La Parole de la France ? L’Honneur du Soldat – Les Héritages – Indochine- La Piastre et le Fusil – Hugues Tertrais

La Parole de la France ?

L’Honneur du Soldat

Les Héritages

Guerre d’Indochine (1945-1954)

Guerre d’Algérie (1954- 1962)

B

&

« La Piastre et le Fusil »

« Le coût de la guerre d’Indochine »

« 1945-1954 »

Hugues Tertrais

Avant propos : comment ne pas apprécier ce livre d’histoire coloniale et postcoloniale, un ouvrage qui va au fond des choses, des faits et des chiffres qui concernaient cette guerre d’Indochine presqu’ignorée de l’opinion publique française jusqu’au désastre de Dien Bien Phu, en 1954 ?

       Neuf années d’un conflit encore colonial qui fut à mes yeux un symbole de plus de la thèse historique que je défends depuis des années, à savoir    que la France ne fut jamais une nation coloniale, laissant à des « pros » quels qu’ils soient le soin de s’en occuper, sinon d’en profiter, comme ce fut le cas exceptionnel  en Indochine, notre « joyau colonial » aux yeux de Lyautey.

       Dans le cas de l’Indochine, la France « officielle » laissa le soin à une armée de métier et à des groupes de pression publics ou  privés divers, à la fois d’accompagner une  « sale » guerre et d’en profiter jusqu’au bout

      Dans une longue introduction, l’auteur expose les difficultés rencontrées dans tous les domaines, et notamment dans celui des chiffres, pour pouvoir procéder à une analyse rigoureuse.

      « L’extrême difficulté rencontrée à établir des données statistiques précises et définitives surprend et, d’une certaine manière, contrarie celui qui s’est longuement immergé dans les archives économiques et financières. » (p,17)

      « Une triple démarche »

       « Cet ouvrage suit un plan en trois parties. La première s’attache au déroulement de la question dans le temps. La configuration du conflit, les enjeux financiers, le jeu des belligérants et des partenaires ne sont en effet pas les mêmes à toutes les époques. Dans ce domaine, comme dans les autres, l’histoire est faite de situations successives, à l’intérieur desquelles la combinaison et le poids des principaux facteurs, anciens et nouveaux varient. Les données économiques et financières de la guerre d’Indochine, par leur propre évolution, suggèrent on l’a dit, trois moments dans l’évolution du conflit, trois périodes de trois ans environ chacune : 1945-1948, 1949-1951, 1952-1954. » (p,19)

       Première Partie

       « Tout problème n’est pas financier mais le devient un jour » (p,21)

       « La guerre d’Indochine ne se résume pas à cet aspect  des choses mais, compte tenu au moins de la réputation qu’elle s’est faite, il importe de tirer au clair l’importance du facteur financier dans son déroulement. Toujours trop chère pour les Français d’une part, au regard des autres besoins du pays, la « sale guerre » a généré aussi son lot de scandales financiers. Forcément très onéreuses pour le Viet Minh d’autre part, qui conduit une guerre dont les moyens excèdent largement ses propres capacités économiques, la Résistance n’en a pas moins été menée de main de maître.

      A considérer plus attentivement l’évolution de la guerre, trois moments se succèdent, les facteurs financiers apparaissent au fur et à mesure toujours plus contraignants, décisifs même, ce qui suggéra cette formule à Pierre Mendès France : « Tout problème n’est pas financier mais le devient un jour. Ainsi de l’affaire d’Indochine, mal engagée politiquement, militairement et moralement, précisait-il, elle tournait encore plus mal sur le plan budgétaire. » Dans sa première configuration de conflit colonial, entre 1945 et 1948, la guerre d’Indochine est chère sans l’être vraiment : le facteur financier pèse en tout cas moins lourd pour la France que pour le Viet Minh. Brusquement rattrapé pat  les crises de la guerre froide, le conflit change de physionomie : les dépenses militaires s’emballent, les problèmes financiers surgissent sur le devant de la scène, et l’urgence commande de trouver des solutions nouvelles, alors que le Viet Minh dispose de moyens supplémentaires mis notamment à sa disposition par la Chine populaire. A partir de 1952, dans une troisième époque qui s’achève en 1954, l’élargissement de la guerre à de nouveaux alliés nourrit la montée en puissance des combats, le coût de la guerre atteint des cimes vertigineuses et, cette fois, les « financiers » paraissent être devenus les vrais décideurs. »  (p,23)

 Commentaire : 1 – Le découpage historique proposé en trois périodes correspond à celui que l’on trouve dans les analyses consultées, avec trois phases de guerre bien identifiées.

     2 – Le contexte historique de l’après-guerre   est d’autant  plus important qu’en 1945, la France était ruinée, les cartes d’alimentation encore en circulation, et le pays déjà en état de perfusion du dollar américain.    

    3 –  Avec le départ du pouvoir du général de Gaulle le 20 janvier 1946, le déclenchement de la Guerre Froide en 1947 et le départ des ministres communistes, en 1947, provoqué par le Président du Conseil socialiste Paul Ramadier mit fin au tripartisme PC-SFIO-MRP, les communistes français venant en appui des revendications du Viet Minh.

    4 – La Quatrième République fit preuve d’une belle continuité avec la Troisième République par la volatilité de ses gouvernements, six mois en moyenne : il est difficile de faire la guerre, quelle qu’elle soit, dans de telles conditions d’instabilité, pour ne pas dire d’incompétence et de manque de courage.

    Chapitre I

     « Une guerre coloniale aux moindres frais (1945-1948) » (p,25)

    « Durant les trois années qui suivent les capitulations allemande et japonaise, un é tat de guerre dispendieux s’installe donc en Indochine. Les raisons de cette situation ne sont qu’indirectement économiques, tenant plutôt aux modalités de la libération en Asie et en Europe : au Vietnam, secoué du nord au sud par la Révolution d’août 1945(1), qui ne déplait ni aux Japonais ni aux Américains, la France évincée conserve une attitude impériale. Elle-même-est occupée à reconstruire son territoire, partiellement en ruine, son économie, son régime politique aussi. Mais elle a également des intérêts en Indochine, des investissements qu’elle n’envisage pas plus d’abandonner que l’idée qu’elle se fait de sa grandeur et de sa « mission civilisatrice ». Les rêves de la France sont-ils alors conciliables avec ceux du Vietnam, et des trois pays d’Indochine, la situation est la plus embrouillée ? » (p,25)

  1. La prise de pouvoir par Ho Chi Minh et le Vietminh

I.Le coût de la guerre avant la guerre

    « La guerre d’Indochine est officiellement déclenchée, si l’on peur dire le 19 décembre 1946, date à laquelle le gouvernement vietnamien dirigé par Ho Chi Minh doit abandonner Hanoi pour le « maquis » tonkinois.

  1. Indochine, année zéro

     « En France, on le sait, à la fin de la seconde guerre mondiale, « tout était à refaire ». En Indochine aussi : après avoir relativement échappé à la guerre du Pacifique, du fait de la politique conciliante à l’égard du Japon du gouverneur général Decoux, l’Indochine française avait été balayée durant six mois, en 1945, par un violent cyclone d’ordre politico-militaire, entrainant une rupture historique qui le rendait méconnaissable… Au début du mois d’août 1945, la conférence de Postdam avait écarté la France du règlement du conflit en Indochine, Chinois et Anglais y étaient chargés de désarmer les troupes japonaises, au nord du 16ème parallèle pour les premiers  et au sud pour les seconds. Peu après la Révolution d’août lancée par le Vietminh, suivie le 2 septembre 1945 par la proclamation de l’indépendance à Hanoi par Ho Chi Minh tournait vraiment aux yeux des vietnamiens la page de la colonisation.

 Encore pour peu de temps au pouvoir, de Gaulle lance le 24 mars l’idée d’une « fédération indochinoise » dans le cadre de l’Union française : seul petit problème, la France n’avait pas les moyens de reconquérir l’Indochine,, ignorait presque tout de la situation concrète de l’Indochine, et n’avait de toute façon pas encore pris le virage d’une décolonisation nécessaire.

      La France décide la création d’un Corps expéditionnaire qu’il faut financer et équiper sans en avoir les moyens, en utilisant des expédients et en faisant appel au concours des Anglais et des Américains qui disposaient alors des moyens d’équipement et de transport nécessaires : « il faut donc pratiquement tout acquérir… Les troupes ne suffisent pas », il faut de l’argent, et la monnaie est bien sûr un des enjeux, la piastre, la monnaie émise par la Banque d’Indochine, avec les difficultés inextricables crées par la présence de troupes chinoises nationalistes et du taux de change avec le franc à fixer :

    « Ainsi, le passage de la piastre de 10 à 17 francs apparait fin 1945 comme une mesure de circonstance, et une mesure provisoire… » (p39)

     Ce « provisoire » dura longtemps, presque jusqu’à Dien Bien Phu, alors qu’il fut très rapidement contesté et qu’il fut la cause du scandale des transferts frauduleux de piastres.

     « D.  Une logique de reconquête » (p,39)

     « Un accord est obtenu le 6 mars 1946 entre Sainteny et Ho Chi Minh à Hanoi, reconnaissant le Vietnam comme un Etat libre au sein de l’Union française, et prévoyant notamment une relève au Nord des troupes chinoises par celles du général Leclerc. Mais cet accord obtenu « à l’arraché », e’t qui fera date, ne semble pas modifier la logique militaire en cours en Indochine, qui est une logique de reconquête. D’ailleurs, si l’on en croit Leclerc, accord ou pas accord, les troupes françaises ont vocation à se réinstaller au Nord : « il importe en effet de ne pas oublier, précisa-t-il, que, si les forces françaises ne sont pas arrivées avant le mois de mars au Tonkin, ce n’est nullement pour une question d’accords non signés, mais pour des raisons techniques : elles ont embarqué dès que les bateaux nécessaires ont pu être rassemblés, et si les accords du 6 mars n’avaient pas été signés, elles avaient l’ordre de s’emparer de Haiphong, de Hanoi… » (p,40)

       Le Corps expéditionnaire fait face à beaucoup de difficultés et ne peut compter sur l’aide américaine «  en raison de l’attitude résolument anticoloniale qui prévaut à Washington, selon, comme l’écrit l’ambassadeur de France  Henri Bonnet, une sorte de principe tacite prévalant depuis la capitulation japonaise. Selon lui, le gouvernement des Etats-Unis est décidé à ne rien faire « qui fut de nature à aider (les anciennes puissances coloniales) dans la reconquête de (leurs) territoires si les populations indigènes tentaient de mettre obstacle à la réinstallation de leur souveraineté » en conséquence, « le gouvernement de Washington a interdit la cession de matériel de combat, à quelque titre que ce soit, aux Etats possessionnés dans le Sud-Est de l’Asie pour l’utiliser dans cette partie du monde. » (p,41)

    Décembre 1946  « A cette date, le nord est entièrement à reconquérir… Hanoi n’est dégagée que le 18 janvier 1947… et chaque déplacement des troupes françaises, de timides excursions d’abord dans  sa périphérie, est une « opération ».

      Au total, le coût de la reconquête de l’Indochine, entre le 15 août 1945 et le 31 décembre 1946 – reconquête encore très partielle – est évalué dans un document sans autre référence, datant  sans doute du début 1947, à environ 75 milliards de francs – soit l’équivalent de plus de 10 % du budget de 1946… Avant même  le « clash » du 19 décembre, date à laquelle les ponts sont définitivement coupés entre Vietnamiens et Français, la facture de la réoccupation du territoire est donc déjà lourde. Par la nature de ses dépenses, elle suggère que le conflit a bien commencé dès l’été 1945. » (p,43)

       II Les moyens de la Résistance (p,44)

      Les Vietnamiens – on dira bientôt le Viet Minh- ne vivent pas le conflit dans le même « temps » que les Français : c’est une guerre de longue durée qu’ils mènent contre la France et sa première phase, celle de la défensive a commencé dès le 23 septembre 1945, date de la reprise du contrôle de Saigon par les Français…

      A- Le temps de l’autosuffisance

     Les documents du Viet Minh ne sont pas innombrables _ ceux que nous avons pu consulter, apparemment authentiques, ont été le plus souvent saisis par les Français – mais ils donnent tout de même une impression : le Viet Minh n’est pas un mouvement mais un Etat, ou s’il n’est pas un Etat au sens complet du terme, il s’efforce de fonctionner comme tel. En 1947 par exemple, replié loin au nord de la capitale, hors d’atteinte des troupes françaises, un gouvernement central existe bien, réunissant plus de vingt ministres et secrétaires d’Etat : six notamment en matière financière et économique… L’administration Viet Minh s’appuie d’autre part sur une organisation territoriale décentralisée, six interzones (lien khu) en particulier, après la réorganisation de mars 1948. Des comités économiques fonctionnent… au niveau des provinces comme à celui des villages… »

        A la même page 45, l’auteur publie une carte de Bernard Fall intitulée « Le réduit » tonkinois », autre appellation du « quadrilatère » Viet Minh, sorte de forteresse repaire montagneux à la frontière de Chine, avec quelques défilés, notamment celui du Fleuve Rouge, qui furent  les voies séculaires des invasions chinoises ou des pirates que la France combattit lors de la conquête du Tonkin, à l’heure des Gallieni et Lyautey.

     « Cet Etat dispose d’une armée, une armée jeune  et sans doute, encore très onéreuse, mis qu’il faut former, nourrir et équiper. Elle regrouperait, en 1946, 80 000 à 100 000 hommes, dont 60 000 réguliers, soit pratiquement l’équivalent numérique des ex-forces françaises d’Indochine en état de mobilisation…. La République démocratique du Vietnam (RDV) dispose enfin d’un territoire… La RDV et son territoire, enfin, ont bientôt leur monnaie… la RDV s’est également donné un système fiscal… Le Viet Minh fonctionne ainsi à son propre rythme : la pratique autarcique va de pair avec l’idée de résistance de longue durée…

  1. La lutte économique et monétaire

       « Objectif essentiel » pour le Viet Minh, la lutte économique apparait comme un complément – ou comme un substitut – à une lutte militaire qui compte tenu du rapport des forces est toujours difficile… L’aspect le plus visible de cette lutte économique et financière concerne la monnaie, véritable « cheval de bataille » du Viet Minh pour des raisons qui touchent à la fois à la propagande et au financement de l’effort militaire… Propagande et répression se combinent pour imposer la monnaie « Ho Chi Minh ». (p,45 à 53)

III Un conflit mal maitrisé (1947-1948)

   Si l’état de guerre remonte à 1945, les événements de la fin de l’année 1946, font évidemment passer celui-ci à un cran supérieur… les dépenses trimestrielles … tournaient fin 1946 autour de 6 milliards de francs, elles bondissent à environ 10 milliards pour le premier trimestre 1947. »

  1. Une période incertaine

     Entre 1946 et 1948 : « Indépendamment de cet aspect technique de  la relève, la monotonie des chiffres traduit pour cette période une grande incertitude. Sur place, le Viet est partout, et l’on ne circule, même au Sud, qu’en convoi, et à ses risques et périls… Du côté français, la mésentente paraît l’emporter. Ce n’est pas ici le lieu de faire l’inventaire des conflits qui opposèrent civils et militaires en Indochine dans les premières années de la guerre, mais ils n’étaient pas sans arrière-plan ni conséquences financières. Le général Gras en a décrit les principaux épisodes… » (p,56)

  1. Un effort militaire parcimonieux (p,58)

     « … La logique coloniale continue pour sa part d’être à l’œuvre… Depuis la fin juin 1948, dans un contexte général de crise des paiements, la question des crédits militaires menaçait le gouvernement. L’Indochine n’était pas directement en cause, plutôt les crédits militaires dans leur ensemble. Mais comme ne pas rapprocher les deux quand 32% de ces derniers sont alors consacrés à l’Indochine ? » (p,58,61)

     19 juillet 1948, le gouvernement Schumann, dit de « troisième force » démissionne, et la crise politique allait durer trois mois. Une de plus !

     Chapitre II

      L’inflation des coûts et la redistribution des cartes (1949-1951)(p,69)

     « Après trois années de relative stabilité, ou du moins de croissance contenue, les dépenses militaires en Indochine s’envolent entre 1949 et 1951 : 135, 4 milliards de francs en 1949, 182 milliards en 1950, 322,3 milliards en 1951 – compte non tenu, pour cette dernière année des premières livraisons de l’aide américaine……

   Les premiers revers militaires propulsent les questions financières sur le devant de la scène. Après le désastre de Cao Bang, en octobre 1950…

    A la séance du 19 octobre 1950, Pierre Mendès France déclara :

    « Il n’y a que deux solutions «  La première consiste à réaliser nos objectifs en Indochine au moyen de la force militaire. Si nous la choisissons, évitons enfin les illusions et les  mensonges pieux. Il nous faut obtenir rapidement des succès décisifs trois fois plus d’effectifs sur place et trois fois plus de crédits et il nous les faut très vite ». Mais bien sûr, il y a l’énorme déficit budgétaire, « de 800 à 1 000 milliards de francs » Alors il y a l’autre solution, qui « consiste à rechercher un accord politique, un accord évidemment, avec ceux qui nous combattent. »

     « Mais aucune des deux solutions énoncées par Pierre Mendès-France ne fut mise en œuvre. Face à l’accroissement des charges de la guerre, le gouvernement  français s’engage dans une troisième voie, plus diplomatique destiné à lui procurer de nouveaux partenaires. »

  1. Une situation nouvelle

    « A partir de 1949, le conflit se durcit à différentes échelles. En Indochine même, sans parler du grave revers militaire de Cao Bang en 1950, la lutte se fait tenace, en particulier sur le plan économique. L’environnement régional est pour sa part en pleine bouleversement, et avec lui les relations extérieures du Viet Minh : au sud de l’Indochine, l’indépendance est acquise pour l’Indonésie de Sukarno, après plusieurs années d’affrontement armé avec les Pays Bas, et la Chine bascule dans le monde communiste. La France, qui signe le Pacte Atlantique en avril 1949 et prend à ce titre de nouveaux engagements militaires, commence à se demander sérieusement comment elle va pouvoir continuer à financer cette guerre du bout du monde. »

  1. La guerre économique, B. L’irruption chinoise :

« Autant que l’on sache, les principaux éléments de l’aide chinoise à la RDV se mettent en place en 1950. Le premier accord militaire aurait été conclu dès sa reconnaissance par Pékin…

     Dans les maquis vietnamiens, une telle évolution donne raison à la conception de la guerre dont Truong Chinh s’était fait le théoricien en 1947, prévoyant « trois phases de la résistance de longue durée » : après une première « étape de la défensive », venait en effet celle « de l’équilibre des forces », annonçant elle-même le moment final « de la contre-offensive générale » (p,79)

  1. La dérive financière

   La situation financière était de plus en plus dégradée, avec en plus le recours à des expédients de financement, dans l’ambiance de la spéculation connue sur la piastre et un taux de change avec le franc (10 contre 17) qui fonctionnait comme une machine financière infernale :

    «  La dévaluation de la ; piastre fut cependant à deux doigts d’être décidée en septembre 1949, quand justement le haut-commissaire Pignon vient de faire ouvrir le « compte spécial n° 2 »

   « Un irrépressible sentiment de fin d’empire, la crainte pour les Français, en particulier, de devoir quitter l’Indochine, jouait un rôle important dans la fièvre spéculative qui agitait les villes, surtout Saigon – une ambiance de « sauve qui peut monétaire… »

La Piastre et le Fusil

 II Que faire ? (p,86)

    « Avec « l’arrivée des communistes chinois à la frontière indochinoise en novembre 1949, insiste une note de 1950, (note de la direction Asie-Océanie, as Aide américaine à l’Indochine, 25 janvier 1951) et la reconnaissance de Ho Chi Minh par le gouvernement de Pékin (…) les opérations militaires tendaient à revêtir une ampleur telle que leur charge devenait impossible à supporter par la France seule ». Il ne fut jamais question de remettre « les pendules à l’heure », comme le suggéra Pierre Mendès France au lendemain du désastre de Cao Bang. Le gouvernement français allait s’efforcer au contraire d’utiliser les cartes qu’il détenait, ou croyait pouvoir détenir : la mise en place des Etats associés et le recours à l’aide américaine…

  L’intervention progressive des Etats-Unis dans la conflit indochinois s’inscrit quant à elle dans la logique des blocs : c’est en tout cas l’état d’esprit qui prévaut à Paris, dans les cabinets ministériels. « La reconnaissance de Ho Chi Minh par Moscou (…) précise trois mois plus tard une note du Quai d’Orsay, a donné soudain au conflit d’Indochine un aspect, qui aux yeux du gouvernement français, justifiait un appui public et efficace des Etats-Unis… » Mais, entre Français et Américains, les Etats associés en quête d’indépendance allaient représenter un enjeu essentiel, en particulier quand il faudrait les armer. »

   Avec l’élection du Président Truman et la guerre froide, la position américaine évolue  et les Etats-Unis reconnaissent Bao Dai.

   « A propos de l’Indochine, les Etats-Unis et la France ne pouvaient pas non plus si facilement de l’hostilité des premiers temps à une collaboration étroite : les premiers mois de 1950, comme un moment d’adaptation nécessaire, donnent à cet égard le ton, celui d’un premier « bras de fer » entre les deux pays ; la revue Time américaine avait révélé début janvier l’affaire Revers-Mast, que le gouvernement avait réussi jusque-là à étouffer : la fuite du rapport Revers, en direction notamment du Viet Minh, ne mettait pas seulement en cause la hiérarchie militaire mais aussi – par le contenu du rapport – l’action de la France en Indochine. « L’affaire des généraux » allait entraîner une déclaration du Prédisent du Conseil Bidault à la Chambre, la réunion d’une commission d’enquête, qui évoqua d’ailleurs pour la première fois officiellement le trafic des piastres, et alimenter la chronique pendant plusieurs semaines. La France, en particulier la France en Indochine, n’en sortait pas valorisée… (p,93)

    Le déclenchement de la guerre de Corée en juin 1950, pratiquement le jour où la conférence de Pau inaugure ses travaux, allait bousculer ces précautions et accroitre l’aide et l’influence américaine en Indochine. La décision du président américain d’élargir la doctrine du containment à l’ensemble de l’Asie pacifique concernait en effet aussi l’Indochine.

    Le matériel américain fit alors son apparition. Le 29 juin 1950, deux jours après la déclaration de Truman, 8 C 47 (Dakota) destinées aux forces françaises atterrissaient à Tan Son Nhut. (p,95)

   De contacts directs entre des représentants de la France et Ho Chi Minh, de conférences entre les deux parties, successivement à Dalat, puis à Fontainebleau, et maintenant à Pau, avec la participation de représentants des nouveaux Etats associés, aucune solution ne se dégage :

    « Réunissant les Etats associés et la France, la conférence inter-Etats qui se tient à Pau en 1950, sous la présidence d’Albert Sarraut, s’inscrit dans la suite annoncée en 1949. Elle se donnait précisément pour objectifs « de régler les problèmes laissés en suspens dans les négociations bilatérales qui ont eu lieu préalablement entre la France, le Cambodge, le Laos et le Vietnam…

    « L’inflation des coûts et la redistribution des cartes » (p,99)

     Interpellé, le Président du Conseil René Pleven mit un terme à la polémique dans une longue intervention à  la tribune : « Nous n’avons jamais, rétorqua-t-il à  Frédéric Dupont, à aucun moment, laissé les préoccupations financières l’emporter sur les nécessités du corps expéditionnaire en Indochine ; il rappela au passage que le budget prévu de 120 milliards  de francs, « correspondant à des effectifs budgétaires moyens au cours de 1950 de 125 000 hommes », avait été dépassé avec le plein accord du ministre des finances : portées à 143 milliards de francs, les dépenses prévues ont ainsi « permis de maintenir les effectifs terrestres à 151 000 hommes contre 125 000   initialement ».

    Malgré la défaite de Cao Bang et la diatribe de Mendès France, nul ne parait pour autant songer sérieusement à remettre en cause la guerre elle-même, ni à revenir sur la politique compliquée de mise sur pied des Etats associés et d’alliance avec les Etats-Unis…(p,99)

     III L’année des ambiguïtés (p,102)

    « L’année 1951 voit se mettre en place le mécanisme élaboré, non sans difficultés, durant les années précédentes. Mais ce mécanisme apparait encore imparfait, inachevé, ambigu même. Trop d’intérêts contradictoires étaient en jeu.

   L’aggravation de la situation internationale inquiète parallèlement le gouvernement français, bien au-delà de l’Indochine. En juin 1950, la guerre de Corée a pris le relais de la révolution chinoise : tout le bloc communiste semble être entré dans une phase d’expansion armée. L’Europe occidentale se sent menacée :  le grand dessein de la France est  dès lors, tout à la fois, de se réarmer et de redevenir la première puissance militaire en Europe. René Pleven a placé le réarmement en tête de ses objectifs, en entrant à Matignon en juillet 1950. Le plan qui porte son nom, lançant la Communauté Européenne de Défenses (CED), est formulé le 24 octobre 1950 et le budget de réarmement finalement adopté par l’Assemblée nationale le 8 janvier 1951 : la part des dépenses du pays passe à près de 28% pour 1951. Les crédits militaires de la France font entre 1950 et 1951 un bond de 47%.

      En France, l’opinion est divisée, la contestation du réarmement et de l’engagement en Indochine restant une spécialité du parti communiste, qui conteste ensemble tous les efforts militaires occidentaux : « En cette période de rentrée des classes, peut-on par exemple lire en octobre dans l’Humanité, devant les nombreuses écoles qui attendent des réparations urgentes ou en pensant à celles qui sont à construire, on songe (notamment) à  tout ce qui aurait pu être fait (…) avec le milliard que notre gouvernement dépense journellement pour la guerre du Vietnam ». Mais la guerre d’Indochine semblait pourtant avoir pris une physionomie nouvelle.

   A L’effet de Lattre

     « Dans l’historiographie de la guerre d’Indochine, l’arrivée du général de Lattre de Tassigny en Indochine, en décembre 1950, marque un tournant majeur. … Ce qui frappe le plus chez ce Mac Arthur français est le caractère tragique de son proconsulat : muni de tous les pouvoirs civils et militaires, pour la première fois depuis d’Argenlieu, ce chef charismatique impose d’emblée un nouveau dynamisme au corps expéditionnaire et donne au gouvernement français de nouvelles raisons d’espérer ; mais il rencontrera très vite la mort, celle au combat – au Vietnam même- de son fils unique, et la sienne propre en janvier 1952….

   Une telle tornade a son prix : de Lattre était cher, mais relativement suivi par le gouvernement. Les dépenses militaires supportées par la France au titre de l’Indochine, déjà réputées trop élevées, bondissent en 1951 de 182 milliards à 322,3 milliards… Le moral des troupes n’est pas gratuit… De Lattre demande des renforts et, en général, les obtient, même si ce n’est pas sans difficultés… Reste le programme de fortifications imaginé par de Lattre après la bataille de Vinh Yen : un millier d’ouvrages environ, en béton, destiné à « barricader » le delta tonkinois contre les unités régulières de l’armée populaire, voire contre une éventuelle menace chinoise… – sa croisade aux Etats Unis du 13 au 25 septembre 1951 est un succès… » (p,104 à 108

Commentaire : «  La mise en place des Etats associés » est très complexe en  raison de la création d’armées nationales et de leur financement, d’autant qu’elle  est conditionnée par l’aide des Etats-Unis, donc leur accord.

   Quelle politique indochinoise ? » (p,112) 

Commentaire c’est toute la question, et toujours la même question depuis 1945, une question devenue de plus en plus difficile à résoudre.

   « On a beaucoup dit que le décès du général de Lattre, en janvier 1952, avait privé la France d’un redressement certain en Indochine : il est cependant permis de se demander, indépendamment des difficultés que lui-même pressentait, s’il ne risquait pas de se « démoder » assez vite.

    Un nouvel état d’esprit semble en effet régner à Paris au sujet de l’Indochine en 1951 : la hiérarchie militaire d’une part, le ministère des Finances d’autre part, paraissent en effet alors sceptique sur les modalités de son entreprise.

    Le programme de réarmement centré sur le théâtre Europe et budgétisé en janvier 1951, est-il compatible avec l’engagement français en Indochine ? …      Mais les choses n’en restèrent pas là car, en attendant que soit signé le traité de CED, la France inscrit son effort de réarmement dans le cadre de l’OTAN :elle s’engage en particulier à aligner quatorze « divisions OTAN » entre la France, l’Allemagne et l’Algérie sur un total de vingt-cinq divisions – plus douze autres mobilisables. Tout semble se liguer contre l’engagement français en Indochine… Mais les crédits militaires s’envolent, et ses objectifs apparaissent de plus en plus inconciliables.

    La dérive financière en tout cas s’accélère…

     Ainsi, à la fin de 1951, après que trois ans d’évolution était dessinée une nouvelle configuration du conflit, tout est prêt pour une nouvelle période qui pourrait être en effet celle d’un réel désengagement, mais l’ambiguïté demeure… Dans les derniers jours de décembre 1951, défendant devant les  députés le budget militaire 1952 qui avait atteint des sommets jamais encore approchés – 1 270 milliards de francs en hausse de 61% sur celui de 1951 – Georges Bidault, ministre de la Défense nationale, parait ainsi bien embarrassé à propos de l’Indochine. » (p,116)

Commentaire : le même dilemme impossible à résoudre, sans faire un choix, fut également, à l’époque de la Guerre froide, celui de la guerre d’Algérie. La puissance de la France n’avait plus les moyens de soutenir un effort de guerre sur deux théâtres d’opérations.

    « Chapitre III (p,119)

    « La guerre d’Indochine ou comment s’en débarrasser (1952-1954) »

    Durant les dernières années du conflit, la guerre d’Indochine parait avoir été complètement rattrapée par son coût : en 1952 et 1953 – 1954 étant militairement restée « inachevée » – celui-ci se situe entre 500 et 600 milliards de francs par an, soit l’équivalent d’environ 15%  du budget français. Le coût réel pour la France ne s’établit sans doute pour 1952 qu’autour de 330 milliards de francs, mais ce montant en dépenses militaires est déjà supérieur de 185 % à ce qu’il était en 1947… La guerre d’Indochine coûte à la France seule, en 1952 et en francs constants, presque trois fois plus que cinq ans plus tôt.

    Autant qu’un conflit lointain et meurtrier et quasi insoluble, la guerre d’Indochine est devenue pour les responsables français – et sans doute pas seulement pour eux – un problème financier également insoluble, un boulet dont il faut se débarrasser. Depuis le début de 1952 cependant, le conflit a pris une nouvelle configuration : Paris commence d’une part à recevoir au titre de l’Indochine une aide financière des Etats-Unis, qui s’ajoute aux livraisons de matériel et à l’aide économique aux Etats associés. Sur place,  d’autre part, l’Union monétaire issue de la conférence de Pau fait ses premiers pas. Imagine-t-on encore une quelconque issue militaire en Indochine ? Il ne le semble pas. Mais la France ne peut pas se retirer comme cela : dans un jeu complexe, elle traite avec les Etats associés et bénéficie du soutien des Etats-Unis. Cette formule est censée lui assurer, à la fois, un retrait en douceur et le maintien de son influence. Elle ne lui permettra, on le sait, ni l’un ni l’autre.

     I – L’urgence indochinoise

   Dans le vertige budgétaire qui saisit la France avec l’exercice 1952, la guerre d’Indochine est particulièrement visée. L’affaire du trafic des piastres y ajoute bientôt le scandale et l’absurde. Que recherche finalement la France dans cette guerre du bout du monde ? … « La France, note un rapport parlementaire, ne peut se permettre de perdre sans perspective d’avenir des hommes parmi ses meilleurs et des milliards qu’elle consacrerait plus utilement au relèvement de ses ruines et à la défense de la métropole. »

  1. Un adversaire accrocheur

    « C’est au Tonkin que se livre véritablement la guerre » note le rapport parlementaire Pineau au début de 1952 ». …

   Qui, alors contrôle quoi au Vietnam ? Quatre ans après l’accord entre la France et Bao Dai, « l’adversaire contrôle tout le Nord-Vietnam, à l’exception du delta, indique en 1953, le conseiller financier du haut-commissariat…

   Guerre monétaire entre la monnaie viet et la piastre, guerre du riz, partenariat difficile avec les Etats-Unis… « La participation américaine à la guerre d’Indochine, qui, correspondait en 1952 à 40 % de son coût, frôle les 50 % en 1953…(p,133)

    II La dévaluation de la piastre

   « Compte tenu des espoirs mis par la France dans l’aide américaine, l’arrivée en janvier 1953 du républicain Eisenhower à la maison Blanche, où il restera huit ans, ne pouvait être prise à la légère. C’est sans doute en connaissance de cause que René Mayer, partisan réputé de la CED est pressenti  poar Auriol et investi par la Chambre le 6 janvier 1953. Son passage à Matignon va relancer la coopération avec les Etats-Unis et s’accompagner de mesures radicales concernant l’Indochine, en particulier la dévaluation de la piastre…

   Dans un entretien du 26 mars avec Dulles, en présence des ambassadeurs du Vietnam et du Cambodge aux Etats-Unis, Mayer revient à la charge, lançant à nouveau l’Indochine en tête des discussions : il vante les mérites de la voie choisie par la France, qui passe par le développement des armées nationales : « Plus on avance, plus on voit clair dans la conduite politique à mener en Indochine, affirme-t-il… » (p,133 à 137)

  1. Les raisons d’une mesure

   « Plutôt retenue d’ordinaire comme une mesure technique, la dévaluation de la piastre s’inscrit dans un ensemble de décisions importantes prises début 1953 à propos de l’Indochine. Elle est aussi l’occasion d’une nouvelle crise dans les coulisses du pouvoir, en métropole comme sur place. Le changement de parité de la monnaie indochinoise, mesure tout à à la fois financière et politique comme l’un des principaux tournants – le dernier peut-être – du conflit. Faut-il y voir un sursaut français ou bien, au contraire, un chapitre nouveau de la dérive entraînée par le coût de la guerre ?

   Sans doute y-a-t-il le scandale des piastres. Depuis quelques mois, de nouvelles révélations sur le sujet ajoutaient en effet leur parfum de scandale aux difficultés budgétaires 

… La dévaluation de la piastre n’est-elle que la partie émergée d’un iceberg de sombres et louches affaires ? » (p,339)

  1. Mayer en action

    « La réorganisation Mayer est cadrée fin avril 1953 : sûr d’un financement américain, le gouvernement résout les principaux problèmes organisationnels sur le terrain : le Comité de Défense nationale du 24 avril règle la question du commandement en Indochine et un décret, le 27 avril, définit les pouvoirs du nouveau commissaire de France en Indochine…

     Il reste qu’en donnant un violent coup de pied dans la fourmilière indochinoise, René Mayer a fait bouger les choses, pour la première fois depuis le début de la guerre, créant en particulier les conditions pour un désengagement de la France…

  1. LE  Désengagement et l’Echec

      « … L’après Mayer voit cependant les choses évoluer rapidement : pendant que le corps expéditionnaire maintient sa présence sur le terrain, les Etats associés se détachent de plus en plus de la France, qui ne les retient d’ailleurs pas et semble progressivement en abandonner le parrainage aux Etats-Unis. La RDV, pour sa part, prend des dispositions en conséquence. Rendez-vous est bientôt pris à Dien Bien Phu. » (p,150)

  1. Echec au Plan Navarre

      « La fin de la guerre d’Indochine illustre le décalage qui s’est progressivement installé entre ceux qui gèrent la guerre et ceux qui la conduisent. Budgétaires et militaires français vivaient-ils encore sur la même planète ? Les premiers peuvent se frotter les mains : grâce à la « mise hors budget »…du financement des armées nationales, jusque-là assuré par une subvention très officiellement inscrite dans les comptes de la nation, le poste des Forces terrestres en Indochine accusait un appréciable repli d’environ 17%…

      « Le plan proposé par le général Navarre (nouveau commandant en chef du Corps expéditionnaire) en juillet 1953, après quelques semaines passées sur place à évaluer la situation et les besoins, supposait justement un nouvel effort financier du gouvernement français. L’objectif qui devait être atteint en deux ans, soit pour la fin 1955, était de faire pencher suffisamment la balance des forces du côté franco-vietnamien, pour que d’une part, le rapatriement du corps expéditionnaire s’amorce et que, d’autre part, le relais puisse être passé durablement aux armées nationales… (p,157)

    «  La hiérarchie militaire ne vint guère au secours du plan Navarre. Le général soumit au gouvernement, à la fin du mois d’août, dans une « note sur les incidences militaires de la politique de financement de la guerre d’Indochine », un plan retaillé comprenant le chiffrage « des moyens minimums indispensables ». Une longue discussion s’engagea avec le gouvernement sur « la valeur des moyens » en question, pendant que la négociation se poursuivait avec Washington. Finalement, le Comité de défense nationale du 13 novembre 1953 demanda au commandant en chef « d’ajuster ses plans aux moyens mis à sa disposition ». Le Comité considérait en effet qu’un nouvel accroissement des moyens militaires de l’Union française mis à la disposition du théâtre d’opérations d’Indochine, ne pourrait être obtenu qu’au prix d’un affaiblissement excessif de nos forces en Europe et en Afrique du Nord, et que les inconvénients  qui en résulteraient seraient plus graves pour la situation de la France dans le monde que ne seraient avantageux pour elle les résultats à attendre de l’envoi de nouveaux effectifs en Extrême Orient. Mais Navarre ne semble avoir reçu le courrier l’informant de ces dispositions qu’après avoir fait occuper Dien Bien Phu par les parachutistes du général Gilles… » p,158)

    « Tout a été dit sur Dien Bien Phu. La confiance des responsables français dans la conception du camp retranché, un  « super-Nassan », du nom d’un terrain d’aviation transformé en forteresse l’année précédente, non loin de Son-La, selon la formule d’un « hérisson » sur lequel viennent s’écraser les offensives ennemies. La confiance de tous, du soldat au ministre, dans l’issue de l’explication annoncée – « on va leur montrer », pouvait-on entendre un peu partout sur le site du camp retranché… » (p,160)

  1. La liquidation

   « La guerre était donc finie. Mais on entendit guère de commentaire sur la portée de cette décolonisation, il est vrai particulièrement ratée… » (p,166)

 » La Piastre et le Fusil » – 3

« La Piastre et le Fusil »

suite

    Deuxième Partie

       Evaluation du coût de la guerre (p,171)

     Dans cette deuxième partie, l’auteur procède à un analyse financière rigoureuse de coût de la guerre d’Indochine, ce qui n’a pas été fait sans doute pour la guerre d’Algérie qui lui a succédé.

      « Le coût de la guerre d’Indochine – c’est-à-dire l’ensemble des dépenses militaires liées au conflit – est à peu près connu du côté français (France, Etats associés, Etats-Unis), même si les différentes sources n’en donnent pas tout à fait la même répartition annuelle : environ 3 000 milliards de francs 1954. Il reste par contre un mystère pour « l’autre coût » (Viet Minh, ou RDV et ses alliés). Mais les choses ne sont pas aussi tranchées : à Paris, d’une part, les sources reviennent périodiquement sur la difficulté d’évaluer vraiment le coût financier du conflit, une partie de celui-ci  demeurant cachée ; il n’est d’autre part, pas complètement impossible de mesurer en termes économiques et financier l’effort de guerre du Viet Minh, ou du moins de rassembler quelques indications significatives sur le sujet… » (p,173)

     Chapitre IV (p,175)

    Les dépenses

    « Les généraux ne commandent sans doute pas avec en permanence une feuille de calcul : ils raisonnent plutôt en « moyens », moyens en hommes ou en matériel… La France débourse pour l’Indochine plus d’un milliard de francs par jour dans les dernières années de la guerre… »

  1. Les hommes

   « A la fin du conflit, de 500 000 à 600 000 hommes en armes affrontèrent en Indochine l’armée populaire : 553 425 exactement au 30 avril 1954…

  Du côté Viet Minh, mais les estimations restent incertaines, l’armée populaire aurait regroupé quelques 400 000 hommes. Cela représente donc environ un million de combattants sur le sol indochinois, principalement vietnamiens : ces combattants représentent l’élément le plus précieux et le plus onéreux du rapport des forces…

   Pour la troupe proprement dite, le recours à des soldats recrutés hors métropole s’est progressivement imposé, en dépit de la volonté d’origine de n’envoyer en Indochine que des unités « blanches ». Les premiers contingents d d’Afrique du Nord – les Tabors marocains joueront un rôle important sur le terrain – et du Sénégal respectivement 6 172 et 615 rejoindront le corps expéditionnaire en avril 1947. Dès lors, leur poids ne cessera de croître, passant en cinq ans de 18% à 31% du corps expéditionnaire, ce qui ajoute à sa diversité. Visitant la cuvette de Dien Bien Phu avant la bataille, Robert Guillain, envoyé spécial du Monde, rapporte son étonnement devant « le plus extraordinaire mélange de couleurs et de races qui campent dans la place forte : « Marocains, Annamites, Algériens, Sénégalais, légionnaires, Méos, Tonkinois, Thaïs, Muong… rares sont d’ailleurs les Français restés simples troupiers, observe-t-il, ils forment pour la plupart les cadres d’officiers et sous-officiers… »

  1. La vietnamisation des effectifs (p,182)

    « La question des effectifs du corps expéditionnaire, notamment de l’encadrement, se pose jusqu’en 1954, mais elle se déplace en même temps vers le développement des armées nationales : la grande idée qui s’impose au fil des ans s’appelle selon un mot qui porte la marque de l’époque, le « jaunissement «  des troupes.

    En 1946 effectif armées nationales, égal à 0 contre 75 000 pour le Corps expéditionnaire, 1947, toujours 0 contre 105 000,  1948 égal à 20 900 contre 111 000… en 1954, 292 000 contre 184 000. (p,186)

   Pertes de la guerre d’Indochine 40 450 nationaux contre 12 290 autochtones, dont un officier par jour (p,190)

   III Les Opérations

    « Le caractère atypique de la guerre d’Indochine, en particulier pour les forces françaises, réside largement dans sa double nature : un conflit à la fois politique et militaire qui, sur un second plan, oppose des unités constituées à un adversaire qui se cache ou n’accepte le combat que lorsqu’il est sûr de marquer des points, mais qui se développe finalement assez pour faire manœuvrer à son tour des unités régulières. Dans un tel contexte, l’activité militaire est à inventer et à réinventer périodiquement, mais le choix des opérations est aussi financier.

  L’unité de la guerre, si l’on peut dire, est l’opération. Trois cents-treize ont été répertoriées, soit en moyenne une opération par semaine…

  1. L’occupation du territoire

   « Les forces françaises se sont vite rendues compte qu’il ne suffirait pas de reconquérir le territoire perdu en 1945, mais qu’il faudrait encore le tenir pendant toute la durée de la guerre, la « pacification » constitue ainsi l’une des deux grandes missions des troupes terrestres Indochine, l’autre étant le combat. Par le terme de pacification, précise une fiche d’état-major en 1950, « il faut entendre le retour, puis le maintien de l’ordre et de la sécurité dans une zone insoumise et petit à petit réduite…

   Etant donné le flou entourant les buts de guerre français en Indochine, l’occupation du territoire constitue finalement par défaut, une sorte d’activité par défaut contenant sa propre finalité. La grosse difficulté d’action de cette armée, notait le général Revers en 1949 en conclusion de son rapport, c’est que jamais son rôle n’a été défini avec précision, jamais une directive n’est venue réellement orienter le commandant en chef, le commandant en chef, le commandant supérieur et leurs principaux subordonnés… Une des causes de ce moral en équilibre instable, écrit également Revers, est due  en grande partie à ce que personne ne sait pourquoi on se bat » François Mitterrand, qui avait vainement essayé d’interpeller le gouvernement sur ses buts de guerre, ne dira pas autre chose en 1954 : « Je cherche la raison pour laquelle la France s’est battue…Cet aspect des choses faisait évidemment l’affaire du Viet-Minh. Le général Giap note ainsi combien « la poursuite de la guerre d’agression a été un processus continu  de dispersion des forces. Plus ces forces sont dispersées et vulnérables, plus les conditions sont favorables pour nos troupes, qui peuvent les anéantir par petits groupes. »  (p,206, 207).

     Commentaire :

    Le texte qui précède appelle un commentaire pour deux raisons principales, mon expérience personnelle de la « pacification » dans la vallée de la Soummam, en Algérie, en 1959-1960 et les recherches que j’ai effectuées sur les stratégies indirectes et les guerres subversives.

     Notons au passage qu’en 1954, Mitterrand avait déjà été ministre à trois reprises, notamment au ministère de la France d’Outre-Mer en 1950-1951, et qu’il n’était déjà plus un perdreau de l’année, mais allons à l’essentiel, l’analyse de la stratégie française.

    Avant la Deuxième Guerre Mondiale, de Gaulle avait été un précurseur de l’évolution nécessaire de la stratégie française avec l’introduction de l’arme blindée  au sein de nos forces militaires, une transformation réussie par l’Armée du Reich et cause majeure de la débâcle de nos forces armées.

       De Gaulle n’a pas été le même précurseur de la nouvelle stratégie qu’il fallait inventer face aux nouveaux adversaires rencontrés dans les guerres coloniales françaises que la France ne réussit pas, ,jusqu’au bout, avec la guerre d’Algérie, à maîtriser, un type de guerre contre-révolutionnaire, totalitaire, avec la prise en mains d’une population dopée par une propagande révolutionnaire le plus souvent inspirée, sinon contrôlée, par le communisme des Soviets, ou celui de Mao Tsé Tung, dont la doctrine concrète était bien adaptée aux mondes coloniaux.

« B. L’évolution de la stratégie

     « La menace communiste », représentation résumant à partir de 1949 la proximité de la Chine populaire et la montée en puissance du Viet Minh, parait – enfin ! – avoir donné une raison d’être de la présence militaire de la France en Indochine et y justifier les dépenses, à défaut de les financer. Jusqu’en 1949, on le sait, personne ne pouvait vraiment dire pourquoi on se battait ; cette fois, l’affaire est entendue, comme de Lattre le résume en septembre 1951 à la télévision américaine, en réponse à une question relative à la Corée où la guerre  se déroule depuis un an : « Je crois qu’il y a non seulement un parallèle à faire entre la Corée et l’Indochine, affirme-t-il. C’est exactement la même chose. En Corée, vous vous battez contre des communistes. En Indochine, nous nous battons, contre des communistes. La guerre d’Indochine, la guerre de Corée, c’est la même guerre, la guerre d’Asie… « , ajoute-t-il, avant de faire un parallèle avec l’Europe. » (p,210)

    Chapitre V

    Les ressources (p,225)

     « Le problème du financement des dépenses militaires s’est posé dès le début du conflit mais, dans un premier temps, on le sait, la France a pu faire face pat elle-même, au défi que représentait la prolongation de la guerre. Les choses changent à partir de 1949 quand, d’une part la « menace chinoise » ajoute aux tensions et que, d’autre part, la France entreprend un important réarmement dans le cadre européen et atlantique. La guerre d’Indochine devient progressivement l’ennemi n°1 des budgets – d’autant plus que nul n’envisage sérieusement qu’elle puisse être gagnée – et son financement s’internationalise.»

    I Les Ressources budgétaires (p,225)

    «  Les moyens mis en œuvre pour faire la guerre d’Indochine ont d’abord été, et sont essentiellement restés, d’ordre budgétaire… »

  1. La contribution du budget français

    « La France consacre à la guerre d’Indochine une part respectable de son budget, entre 6 et 10% selon les années, le taux le plus fort ayant été atteint en 1949, avec un peu plus de 10 % de l’ensemble des dépenses françaises….

   Tableau 8 Couverture des dépenses de la guerre d’Indochine par le budget français, en milliards de francs 1953 :

1946 : 100 %, soit 108 milliards

1949 : 100 %, soit 169,5 milliards

1952 : 59 %, soit 334 milliards

1953 : 48 %, soit 265 milliards

    Au fur et à mesure des années, la France réussit à mobiliser des financements locaux, mais avant tout à compter sur l’aide militaire américaine, 40 milliards de francs en 1950, 70 en 1951, 103,5 en 1952, et 119 en 1953. (p,260).

     Comme toute guerre, et encore plus en Extrême Orient, cette guerre a alimenté l’inflation, des spéculations de toute nature, notamment celle du trafic des piastres, avec toutes sortes de trafics parallèles qui ont toujours existé dans cette zone du monde, alors que l’Indochine comptait depuis très longtemps une minorité de culture chinoise très agissante dans les affaires.

   Le Vietminh savait de son côté s’insinuer dans tous ces circuits parallèles, notamment celui traditionnel de l’opium.

   L’ouvrage cite en particulier l’usage qu’en fit aussi le GCMA, Groupement des commandos mixtes aéroportés, lié au SDEC, animé par un certain capitane Trinquier chargé d’animer les maquis des minorités montagnardes : « Trinquier revendiquera le recrutement de 40 000 hommes dans les minorités… » (p253)

    Au cours de la guerre d’Algérie, le colonel Trinquier eut un rôle important dans la transmission de l’héritage de la stratégie mise en œuvre pour lutter contre des mouvements insurrectionnels.

   Le colonel Trinquier  fut l’auteur d’un très bon livre d’analyse sur ce type de guerre subversive intitulé « La guerre moderne ».

 » A partir des années 1950, les Etats Unis financèrent une aide économique et militaire aux nouveaux Etats Associés.

  Le Viet Minh pouvait de son côté compter sur l’aide chinoise que l’auteur a tenté d’identifier et d’évaluer, l’aide d’experts militaires, de matériels, et d’entrainement :

   « Une synthèse de renseignements français donne la répartition suivante pour le second semestre 1951 : 1 900 tonnes d’armement, 900 d’explosifs, 700 d’habillement, 500 de vivres, 130 de matériel de transmission, 20 de médicaments… L’aide chinoise couvrait aussi bien l’entretien que l’équipement des forces armées de la RDV… Une estimation personnelle reposant sur de multiples paramètres , et qui reste grossière, permet de penser que par son aide militaire, la Chine couvre progressivement entre 20 et 50% des dépenses militaires du Viet Minh… On ne prête qu’aux riches… Quelle que soit la réalité de ces mécanismes, la Chine populaire et le Viet Minh ont dans les dernières années de la guerre, de plus en plus partie liée. Et même si plusieurs sources suggèrent, en début plutôt qu’en fin de période d’ailleurs, que le Viet Minh réglait par ses  propres livraisons une partie des fournitures chinoises, il ne pouvait le faire longtemps à cette hauteur : le poids financier de la Chine dans le conflit, aux côtés de la RDV, parait du même ordre que celui pris par les Etats Unis dans le camp adverse. «  (p,275)

« La Piastre et le Fusil » – 4

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« La Piastre et le Fusil »

    Chapitre VI

    LA GESTION (p,277)

    L’auteur consacre ce chapitre à l’analyse des problèmes que pose la gestion  de campagnes militaires, d’opérations militaires en respectant les règles de gestion budgétaire classique, des problèmes le plus souvent insolubles.

    « En Indochine, titrait Le Monde au lendemain de la signature des accords de Genève, « La France n’a su faire ni la guerre ni la paix ». Cruel jugement : le Parlement aurait-il par exemple été, a  priori, hostile à toute mesure exceptionnelle ? «  En tout cas, observe Jacques Fauvet, signataire de l’article, on ne lui a jamais demandé nettement, pour en finir avec l’adversaire, ni un effort financier, sous forme d’impôt ou d’emprunt, ni un effort militaire, comme l’envoi du contingent. La victoire était-elle donc réputée inaccessible ? Mais, constate-t-il également, « les gouvernements successifs n’ont jamais non plus placé le pays et le Parlement en face de ce que pourrait coûter la paix ».

      Entre les dépenses militaires et les ressources disponibles, la gestion du conflit indochinois par la France, si l’on en juge par ses résultats, apparait en effet calamiteuse. Dans une guerre qui ne voulait pas dire son nom, la lenteur de l’élaboration des budgets militaires ne le cédait qu’à celle de leur exécution. A travers la maquis touffu de l’organigramme décisionnel, les flux financiers liés aux opérations étaient suivis – en techniciens – par des techniciens, pendant que les militaires, comme sur une autre planète, vaquaient à leur propre besogne. De la piastre ou du fusil, ben malin celui qui pouvait dire alors ce qui comptait le plus.

      Faut-il émettre l’hypothèse que si la guerre avait été bien gérée par la France, et avec des moyens adéquats, elle aurait pu être gagnée ? Rien n’autorise à le dire : par contre, ses responsables auraient peut-être eu les moyens de discerner plus tôt ce qui, de la guerre ou de la paix, devait l’emporter – ce qu’il était, tout simplement possible de faire. »

  1. «  UN NON-ETAT DE GUERRE

     « A la différence de ce qui se passera plus tard pour la guerre d’Algérie, en dépit des efforts du parti communiste pour développer en France même, autour de 1950, sa campagne contre la « sale guerre », l’état  de guerre est pratiquement toujours resté localisé à l’Indochine. Le Viet Minh, tant au niveau de la mobilisation des hommes que de la gestion des budgets, était bien sûr lui-même pleinement dans le conflit. Les Français ont pour leur part contraint l’Etat associé de Bao Dai à « rentrer » également dans la guerre, ce que ce dernier n’a fait ni facilement ni de gaieté de cœur. Mais ils en sont restés là, laissant se développer sur les 10 000 kilomètres séparant le théâtre d’opérations de la métropole une forte contradiction : là-bas, la montée progressive des combats donnait au conflit toutes les  apparences d’une guerre ; ici, le gouvernement, sans jamais vraiment y entrer lui-même, gérait la question de manière de plus en plus financière, et de plus en plus internationale.

  1. L’absence de priorité indochinoise en France

    « La guerre d’Indochine a été conduite par la France avec des procédures de temps de paix, et ce dès le début, alors que la situation de continuité avec la seconde guerre mondiale et l’ampleur des opérations de reconquête aurait pu justifier l’inverse… »  (p,278)

     « La guerre est une chose trop sérieuse pour être laissée aux militaires, disait en substance Clemenceau, avant de conduire la France à la victoire en 1918 : en Indochine, manifestement, elle n’apparait pas assez sérieuse pour leur être retirée. Car ce non-état de guerre, qui sans doute ne leur convient pas semble avoir encouragé les militaires à vivre en vase clos, à l’écart d’un pouvoir civil qui ne leur facilitait pas la tâche et, pendant longtemps, ne sut même pas leur fournir de directive claire.. Un certain brouillard entoure d’ailleurs, on le sait, le prix de l’armée française, discrètement dénoncé en haut lieu dès 1948… » (p,281)

  1. Du « Plan de campagne » au budget militaire

    « Pour comprendre sur quelle bases s’effectue le financement des opérations en Indochine, il convient d’examiner les procédures qui aboutissent à l’établissement et au vote des budgets militaires : celles-ci tournent pour l’essentiel autour du plan de campagne et d’approvisionnement, qui fournit l’état des prévisions de dépenses pour l’année suivante et fait concrètement le lien entre le théâtre et le gouvernement. La navette apparait presque permanente entre les deux…Il fallait donc en moyenne un an pour que les prévisions, devenues lois, puissent se transformer en dépenses opérationnelles ; en tout état de cause, les besoins devaient être exprimés, six mois avant l’année auxquels ils s’appliquaient… » (p,286)

    II L’ORGANIGRAMME DU CONFLIT (p,287)

     « Quiconque s’interroge sur la question de savoir qui conduisait la guerre d’Indochine, du côté français, trouve d’abord une réponse simple : le gouvernement  de Paris et son représentant surplace, le haut-commissaire, dont dépendait le commandement en chef. Dans la pratique, les choses sont infiniment complexes : à Paris, l’absence de véritable état de guerre conduisait à une parcellisation des compétences et donnait à l’organigramme du conflit l’apparence d’un maquis touffu. La valse des hommes aux postes de responsabilité – pas tous cependant – ne simplifiait pas le problème. Le pouvoir d’influence des dirigeants de l’économie et de la finance ajoutaient à la complexité…

  1. A Paris ou à Saigon ?

    L’existence d’un groupe de pression colonial, agissant en particulier sur place, constitue une hypothèse attractive pour expliquer certaines dérives de la guerre d’Indochine, pour comprendre, sinon la guerre elle-même, du moins sa prolongation. L’hypothèse devient franchement séduisante si l’on y mêle tous ceux qui, d’une manière ou d’une autre, profitent de la guerre. « Pour que la guerre s’arrête, il faut d’abord qu’elle cesse d’être une source de profits abusifs », suggère une note début 1954. Malheureusement, les sources dépouillées ne permettent  de se faire qu’une  idée très approximative de cette question. En attendant d’aller plus loin, il demeure toujours possible de localiser les principales décisions. Et d’abord de répondre à cette question : sont-elles arrêtés – ou largement préparées en Indochine, ou bien à Paris, au niveau gouvernemental ?

    En principe, sauf au tout début du conflit, les principales décisions concernant la guerre d’Indochine sont prises à Paris, mais Saigon peut « faire de la résistance » et jouer un rôle non négligeable… l’époque à laquelle l’Indochine parait avoir pesé le plus lourd, dans la gestion de la guerre et les décisions –ou l’absence de décisions – la concernant, correspond au passage de Léon Pignon à la tête du haut-commissariat en 1949 et 1950, un moment par ailleurs crucial… La situation de 1949 a été campée par Lucien Bodard : « Les administrateurs qui entourent Pignon sont des revenants, observe-t-il. Ces hommes avaient été des colonialistes intégraux que les »gaullistes » avaient chassés en 1945. Trois ans après, il ses retrouvent au pouvoir en Indochine. »

   Fort de cet entourage à qui l’histoire semblait donner raison – ses membres n’avaient-ils pas toujours dit qu’on ne pourrait s’entendre avec Ho Chi Minh ? – le haut-commissaire Pignon entretient à l’occasion une sorte de guérilla administrative avec le gouvernement…

    Certes, en 1952,1953, après le décès du général de Lattre, qui avait lui-même succédé à Pignon, une unité physique s’est rétablie entre Paris et Saigon en la personne du ministre Jean Letourneau, devenu également haut-commissaire. Mais cette situation, qui ne fut pas durable, semble n’avoir comme effet que de déplacer les tensions. » (p,289)

  1. L’imbroglio gouvernemental (p,290)

    Tout au long de la guerre, comme le  décrit l’auteur, jamais le gouvernement  ne fut capable de mettre sur pied une administration interministérielle à la fois compétente et responsable, avec des processus de décision efficaces.

  1. Réseaux d’influence et décideurs (p,297)

      « Au plus haut niveau, c’est-à-dire à celui où se font les choix et les arbitrages financiers, personne ne parait en mesure d’endosser pleinement la responsabilité de la guerre, tant l’absence de continuité semble avoir été la règle – mis à part à l’Elysée, d’où l’influence de Vincent Auriol, président de la République et de l’Union française de 1947 à 1953, fut loin d’être négligeable. Le problème n’est pas nouveau mais mérite d’être souligné : la France a usé vingt gouvernements successifs entre 1945 et 1954 – en neuf ans, soit plus de deux par an…. Saigon n’a pas connu moins de huit généraux commandants en chef successifs entre 1945 et 1954, sans compter deux intérims assurés par Salan, et sept hauts commissaires, intérimaires non compris – à peine plus d’un par an… L’absence de continuité est également illustrée par la qualité changeante des hauts commissaires en question : un amiral (d’Argenlieu), deux généraux (de Lattre et Ely), un parlementaire (Bollaert), un haut fonctionnaire (Pignon), un ministre (Letourneau), un ambassadeur (Dejean)…(p,298)

     L’auteur évoque alors le contexte international de l’époque, les choix difficiles à effectuer entre défense du continent européen et liquidation d’une position coloniale, devenue un des éléments de la guerre engagée en Asie avec le communisme soviétique et chinois, et plus loin la question des flux financiers entre Paris et Saigon, l’épineuse question du trafic des piastres.

     D. Le « trafic des piastres »

     «  Où se situe le trafic des piastres, dans le système des transactions ou dans les abus de ce système ? Le ministère des Finances, après que l’affaire des généraux ait placé la question devant l’opinion, s’est rapidement fait une doctrine. Deux jours après la publication du premier rapport Mariani et se fondant manifestement sur lui, Guillaume Guindey, indique à son ministre ce qu’il faut penser : « Il convient de s’élever contre l’idée trop répandue que tout transfert de l’Indochine vers la France constitue un trafic. Les relations commerciales entre l’Indochine et la France, la présence en Indochine de fonctionnaires et de militaires français, les nombreuses exploitations que possèdent en Indochine des sociétés françaises, ne peuvent que provoquer une masse importante de transferts parfaitement légitimes entre les deux pays. » Il n’y a trafic, précise le directeur des Finances extérieures, que « Le « trafic des piastres » lorsque qu’il y a marché noir : « L’existence de tels trafics est indéniable. Cette fraude est spectaculaire, mais elle n’est pas aussi généralisée qu’on le prétend parfois. » (p,317)

     Quelle évaluation ?

     « Combien ? Le rapport Mondon, qui établit le bilan du trafic au nom de la commission d’enquête, semble jeter l’éponge : indépendamment en effet de la contrebande financière, les procédés illicites entourant les importations sont entourées de mystère. «  des renseignements très précis sont impossibles à fournir, car il faudrait dépouiller tous les dossiers et effectuer tous les contrôles en accord avec la douane, afin de vérifier si la valeur des marchandises importées correspondait bien aux autorisations de transferts. Ce travail demanderait certainement de nombreux mois et de nombreux fonctionnaires ». Que dire quarante après ! Mais il faut bien fournir un ordre de grandeur à en croire les experts financiers de l’époque, « il résulte que le trafic peut être évalué en environ 10 à 15 % du total des transferts par année », conclut le rapport Mondon. Cela représente sur l’ensemble de la période, si l’on admet un total de de transferts de l’ordre de 1 300 milliards de francs, un trafic situé dans une fourchette allant de 130 à 200 milliards de francs – environ une année de versement du Trésor à l’Indochine dans les dernières années de la guerre. » (p,321)

  1. La surévaluation de la piastre (p,328)

     « Le problème de la surévaluation de la parité de la piastre indochinoise a constitué, pour reprendre cette expression commode, une sorte de « serpent de mer » de la guerre d’Indochine. Fixée en décembre 1945 à 17 francs, en discontinuité avec le taux de 10 francs précédemment admis, mais en concordance avec le reste de l’Empire, c’est-à-dire essentiellement avec le franc d’Afrique, cette parité était conçue comme provisoire…

     L’auteur examine ensuite les arguments qui plaidaient, soit pour la dévaluation, soit pour le maintien de sa parité :

     « A tout considérer, notamment à la lumière de la dévaluation de 1953 et de ses effets, il apparait que le maintien d’une piastre aussi nettement surévaluée relevait pour la France d’une pratique essentiellement impériale. « la surévaluation de la piastre était à l’origine de tous les trafics et de la prospérité artificielle des Etats associés », note André Valls quinze jours après la dévaluation. Elle dirigeait l’essentiel de leurs échanges en direction de la France. Elle permettait aussi à celle-ci de garder le contrôle des finances des Etats associés : « La garantie que leur donnait la France, note encore le conseiller financier, d’une part en rattachant par un parité fixe la piastre au France, d’autre part en attribuant à la piastre une parité avantageuse, devait avoir pour contrepartie à son profit un droit de surveillance à la fois sur la gestion des finances nationales et sur l’évolution de la masse monétaire locale. » Au fond, elle était ainsi la contrepartie du système complexe imposé aux Etats dans le cadre de l’Institut d’émission. On comprend dès lors mieux les hésitations à décider une dévaluation à première vue pourtant logique : plus la France et  l’Indochine s’installaient dans la guerre et plus la piastre en devenait l’élément central, incontournable. En ce sens, la dévaluation du 11 mai 1953 apparait bien synonyme de dégagement français . » (p,333)

    Dans le Troisième Partie « Les conséquences du conflit », l’auteur tente de répondre avec la même rigueur à la question Chapitre VII « Une opération « blanche » pour la France ? » (p,345 à 397), et analyse enfin les conséquences de cette guerre dans le chapitre VIII « L’éclatement de l’Indochine » (p, 397 à 447)

       Nous proposons d’aller directement à la « Conclusion » (p,447 à 455)

    Le volume comprend une documentation riche avec les Sources, une Bibliographie, une Chronologie, les Gouvernements français et principaux ministères, les principaux représentants de la France en Indochine, Valeurs et change des monnaies (p,455 à 527), et enfin une série d’Annexes politiques.

Conclusion (p, 447)

    « Ayant constaté que le « projet d’étudier scientifiquement la guerre avant de la juger soulève de sourdes résistances », Gaston Bouthoul ne s’en étonnait pas : « la guerre n’est-elle pas le domaine des terreurs sacrées, comme la foudre et le tonnerre, interdits aux physiciens sacrilèges ? N’oublions pas, ajoutait-il, que jadis on admettait la torture, non la dissection ». Pour notre part, nous n’avons guère rencontré de résistances dans cette recherche, sinon celle des sources, souvent opaques et plus encore inaptes à livrer autre chose que des bribes de vérité – les sources écrites car les sources orales, elles, nous sont apparues en effet réticentes. Sinon aussi celles des représentations, très liées cette fois au caractère sacré de l’objet ; en abordant aujourd’hui la guerre d’Indochine, il est impossible de faire abstraction des idées bien tranchées qui s’y rapportent. Ce n’est d’ailleurs peut-être pas souhaitable, car ces idées, ces représentations, en font d’une certaine manière partie.

     Que cherchions-nous, en étudiant le coût de la guerre d’Indochine ? D’abord à tenter de mieux comprendre, sans doute, ce conflit qui mina la IVème République, inaugura la fin de l’empire français et déstructura durablement l’Indochine elle-même. Les finances publiques sont en effet « un poste d’observation stratégique pour l’historien » : le constat  de leur importance progressive à l’arrière-plan des combats, l’inventaire des dépenses, des ressources, la reconnaissance de l’organigramme compliqué de la guerre et de sa gestion débouchaient sur une sorte de phénoménologie du conflit ».

    Qu’apprend-on en particulier sur l’origine même de la guerre d’Indochine ? Il ressort des sources qu’il n’y a pas de causes spécifiquement économiques au conflit. L’idée est plutôt, au lendemain de la seconde guerre mondiale, de reprendre un territoire considéré comme français et dont on a perdu le contrôle depuis plusieurs mois. Par contre, les facteurs économiques créent un environnement favorable à la guerre, car ce territoire fixe une masse important d’investissement. Ainsi pour le caoutchouc : ce n’est pas pour lui que la France   dépêché son corps expéditionnaire en Indochine ; il n’en resta pas moins que le rétablissement des fournitures indochinoises était indispensable à la relance de l’industrie française dans ce secteur.

     Ce souci des intérêts français accompagna la conduite de la guerre pratiquement jusqu’à la fin…L’éclairage économique et financier n’est pas non plus inutile à l’examen du déroulement proprement dit du conflit. L’impression générale est bien sûr que la guerre a été progressivement rattrapée par son coût…Nourrie d’une sorte d’orgueil de grande nation, la France n’envisage à aucun moment de renoncer vraiment, alors qu’elle sait vite ne jamais pouvoir vaincre… Paris avait besoin également de l’aide de Washington, et les Etats Unis accordaient celles-ci d’autant plus facilement que son attribution s’accompagnait d’un désengagement de la France… Que cherchions-nous d’autre en étudiant le coût de la guerre d’Indochine ? Certainement une sorte de prix, un ou plusieurs chiffres incontestables permettant de mesurer la perte ou le profit de l’opération. En elle-même, cette évolution du coût est un exercice difficile mais réalisable, en particulier pour la France : en termes financiers, nous avons mesuré ce coût entre 1945 et 1954, à environ 10 % des dépenses de l’Etat, soit l’équivalent d’une année de budget. » (p,447,448,449,450)

     « Quel bilan retenir de cette tragique décolonisation – un mot qui n’est alors guère prononcé, comme s’il se cachait derrière le spectaculaire du conflit Est-Ouest ? Sur place le bilan apparait assez consternant, notamment sur le plan géopolitique. Le Vietnam sort plus divisé que jamais du conflit. Autant qu’une solution à la guerre, répétons-le, la division du pays au 17° parallèle est un produit de la guerre, le produit d’une guerre devenue civile, comme l’ont voulu certains dirigeants français désireux de reprendre pied. Par son incapacité à s’entendre avec le Viet Minh dans les premières années de la guerre, la France a également réussi à ramener la Chine au Vietnam, après avoir tant bataillé – diplomatiquement –pour qu’elle se retire en 1946. Il ne s’agit certes pas de la même chine, mais il s’agit tout de même de la Chine. Toute la péninsule indochinoise émerge ainsi du conflit meurtrie, divisée, « balkanisée » …

     La France vaincue s’en tire un peu mieux. Elle s’était, il est vrai, financièrement désengagée dès 1953 avec la dévaluation de la piastre, un an avant Dien Bien Phu. La gestion financière du conflit, ou plutôt son coût, lui permettait une sortie de guerre sans dommage majeur, sinon en terme d’image – ce qui fait aussi partie de la gestion de la chose. Elle avait en effet déjà « vendu » sa guerre aux Etats Unis, ou en avait fait du moins une juteuse opération génératrice de précieuses devises. Comme le rappelait on le sait Mendès France au lendemain de Genève, « nous avons trouvé dans la guerre d’Indochine l’équivalent des ressources que, normalement, les exportations devaient nous procurer. » (p,453)

     Sur la même page, l’opinion de François Mitterrand, l’homme politique influent de la Quatrième et Cinquième République dont l’héritage ne fut pas vraiment brillant pour les deux guerres de décolonisation d’Indochine et d’Algérie ! Comme si, les responsables politiques étaient tous frappés d’amnésie !

      « Sur le plan diplomatique, et en termes de puissance, le résultat est moins net. Le risque était connu, ainsi que l’avait formulé François Mitterrand un mois avant Dien Bien Phu, résumant toute la guerre : »Après avoir pendant trois années, recherché une en Asie une conquête de type colonial, après avoir, pendant deux années, de 1949 à 1951, recherché une sorte d’astuce, comme une sorte de truc, l’appui de soldats vietnamiens, sous forme d’indépendance promise, après avoir, devant l’inefficacité de ces deux solutions, recherché le financement et l’ide matérielle des Américains, nous en sommes arrivés à ne plus pouvoir disposer de notre entière liberté d’action par rapport aux peuples autochtones, pas plus que nous avons de liberté diplomatique réelle à l’égard des Alliés, et cela se conçoit parfaitement : dans un contrat, il y a des concessions réciproques ». François Mitterrand prônait alors un resserrement de la politique française sur « un objectif méditerranéen. » (p,453)

    Source : «  12. Intervention de François Mitterrand le 9 avril 1954 au Centre d’études de politique étrangère, rue de Varennes, Archives nationales, Papiers Mayer, 363 AP 31 »

Commentaire : la guerre d’Algérie n’était pas commencée le 9 avril 1954, mais Mitterrand avait  assumé de multiples responsabilités au sein des groupes politiques charnières qui faisaient ou défaisaient les gouvernements de la 4ème République, et la guerre d’Indochine laissait un héritage malsain pour la décolonisation de l’Algérie : entre 1945 et 1954, il avait été cinq fois ministre.

     Ma conclusion : il s’agit d’un travail remarquable d’historien, car, à mes yeux, l’histoire coloniale et postcoloniale française souffre d’une carence d’histoire quantitative sur les plans économiques et financiers, et cet ouvrage en propose une exception.

      Seule critique, mais de poids, relative à l’absence d’un bilan humain en pertes humaines aussi bien du côté du corps expéditionnaire que les gouvernements considérèrent trop souvent comme de la « chair à canon » que de l’armée Vietminh, ainsi que toutes les victimes de cette sale guerre.

Jean Pierre Renaud   –  Tous droits réservés

La Parole de la France ? Petit résumé historique

La Parole de la France ?

Guerres d’Indochine et guerre d’Algérie

Guerre d’Indochine

Petit résumé historique

En annexe, des extraits de texte de Stanley Karnow (1984)

En bref

Extraits de texte

III

B

« VIETNAM »

Stanley Karnow

(Presses de la Cité- 1984)

 Ce livre est intéressant parce qu’il s’agit de l’analyse et de la réflexion d’un journaliste étranger sur le long conflit indochinois, d’abord français, puis américain et d’une analyse documentée sur les tenants et aboutissants de la première guerre d’Indochine (1945-1954), et son déroulement, qui seule retiendra ici notre attention.   

            Il convient de noter qu’il ne s’agit donc pas d’un reportage de guerre.

            Après son service dans l’US Army de 1943 à 1946, Stanley Karnow fut journaliste à Paris et l’époux de Claude Sarraute (1948-1955). A partir de 1959, il couvrit la guerre d’Algérie. 

Avant-propos

            « Les racines de ce livre remontent au début des années 1950, à Paris, où je commençais ma carrière professionnelle de journaliste. La France soutenue par les Etats Unis, luttait alors contre le Viet Minh, mouvement dirigé par les communistes, pour maintenir sa domination en Indochine. En écrivant sur le côté français de la guerre, je me familiarisai bientôt avec les noms  et les lieux du Vietnam, mais je ne m’imaginais guère qu’il ferait  plus tard  partie de ma propre expérience. En 1959, je fus chargé de « couvrir » l’Extrême Orient, et cette région qui comprenait le Vietnam devint mon secteur pour plus de deux décennies. Je me suis rendu tout récemment au Vietnam en 1981 pour sept semaines, le plus long séjour autorisé pour un correspondant américain depuis que les communistes ont étendu leur emprise sur l’ensemble du pays en 1975.

            On a écrit sur le Vietnam maints excellents livres, portant pour la plupart sur des épisodes spécifiques de la guerre que les Américains y livrèrent ou sur des périodes récentes de son histoire. J’ai considéré que je possédais peut-être la perspective nécessaire pour dresser un panorama qui, tout en s’attachant principalement à l’intervention américaine, décrirait et analyserait aussi en détail les origines du conflit contemporain. L’histoire est en effet une succession ininterrompue de causes et d’effets – passé, présent et avenir inéluctables… La péninsule du Sud-Est asiatique, que les Français appelèrent Indochine, et qui comprend le Vietnam, le Cambodge et le Laos, fut un champ de batailles pendant des siècles – et le demeure aujourd’hui encore. ..

            J’ai entrepris ce livre sans avoir de cause à plaider… » (p,8)

Chapitre II

La piété et le pouvoir

            L’auteur retrace un passé fait de religion et de goût des richesses, les débuts de la conquête française en Cochinchine avec les aventures missionnaires en Cochinchine de Pigneau de Béhaine au siècle de Louis XVI et ses ambitions d’y construire un « empire chrétien ». Il y croyait d’autant plus qu’il avait contribué à l’installation de l’Empereur Gia Long à Hué.

            L’auteur relève qu’à cette époque existait déjà une rivalité entre les Trinh au Nord et les Nguyen au Sud, et que le christianisme n’y était pas vraiment le bienvenu en raison des craintes de déstabilisation qu’il faisait peser sur le confucianisme et sur le culte de l’Empereur. Les persécutions reprirent en Annam comme en Chine ou au Japon à la même époque, et ce fut une des raisons avancées souvent pour intervenir dans les affaires d’Asie. Ce fut le cas en 1859 avec le fait accompli de la Marine française en Cochinchine, alors que Napoléon III n’y était pas opposé, sur l’avis d’une Commission Spéciale d’après laquelle une expédition pouvait être justifiée « par la force des choses qui pousse les nations occidentales vers l’Extrême Orient » (p,48)

J’ai souligné cette phrase parce qu’elle propose une explication pseudo-scientifique de l’impérialisme, « force des choses » ici, ou « les évènements ont marché » comme le déclarait le ministre des Colonies Lebon, à la fin du dix-neuvième siècle.

L’auteur propose alors un résumé historique des interventions successives de la France avec les épisodes Garnier, Philastre, Rivière, puis la conquête elle-même avec l’expédition de Jules Ferry dans les années 1883-1885, sa démission, et l’opposition de Clemenceau.

Très tôt, quasiment dès le début, la présence française suscita une résistance de nature diverse, mais constante tout au long des dix-neuvième et vingtième siècles.

III

L’héritage du nationalisme vietnamien (p,59)

            « L’Indochine, comme son nom l’indique, fut le lieu où s’affrontèrent deux grandes civilisations d’Asie : celle de l’Inde et celle de Chine… La Chine laissa son empreinte sur le Vietnam, que la géographie isolait de la sphère d’influence indienne…. Si l’identité nationale est difficile à définir, deux éléments importants ont façonné le Vietnam au cours des siècles. Les Vietnamiens originels apportèrent avec eux de Chine leur économie de base, reposant sur la culture irriguée du riz. Cette forme de culture, qui dépend des aléas météorologiques et nécessite des systèmes d’irrigation complexes, réclame une coopération dans le travail. Les communautés vietnamiennes développèrent donc un puissant esprit collectif et, quoiqu’autonomes, les villages se mobilisaient comme autant de maillons d’une même chaine pour combattre les envahisseurs étrangers. Les guerres fréquentes que connut le pays apprirent aux Vietnamiens à se défendre eux-mêmes et en firent des guerriers. Des siècles plus tard, pendant la guerre d’Indochine, le Français Paul Mus mit en garde contre l’idée « commode » que les paysans vietnamiens n’étaient qu’une « masse passive », ne songeant qu’à son bol de riz quotidien et que des agents entretenaient dans la subversion par la terreur. En fait, leur attachement à  la nation s’était forgé  bien auparavant.

            Comme la plupart des nations, le Vietnam fait remonter sa création à des royaumes mythiques. Les Vietnamiens entretiennent cette mythologie dans le dessein de démontrer que leurs racines nationales sont aussi profondes que celles des Chinois, leurs rivaux ancestraux. » (p,61)

Le souvenir de la révolte de deux femmes ; Trieu Au, en 248 avant notre ère, et Trung Trac, en 40 après JC, et tout au long des siècles, les rapports sino-vietnamiens furent fréquemment des rapports « tumultueux » (p,62)

            L’auteur en rappelle les épisodes les plus éclatants au cours des siècles en même temps que les guerres civiles entre les Trinh au nord et les Nguyen au sud.

            L’auteur rappelle ce que disait Gallieni à la fin du XIXème siècle «  On ne… pacifie pas un pays… par la terreur. Après avoir surmonté leur peur initiale, les masses deviennent de plus en plus rebelles, l’amertume accumulée monte en réaction à l’usage de la force brutale. » (p,66)

            L’auteur montre bien dans quel contexte historique d’une très longue durée la France avait imposé sa volonté et rencontré dès le début une résistance multiforme, constante, et grandissante, au fur et à mesure des années et des épisodes que raconte l’auteur.

            L’auteur cite l’exemple d’un grand intellectuel vietnamien, Phan Chuh Trinh, pourchassé par les Français, et fondateur d’une organisation politique moderne, le Zuy Tan (Rénovation) : « Ainsi, Phan Chuh Trinh introduisit dans la lutte pour l’indépendance deux éléments nouveaux : un appareil relativement complexe pour mobiliser les courants favorables à la révolte, et des liaisons avec d’autres militants d’Asie…

Phan Chu Trinh…. Etait fils d’un riche propriétaire foncier rallié à l’Empereur dissident Ham Nghi. Mandarin, il fut ministre de la Cour impériale de Hué mais donna sa démission en 1905 pour suivre Phan Boi Chau au Japon. Là, leurs chemins se  séparèrent. Prévoyant la menace de l’impérialisme japonais, Phan Chu Trinh repoussa  la perspective d’une alliance avec le Japon et rejeta même l’idée d’une monarchie libérale qu’il jugeait rétrograde. De retour au Vietnam, il eut l’audace  d’adresser au Gouverneur français une lettre ouverte l’avertissant que le pays finirait par se soulever si les Vietnamiens ne pouvaient s’exprimer sur le plan politique, économique et social. « Les abus de pouvoir de l’administration coloniale violent les principes démocratiques que la France  a toujours défendu », écrivit-il, propos qui garderont toute leur valeur un demi-siècle plus tard. » (p,70)

Au milieu du XIXème siècle, quand ils étendirent leur domination sur tout le Vietnam, les Français avaient eu un choix à faire. Ils auraient pu poursuivre une politique d’ « association », comme les Britanniques en Inde, en gouvernant indirectement à travers les institutions indigènes…Les partisans de ces deux thèses s’affrontèrent tant que la France demeura au Vietnam, et ni les uns ni les autres ne virent leurs idées triompher dans la réalité.» (p,71)

Commentaire : trois remarques, la première sur l’écho mondial qu’eut la défaite de la Russie face au Japon, en 1905, un premier réveil de l’Asie, la deuxième, relative au propos tenu plus haut, la contradiction permanente d’une politique coloniale qui s’inscrivait officiellement et hypocritement dans un univers démocratique et universaliste alors que sur le terrain, les acteurs de terrain faisaient le contraire, et la troisième au choix qui fut fait d’un régime d’administration directe, comme ce fut le cas du Vietnam, un État séculaire.

       Toutes les explications sont possibles, mais mes préférences portent sur les suivantes : 1) L’ignorance et l’incompétence des milieux gouvernementaux qui étaient censés donner le « la » de la politique coloniale, laissant le soin aux « experts » d’opérer, avec le soutien tacite d’une opinion publique qui ne fut jamais « coloniale ». 2) Le plus souvent, les « experts » étaient soit les idéalistes de tout crin, souvent des « francs-maçons » qui poursuivaient leurs rêves d’un Occident civilisateur, mais souvent doublés, comme ce fut le cas en Indochine, de « frères » très actifs dans le monde financier et économique. 3) Dernière explication, et peut-être la plus importante, la vie en Indochine fut souvent un rêve pour les Européens qui s’y installèrent une fois les conditions réunies de vie urbaine de type européen, au tout début du siècle passé.

        L’auteur fait une observation d’une grande pertinence historique qui explique beaucoup de choses dans le fonctionnement colonial français, la contradiction existant très tôt entre les expériences métropolitaines que firent beaucoup d’étudiants et d’intellectuels venus des colonies et la vie coloniale.

       « Une expérience pénible  attendait les jeunes vietnamiens appartenant souvent à des familles riches, qui faisaient leurs études à Paris. Après avoir connu la liberté et l’esprit de camaraderie du quartier  Latin ; ils étaient à leur retour au Vietnam, tenus en suspicion par la police coloniale, qui confisquait leurs livres et leurs journaux. En outre, ils trouvaient rarement un emploi correspondant à leur  qualification et ne gagnaient jamais autant que leurs collègues français. Pis encore, les petits fonctionnaires français, pour qui les tous les Vietnamiens se ressemblaient, les humiliaient en utilisant lorsqu’ils leur parlaient le tutoiement réservé d’ordinaire aux domestiques et autres subalternes. Un  de ces étudiants, condamné dans les années 1930 pour agitation nationaliste, déclara au tribunal que c’était l’injustice des Français qui avait fait de lui un révolutionnaire. » (p,72)

       Quelques lignes plus loin, l’auteur donne un autre exemple de la contradiction qui plomba presque jusqu’à  la fin de la politique coloniale française, un exemple célèbre puisqu’il s’agit d’Ho Chi Minh, né en 1890.

       Karnow en déroule le portrait international, français, et vietnamien qui en dit long sur l’homme et le personnage politique, ses expériences de travail en mer (trois ans),  ses voyages aux Indes, à New York, à Londres, et ses six années de séjour en France où il rencontra le gratin socialiste, dont Léon Blum, participa au Congrès de Tours en 1920 en qualité de « représentant de l’Indochine », va à Moscou où il rencontre Staline et Trotski, va à Hong Kong, etc… jusqu’en 1941, date à laquelle il se glisse subrepticement au Vietnam, y rencontre Giap et Phan Van Dong pour y fonder le Vietminh.

       Pour qui a une petite idée de la culture internationale des ministres qui officièrent dans le domaine colonial, je serais tenté de dire qu’aucun d’entre eux, même Clémenceau, ne disposaient d’un tel bagage d’expérience internationale, d’autant plus qu’il avait acquis l’expérience du terrain français et de son élite politique socialiste.

IV

La guerre contre les Français

      « Le 2 septembre 1945, Hanoi s’éveilla parée pour la fête…il monta (Ho Chi Minh) à la tribune, il proclama l’indépendance du Vietnam en commençant par une phrase que la plupart de ceux qui l’écoutaient ne connaissaient pas : «  Tous les hommes sont nés égaux. Le Créateur nous a donné des droits inviolables : le droit de vivre, le droit d’être libre et le droit de réaliser notre bonheur. » (p,80)

            L’auteur décrit alors le contexte international de l’époque, les hésitations et interférences américaines  en Indochine dans la complexité du contexte de soutien aux armées nationalistes chinoises aux prises avec les communistes, dresse le portrait du général Giap, lequel avait fait des études sérieuses :

      « Trop ambitieux pour rester à Hué, il se rend à Hanoi, fréquente le lycée Albert Sarraut et passe une licence en droit. Il écrit des articles en français et en vietnamien, dans des journaux nationalistes et, pour joindre les deux bouts, enseigne l’histoire dans une école privée. L’un de ses anciens élèves raconte qu’il évoquait les batailles napoléoniennes « comme s’il était Napoléon en personne. Il devait déjà préparer sa carrière militaire »

   Giap fut incontestablement un grand chef de guerre et stratège, même si on est loin d’approuver les formes de son commandement révolutionnaire.

     L’auteur évoque le coup de force japonais du 9 mai 1945 qui mit hors-jeu le pouvoir ambigu de l’amiral Decoux, et ouvrit la porte au Vietminh, alors que Bao Dai, «l’indolent empereur fantoche était à la chasse…, et que «  Dans le nord du pays, déjà pauvre en temps normal, deux millions d’habitants sur une population de dix millions moururent de faim. » (p,87)

      « Pendant ce temps, le général de Gaulle procède à deux nominations illustrant sa détermination à rétablir la domination française. Il choisit comme haut-commissaire en Indochine l’amiral Thierry d’Argenlieu, personnage quasi médiéval qui quitta la marine après la guerre 14-18 pour entrer dans l’ordre des Carmes puis ôta temporairement sa bure pour rejoindre les Français libres. Arrogant et inflexible, d’Argenlieu a la même foi absolue que de Gaulle en la grandeur de la France, conviction qui l’opposera fatalement au Vietminh, dont la ferveur patriotique n’est pas moins grande. Comme chef militaire, de Gaulle désigne le général Leclerc, qui comprendra vite la nécessité d’une solution politique mais commencera par appliquer le conseil que lui donne le général Douglas Mac Arthur : « Faites venir des renforts, autant que vous pourrez. »(p,90)

      L’auteur décrit  un processus de négociation on ne peut plus ambigu entre la France et Ho Chi Minh aussi bien à Paris, à l’occasion de plusieurs conférences à Fontainebleau ou à Dalat, avec le blocage que constitua la question de la Cochinchine que la France tenta en vain d’isoler du processus  de négociation, qui trouva une conclusion provisoire dans l’affrontement militaire de la fin 1946 à Hanoi.

    La volatilité des gouvernements n’arrangeait pas les choses, de même que la présence encore ambiguë du Parti Communiste comme une des troisièmes forces, à côté de la SFIO et du MRP.

        Il n’empêche que le PC n’avait pas encore été sorti du jeu politique officiel, en 1947, début de la Guerre Froide.

       « Ramadier dut aussi faire face à des pressions extérieures. Le général de Gaulle venait de mettre son immense prestige derrière un nouveau parti politique, le Rassemblement du Peuple Français, qui s’opposait fermement à l’abandon du Vietnam. L’opinion publique française était aussi sur une ligne ferme afin de retrouver la fierté nationale perdue dans la défaite de 1940. Les communistes français partageaient ce sentiment et Maurice Thorez, vice-président du Conseil du gouvernement Ramadier, contresigna une directive ordonnant une action militaire contre le Vietminh. La France fut ainsi entraînée dans la guerre par un régime socialiste trop instable pour faire front à ses adversaires conservateurs. » (p,96)

     Commentaire :  1) l’observation de la dernière phrase recoupe le constat historique que j’ai pu faire tout au long de la période des conquêtes coloniales et de la colonisation qui a suivi, la gauche étant le plus souvent aux premières loges de ces actions, le summum ayant été atteint en Algérie, avec l’engagement du contingent par la SFIO de Guy Mollet.

      2) « L’opinion publique française était aussi sur une ligne ferme… » :

    Question : est-ce que l’analyse de la presse de l’époque, des radios, ou les premiers sondages ont établi « l’état » en question de l’opinion publique française ?

       Commence alors la  véritable période de guerre, avec le renforcement militaire du Vietminh, l’aide de la Chine communiste sur les frontières du Tonkin, le guerre de Corée en juin 1950, l’internationalisation progressive du conflit, une aide de plus en plus importante des Etats-Unis.

     A peine sortie de la guerre, la France était bien incapable de soutenir un effort de guerre croissant, la « théorie des dominos », « l’endiguement du communisme », la reprise d’une stratégie obsolète de remise au pouvoir d’un Bao Dai qui avait bradé depuis longtemps son « mandat du ciel » »

      « De 1949 à 1950, Giap quadrupla le nombre de ses bataillons réguliers du Vietminh, qu’il porta à cent dix-sept. » (p,105)

       Le général de Lattre prend le commandement relance les opérations militaires, quadrille le delta par une grille de mille blockhaus, va plaider le soutien de Etats Unis, manifeste un talent incontestable pour tenter de rendre populaire la guerre d’Indochine. Il meurt avant d’avoir achevé la mission qu’il avait acceptée.

     « A la fin de 1952, le total des soldats français morts, blessés, capturés ou portés disparus depuis le commencement de la guerre, six ans plus tôt, s’élevait à plus de quatre-vingt-dix mille, et la France avait englouti dans la guerre deux fois ce qu’elle avait reçu des États Unis dans le cadre du plan Marshall. » (p,108)

       En 1952, Mendès France soulève la question capitale du choix qui se pose depuis le début de la guerre  entre le théâtre d’opérations indochinois et le théâtre d’opérations européen, mais sans résultat.

       La France est dans un engrenage à multiples facettes dont elle n’arrivera jamais à sortir avant la défaite de Dien Bien Phu, un choix du théâtre d’opération qui n’avait pas  fait l’unanimité au sein du commandement militaire du Corps expéditionnaire. (p,109)

     En quelques années, la guerre avait complètement changé de nature, avec une armée vietminh de réguliers bien équipée avec artillerie et génie, bien entraînée, pouvant facilement se réfugier dans un périmètre quasiment inviolable, dans les montagnes des frontières de Chine,  doublée par une guérilla de mieux en mieux implantée dans les deltas, et un contrôle idéologique de plus en plus efficace des villages et des villes. Ho Chi Minh et Giap avaient réussi à mettre en œuvre un des grands principes de guerre posé par Mao Tsé Tung, une armée révolutionnaire, « comme un poisson dans l’eau ».

Jean Pierre Renaud  – Tous droits réservés

La Parole de la France ? Les Héritages – Guerres d’Indochine et d’Algérie- III

La Parole de la France ?

L’Honneur du Soldat

Les Héritages

Guerre d’Indochine (1945-1954)

Guerre d’Algérie (1954- 1962)

III

Guerres d’Indochine et guerre d’Algérie

Guerre d’Indochine

Petit résumé historique

En annexe, des extraits de texte de Stanley Karnow (1984)

En bref

            Beaucoup de décideurs et d’acteurs français de la guerre d’Indochine, au niveau gouvernemental et indochinois, ignoraient tout, ou presque tout de la longue histoire de l’Indochine, de ses trois KY (Cochinchine, Annam, Tonkin), et de son passé impérial qui vit ces trois KY lutter à plusieurs reprises contre l’impérialisme chinois.

Colonisation française (1855-1954) et guerre d’Indochine ?

Le « moment colonial »

            Dans son livre « Histoire du  Vietnam contemporain » – « La nation résiliente », Pierre Brocheux, pose son analyse historique en parlant du « moment colonial » intervenu dans « un processus de longue durée », celui d’une histoire ancienne et complexe liée à la Chine, bousculée par une ouverture forcée à l’Occident, parallèle à celle de la Chine et du Japon.

            Le lecteur pourra se reporter, en ce qui concerne la France et le Japon,  à l’incident de Sakai, en 1868. (blog du 23/09/2011)

L’expression « moment colonial » me parait bien choisie, car l’on oublie souvent que la colonisation française n’a occupé, dans la plupart des cas, qu’un court espace de temps à l’échelle des siècles, de l’ordre de soixante à quatre-vingt années, de l’ordre de cinquante à soixante ans pour Madagascar ou la Côte d’Ivoire.

            Font exception, l’Indochine, si l’on tient compte de la première conquête de la Cochinchine, en 1855, l’Algérie en 1830, ou encore le Sénégal, avec Faidherbe, dans les années 1854 – 1865, sur les côtes, avec les Quatre communes. Il fallut attendre les années 1885 pour que la France mette la main complètement sur les deux autres Ky, l’Annam et le Tonkin           

1939-1945, embrouilles tous azimuts entre métropole, Indochine, Japon, Chine, Etats-Unis 

En 1945, l’Indochine française n’existait déjà plus.

Avant de rappeler brièvement la période 1945-1954, et pour comprendre le contexte historique des années 1945, il est important en effet de rappeler brièvement les événements qui ont marqué la période très confuse qu’a connue l’Indochine pendant  la Deuxième Guerre Mondiale.

    L’Indochine fut alors complètement coupée de la métropole, laissée à elle-même, alors qu’elle n’avait aucun moyen de défense pour résister au Japon, que la situation internationale était très fluctuante, incertaine et que l’Indochine ne pouvait que tenter de sauver les meubles.

     L’Indochine se trouvait dans une situation des communications avec la métropole qui ressemblait étrangement à celle de la période des conquêtes à la fin du XIXème siècle, à plus de 13 000 kilomètres de distance en face de la  puissance militaire du Japon, nouveau conquérant de l’Asie du Sud-Est.

     Le livre de Paul Rignac «  La désinformation autour de la fin de la l’Indochine française » nous livre beaucoup d’informations à ce sujet, même si le lecteur n’est pas obligé de partager toutes ses analyses.

    La citation d’un propos du général Catroux qui fut gouverneur général de  l’Indochine jusqu’au 21 juin 1940 propose déjà un bon éclairage résumé du sujet :

      « Quand on est battu, que l’on n’a pas d’avions, pas de DCA, pas de sous-marins, on s’efforce de garder son bien et on négocie. » (page 28)

       Il convient de rappeler deux choses, 1) le général Catroux fut le premier général à cinq étoiles à rallier le général de Gaulle, mais il fut déjà le témoin de la lutte ouverte qui  s’engagea en Indochine entre vrais ou faux pétainistes ou vrais ou faux gaullistes, avant que le régime de Vichy ne cède la place complètement au Reich, en 1942.  Nommé à ce poste le 23 août 1939, il fut limogé le 25 juin 1940 pour laisser la place à l’amiral Decoux.

      Le 30 août 1940, le gouvernement Pétain signait un accord avec le Japon qui élargissait les facilités militaires qu’avait déjà négociées le général Catroux.

      « En contrepartie, le Japon reconnait la souveraineté française sur l’Indochine et s’engage à respecter son intégrité territoriale. » (page 37)

    2) Le contexte historique qui fut celle du Corps expéditionnaire en 1945, ressemblait étrangement à celui des années 40 et 41, c’est-à-dire l’absence complète de moyens pour faire la guerre.

        Le récit très détaillé de cette période charnière par Paul Rignac décrit l’ambiance délétère et ambiguë qui agita les milieux politiques et militaires au moment de l’arrivée au pouvoir du Maréchal Pétain le 10 juillet 1940, à la suite de la démission de la Troisième République, et cela jusqu’au moment où l’Allemagne occupa la zone sud, un moment de vérité pour bon nombre de Français.

       Saint Exupéry décrit dans ses souvenirs le même type d’état d’âme qui imprégnait alors une grande partie des milieux dirigeants civils ou militaires, alors que les fractures furent d’autant plus vives qu’elles se  creusaient en métropole même, à Londres, et en Algérie, où le général Giraud conservait beaucoup de partisans.

       Sur le plan international, il convient de signaler les grandes dates qui modifièrent complètement les contextes historiques et stratégiques occidentaux et asiatiques.

       En Europe, avant de l’envahir, le 22 juin 1941, l’Allemagne avait signé un pacte de non-agression avec l’Union Soviétique, le23 août  1939.

       Dans le Pacifique, le Japon entrait en guerre avec les Etats Unis à Pearl Harbour, le 7 décembre 1941, alors qu’il avait signé un pacte de non-agression avec l’Union Soviétique, le 14 avril 1941.

      Cette dernière ne dénonça ce pacte que le 8 août 1945, alors que le Japon, après l’explosion de la bombe atomique d’Hiroshima, le 6 août 1945, était dans l’obligation de capituler

       Cette dénonciation de dernière heure permit à l’URSS de s’asseoir à la table des négociations de capitulation du Japon, avec la complicité du Président  Roosevelt, obsédé par ses convictions sur l’indépendance nécessaire des peuples colonisés, dont l’Indochine.

       Dans sa conquête de l’Asie et du Pacifique, le Japon s’empara de  Singapour, une des grandes bases stratégiques de la puissance coloniale anglaise en Asie, entre le 8 décembre 1941 et le 21 janvier 1942, et des Indes Néerlandaises au cours du même mois.

       Le rapport de forces a commencé à changer après la bataille navale de Midway, le 5 juin 1942, puis la reconquête successive et meurtrière des Iles du Pacifique par les Etats-Unis.

    Les rapports de forces ont également commencé à changer en Méditerranée avec le débarquement des forces alliées en Afrique du Nord, et sur le front soviétique,  avec la bataille de Stalingrad, entre le 23 août 1942 et le 2 février 1943.

     L’Indochine n’était donc partie prenante de ces conflits qu’indirectement, en raison de la place stratégique de plus en plus importante  qu’elle occupait pour le Japon, contraint au rétrécissement de sa défense stratégique.

        Elle restait donc une proie tentante pour une puissance militaire en déclin, sur la défensive, dont un des mots d’ordre avait toujours été « L’Asie aux Asiatiques », et c’est ce que fit la Japon avant sa capitulation.

      Après le coup de force du Japon le 9 mars 1945, celui-ci fit le nécessaire pour renforcer les moyens militaires du Viet Minh.

     Le Japon occupait l’Indochine, mais l’administration de l’amiral Decoux, vichyste, continuait à fonctionner sous le contrôle de l’armée japonaise, jusqu’en mars 1945 : elle laissait alors le pouvoir vacant, après avoir massacré plusieurs centaines de Français, notamment les soldats et officiers de la garnison de Lang Son.

            Concrètement, le Japon laissait le pouvoir au  Vietminh.

            « En quelques jours, la présence administrative et militaire est totalement anéantie…(page 9)

       Quoiqu’il en soit, une évidence s’impose : l’Indochine française n’est pas morte à Dien Bien Phu ou à Genève. Elle a cessé d’exister le 9 mars 1945 après le coup de force du Japon. » «  (page 11)

       Et pendant ce temps-là… le Parti Communiste Indochinois, c’est-à-dire le Viet Minh construisait son nid, renforçait son organisation politique, terroriste, et militaire, en Cochinchine, en Annam, et aux frontières de Chine et du Tonkin, alors qu’il était le seul à savoir où il allait et avec quels alliés, avec le souci d’éliminer la rivalité  de nationalistes indochinois mal organisés, avec la complicité bienveillante du Japon.

            Le Viet Minh avait une organisation communiste qui disposait alors de peu de moyens, mais il était le seul à avoir une doctrine, et des ramifications sur tout le territoire.

&

L’héritage du nationalisme vietnamien (p,59) (Vietnam – Stanley Karnow-Presses de la Cité-1984))

            « L’Indochine, comme son nom l’indique, fut le lieu où s’affrontèrent deux grandes civilisations d’Asie : celle de l’Inde et celle de Chine… La Chine laissa son empreinte sur le Vietnam, que la géographie isolait de la sphère d’influence indienne…. Si l’identité nationale est difficile à définir, deux éléments importants ont façonné le Vietnam au cours des siècles. Les Vietnamiens originels apportèrent avec eux de Chine leur économie de base, reposant sur la culture irriguée du riz. Cette forme de culture, qui dépend des aléas météorologiques et nécessite des systèmes d’irrigation complexes, réclame une coopération dans le travail. Les communautés vietnamiennes développèrent donc un puissant esprit collectif et, quoiqu’autonomes, les villages se mobilisaient comme autant de maillons d’une même chaine pour combattre les envahisseurs étrangers. Les guerres fréquentes que connut le pays apprirent aux Vietnamiens à se défendre eux-mêmes et en firent des guerriers. Des siècles plus tard, pendant la guerre d’Indochine, le Français Paul Mus mit en garde contre l’idée « commode » que les paysans vietnamiens n’étaient qu’une « masse passive », ne songeant qu’à son bol de riz quotidien et que des agents entretenaient dans la subversion par la terreur. En fait, leur attachement à  la nation s’était forgé  bien auparavant.

            Comme la plupart des nations, le Vietnam fait remonter sa création à des royaumes mythiques. Les Vietnamiens entretiennent cette mythologie dans le dessein de démontrer que leurs racines nationales sont aussi profondes que celles des Chinois, leurs rivaux ancestraux. » (p,61)

Le souvenir de la révolte de deux femmes ; Trieu Au, en 248 avant notre ère, et Trung Trac, en 40 après JC, et tout au long des siècles, les rapports sino-vietnamiens furent fréquemment des rapports « tumultueux » (p,62)

            L’auteur en rappelle les épisodes les plus éclatants au cours des siècles en même temps que les guerres civiles entre les Trinh au nord et les Nguyen au sud :

            « La guerre civile entre Trinh et Nguyen se poursuivit pendant deux siècles. Tout comme les accords de Genève de 1954  divisèrent le Vietnam en deux le long du 17ème parallèle, les rivaux finirent par accepter une partition du pays suivant approximativement la même ligne. Ils convinrent également une trêve de circonstance, chacun espérant reprendre le combat dès qu’ils auraient recouvré des forces. » (p,66)

       L’auteur montre bien dans quel contexte historique d’une très longue histoire la France avait imposé sa volonté et rencontré dès le début une résistance multiforme, constante, et grandissante, au fur et à mesure des années et des épisodes que raconte l’auteur.

       « Au milieu du XIXème siècle, quand ils étendirent leur domination sur tout le Vietnam, les Français avaient eu un choix à faire. Ils auraient pu poursuivre une politique d’ « association », comme les Britanniques en Inde, en gouvernant indirectement à travers les institutions indigènes…Les partisans de ces deux thèses s’affrontèrent tant que la France demeura au Vietnam, et ni les uns ni les autres ne virent leurs idées triompher dans la réalité.

    Les Français gouvernèrent directement le Vietnam, comme les chiffres le montrent. En 1925, cinq mille britanniques administraient trois cents millions d’Indiens alors qu’il fallait autant de fonctionnaires aux Français pour gouverner une population dix fois plus petite. Cette même année, les salaires versés à l’administration coloniale engloutirent la moitié du budget des colonies françaises. » (p,71)

       L’Indochine n’est devenue une colonie à part entière qu’après la conquête du Tonkin, en 1885, avec les interférences traditionnelles de la Chine, l’Empereur d’Annam, Fils du Ciel, et Féal de l’Empereur de Chine, Fils du Ciel, continua longtemps à déposer chaque année son « tribut » de féal.

            En résumé, une longue histoire « nationale », avec quelques ingrédients principaux, la loi du « business » et l’ouverture forcée des ports d’Asie (opium et soie), l’impérialisme des nations occidentales, avec le rôle actif des Marines, ici la Marine française, l’expansion des missions chrétiennes qui commençaient à évangéliser l’Asie dans des conditions souvent très difficiles, avec le soutien de la même Marine, et au surplus un acteur trop souvent ignoré, le soutien d’une administration franc-maçonne : la conquête de la Cochinchine est un bon exemple de la collusion Marine- Missions- Affaires qui éclaire aussi certains aspects de la guerre d’Indochine, outre-mer le goupillon faisant bon ménage avec les francs-maçons.

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Les dates clés de la guerre d’Indochine

« 1945-1954 »

            Trois périodes sont distinguées par le général Gras et par l’historien Tertrais :

Général Gras : « La guerre larvée (1945-1946) (p,41) – « La guerre coloniale (1947-1950) (p,159) – « La guerre  contre le communisme » (1950-1954) (p,305)

            Hugues Tertrais : « Une guerre coloniale aux moindres frais » (1945-1948) (p,25) – « L’inflation des coûts et la redistribution des cartes » (1949 – 1951) (p,69) – «  La guerre d’Indochine ou comment s’en débarrasser »(1952-1954) (p,119)

            Sur la scène internationale :

            2 septembre 1945 : capitulation du Japon

            1947 : la Guerre Froide commence entre les Etats-Unis et l’URSS, et plus largement entre l’Occident et le monde soviétique, avec son « correspondant » sur le plan intérieur, le Parti Communiste : le 4 mai 1947, les ministres communistes sont révoqués, par le Président du Conseil, Paul Ramadier. C’est la fin de la gouvernance politique tripartite, SFIO, MRP, PC, mais la valse des gouvernements continue….

            1949 : Mao Tsé Toung prend le pouvoir en Chine : ébranlement de l’Indochine encore « coloniale »

            1951 : guerre de Corée avec la confrontation Etats-Unis – URSS,  à travers Chine et Corée : ébranlement de l’Asie du Sud Est

            1955 : Conférence de Bandoeng : les pays du Tiers Monde s’organisent : ébranlement des anciens empires coloniaux

            1956 : Nasser prend le pouvoir en Egypte : ébranlement à distance du Maghreb et de l’Algérie

            Sur la scène indochinoise :

            Le 11 mars 1945, le Vietnam indépendant est proclamé par l’Empereur Bao Dai : monté sur le trône en 1925, à l’âge de douze ans, Bao Dai n’avait fait le plus souvent que de la figuration impériale.

      Le 25 août 1945, coup de théâtre, Bao Dai renonce au trône et laisse la place le 2 septembre, à la République démocratique du Vietnam, présidée par Ho Chi Minh ; il devient conseiller suprême de son gouvernement.

     Le 17 août 1945, l’amiral Thierry d’Argenlieu est nommé Haut-Commissaire, et le général Leclerc est désigné comme Commandant du Corps expéditionnaire : de Gaulle leur a confié la mission de rétablir la position de la France en Indochine. Les premiers détachements français débarquent en Indochine en octobre 1945.

       Leclerc atterrit en Cochinchine le 5 octobre 1945. Il en repartira le 18 juillet 1946, moins d’un an après.

      De Gaulle avait tout d’abord porté son choix sur Duy Tân, le 11ème  souverain des Nguyen en Annam (1899-1945), lequel s’était illustré en animant l’opposition nationaliste entre 1906-1916, ce qui lui valut d’être exilé par les autorités coloniales. Il refit surface au cours de la deuxième guerre mondiale en ralliant de Gaulle. Il  mourut dans un accident aérien.

    Le Général avait choisi un des « Fils du Ciel », ancien réfractaire à la colonisation française, pour reprendre le flambeau en Indochine.

     Le général Salan est nommé délégué militaire en Indochine du nord, avec la mission de faire partir du territoire les armées chinoises qui s’y sont installées. Salan a l’expérience de l’Asie.

      Comment ne pas noter que le général fit appel à un des généraux les plus prestigieux de la Deuxième Guerre mondiale, et que d’ores et déjà, Salan, un des fidèles de Leclerc, est de la partie avec un commandement important et sensible ?

      2 septembre 1945, Ho Chi Minh déclare l’indépendance du Vietnam à Hanoi.

       20 janvier 1946, le  général de Gaulle  démissionne de ses fonctions de chef du gouvernement provisoire

            6 mars 1946, signature d’un accord Ho Chi Minh-Sainteny : l’espoir d’une solution pacifique.

            3 avril 1946, signature d’un accord de coopération entre le général Salan, et le  général Giap, deux des acteurs majeurs de la guerre qui commence.

   6 juillet 1946, ouverture de la Conférence de Fontainebleau entre le gouvernement français et le Viet Minh, en présence d’Ho Chi Minh.

            12 septembre 1946 : échec de la conférence, les désaccords portant sur le statut de la Cochinchine et sur les nouvelles institutions à mettre en place, la France cherchant à maintenir, sous une forme ou sous une autre, son contrôle sur l’Indochine, notamment sur la Cochinchine, et sur les protectorats du Cambodge et du Laos.

      Le Corps expéditionnaire part à la reconquête de l’Indochine, contrôle les principales villes du pays et les grands axes, mais en parallèle, au cœur des rizières ou de la jungle, le Viet Minh commence à quadriller les villages, le cœur de ce pays, et contribue à créer un climat général d’insécurité.

       Janvier 1947 : le général Leclerc revient faire une inspection en Indochine et fait le constat que la solution ne peut qu’être politique. Il meurt quelques mois plus tard dans un accident d’avion, le 28/09/1947.

       Lors de son commandement (1945- 1946), les négociations avec Ho Chi Minh partaient du même constat.

            5 mars 1947 : Bollaert est nommé Haut-Commissaire et tente à nouveau de mettre en œuvre une solution de remise du pouvoir à Bao Dai.

            16 mai 1949 : le Président Queuille  envoie le général Revers faire une inspection en Indochine,  lequel préconise la recherche d’une solution politique.

            Le rapport secret en question fait l’objet d’une diffusion sous le manteau aussi bien dans les milieux dits autorisés que chez nos adversaires : le scandale Revers.

      25 mai 1950 : début de violentes attaques du Viet Minh sur la RC4, entre Cao Bang et Lang Son, la route coloniale qui longe la frontière de Chine et traverse une zone géographique et stratégique qui constituera le quadrilatère du commandement Viet Minh.

       Lors de la conquête du Tonkin, à la fin du dix-neuvième siècle, le Colonel Gallieni et le Commandant Lyautey avaient eu mailles à partir avec des bandes de pirates chinois et annamites dans les mêmes Hautes Régions, habitées par des minorités ethniques. Ils avaient réussi à pacifier ces Hautes Régions grâce à la collaboration du maréchal Sou, gouverneur du Kouang-Si.

      10 octobre 1950 : l’évacuation du poste de Cao Bang est un désastre. Les deux colonnes, l’une partie de Cao Bang, l’autre de Dong Khé, sont anéanties par le Viet Minh.

     6 décembre 1950 : le général de Lattre est nommé haut-commissaire et commandant en chef en Indochine.

      La France fait à nouveau appel à un des généraux glorieux de la Deuxième Guerre Mondiale.

      La France change de guerre, ou plutôt est dans l’obligation de changer de guerre dans le nouveau contexte international communiste : elle obtient le soutien des Etats Unis.

      La guerre devient une des guerres de la guerre froide entre les Etats Unis et l’URSS, par puissances interposées, la Chine communiste devenant un des alliés majeurs du Viet Minh.

     Lors d’une Conférence de presse, le 22 juin 1951, de Gaulle avait déclaré qu’il existait quatre solutions militaires :

    « Là-bas, il y a quatre solutions militaires possibles. On peut s’en aller. On peut se limiter à tenir quelques môles. Ce sont là des solutions de défaite. Quant à moi, je ne les accepte pas. Alors il en reste deux autres : ou bien celle qui est actuellement pratiquée, et qui consiste à sauver l’essentiel, non sans grands efforts et lourdes pertes, hélas ! mais qui ne tranche pas décidément la question. Pour que la question soit tranchée, il y a deux choses à faire et qui sont liées entre elles, envoyer des forces nouvelles au point de vue des effectifs et du point de vue matériel. C’est cela qu’a visé le général Koenig (-dans une interview, y envoyer le contingent-.) dans l’hypothèse où on voudrait et où on pourrait coûte que coûte en finir. » (Gérard Fleury- La guerre en Indochine-Le Grand Livre du Mois-2000- p, 461)

      De Lattre mène une guerre  de mouvements à partir de la chaine de postes fortifiés qu’il fait implanter sur tout le pourtour du delta du Tonkin, la zone la plus peuplée.

            18 décembre 1951, de Lattre, gravement malade, quitte l’Indochine, et passe le pouvoir à Salan : à peine un an de commandement, et la perte de son fils Bernard dans un combat du delta.

            Les grandes opérations militaires se  succèdent, le Viet Minh dispose de plus en plus de divisions bien entrainées et bien équipées par les Chinois, en même temps qu’il noyaute systématiquement les villages de l’ensemble de la péninsule.

            A l’instigation de René Mayer, la piastre, vecteur de toutes les spéculations et manipulations dans les deux camps, est dévaluée le            11mai 1953. Le cours de change entre franc et piastre avait été fixé en 1945 à un niveau tel qu’il nourrissait un important trafic de change entre la métropole et l’Indochine, de même que sur certaines places financières.

            La carrière politique et privée de René Mayer méritera d’être évoquée, car le personnage était intelligent et influent : il avait plusieurs cordes à son arc, la finance, le parti radical, ses attaches européennes et algériennes : il fut un des grands élus de l’Algérie française, à Sétif et à Alger.

            Sous les ordres du général Navarre, le commandement français crut pouvoir emporter cette guerre en piégeant les divisions Viet Minh autour de la cuvette de Dien Bien Phu, une vielle idée stratégique des commandements français, celle qui consistait à obliger l’adversaire à accepter le combat dans les conditions d’une guerre moderne.

            La sous-estimation complète des capacités stratégiques de Giap et des renforts chinois, de même que le choix d’une cuvette, conduisirent au désastre de Dien Bien Phu en 1954.

La Parole de la France ? L’Honneur du Soldat – Les Héritages- Guerres d’Indochine et d’Algérie- Prologue avec Malraux, Delafosse et Guillain – 3

La Parole de la France ?

L’Honneur du Soldat

Les Héritages

Guerre d’Indochine (1945-1954)

Guerre d’Algérie (1954- 1962)

II

En Prologue

Nous proposons un éclairage du sujet avec les témoignages lucides d’André Malraux, Maurice Delafosse et Robert Guillain

3

 1946 – Les constats de Robert Guillain sur la guerre d’Indochine : en 1946 et 1954

1946 « La sale guerre » sans solution

 Dans son livre « Orient Extrême » (Le Seuil – Arléa – 1986), Robert Guillain, l’un des grands journalistes du XXème siècle et l’un des meilleurs spécialistes de l’Extrême Orient a consacré deux de ses chapitres à la guerre d’Indochine :

7. Indochine : L’explosion (1946) – (page 131)

                  11. A Dien Bien Phu (1954) – (page 219)

       Je propose à la lecture quelques analyses et de reportages qui nous permettent d’avoir une bonne vision de ce conflit.

       Dans l’une de ses analyses, l’auteur stigmatise « la France officielle », celle qui gouvernait, laquelle manifestait une grande incompétence dans la compréhension et la gestion de cette grave crise de décolonisation.

      Tout au long de mes propres recherches historiques, j’ai fait le même constat d’ignorance des mondes coloniaux par l’establishment parisien, tant pendant la période des conquêtes coloniales de la Troisième République que pendant celle de la colonisation.

      Pourquoi ne pas avancer que de nos jours, nos dirigeants politiques semblent affligés de la même ignorance du passé colonial de la France ?

       Dans quelques-unes de mes chroniques, j’ai proposé mon propre diagnostic et constat, d’après laquelle, non seulement, nos gouvernants n’y connaissaient pas grand-chose dans les affaires coloniales – ils laissaient faire les experts ou les responsables de terrain -, mais que la population française ne fut jamais animée ni d’une grande passion, ni d’un grand zèle colonial, à la grande différence des britanniques.

      « L’explosion (1946)

     « Dans l’insurrection d’Hanoi. La mission Marius Moutet. L’erreur de de Gaulle en Indochine. Six avions pour faire la guerre. Alerte au Pont des Rapides. Parachutage sur Namdinh. Bombardement à la planche. Un inconnu nommé Diem. »

     « Mes vacances duraient encore quand dans la dernière semaine de novembre (1946), je reçus un coup de fil de Maurice Nègre, directeur général de l’Agence France Presse. « Vous savez ce qui se passe en Indochine : c’est peut-être la guerre. Le gouvernement vient de décider d’envoyer là-bas une mission dirigée par Marius Moutet, le ministre de la France d’outre-mer. Il y aura une place dans l’avion pour un envoyé spécial de l’A.F.P. Je voudrais que ce soit vous. »…

      Au téléphone je protestai « Je connais le Japon, mais rien du tout à l’Indochine. Entre les deux, il  doit y avoir cinq milles kilomètres ! Réponse de Maurice Nègre : « Ça ne fait rien, vous êtes l’Asiatique de la maison ! « Je ne pouvais pas refuser.

     Effectivement, en « Asiatique » que j’étais tout de même, j’avais suivi ce qui se passait là-bas, et c’était un peu à mes yeux une suite du drame japonais. Le Japon, j’allais le retrouver en Indochine, ou du moins j’y verrais les effets de la bombe de retardement qu’il avait plantée là avant sa défaite, quand il avait prêché la révolte des colonisés, le renvoi des Blancs et l’Asie aux Asiatiques…

     … l’armée japonaise, dès avant la capitulation du mois d’août 1945, avait balayé l’administration française de l’amiral Decoux, et donné le champ libre aux violences du Vietminh. La France avait découvert l‘existence du problème indochinois, du nommé Ho Chi Minh, et le nom même du « Vietnam ». L’année 1946 avait été celle de l’espoir. Ho Chi Minh était venu à Paris et de difficiles négociations s’étaient ouvertes à Fontainebleau pour un accord d’apaisement, tandis que là-bas le général Leclerc commandait les troupes françaises qui revenaient à Saigon et à Hanoi…

      « Pire encore, trois jours avant que Moutet quittât Paris, éclatait à son tour, le soulèvement de Hanoi…Nous pensions arriver dans une ville en effervescence, nous trouvions une ville en guerre, en proie à la plus vicieuse des guerres. « La sale guerre », cette appellation qui allait coller à la guerre d’Indochine jusqu’au bout pendant huit ans, date de ces premiers jours, où je l’ai entendue. Hanoi venait de connaitre entre l’explosion du soulèvement, le 19 décembre, et la Noël, une semaine de sang et de feu… Nos forces ne tenaient de la ville qu’un ilot central cerné par les révoltés ; tout le reste était au Vietminh. Au premier matin, comme Marius Moutet visitait l’hôpital Yersin, j’entendais claquer des balles aux alentours. Simple démonstration peut-être, car on ne signala ni mort ni blessé, mais cela mettait tout de suite dans l’ambiance ce messager de la paix qui avait une colombe dans sa valise pour Ho Chi-Minh. L’oncle Ho n’allait plus jamais le rencontrer, il avait pris le maquis avec la moitié de la population, partie sur ordre du Vietminh…

       Tout de même, grâce à la rapidité de notre réaction, et à une certaine pagaille chez les révoltés, cela avait été finalement une Saint-Barthélemy ratée, où le nombre des civils massacrés fut « seulement » de 300, celui des disparus de 500 environ, dans une population française de 3 000 en chiffres ronds, dont environ 2 200 métis eurasiens…

       C’était la guerre, voilà tout ce que Marius Moutet, brave homme et honnête ministre, très « Troisième République », déchiré par ces constatations tragiques. Arrêter cette guerre ? Boutbien était pour, Messmer contre : c’eût été retirer nos troupes, donc capituler devant l’adversaire. Etait-ce possible ? Paris en déciderait. Mais pour Moutet, il ne restait plus qu’à se renvoler, mission accomplie, mission ratée, et à méditer sur le passé et les occasions perdues.

      Aurait-on pu l’éviter, la guerre d’Indochine ? Personnellement, je crois que oui. Mais en 1946, à Fontainebleau ou Hanoi, c’était déjà trop tard…. Oui, nous aurions pu éviter la guerre, à mon avis, si de Gaulle avait voulu comprendre les possibilités qui s’offrait à lui dans le courant de l’année 1945. Lui qui plus tard allait se montrer clairvoyant, ou au moins réaliste, en acceptant la décolonisation inévitable, il avait désastreusement raté la décolonisation de l’Indochine. (p,133,134,135)…

      Leclerc, esprit moderne et audacieux, ne mit pas long temps, en arrivant, à comprendre où il était. Dans ses rapports, il préconisait bientôt, admirable clairvoyance, l’instauration d’un Vietnam indépendant, qui aurait pris place comme Etat libre dans l’Union française. De Gaulle n’en fit rien, il fit la grave erreur de confier l’Indochine à l’amiral Thierry d’Argenlieu, patriote de la vieille école, homme de bonne foi et de foi, mais égaré par le rêve d’une restauration française dans les trois parties du Vietnam, Cochinchine, Annam et Tonkin. Dans ces conditions, toute négociation possible, à Fontainebleau ou à Hanoi était vouée à l’échec… » (p135)

Commentaire : il est tout à fait exact de noter qu’en choisissant un amiral,  qui plus est, un moine déchaussé, le général effectuait un retour vers le passé colonial de l’Indochine, en redonnant le pouvoir à la Marine qui avait choisi d’imposer, en 1854, un « fait accompli » en Cochinchine, en y réintroduisant la religion chrétienne.

       Dans au moins un de mes livres sur les conquêtes coloniales de la Troisième République, j’ai eu l’occasion de développer le rôle de la Marine dans leur processus, comme acteur ou comme expert.

      Il convient toutefois de noter aussi que le premier choix du Général s’était porté vers l’héritier impérial d’Annam, mort dans un accident d’avion avant son retour en Indochine.

      « Maintenant, nous nous trouvions pris au piège d’une guerre pour laquelle nous n’étions absolument pas préparés et que nous faisons dans les conditions les plus mauvaises possibles. « Nous faisons une guerre de pauvres ! » C’est un cri d’alarme, que j’entendais partout. Dès le départ, nous n’avions pas les moyens de faire cette guerre, encore moins de la gagner. Nos effectifs étaient dérisoires nos munitions et notre matériel insuffisants. En retranchant les états-majors et les services, nous disposions d’à peine 10 000 hommes au Tonkin…

      Un officier : « Notre infanterie coloniale combat sans jamais être relevée et sans espoir de l’être… Nous manquons de blindés. Quant à l’aviation, autant dire que nous n’en avions pas »

      L’aviation française en ce début de la guerre d’Indochine ? Chose à peine croyable, nous avions à Hanoi six avions de guerre, en tout et pour tout : six petits Spitfire, chasseurs monoplaces… » (page 136)

      « Sur les diverses opérations, desserrement du siège d’Hanoi, Pont des Rapides, expéditions de Namdinh, j’envoyai à Paris des télégrammes courts ou longs, que suivit une série d’articles envoyés par la poste de Saigon où j’étais redescendu. Les télégrammes passaient par le censeur militaire, et aucun ne fut retenu. J’imaginais déjà ma signature dans les journaux parisiens, au bas des papiers de « l’envoyé spécial de l’A.F.P. » Je devais apprendre plus tard que presque rien de ce que j’envoyais n’était diffusé. Mes informations, pour la plupart, n’atteignaient que les clients étrangers de l’Agence. La raison ? Prudence de l’Agence et consignes du gouvernement. Mais surtout, la France et plus encore la France officielle ne voulait pas regarder en face cette guerre importune, cette guerre stupide et lointaine. Elle « ne voulait pas le savoir », comme on dit. Après la guerre de Hitler, moins l’opinion en savait mieux cela valait, pour le moment.

     Et c’est ainsi qu’après un mois d’Indochine, l’A.F.P me fit rebondir vers l’Inde, pardon, vers les Indes, comme on disait encore à cette époque. Aux Indes se préparaient visiblement des événements importants, et mes « papiers » éventuels auraient peut-être un mérite aux yeux des Français : celui de montrer que la puissante Angleterre avait des ennuis, elle aussi, avec ses colonies en Asie. » page142)

    Commentaire :

     La situation décrite ne fut pas celle de l’Algérie, mais elle s’en rapprochait sur le plan militaire à ses débuts, alors qu’on ne peut pas dire qu’elle faisait partie, comme en Indochine,  d’un domaine caché de l’information.

    Le problème posé était celui de la connaissance qu’avaient les Français de leur domaine colonial et de son intérêt pour le pays.

      Robert Gulllain utilise l’expression « la France officielle » et cette expression est très parente de celle que j’ai beaucoup utilisée dans mes analyses, c’est-à-dire « la France coloniale », c’est-à-dire l’officielle, celle d’une petite élite parisienne et coloniale, alors que les Français se sont toujours désintéressés, sauf exceptions, des colonies.

      L’une de mes conclusions était celle que c’est à l’occasion de la guerre d’Algérie, avec l’engagement du contingent décidé par le gouvernement socialiste de Guy Mollet que le pays a commencé à s’intéresser aux destinées du domaine colonial.

     En Indochine, les gouvernements de la Quatrième République manifestèrent la plus grande incurie en ignorant ou en refusant de comprendre les enjeux de ce conflit, dans toutes ses dimensions stratégiques, internationales et nationales, le poids de l’histoire du Vietnam, notre capacité militaire à faire face à ce nouveau type de guerre révolutionnaire, à la fois sur le plan des forces et sur celui des idéologies.

      Le Corps expéditionnaire et notre commandement militaire n’était pas du tout préparé à ce nouveau type de guerre subversive et révolutionnaire qu’avait mis en œuvre Mao Tsé Tung en Chine : nos officiers étaient formés à la guerre classique, comme l’était encore le modèle du général de Gaulle.

      Sans que l’opinion publique en ait conscience, la France a alors sacrifié des milliers d’officiers, de sous-officiers et de soldats, sans parler des innombrables victimes civiles dans les deux camps, faute de pouvoir opposer aux revendications nationalistes une réponse politique et historique pertinente.

       Conséquence pour la guerre d’Algérie, une armée décidée cette fois à relever un nouveau défi colonial, et elle en avait les moyens, capable de proposer une doctrine contre-insurrectionnelle efficace, à deux conditions qui ne furent pas remplies : l’adhésion d’une population européenne toujours rétive à l’évolution démocratique d’une part, et d’autre part une proposition pertinente, sur le plan idéologique, face au nationalisme, d’une Algérie indépendante.

Jean Pierre Renaud  – Tous droits réservés