En 1993, j’ai publié un livre d’analyse des institutions parisiennes et de leur fonctionnement, sous le titre : « Paris, un Etat dans l’Etat ».
J’y décrivais ces institutions et je tentais de déterminer le qui faisait quoi dans l’exercice réel du pouvoir politique de la capitale, une fois transférée, en 1977 (réforme du 31/12/1975), à ses élus, une très grande partie des attributions des communes de droit commun que le Préfet de Paris, représentant de l’Etat, exerçait auparavant. Ce transfert de pouvoirs a été notablement accru par la charte de la décentralisation de la loi du 2 mars 1982, dont l’élément essentiel portait sur le contrôle a posteriori des « actes » de la commune.
En 1998, dans le livre « La méthode Chirac », j’expliquais comment Chirac, le premier maire de cette nouvelle ère politique, avait su capitaliser les atouts électoraux que lui donnait la capitale pour son élection à la Présidence de la République. Une fois élu, la Ville et le Département de Paris entretinrent une relation de pouvoirs pour le moins ambigüe.
Un quart de siècle plus tard, pourquoi ne pas revisiter brièvement ce « site » institutionnel et politique, afin de voir comment il a fonctionné, comment il a évolué ?
A quel système politique de pouvoir avons-nous affaire, alors que sa nature de double-face soulève à mes yeux autant de problèmes qu’auparavant ?
Comment Paris peut-il échapper à son statut de capitale de la France ? A sa banlieue, à sa région, à la France ?
Dans l’historique résumé, je notais :
« Les analyses qui précèdent ont montré que les gouvernements successifs, quels qu’aient été leurs fondements, n’ont jamais véritablement trouvé la bonne solution institutionnelle, le juste équilibre entre un pouvoir d’Etat qui ne peut être contesté dans sa capitale, et un pouvoir local exprimant une volonté parisienne. Le fait « Capitale » l’a toujours emporté sur le fait « Paris », sauf depuis une période récente. » (p,25)
Question-clé : est-ce que ce que j’appellerais volontiers la « dérive » politique des institutions ne s’est pas accentuée ?
Avant de poser quelques questions à ce sujet, il est utile de revenir sur quelques-uns des constats ou quelques-unes des questions que je posais dans la conclusion générale de cet ouvrage (p,235 à 264) résumés dans les extraits ci-joints. J’ai souligné quelques mots ou phrases clés.
« LES INSTITUTIONS (p,241)
« … Peut-être serait-il plus juste de parler de système parisien que d’institutions parisiennes ? Dans le sens que lui donnent les économistes, les sociologues, les juristes.
Paris est un système parce que la capitale présente sur la longue durée historique un ensemble de caractéristiques dans son organisation, ses moyens, sa relation avec l’État central.
Le système parisien, c’est un pouvoir local de nature très particulière, qui entretient des relations ambiguës avec le pouvoir central, que ce soit en configuration de pouvoirs étatique centralisé ou en configuration de pouvoir décentralisé.
Le pouvoir local a beaucoup de mal à résister à la tentation de l’État dans l’État, et quelquefois de l’État local contre l’État central.
De son côté, l’État central, monarchique ou républicain, imprime volontiers sa marque aux affaires de « sa » capitale. Son éclat ou sa munificence rejaillit sur le pouvoir local, renforçant son propre éclat, et ajoutant à sa propre munificence.
Le système parisien, c’est un pouvoir local servi par une puissance administrative, politique, économique et financière, de type étatique, souvent bien secondée par l’Etat central.
La véritable question que l’on peut se poser, et que nous avons choisie pour sous-titre, est celle de la nature exacte de la collectivité parisienne, étatique à maints égards, et pourtant collectivité locale : comment Paris peut-elle être une collectivité locale, ou comment peut-on être Persan ?
… La puissance médiatique est venue récemment s’ajouter aux attributs traditionnels de la puissance parisienne, le pouvoir local sachant merveilleusement utiliser la capacité de rayonnement que lui donne la chance d’être la capitale. Chaque jour, Paris fait l’actualité.
La décentralisation étant récente, il est difficile d’émettre un pronostic très élaboré, mais il semble d’ores et déjà qu’elle ait contribué à renforcer la stature exceptionnelle du pouvoir local, ait confirmé sa tendance traditionnelle à s’ériger en quasi-pouvoir d’État, sinon en contre-pouvoir d’État …
L’observateur ne peut manquer d’être frappé par la complexité des relations entre l’Etat et les collectivités parisiennes, leur enchevêtrement, la représentation locale de l’Etat étant mal identifiée ou confondue avec ses fonctions d’ordre public.
A l’évidence, les institutions locales parisiennes ne s’inscrivent pas dans le droit commun, et ne peuvent pas le faire en raison précisément du statut de capitale.
Cette situation de double face, de Janus, donne un formidable levier au pouvoir local qui démultiplie ses avantages, d’autant plus que le pouvoir central aborde encore les affaires parisiennes avec mauvaise conscience, dès qu’on lui oppose en première ou en dernière raison l’argument massue de la démocratie locale. Les autorités locales ont donc le champ libre pour accréditer l’idée qu’à Paris tout relève de la collectivité locale.
Il est normal de se poser la question de savoir si les institutions actuelles avec le potentiel de conflit et de coopération qu’elles offrent aux deux partenaires, Etat et collectivité locale, donnent un cadre juridique stable aux pouvoirs publics parisiens.
Une question beaucoup plus importante se profile derrière cette première interrogation, celle de l’organisation des pouvoirs publics, étatiques et locaux, susceptibles d’assurer le développement de Paris, de sa banlieue, de la région.
Il convient de raisonner cette fois en termes de fonctionnalité des organisations par rapport aux objectifs, aux ambitions que les hommes politiques proposent aux citoyens. Comme nous le verrons dans les pages consacrées au thème du Grand Paris, la véritable réponse institutionnelle fait encore défaut.
Quels que soient les atouts de Paris et de l’Ile de France dans la compétition européenne et mondiale, ils risqueraient d’être en partie gâchés si les institutions adéquates ne se mettaient pas au service de leurs ambitions légitimes … » (p243)
En ce qui concerne l’urbanisme, la révision du schéma directeur de l’Ile de France conduisait à fixer les grandes orientations de son aménagement pour les années futures, grandes orientations que nous résumerons ci-après.
LE GRAND PARIS (p,243)
« … LA CHARTE D’AMÉNAGEMENT DE PARIS (p,246)
… La Ville entend sauvegarder par ailleurs le dynamisme économique de la capitale, la qualité de la vie, renforcer l’unité de Paris et de sa région.
Attardons nous sur le dernier objectif.
Les autorités communales veulent que leur ville soit le moteur du développement régional.
On voit mal en effet comment le développement de l’Ile de France pourrait se priver de son pôle de croissance le plus puissant.
… La charte trace une vision de l’avenir de Paris qui n’est pas dépourvue de qualité, et qui s’inscrit bien dans le dessein de développement régional. Elle n’apporte pas de réponse précise en termes de pouvoir, tout en marquant une préférence pour la responsabilité des élus locaux… » (p,248)
LA CHARTE D’AMÉNAGEMENT DU CONSEIL RÉGIONAL (p,246)
« … La charte régionale a l’ambition d’inscrire ces actions (7) dans l’espace selon quatre directions, la valorisation globale de la ville de Paris et de la proche banlieue, le dynamisme nouveau des villes et de la grande couronne, un développement coordonné avec les régions voisines, une ambition européenne.
L’idée d’une valorisation globale de la ville de Paris et de la proche couronne est incontestablement intéressante puisqu’elle tient compte de l’espace le plus urbanisé de la région dans sa globalité et dans sa continuité…
Trois lignes d’actions sont envisagées : développement qualitatif du réseau urbain de Paris et de la petite couronne, en s’appuyant sur la diversité de leurs communes, de leurs centres et de leurs sites, assurer l’unité du réseau de transport de la capitale et de la petite couronne, y créer une trame verte bien nécessaire dans un espace aussi urbanisé. » (p,249)
La charte régionale souligne par ailleurs ses points forts par département, et en ce qui concerne Paris, il y en a 7…
La charte du Conseil régional aborde en toute clarté le problème des pouvoirs dans la région, en estimant qu’il ne serait pas raisonnable de fixer des orientations d’aménagement, sans que les institutions soient en mesure de les faire appliquer.
La charte déclare « Il subsiste encore l’illusion tenace qu’on peut changer l’Ile de France par décret. » (p,251)
LA CHARTE DE L’ÉTAT (p,252)
L’État y défendait son rôle de façon très détaillée en se donnant des objectifs ambitieux :
… « l’avenir de l’Ile de France est inséparable de celui du bassin parisien qui englobe évidemment les régions voisines, et évidemment de la France entière, dont elle est la province la plus riche et la plus dynamique ».
« Deuxième argument : les déséquilibres constatés dans la région, et les intérêts pas toujours convergents des 1281 communes, de la capitale de la France, des huit conseils généraux de département, du Conseil régional. Leurs responsables étant tous des élus du suffrage universel, il n’existe pas la moindre hiérarchie entre toutes ces collectivités.
Troisième argument « les grandes agglomérations sont dures aux faibles ». (p,253)
Dans le résumé des propositions qui étaient faites aux différents niveaux de pouvoir, je notais en ce qui concerne Paris :
« Il faut que les autorités de la capitale s’habituent à penser en administrateurs d’une très grande ville, une ville presque comme les autres, avec un horizon borné, alors que sa puissance éclate en permanence, qu’elle a pris en mains la transformation de ses derniers quartiers en friche. D’une façon générale, mais d’abord pour tout ce qui touche à l’aménagement des secteurs contigus à la banlieue, l’urbanisme ne peut plus se concevoir dans un cadre strictement parisien …
Plus largement, et à partir du moment où l’urbanisation des communes de banlieue s’inscrit de plus en plus en continuité avec celle de la capitale, avec son image de prestige, son urbanisme de qualité, comment va-t-il être possible de relever le défi d’une capitale étendue à la petite couronne, d’une agglomération de qualité à peu près égale, compte tenu des problèmes que cela pose, et de financements à réunir, les ressources se trouvant plus abondantes à Paris et dans les Hauts de Seine que dans le Val de Marne ou en Seine Saint Denis ?
De temps en temps un responsable local fait une déclaration à ce sujet, évoquant la perspective d’un Grand Paris, mais il s’agit d’un sujet tabou qui à peine esquissé soulève une montagne de difficultés, souvenirs du passé, prudence de l’État de voir se constituer une nouvelle puissance locale à sa porte, enjeux politiques au sein des différentes collectivités locales et entre elles … L’intervention de Roland Castro, qui fut chargé du grand projet Banlieues 89, dans ce débat feutré, administratif, technocratique, lui donne un éclairage décapant.
Le numéro spécial d’Actuel consacré à Paris (Mai 1992) reproduit quelques propos vigoureux de Roland Castro (p,262):
« On ne nous a jamais donné les moyens de faire grand. Il faudrait ouvrir la capitale, fabriquer cinq Paris…
Dans le même numéro, Génération Écologie va dans le même sens (p,263) :
« Enjamber le périf, c’est supprimer l’idée d’un Paris élitiste, l’idée que quatre millions d’habitants vivent au ban de ce lieu… »
J’écrivais alors :
« Il existe une distance entre le discours des responsables politiques ou administratifs et la conscience qu’ont beaucoup d’habitants de vivre dans la même ville, les entités administratives actuelles étant déjà ressenties comme artificielles.
Il s’agit donc bien de savoir comment un pouvoir local, ou des pouvoirs locaux, avec l’aide de l’Etat, réussiront un Grand Paris, qui n’ait pas à rougir du Petit Paris en qualité d’urbanisme, en diversité sociale et en richesse d’équipements, d’activités et de services…(p,263)
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Questions : plus de vingt-cinq ans plus tard ? Où en sommes-nous ?
Une municipalité de gauche gouverne la ville et le département depuis 2001, soit depuis plus de dix-huit ans.
Le système parisien ?
Le système politique et administratif de la capitale ne parait pas avoir évolué vers la simplicité et la clarté des pouvoirs respectifs de la municipalité et de l’État, notamment sous l’angle du qui fait quoi, entre maire, préfet de police ou préfet de Paris (Préfet de Région), représentant des autres services de l’État.
Il est évident que seuls les spécialistes sont capables de savoir, et encore, qui exerce le pouvoir dans tel ou tel domaine de décision.
Les autorités municipales savent parfaitement utiliser l’ambiguïté de ces rapports de pouvoir, quand il s’agit de troubles de l’ordre public (voir l’épisode fréquent des gilets jaunes) d’usage des espaces publics (vélos ou trottinettes), de la voirie (voir les voies sur berge de Seine ou les transversales entre banlieues), des incivilités ou de la sécurité de proximité (le concept de tranquillité publique dans le droit commun), la maire de Paris ayant jusqu’à présent refusé d’assumer les responsabilités d’une police municipale.
La politique d’accueil des étrangers, telle que la conçoit et la pratique la municipalité, est évidemment à la source d’une multitude de problèmes qui ne facilitent pas la vie des habitants, outre les charges de toute nature qu’elle impose aux budgets parisiens : ne s’agit-il pas d’un des dossiers politiques les plus sensibles que la ville nourrit volontiers, afin de marquer son ancrage à gauche et d’afficher son goût pour la solidarité internationale, quelques puissent être les doutes sur le bien-fondé de cette forme nouvelle d’ONG publique.
Dans un tel contexte de pouvoirs, c’est toujours l’État qui est responsable, même si les autorités municipales font tout pour alimenter le feu, sauf à dire que selon les conjectures de pouvoir entre gouvernements et autorités municipales, l’observateur éprouve une certaine difficulté pour savoir s’il y a conflit de pouvoir ou complicité.
En résumé, la répartition actuelle des pouvoirs n’est ni claire, ni stable. Il est possible de se demander s’il est possible d’atteindre un tel objectif.
Mon diagnostic actuel est que le pouvoir municipal a dépassé ses limites de compétence sur un territoire qui est celui de la capitale du pays.
Paris et sa banlieue ?
Vingt-cinq ans plus tard, rien n’a vraiment changé sur le plan institutionnel, avec à Paris, un enchevêtrement superposé de pouvoirs en Ile de France, qui n’a jamais été simplifié, mais au contraire aggravé, tellement l’exercice soulève à la fois de grands enjeux de pouvoir et une grande complexité de solutions.
A l’approche des prochaines élections, les autorités municipales déploient une activité débordante pour limiter l’usage de la voiture dans la capitale, et afficher une image de ville « écolo », en n’hésitant pas à lancer des gadgets écolos.
Il est évident qu’une telle politique lèse les intérêts des habitants de la Petite et Grande Couronne : elle soulève la question de principe du fondement du pouvoir des autorités municipales dans la capitale, sauf à dire que dans la capitale, c’est la mairie de Paris qui exerce tous les pouvoirs.
Comment est-il possible d’estimer que le territoire de la capitale de la nation et de la République Française appartiendrait à ses seuls habitants, alors que les grands axes de circulation sont nécessaires à la sécurité des services de l’État – dont bénéficie largement la ville de Paris – tout autant qu’aux besoins de déplacement des autres habitants d’Ile de France ?
La politique municipale actuelle s’inscrit dans un registre social qui n’a plus grand-chose à voir avec le socialisme affiché par ses responsables depuis plus de dix-huit années, sans aucun respect des autres habitants d’Ile de France et de la plupart de leurs collectivités moins favorisées.
C’est ce type de caractéristique du nouveau système parisien que j’ai retenu pour intituler ces réflexions, un Paris « État Bobo » qui ne dit pas son nom, car tout semble être fait à Paris pour une population souvent déjà bien gâtée, bien au chaud, avec son intelligentsia friquée, le véritable moteur du système parisien …
La composition de la majorité municipale actuelle éclaire le jeu politique avec un zeste de communisme, un zeste d’écologie, aujourd’hui à marche forcée, un zeste de socialisme en voie d’extinction, à l’ombre du grand capitalisme international et multiculturel …
D’aucuns auraient raison de trouver que la politique anti-voitures de la maire actuelle rétablit, sous une forme modernisée, en supprimant des voies, en instituant de généreuses taxes ou amendes de stationnement, les anciens « octrois » de l’ancienne Ville qui ne furent définitivement supprimés qu’en 1943, sous Vichy.
Les relations politiques et administratives de Paris avec la petite Couronne et la grande Couronne soulèvent d’autres questions, de même qu’avec la région. Est-il imaginable qu’une simplification soit proposée à ses électeurs par référendum ? Cela serait souhaitable.
Jean Pierre Renaud – Tous droits réservés