qu’elle consacre à cette dernière situation mérite d’être citée parce qu’elle caractérise toute son ambiguïté :

      «  Robert Montagne  est élu sans coup férir : c’est d’ailleurs le seul candidat à la chaire, son outsider, Jean Lecerf, n’ayant été sollicité que pour souscrire au règlement du Collège de France qui interdit théoriquement les candidatures uniques. Le poids du contexte politique de l’époque – la montée des revendications nationalistes dans les colonies – ainsi que l’orientation de Lucien Febvre vers une histoire « science sociale » contribuent donc à l’élection a priori paradoxale d’un sociologue à une chaire d’histoire. Ce faisant, cette élection sanctionne la double disqualification de l’histoire coloniale classique, tant politique qu’épistémologique

      Avec la nouvelle maison Les Editions Sociales  «  une contre-histoire coloniale est donc en train d’établir ses bases : elle va s’épanouir  quelques années plus tard. «  (p247)

     Question : est-ce que l’auteure est véritablement convaincue que ce nouveau cours de l’histoire est étranger au cours de l’histoire du monde et de France, et à la situation politique internationale et française, avec la présence de l’empire soviétique, l’URSS, et du PCF, son affilié, pour ne pas dire son inféodé.

     L’auteure cite l’exemple d’Henri Brunschwig, lequel « investit le champ de l’histoire africaine avec rigueur et ténacité », et c’est à mes yeux un bon exemple d’historien resté à l’écart des modes et des influences politiques de l’époque.

      « La prise de parole des chercheurs africains (p,250)

     … ils ont désormais accès à un espace éditorial spécifique, celui de Présence Africaine. L’intellectuel sénégalais Alioune Diop a en effet créé la revue en novembre 1947 et la maison d’édition en 1949. Son mot d’ordre est de lutter contre l’assimilation politique et culturelle et de donner aux écrivains noirs les moyens de s’exprimer et de se forger une identité propre… »

     Plus loin, l’auteure cite Cheikh Anta Diop :

     « Si Cheikh Anta Diop, au milieu des années 1950, ne parvient pas à ébranler sérieusement cette vison dominante (l’occidentalo-centrisme de la discipline), il se pose en pionnier d’une histoire émancipatrice : il prend à rebrousse-poil une historiographie coloniale forte de ses certitudes tout en proposant aux Africains un autre rapport à leur passé, fait de fierté et de dignité. Son influence va être déterminante à bien  des égards à partir des années 1960, parfois jusqu’au fourvoiement de certains de ses disciples qui pousseront les logiques afro centristes jusqu’à la caricature.

     Ce n’est pas cette stratégie de rupture qu’adopte Abdoulaye Ly, alors même que son travail d’historien recèle aussi, dans le contexte du milieu des années 1950, un fort potentiel de renouvellement de l’historiographie dominante. »  (p,253)

      Je rappelle qu’en 1956, fut appliquée la réforme Defferre, et qu’en 1960, le mouvement des indépendances était arrivé presque à son terme.

      « Mais au-delà de ces apparences, l’analyse de la colonisation en Afrique de l’Ouest entre, avec Aboulaye Ly, dans une nouvelle dimension : elle est étroitement articulée aux phénomènes mondiaux, et particulièrement au basculement du centre de gravité de l’économie monde vers la sphère atlantique à l’époque moderne. L’histoire coloniale anecdotique, penchée sur les moindres faits et gestes de tel ou tel obscur  administrateur ou tel audacieux voyageur, a vécu…. » (p,255)

       Ne s’agit-il pas du résumé un peu trop caricatural de l’histoire coloniale, qui, après tout, et faute de moyens, faute pour les historiens de métropole qui venaient de découvrir la richesse du travail des Annales, d’avoir eu le courage d’investir dans une autre histoire que celle chère aux universitaires d’alors, l’Antiquité, le Moyen Âge, les rois de France, les Révolutions, les Empires ou les République, en était réduite à la portion congrue ?

      « Les années 1930-1950, loin de consacrer le triomphe de l’histoire coloniale en France, sont au contraire celles de l’essoufflement et de la marginalisation, non seulement par rapport à une historiographie dominante imprégnée de l’histoire méthodique, mais également vis-à-vis de l’avant-garde historiographique du temps. Alors que la discipline s’est professionnalisée, constituant une communauté formée dans les mêmes moules universitaires et en position idéale de coupure avec le monde civil, censée placer l’historien au-dessus des débats partisans de son temps, l’ancrage de l’histoire coloniale dans le monde politique et dans celui des affaires lui donne une image d’amateurisme et d’engagement militant. Globalement, ses liens consubstantiels avec le projet impérial lui valent la suspicion des milieux universitaires et l’empêchent  d’affermir ses positions institutionnelles en métropole.. dans les territoires colonisés, malgré des moyens de recherche améliorés, le nombre des historiens reste limité et leur marge de manœuvre réduite… » (p,255)

      Question : ne s’agit-il pas d’une lecture par trop autoflagellante, compte tenu de l’écart gigantesque qui existait entre les deux mondes universitaires, pour autant qu’il ait été possible de comparer les deux, une comparaison qui aurait mérité  d’être mieux justifiée et mesurée?

     Essoufflement et marginalisation ? Est-ce que cela n’a pas toujours été le cas ?

    Engagement militant ? N’était-ce pas aussi le cas de Suret Canal et de Julien ? Et parallèlement des autres collègues marxistes de l’époque, en dépit ou à cause, et très rapidement, en 1947,  de la guerre froide et de la propagande de l’Union Soviétique et du Parti Communiste ?

       Le chapitre 6 contient un ensemble d’analyses souvent pleines d’intérêt, mais empreintes d’une certaine ambiguïté, tant il est difficile de naviguer dans le dédale de l’histoire et des histoires, avec des situations coloniales diverses et changeantes,celle de la situation métropolitaine, également changeante, et leur chronologie.

Jean Pierre Renaud – Tous droits réservés

Annexe a : Le Lavisse et l’enseignement

Annexe a : Le Lavisse et l’enseignement

L’enseignement de l’histoire coloniale en métropole et en Afrique : la pertinence historique des exemples cités par Sophie Dulucq dans son livre « Ecrire l’histoire coloniale de l’Afrique à l’époque coloniale »

            L’auteure aborde ce sujet au moins à deux reprises en examinant rapidement le cas de la métropole, et plus longuement celui de l’A.O.F

            Dans le premier cas, celui de la métropole, et sans citer le livre d’histoire Lavisse auquel l’historienne Coquery-Vidrovitch a fait un sort, de même, et plus largement encore, le collectif de chercheurs Blanchard, mais non démontré, comme je l’ai moi-même démontré dans mon livre « Supercherie coloniale », l’auteure s’inscrit dans le courant des chercheurs qui accréditent l’idée, et non le fait mesuré, que la France était sous l’influence de la propagande coloniale :

            « Si les années 1930 sont bel et bien celles de l’apogée d’une propagande tous azimuts pour la Plus grande France et celles de l’épanouissement d’une culture « impériale… » (page 209,210, note de source Blanchard et Lemaire)

            Elle note plus loin, mais de façon plus nuancée :

 « Une fois encore se pose la question délicate, en histoire de l’éducation, du décalage entre les instructions officielles, le contenu des manuels, les pratiques des enseignants et la réception des enseignements par les élèves. L’exposition continue des jeunes enfants aux images positives de la colonisation, via l’école et la propagande extrascolaire, peut expliquer en partie le consensus des années 1920-1930 autour de l’idée impériale » (p,223) (Note de renvoi Bancel)

           Pourquoi ne pas rassurer l’auteure, car le nombre de pages consacrées à « la Plus grande France » était très limité dans les petits livres d’histoire de Monsieur Lavisse ?

        Histoire de France Lavisse Cours Elémentaire 1930 10 et 9° : 182 pages, 24 chapitres, et dans le chapitre 22 « Les conquêtes de la France », 7 pages de la page 162 à 169

       Histoire de France Lavisse Cours Supérieur 1937, 408 pages, et dans le livre VI « L’époque contemporaine », une page et demie, pages 371 et 372

        Histoire de France Lavisse Cours moyen 2ème année (7°) certificat d’études, 1935, 343 pages, 35 chapitres, Chapitre XXXIII La Troisième République, page 318, page 319, deux photos, temple d’Angkor et campement de nomades dans le sud algérien, page 320 avec une carte de l’empire, plus 5 lignes à la page 321.

        Un test qu’il s’agirait naturellement d’effectuer de façon exhaustive.

      Quant à l’exposition continue des enfants aux images coloniales, il est possible d’en douter, alors que la France sortait à peine de la boucherie de la première guerre mondiale, et que toutes les familles du pays comptaient leurs morts ou blessés.

       Dans le cas de l’Afrique, l’auteure propose une analyse plus détaillée, mais qui concerne avant tout l’A.O.F :

     « Enseigner l’histoire dans les écoles africaines » (p,193)

      L’auteure relève: « C’est un aspect encore peu étudié par les historiens, qui mériterait des recherches plus approfondies. » (p,193)

    « Nos ancêtres les Africains » (p,193) (le lecteur aura sans doute été rassuré de ne pas trouver le cliché éculé de « nos ancêtres les Gaulois »)

     Sont alors décrits les efforts de l’administration coloniale pour développer l’enseignement de l’histoire, dès l’année 1903.

     « Il s’agit donc moins de familiariser les élèves avec l’histoire de France qu’avec l’histoire de la présence française en Afrique. Dès le rapport de Camille Guy en 1903, une idée est martelée par les pédagogues coloniaux : l’histoire de France n’est à envisager que du point de vue des « relations avec les différents pays de l’Afrique de l’Ouest », afin  de faire aimer la métropole et les Français et de faire comprendre les motivations des colonisateurs ».

    L’enseignement de l’histoire en 1903 dans une AOF créée de toute pièce huit ans plus tôt , non pacifiée ? Imaginez un peu ?

   Comment ne pas faire un petit rapprochement avec le travail des instituteurs de la Troisième République, et de leurs livres, dont l’ambition et aussi la réussite furent celles d’avoir aidé à la construction d’une nation qui n’existait pas encore à la fin du dix-neuvième siècle ?

     Plus loin, l’auteure évoque la publication « Le Tour de l’A.O.F par deux enfants », une initiative qui  ressemble étrangement à celle de Bruno avec son Tour de la France par deux enfants, deux initiatives parallèles qui connurent le succès.

     Cela dit, et quelques soient les interprétations historiques données à la scolarisation, il est évident que les effectifs des enfants scolarisés étaient faibles, qu’ils ne concernaient le plus souvent que les cités de la côte ou des chefs- lieux de l’hinterland, étant donné que la France, comme l’Angleterre, avaient décidé que le développement des colonies, et donc de l’A.O.F, et donc aussi de l’enseignement, devait être financé par les colonies elles-mêmes.

       Les choses changèrent complètement après 1945, avec la création du FIDES, mais en 1950, les taux de scolarisation étaient encore faibles : en Afrique occidentale, et pour une population scolarisable de 20% de la population, soit 3 millions d’enfants, 138 000 d’entre eux étaient scolarisés, soit 4,6%, dont 1,15% au titre de l’enseignement privé.

Jean Pierre Renaud – Tous droits réservés

« Ecrire l’histoire de l’Afrique à l’époque coloniale » Sophie Dulucq – 4

« Ecrire l’histoire de l’Afrique à l’époque coloniale »

Sophie Dulucq

4

L’histoire coloniale en ses œuvres (p,119)
(c.1890 – c. 1930)

Question préalable :

« L’histoire coloniale en ses œuvres » ?

Ou plus rigoureusement l’historiographie coloniale en ses œuvres ?

« Aborder de l’extérieur cet objet culturel particulier qu’a été l’histoire coloniale , de façon en quelque sorte indépendante des contenus véhiculés, est une piste qui permet d’envisager cette historiographie à la fois comme production savante et comme construction politique et sociale ; bref, comme un champ scientifique structuré par un contexte particulier, par des enjeux internes et externes, par des ambitions  et des stratégies.

Mais il faut maintenant se pencher sur son contenu hétérogène … (p119)

Les premières études sont généralement le fait de non-historiens…

Dans ces conditions, le regard porté sur le passé ne peut qu’être influencé en profondeur par la situation coloniale. La subordination des peuples étudiés, les nouvelles finalités assignées à l’histoire de ces régions par la demande sociale, la position même de ceux qui se penchent sur le passé, déterminent profondément l’écriture historique…

Enfin, cette historiographie revêt-elle effectivement la dimension pratique qu’elle revendique au point de pouvoir être considéré comme un savoir appliqué, comme une véritable science coloniale. » (p,121)

Questions à l’auteure : «  histoire coloniale » ou « historiographie », comme je l’ai souligné ?

N’en aurait-il pas été de même, toutes proportions gardées, et leur écart était considérable à tous points de vue, des historiens de la Troisième République, ou plus récemment de ceux, marxistes, de la Quatrième République ?

« L’Afrique subsaharienne comme nouvel espace historique (p,121)

Deux pôles de curiosité : histoire de la geste coloniale et histoire « indigène »

Il s’agit donc bien de la « subsaharienne », mais avant tout de l’Afrique Française Occidentale.

Il s’agit bien aussi, et effectivement, d’un « nouvel espace historique » à défricher complètement, bien différent des espaces historiques très fréquentés par la classe noble des historiens de France ou d’Europe, de l’Antiquité au Moyen Âge, aux monarchies, et aux Républiques, pour ne pas parler des guerres.

L’auteure note justement :

« On ne saurait voir dans l’histoire coloniale qu’une historiographie triomphaliste glorifiant la seule civilisation européenne : il s’agit d’une production souvent hybride qui a contribué à sa manière à historiciser l’Afrique, à accumuler des connaissances positives, tout en forgeant des instruments de travail.

Comme le souligne Raymond Mauny en 1970 :

« Toute une lignée d’historiens…. N’ont pas attendu en effet l’ère des indépendances pour étudier l’histoire des Africains pour eux-mêmes et non en fonction de l’extérieur. » (p,123)

Je recommanderais volontiers aux chercheurs qui en doutent de fréquenter toute la littérature publiée, entre autres par de nombreux officiers et administrateurs, leurs carnets de route, leurs livres, pour s’en rendre compte, les Mage, Gallieni, Péroz, Binger, Baratier, Emily, Lyautey, le médecin de marine    Hocquard,  en Indochine, au Tonkin, ou à Madagascar …

L’auteure note toutefois :

« Bien sûr, l’existence d’une histoire africaine digne de ce nom est reconnue ici de façon alambiquée, condescendante et en grande partie sous forme négative (p,126) »

« Histoire « coloniale », « histoire indigène » : de la difficulté des classifications » (p,128)

« Tracer une stricte ligne de partage entre les écrits relevant de l’histoire de la colonisation et des textes relevant de l’histoire « indigène » s’avère souvent impossible. » (p,128)

« … Et l’on peut multiplier les exemples de ces travaux d’histoire « coloniale » qui par la tangente, abordent aussi des questions d’histoire « indigène »

« … A l’inverse, un ouvrage comme Haut Sénégal-Niger, qui est le parangon de l’histoire « indigène » du début du siècle, se termine par la conquête et l’organisation de l’AOF et intègre des problématiques d’histoire de la colonisation, faisant de la colonisation française une « fin de l’histoire » pour les sociétés ouest-africaines. » (p,129) (un livre de Delafosse)

« Entre logique scientifique et logique coloniale

« Une histoire au service de l’impérialisme national

« Un bon exemple de la constante interaction entre ces différents champs est fourni par l’introduction du livre de Charles Monteil, Les empires du Mali « (1929) (p,131)

«  Un des paradoxes de l’histoire coloniale est justement, on l’a évoqué, de se revendiquer une utilité politique au moment même où ses promoteurs travaillent à l’institutionnaliser et à conquérir les cercles universitaires. »  (p,132)

« Guidés par une foi solide dans l’œuvre coloniale et persuadés de contribuer à la grandeur nationale, les historiens spécialistes de l’Afrique ont bien sûr écrit une histoire imprégnée des valeurs de leur temps. » (p,135)

Question : n’en n’y-a-t-il pas toujours été un peu ainsi, même dans la période moderne où l’histoire pourrait beaucoup plus facilement se détacher des « valeurs de son temps » ?

A la condition de s’entendre sur les « valeurs » de la France du vingt-unième siècle ? Quelles sont- elles pour le courant des historiens nourri par la « matrice » algérienne ?

Anachronisme, ethnocentrisme involontaire ou volontaire et inversé, nombrilisme,  absence d’évaluation des faits et des effets, servilités idéologiques, toutes maladies qui n’épargnent pas certaines histoires du passé ou du jour

« Grilles de lecture, découpages, mises en intrigue (p,135)

« L’invention du passé de l’Afrique s’est faite à travers les grilles de lecture construites selon les préjugés politico-culturels de l’époque

Ce déterminisme historico-climatique, lointain rejeton de la théorie des climats de Montesquieu, est un écho indirect des conceptions de l’école de géographie coloniale fondées au XIX° siècle dans le sillage de Marcel Dubois . (p,137)

« … Confrontés à des sources qui révèlent de puissantes dynamiques passées ( conquêtes, émergence d’Etats, vitalité culturelle, etc.), beaucoup d’historiens vont essayer de concilier leur vison déterministe, statique et racialisante du passé africain avec la volonté de rendre compte des vastes mouvements de l’Histoire » (p,138)

Question : du déterminisme géographique ? Sûrement.

Le géographe Richard-Molard avait-il tort en parlant de l’ hyper continentalité de l’Afrique, avant l’arrivée des colonisateurs, du facteur clé des climats extrêmes, de la nature des terres, de la grande diversité des peuples et les dialectes qui y existaient, etc… ?

D’après l’auteure, l’époque actuelle pourrait être indemne de « préjugés politico-culturels » ?

« Un autre biais bien identifiable de l’histoire de la période coloniale réside en effet dans l’ethnocentrisme récurrent des analyses, qui fait chausser aux historiens des lunettes européennes pour examiner le passé africain. » (p,139)

« … Les œillères ethnocentriques rendant parfois difficiles la réflexion sur un certain nombre de phénomènes historiques tels que la modernisation précoloniale de l’Imerna. Incapables d’en rendre compte de façon satisfaisante, des auteurs, comme Martineau et Grandidier affirment, contre toute vraisemblance, que l’histoire malgache a commencé avec les Européens, que les Merina ne pourront être intégrés au devenir historique que du jour où il seront pleinement assimilés à la civilisation européenne. «  (p,141)

Question : « œillères ethnocentriques » ? Est-ce si sûr dans le cas de Madagascar, en 1895 ?

Aucune route ! Un seul moyen de transport, l’homme (filanzana et bourjanes), la cour royale qui communiquait avec ses gouverneurs provinciaux au moyen de coureurs à pied, les tsimandroa ? etc, etc…

Avec un saut dans l’histoire postcoloniale, celle des idées ou des faits interprétés, une sorte d’ethnocentrisme inversé, comme je l’ai observé dans mes analyses approfondie des livres du grand historien des idées que fut Edward Said ? Un biais très difficile à éviter !

Pour ne pas parler des chercheurs qui veulent à tout prix, et par humanitarisme ou idéologie, proposer une lecture postcoloniale de cette période, sans trop se préoccuper de leur pertinence scientifique.

« Une autre structure latente des récits historiques de la période consiste à lire l’histoire africaine, comme une construction (évidemment imparfaite et inaboutie) de l’Etat et de la nation. » (p,141)

Ai-je jamais rencontré ce thème de l’Etat nation dans tous les récits que j’ai lus ou annotés?  Jusqu’à la décolonisation ? Alors que les anciennes colonies devenues des Etats nations ne ressemblaient aucunement à ce qu’on appelle des Etats nations.

Pour autant du reste que la monarchie anglaise ait pu être regardée comme un Etat nation, ou l’Allemagne des Kaysers, puis des nazis.

La « construction » dénoncée n’est-elle pas le fait de l’histoire postcoloniale ? Les travaux de Frederick Cooper soulèvent ce type de difficulté.

Les soi-disant Etats Nations sont issus des Etats coloniaux et leur reconnaissance internationale portait sur leur nouvelle nationalité commune reconnue, et pas du tout sur celle de leur état de nation.

« Une lecture orientée : la Vue générale de l’histoire de l’Afrique de Geoges Hardy (p,142)

L’ouvrage de Georges Hardy déjà évoqué à plusieurs reprises fournit un bon exemple de lecture « coloniale » du passé et mérite qu’on s’y attarde un instant….

On le constate, la Vue Générale contient tous les ingrédients propres à l’histoire écrite à cette époque. En même temps, elle ne peut pas être réduite à un simple catalogue de notions dépassées. Avec ce petit manuel, Hardy renforce sans aucun doute le sentiment communément partagé de la supériorité européenne ; mais il combat aussi un certain nombre d’idées reçues ( l’a-historicité, l’anarchie, les « rois nègres ») et met à la disposition du public cultivé des éléments de connaissance qui sont ceux de son époque….Là, comme en d’autres domaines, l’histoire de l’Afrique rédigée à la période coloniale nage en pleine ambiguïté. » (p,145)

Questions : lecture « coloniale », comparée à d’autres lectures beaucoup mieux outillées, les lectures « antiques », « monarchiques », « républicaines », « marxistes », « humanitaristes » ? Il me semble que l’histoire a toujours eu beaucoup de peine à échapper à « l’ambiguïté », mot que j’ai souligné.
            Ajoutons qu’il aurait été particulièrement intéressant de connaître et de pouvoir évaluer  ce « public cultivé ».

« Imagination et  fantasmagories (p,145)

La phrase de la fin de ce paragraphe parait un peu réductrice, sinon péjorative :

« On le voit, les historiens coloniaux n’ont pas été en peine d’imagination quand il s’est agi d’interpréter le passé ou de pallier les insuffisances de documentation. »

Question :  en plein désert ou en pleine brousse ?

« L’histoire comme science coloniale ? (p,149)

Avant tout commentaire, j’ai envie de dire est-ce que l’histoire est une science, laquelle ferait toujours preuve  de pertinence scientifique ? Non !

Une histoire instrumentale

« … Après la conquête de Madagascar et l’effondrement de l’appareil d’Etat merina, les colonisateurs et les scientifiques s’intéressent de près au passé malgache ? D’importants travaux de recherche et de publication sont lancés et les progrès dans la connaissance des populations et de leur histoire trouvent des applications dans les pratiques administratives…. La volonté d’inscrire la colonisation dans le passé « traditionnel» est manifeste »

Question : est-ce que la formulation même de cette opinion ne traduit pas une lecture anachronique ? Un « appareil d’Etat  merina », c’est beaucoup dire, mis à part le cas des plateaux. « d’importants travaux de recherche et de publication », c’est beaucoup dire aussi en comparaison de ceux qui étaient lancés en métropole.

« … les récits de l’épopée coloniale sont révélateurs d’une forme presque inconsciente d’instrumentalisation du passé….L’articulation entre pensée historique et politique se fait aussi à un autre niveau. Un va-et-vient existe entre la mise en récit des historiens, certaines théories coloniales et certaines pratiques de terrain…. » (p,151)

Question : de quelle période parlons-nous et de quels historiens alors que carnets de route ou livres publiés sur la première période de 1880 à 1914, n’étaient pas le fait d’historiens professionnels ? Et pourtant, les Gallieni, Lyautey, Péroz, Binger, Baratier ou Emily faisaient aussi de l’histoire !

« Un miroir des connaissances scientifiques (p,152)

Comme l’a montré Pierre Bourdieu, tout champ scientifique « enferme de l’impensable, c’est-à-dire des choses qu’on ne discute même pas. (…) autrement dit, le plus caché par un champ, c’est ce sur quoi tout le monde est d’accord, tellement qu’on n’en parle même pas, quelque chose qui est hors de question, qui va de soi. Dans ces conditions, on peut comprendre non seulement les conditions sociales de l’erreur – qui est nécessaire en tant qu’elle est le produit de conditions historiques, mais aussi appréhender en creux ce qui, compte tenu de l’appareillage conceptuel du temps, est littéralement impensable.

Or les historiens coloniaux sont enserrés dans tout un système de connaissances du monde auquel ne peut échapper l’histoire qu’ils écrivent. La certitude longuement partagée qu’il existe des races humaines aux aptitudes inégales, la croyance en une évolution linéaire des sociétés humaines, l’explication des faits de civilisation par le milieu et /ou le climat, la conception méthodique des rapports de l’historien au passé, tout cet ensemble conceptuel, étayé par le consensus scientifique, fabrique à la fois de de l’impensable et de l’impensé.

Dans le domaine de l’historiographie, l’histoire méthodique, qui s’est imposée depuis la fin du XIX° siècle à l’Université et à l’école, présente des caractères généraux qui rejaillissent également sur l’historiographie d’outre-mer… Née dans l’humiliation de 1870, l’histoire méthodique assume également une dimension nettement nationaliste, encore amplifiée avec la guerre de 1914-1918. Dans ces conditions, on ne peut guère s’étonner du caractère nationaliste, voire cocardier, qui prévaut dans toute l’histoire de la colonisation. Enfin, sur le plan méthodologique, l’histoire de Langlois et de Seignebos, dont les promoteurs prétendent qu’elle vise essentiellement à établir des « faits » est grande consommatrice de documents écrits, d’archives bien classées, de bibliographies, de chronologies et d’éditions savantes. On privilégie l’histoire militaire, politique et institutionnelle, cette histoire événementielle qui sera tant décriée par la première génération des Annales. (p,153)

Commentaire : Une réflexion de Bourdieu appliquée au domaine historique en question ?

L’auteure compare-t-elle des objets comparables ? A des époques comparables ?

L’historien Brunschwig fait- il partie de la cohorte cocardière de « toute l’histoire de la colonisation » ?

Plus loin l’auteure remarque justement :

« La lenteur dans l’acquisition des connaissances sur l’ensemble du continent est sans doute pour beaucoup dans la vision cloisonnée de l’histoire et de la géographie africaine, que les grandes synthèses n’arrivent pas véritablement à dépasser. » (p,155)

J’ajouterais volontiers une « vision » tout à fait décalée, compte tenu de l’écart gigantesque qui existait alors entre les moyens disponibles dans chacune des situations coloniales, avec leur propre chronologie, selon les époques, et ceux de la métropole.

Plus une vision effectivement cloisonnée, compte tenu tout à la fois des contraintes climatiques, géographiques, culturelles, et ethniques.

Pourquoi ne pas poser une des questions qui me brûle les lèvres depuis le début de cette analyse ? Combien d’historiens professionnels agrégés dans cette discipline historique, combien de chaires d’université ? Quelle était la catégorie d’histoire qui intéressait les meilleurs ?

Alors, oui, et en résultat

« Du savoir malgré tout

«  Au bout du compte, si l’histoire coloniale est un savoir hybride et ambigu, c’est parce qu’elle s’articule sur deux champs : le champ de l’action coloniale et le champ de la connaissance scientifique » (p,156)

L’auteure fait référence à une analyse de François Pouillon qui concerne le sud tunisien, mais est-ce que ce champ historique est comparable aux champs des autres Afriques ?

L’auteure note : « Les biais en sont décelables, récurrents, parfois fastidieux tant les procédés en sont répétitifs. Elle doit être examinée non seulement dans le cadre du projet colonial et de ses logiques, mais également replacée dans le contexte scientifique de l’époque et resituée dans le consensus national autour de la mission colonisatrice de la France. 

Cela dit, l’histoire « indigène » et l’histoire de la colonisation n’offrent pas de discours homogène et univoque sur le passé africain, la première adoptant un point de vue afro-centré de façon très précoce. Il y a plus qu’une nuance entre les articles érudits de tel ou tel spécialiste rigoureux et les élucubrations babylomaniaques de quelques visionnaires. Pour autant, il est clair que la volonté de connaitre a été étroitement liée à la volonté d’administrer, selon la dialectique savoir/pouvoir chère à Foucault. Et c’est justement parce qu’il y a du savoir dans ce pouvoir que l’on se trouve dépourvu face à cette historiographie »  (p,159, 160)

Pourquoi ne pas faire part d’une impression de discussion sur le sexe des anges de l’histoire ? Comme si les « histoires » n’avaient pas été le plus souvent conditionnées par les contextes historiques de savoir et de pouvoir, églises, monarchies, empires, républiques, et ce, jusqu’à nos jours avec certains courants de l’histoire postcoloniale qui tentent de peser sur l’exercice des pouvoirs de notre République, en jouant avec les médias ou l’opinion ?

L’histoire postcoloniale échapperait de nos jours aux intellectuels issus de la « matrice » algérienne ou maghrébine, au rôle des associations d’origine immigrée, ou tout simplement au marché, celui des éditeurs notamment ?

Jean Pierre Renaud  – Tous droits réservés

« Ecrire l’histoire de l’Afrique à l’époque coloniale » Sophie Dulucq 3

« Ecrire l’histoire de l’Afrique à l’époque coloniale »

Sophie Dulucq

3

Sources et objet de l’histoire coloniale de l’Afrique

Usage empirique et pratiques raisonnées (p,85 à 118)

(c.1890 – c.1930)

Avant toute analyse ou tout commentaire, j’ai envie de poser la question : est-ce que dans ce type de débat, le chercheur compare des choses comparables, en termes de sources, de chronologie, et de pertinence scientifique ?

Dans notre pays, les chercheurs ont mis beaucoup de temps à accepter des méthodes de recherche, d’analyse, et surtout d’interprétation, qui donnent un cachet d’objectivité à leur travail, pour autant qu’il soit d’ailleurs possible d’atteindre un tel résultat.

A notre époque, en disposant de moyens de recherche et d’analyse sans commune mesure avec ce qui existait dans l’Afrique de la fin du dix-neuvième siècle, et encore dans celle de la première moitié, pour ne parler que de l’Afrique noire française, certaines des théories historiques postcoloniales développées, entre autres par tel ou tel collectif de chercheurs,  manquent de pertinence scientifique, faute d’évaluation des résultats des recherches.

A lire ce type de récit, la question se pose de savoir s’il s’agit d’histoire des idées ou des faits, car dans l’histoire des idées, en dehors d’une mesure possible de l’effet des idées, la voie est ouverte à toutes les imaginations et constructions possibles.

Revenons à présent sur le chapitre 3 :

La bonne question de départ :

« Une question cruciale conditionne la possibilité d’écrire l’histoire coloniale : celle de la collecte documentaire. Celle-ci prend d’ailleurs une  dimension toute particulière en Afrique subsaharienne, réputée sans écriture. La récolte des sources, leur inventaire, leur conservation mobilisent donc les historiens et les administrateurs, dans un effort conjoint pour préserver les traces du passé. Mais au-delà de l’intérêt intrinsèque du phénomène de la quête documentaire, le discours sur les sources traduit aussi les prises de position de la communauté historienne sur les objets qu’elle construit. » (p,85)

Questions : l’objet de cette étude concerne-t-il uniquement l’Afrique noire française subsaharienne, « réputée sans écriture », sans distinguer entre le Sahel et la forêt, entre l’Afrique « musulmane » et l’Afrique « animiste » ?

Avant les années 1920, est-il possible de parler de « communauté historienne » en AOF ? Et peut-être même après ?

« L’organisation des archives de la colonisation »

« Le classement des archives coloniales métropolitaines : la grande affaire des années 1910 » (p,86)

Je précise tout d’abord, au Ministère des Colonies, de création récente, disposant de peu de moyens, et n’attirant pas spécialement les hommes politiques les mieux placés.

Il est évident que cette ambition avait un double but, un usage concret pour l’administration coloniale, en même temps que la conservation et l’exaltation de la mémoire de l’empire.

Le paragraphe de la page 90 l’illustre bien :

« Il parait donc un peu réducteur de considérer le classement des archives coloniales comme une opération purement utilitariste et colonialiste, et d’affirmer que les considérations diplomatiques ou politiques ont été prépondérantes dans cette opération. S’il en était ainsi, le classement des années 1910 interviendrait bien tard par rapport au grand moment du dépeçage du continent par les Européens – dans les années 1890 plutôt que dans les années 1910. Ensuite, si la dimension instrumentale des archives est indéniable – on sait bien qu’elles n’ont pas été classées principalement pour l’historien -, elle n’est pas univoque ; le mouvement archivistique de l’Etat moderne répond autant aux besoins réels des administrations qu’à l’émergence d’une certaine conception du passé et du patrimoine national. » (p,90)

Un seul commentaire qui pourrait servir de leitmotiv de ma lecture, le constat que fait l’auteure « Il parait donc un peu réducteur… » à l’adresse des chercheurs qui tiennent le discours en question, un discours qui se déroule dans un éther historique, qui n’était évidemment pas celui de l’Afrique occidentale, longtemps après les années de la conquête.

Comment ne pas remarquer d’ailleurs qu’ils devraient être bien contents que la puissance « colonialiste » ait mis à leur disposition ces outils de recherche, alors qu’il n’existait rien de ce genre à l’époque, et en espérant qu’après la décolonisation, le même effort ait été poursuivi ?

« Sauvegarder et classer les archives dans les colonies » (p,90)

Quoi et où ? A Dakar, où la bureaucratie commence à être puissante, trop puissante ? Ou dans la brousse, dans la savane ou dans la forêt ?

« A tous les changements d’administrateur, chaque dépôt doit être scrupuleusement repris et enrichi, tandis que de nouvelles règles d’archivage instituent une uniformité du classement d’un territoire à l’autre, malgré une complexité certaine (20 séries générales). » (p,93)

A lire ce genre de texte, on oublierait presque qu’il n’y avait que 120 cercles dans une Afrique occidentale immense, à peine créés, que leurs titulaires changeaient souvent, et que la conservation des archives devait être le cadet de leurs soucis, alors que leur mission essentielle était de mettre en place les premières infrastructures de la nouvelle administration.

Pour avoir eu l’occasion de voir comment l’administration coloniale fonctionnait au Togo, territoire plutôt gâté, je n’en ai pas retenu le souvenir que la conservation des archives l’ait beaucoup préoccupée, dans les années 1950, et non dans les années 1890-1930.

C’est la raison pour laquelle, il parait surprenant qu’il soit possible d’écrire :

« L’A.O.F entre donc dans l’ère de l’archive sur des bases comparables à celles de la métropole » ? Dans les chefs-lieux peut-être, mais ailleurs ?

« Quelles archives pour quelle histoire ? » (p95)

« C’est une vision particulière de l’histoire  – celle de l’administration coloniale comme celle des archivistes ou des historiens – qui se révèle à travers la valorisation de certaines archives » (p,95)

Un constat qui parait tellement évident, mais combien d’informations utiles figurent dans des comptes rendus d’opération, de pacification, ou d’administration de terrain ?

« On ne s’étonnera donc pas de voir les historiens ou les archivistes coloniaux se délecter de la sauvegarde de documents relevant de ces domaines exclusifs », c’est-à-dire, le politique et le militaire.

J’ai souligné le terme se délecter, car il détone un peu dans ce type d’analyse : des archives à ce point « délectables » ?

 « Cet intérêt pour les sources écrites locales n’est pas totalement nouveau ; il est à replacer dans la lignée de l’érudition orientaliste, et plus particulièrement arabisante… » (p,97)

Effectivement, mais en notant que ces sources n’existaient que dans les pays d’écriture, avec la restriction du nombre très restreint de lettrés qu’elles concernaient, mais absolument pas dans les régions de tradition orale, au sein desquelles les sources étaient entre les mains des griots, et donc à la gloire de… pour simplifier.

L’auteure cite le cas des archives d’Ahmadou, mais il convient de préciser qu’il s’agissait d’un des Almamy musulmans qui ont régné successivement sur le Niger.

Il serait tout à fait intéressant de savoir comment le sultan Ahmadou rendait compte de la bataille très sanguinaire de Toghou, en 1865, en comparant son compte-rendu à celui de Mage qui y fut plus qu’un témoin, un bon exemple de cette histoire des batailles, la catégorie de l’histoire dans laquelle certains chercheurs voudraient enfermer l’histoire coloniale des débuts de la colonisation.

L’auteure note par ailleurs :

« Cette distance calculée reflète bien une posture ambivalente assez commune : une curiosité avide pour les sources écrites africaines et, dans le même temps, une utilisation européocentrée – on pourrait presque parler de narcissisme documentaire – et généralement des interprétations dépréciatives. On retrouve cet intérêt condescendant au détour de maints textes, comme dans le compte-rendu de la publication d’une source africaine par Henri Labouret en 1929. » (p,100)

A titre d’exemple, pourquoi ne pas rappeler 1) que Gallieni qui fut un des premiers partenaires et adversaires d’Ahmadou débarqua en Afrique sans rien connaître de ce continent, à l’exemple de ses collègues officiers. Le récit rigoureux de ses « aventures » vaut sans doute largement certains discours historiques de spécialistes.

2) que les récits faits par Eugène Mage sur les guerres que faisait alors Ahmadou, vrais ou faux, ne plaidaient pas vraiment pour un souverain éclairé et modéré.

«  La quête des traditions orales (p, 101)

Comment ne pas noter au départ que la problématique de la tradition orale concernait à la fin du dix-neuvième siècle, et longtemps plus tard une grande partie de l’Afrique noire ? C’est dire la difficulté du sujet.

L’historien Person, ancien administrateur colonial, a réalisé une véritable somme de plus de deux mille pages sur Samory et son empire dyula, en exploitant au maximum les traditions orales existant encore dans le bassin du Niger (enquête effectuée dans les années 1950-1960), mais après avoir lu cette somme, en avoir comparé certains passages à d’autres sources, je ne suis pas convaincu que ce type de travail historique ne se soit toujours inscrit dans les prescriptions d’une histoire méthodique étrangère à toute idéologie ou parti pris.

L’auteure note par exemple :

«  Dans le cas des grands empires d’Afrique occidentale et centrale, qui n’ont guère laissé de traces écrites , « cette absence d’archives ne signifie pas, cependant, que nous nous trouvions là en présence de siècles vides ou  de civilisations tout à fait inférieures ; on peut agir intensément sans écrire beaucoup, et les grandes époques ne sont pas nécessairement celles où l’intelligence, au sens ordinaire, que nous donnons à ce mot, s’épanouit plus largement. Il existe ainsi des annales, mais qui « sont ou étaient héréditairement et exclusivement dans la tête des annalistes. Prêtres, griots, femmes », dépositaires de l’histoire locale, sont des «  historiologues de métier et non point des conteurs de légendes à la façon de nos grand-mères » (p,102)

Les citations soulignées sont de la plume de Georges Hardy, un des historiens coloniaux souvent contesté.

L’auteure évoque ensuite le cas des localisations archéologiques :

«  Certains ont également tendance à appeler à la rescousse les « traditions » afin de corroborer une localisation archéologique floue, d’étayer une interprétation un peu fragile. » (page 106)

Avec l’exemple de l’emplacement de Mali, ancienne capitale de l’empire mandingue.

Autre explication :

« Il est intéressant de constater que les sources orales sont ici réintégrées dans une vision nationaliste de l’histoire, conforme aux grandes orientations de l’historiographie méthodique du début du siècle, avec ses griots vus comme les gardiens d’une histoire/mémoire « nationale ».(p107)

Question : est-ce que des historiens ont pu confronter par exemple les traditions rapportées par les griots connus de Samory avec celles des Royaumes Bambaras qu’il combattit ?

L’auteure note à juste titre qu’une réflexion critique a existé assez tôt sur la fiabilité des sources orales, et qu’elle n’a pas attendu la période des indépendances.

« Selon Hardy, ce sont des biais autrement gênants qui fragilisent l’usage des sources orales. D’abord l’accès aux traditions vraiment authentiques reste limité, car elles sont gardées secrètes, par méfiance ou pour préserver le statut social de ses détenteurs ; l’Européen n’a parfois affaire qu’à des versions mensongères dans leur déformation sous l’influence de la culture occidentale, via les jeunes générations formées à la française. » (p109)

J’ajouterai volontiers que l’ignorance par la plupart des européens des langues ou dialectes alors pratiqués, très nombreux, faisait peser un soupçon de plus sur la fiabilité des « truchements » de toute origine et de toute nature auxquels ils faisaient appel.

« On le voit, une réflexion critique s’ébauche dès les années 1920 et porte sur des aspects aussi subtils que la fragilité de la notion de « tradition », ( la projection du présent sur le passé), l’importance de la position de certains dépositaires (courants concurrents), l’analyse des déformations subies du fait de l’occidentalisation et de la mise par écrit. Elle identifie également très tôt les biais introduits par l’’enquête (Questionnaire orienté, position hiérarchique de l’enquêteur…) ainsi que les chausse-trappes qui guettent  l’interprétation (ethnocentrisme, anachronisme) » (p112)

Est-on vraiment sûr qu’à l’heure actuelle, et dans l’histoire postcoloniale, le travail des historiens ne souffre pas également, alors que les échelles de moyens n’ont rien à voir avec celles de ce passé colonial, tout à la fois d’anachronisme, d’ethnocentrisme inversé, ou d’insuffisance des contrôles exigés par la pertinence scientifique des travaux effectués ?

L’auteure pose la question :

«  Et au fond les historiens n’ont pas véritablement été capables de se mettre d’accord sur un point central : la définition de ce qu’était ou de ce que devait être une authentique «  histoire coloniale. » (p,115)

Je vous avouerai que ce type de débat me dépasse un peu, car à mes yeux, il ne se situe pas complètement sur le terrain des situations coloniales de cette Afrique à peine découverte, à peine administrée, laquelle avait bien d’autres chats à fouetter que de se préoccuper de ses archives qu’elle avait déjà beaucoup de mal à sauvegarder.

Pourquoi ne pas rappeler que dans un contexte moderne, celui des administrations préfectorales des années 1980-1990, les archivistes de métier avaient bien du mal à définir les papiers qu’ils souhaitaient pouvoir conserver, – ce qui était important ou ce qui ne l’était pas – et que les administrations de l’époque avaient de leur côté bien du mal à stocker leurs papiers ? Il est vrai que le volume du papier n’était pas tout à fait le même.

Pourquoi ne pas vous transporter par exemple dans le Dakar de la fin du dix-neuvième siècle, nouvelle capitale d’une AOF créée de toute pièce en 1895, et dans la forêt de Côte d’Ivoire, une région de tradition orale, dans les années 1910-1914, en pleine pacification violente, pour vous poser ce type de question ? 

Jean Pierre Renaud – Tous droits réservés