Eclats de vie coloniale : Madagascar

Retour historique sur un épisode tragique de la conquête de Madagascar (1895- 1896)

A Madagascar, le 15 octobre 1896, le général Gallieni, nouveau proconsul de la France fait fusiller le ministre de l’Intérieur de Madagascar.

Première partie du commentaire

Pourquoi ?

 La source historique:

« Trois Héros

Le Général Laperrine – Le Père de Foucauld – Prince de la Paix »

Par E.F.Gautier Professeur à l’Université d’Alger »

Le sacrilège colonial ?

La singularité « colonialiste » du professeur Gautier

            Ce petit livre de 139 pages a été publié par les Editions Payot, en 1931, date de la grande Exposition coloniale de 1931, laquelle aurait, d’après certains chercheurs, marqué en profondeur la mentalité des Françaisen confirmant la culture coloniale qui, grâce au « matraquage » de la propagande coloniale, aurait imprégné la mentalité des Français, à un degré tel, qu’ils seraient encore porteurs, « sans le savoir », de « stéréotypes coloniaux », portés par « l’inconscient collectif » cher  à l’historienne Coquery-Vidrovitch. 

            Le petit livre en question a été écrit par un universitaire français, Emile-Félix Gautier, qui s’est illustré par ses recherches sur Madagascar et le Sahara.

            Sorti de l’Ecole Normale, en 1884, il réussit à se faire donner, en 1892, une mission d’exploration géographique à Madagascar. Il y passa trois ans à parcourir à pied  les régions encore inconnues de l’ouest de la grande île.

            En 1895, la conquête de Madagascar mit fin à sa mission, et il se retrouva directeur intérimaire des Affaires indigènes, avant de devenir directeur de l’enseignement entre 1896 et 1899.

            C’est dans ce poste d’intérimaire qu’il côtoya le ministre de l’Intérieur malgache, dont il raconte la destinée tragique.

Son ouvrage est tout à fait singulier, pour sa date de publication déjà évoquée, mais pour deux autres raisons majeures :

–       Il est tout à fait étrange de voir ce ministre fusillé par Gallieni, dont il retient le nom traditionnel « Prince de la Paix », rangé dans la catégorie des Trois héros (pour la moitié de ses pages), alors que les deux autres sont le général Laperrine, mort dans un accident d’avion, en 1917, le conquérant militaire du Sahara, et Charles de Foucauld, ermite à Tamanrasset, assassiné en 1916, quatre-vingt ans avant l’assassinat en Algérie, des moines de Tibihérine. Gallieni fit fusiller le même jour un oncle de la reine, le prince Ratsimamanga.

–       Seul point commun apparent : les trois héros sont morts de mort violente !

–       Le portrait du Prince de la Paix qu’il propose n’est pas du tout négatif, bien au contraire, et c’est sans doute en reconnaissant le courage national de ce haut dignitaire malgache, dans les circonstances difficiles de la conquête de son pays, qu’il ose le ranger aux côtés des deux autres héros. Il lui reconnait l’honneur de son double jeu en présence de l’occupant.

Donc, un  ouvrage tout à fait singulier à plusieurs titres !

Le théâtre historique de la conquête

            Revenons un instant sur l’histoire des relations entre la France et Madagascar avant la conquête coloniale de 1895.

Jusqu’à la révolution technologique du dix-neuvième siècle (vapeur, électricité, télégraphe et câbles, armement, industries, canal de Suez, etc…) les puissances occidentales s’étaient depuis longtemps intéressé aux richesses de l’Orient et de l’Asie, et de grandes compagnies de commerce avaient rivalisé pour y implanter des comptoirs, notamment anglaises et hollandaises.

Mais la révolution technologique en question produisit une révolution dans les relations entre nations, l’Occident disposant alors des moyens nécessaires pour  assurer une domination coloniale sur les pays dits « arriérés ».

Après un bref épisode « heureux », la France avait été éliminée des Indes, mais elle avait continué à entretenir des relations politiques et commerciales sur la route des Indes, notamment dans l’Océan Indien, avec la persistance de la rivalité coloniale historique franco-anglaise.

Les navires français avaient fréquenté les côtes malgaches, tout au long du dix-huitième et du dix-neuvième siècle, et la France s’était implantée définitivement dans l’île de la Réunion, une île de colons, souvent très entreprenants, pour ne pas dire « colonialistes » à l’égard de leur grand voisin malgache.

C’est d’ailleurs à l’occasion d’un passage éclair, quinze jours en tout, d’un colon réunionnais au ministère de la Marine et des Colonies, M.de Mahy, que la France se lança dans les premières opérations de conquête de la grande île, en 1885.

Cette campagne ne fut pas un succès et se solda par un traité boiteux et ambigu entre la monarchie Hova et la République française, traité qui posa en fait les bases du contentieux qui allait servir de prétexte à la France pour intervenir à Madagascar, en 1895.

Le lecteur notera au passage qu’au cours de cette campagne un des rares nobles de la monarchie malgache à s’être brillamment illustré en résistant vaillamment aux troupes françaises, à Farafate,  sur la côte orientale de Tamatave, fut le fameux ministre de l’Intérieur fusillé en 1896, M. Rainandriamampandry, dont l’histoire tragique est ici racontée succinctement.

En 1895, la France s’était donc lancée dans la folle aventure coloniale de la conquête de Madagascar, sous la conduite du général Duchesne, une conquête de plus, une expédition coûteuse pour les épargnants français, mais surtout coûteuse en vies humaines.

L’historien Brunschwig notait que « l’expédition Duchesne fut criminelle », car les pertes, principalement pour cause de maladies, furent considérables, un soldat sur trois, et surtout dans les unités recrutées en métropole : le 200ème de ligne et le 40ème Chasseurs avaient perdu la moitié de leur effectif.

Il était d’ailleurs tout à fait exceptionnel que les gouvernements de la Troisième République fassent appel, pour ces conquêtes, et même partiellement, à des contingents de troupes métropolitaines.

Toujours est-il que Tananarive tomba aux mains des Français le 30 septembre 1895, et que le gouvernement français fit rapidement voter par la Chambre des Députés l’annexion de Madagascar : la monarchie était donc devenue une fiction.

Pour expliquer, mais surtout justifier ce processus, le ministre Hanotaux avait utilisé une formule surprenante « les événements ont marché », formule qui illustrait parfaitement les pratiques coloniales du fait accompli, lesquelles n’étaient pas toujours celles des généraux, comme je l’ai démontré dans le livre « Le vent des mots, le vent des maux, le vent du large ». (1)

Problème pour le nouvel occupant des lieux, la population malgache résistait et l’île s’embrasait. Le général Gallieni remplaça donc l’ancien résident Laroche et reçut la mission de pacifier la nouvelle colonie. Il débarqua à Tananarive le 28 septembre 1896, un peu plus d’un an après la conquête.

C’est dans ce contexte historique que M.Gautier, directeur des affaires indigènes par intérim, travailla aux côtés de celui qu’il baptisa du nom de Prince de la Paix, le ministre de l’Intérieur très éphémère du proconsul Gallieni ou de la reine Ranavalonana III, car il y avait bien une fiction institutionnelle.

La juxtaposition des trois noms, Laperrine, de Foucauld et prince de la Paix est d’autant plus surprenante que le livre a été publié en 1931.

Jean Pierre Renaud

(1)  « Le vent des mots, le vent des maux, le vent du large » Editions JPR 2006

Le rôle de la communication et des communications dans les conquêtes coloniales (1870-1900) »

Le blog  publiera la deuxième partie de cette chronique dans  la semaine du 25 avril 2011

1896: Gallieni fait fusiller le ministre de l’Intérieur de Madagascar

Eclats de vie coloniale : Madagascar

Retour historique sur un épisode tragique de la conquête de Madagascar (1895- 1896)

A Madagascar, le 15 octobre 1896, le général Gallieni, nouveau proconsul de la France fait fusiller le ministre de l’Intérieur de Madagascar.

Première partie du commentaire

Pourquoi ?

 La source historique:

« Trois Héros

Le Général Laperrine – Le Père de Foucauld – Prince de la Paix »

Par E.F.Gautier Professeur à l’Université d’Alger »

Le sacrilège colonial ?

La singularité « colonialiste » du professeur Gautier

            Ce petit livre de 139 pages a été publié par les Editions Payot, en 1931, date de la grande Exposition coloniale de 1931, laquelle aurait, d’après certains chercheurs, marqué en profondeur la mentalité des Françaisen confirmant la culture coloniale qui, grâce au « matraquage » de la propagande coloniale, aurait imprégné la mentalité des Français, à un degré tel, qu’ils seraient encore porteurs, « sans le savoir », de « stéréotypes coloniaux », portés par « l’inconscient collectif » cher  à l’historienne Coquery-Vidrovitch. 

            Le petit livre en question a été écrit par un universitaire français, Emile-Félix Gautier, qui s’est illustré par ses recherches sur Madagascar et le Sahara.

            Sorti de l’Ecole Normale, en 1884, il réussit à se faire donner, en 1892, une mission d’exploration géographique à Madagascar. Il y passa trois ans à parcourir à pied  les régions encore inconnues de l’ouest de la grande île.

            En 1895, la conquête de Madagascar mit fin à sa mission, et il se retrouva directeur intérimaire des Affaires indigènes, avant de devenir directeur de l’enseignement entre 1896 et 1899.

            C’est dans ce poste d’intérimaire qu’il côtoya le ministre de l’Intérieur malgache, dont il raconte la destinée tragique.

Son ouvrage est tout à fait singulier, pour sa date de publication déjà évoquée, mais pour deux autres raisons majeures :

–       Il est tout à fait étrange de voir ce ministre fusillé par Gallieni, dont il retient le nom traditionnel « Prince de la Paix », rangé dans la catégorie des Trois héros (pour la moitié de ses pages), alors que les deux autres sont le général Laperrine, mort dans un accident d’avion, en 1917, le conquérant militaire du Sahara, et Charles de Foucauld, ermite à Tamanrasset, assassiné en 1916, quatre-vingt ans avant l’assassinat en Algérie, des moines de Tibihérine. Gallieni fit fusiller le même jour un oncle de la reine, le prince Ratsimamanga.

–       Seul point commun apparent : les trois héros sont morts de mort violente !

–       Le portrait du Prince de la Paix qu’il propose n’est pas du tout négatif, bien au contraire, et c’est sans doute en reconnaissant le courage national de ce haut dignitaire malgache, dans les circonstances difficiles de la conquête de son pays, qu’il ose le ranger aux côtés des deux autres héros. Il lui reconnait l’honneur de son double jeu en présence de l’occupant.

Donc, un  ouvrage tout à fait singulier à plusieurs titres !

Le théâtre historique de la conquête

            Revenons un instant sur l’histoire des relations entre la France et Madagascar avant la conquête coloniale de 1895.

Jusqu’à la révolution technologique du dix-neuvième siècle (vapeur, électricité, télégraphe et câbles, armement, industries, canal de Suez, etc…) les puissances occidentales s’étaient depuis longtemps intéressé aux richesses de l’Orient et de l’Asie, et de grandes compagnies de commerce avaient rivalisé pour y implanter des comptoirs, notamment anglaises et hollandaises.

Mais la révolution technologique en question produisit une révolution dans les relations entre nations, l’Occident disposant alors des moyens nécessaires pour  assurer une domination coloniale sur les pays dits « arriérés ».

Après un bref épisode « heureux », la France avait été éliminée des Indes, mais elle avait continué à entretenir des relations politiques et commerciales sur la route des Indes, notamment dans l’Océan Indien, avec la persistance de la rivalité coloniale historique franco-anglaise.

Les navires français avaient fréquenté les côtes malgaches, tout au long du dix-huitième et du dix-neuvième siècle, et la France s’était implantée définitivement dans l’île de la Réunion, une île de colons, souvent très entreprenants, pour ne pas dire « colonialistes » à l’égard de leur grand voisin malgache.

C’est d’ailleurs à l’occasion d’un passage éclair, quinze jours en tout, d’un colon réunionnais au ministère de la Marine et des Colonies, M.de Mahy, que la France se lança dans les premières opérations de conquête de la grande île, en 1885.

Cette campagne ne fut pas un succès et se solda par un traité boiteux et ambigu entre la monarchie Hova et la République française, traité qui posa en fait les bases du contentieux qui allait servir de prétexte à la France pour intervenir à Madagascar, en 1895.

Le lecteur notera au passage qu’au cours de cette campagne un des rares nobles de la monarchie malgache à s’être brillamment illustré en résistant vaillamment aux troupes françaises, à Farafate,  sur la côte orientale de Tamatave, fut le fameux ministre de l’Intérieur fusillé en 1896, M. Rainandriamampandry, dont l’histoire tragique est ici racontée succinctement.

En 1895, la France s’était donc lancée dans la folle aventure coloniale de la conquête de Madagascar, sous la conduite du général Duchesne, une conquête de plus, une expédition coûteuse pour les épargnants français, mais surtout coûteuse en vies humaines.

L’historien Brunschwig notait que « l’expédition Duchesne fut criminelle », car les pertes, principalement pour cause de maladies, furent considérables, un soldat sur trois, et surtout dans les unités recrutées en métropole : le 200ème de ligne et le 40ème Chasseurs avaient perdu la moitié de leur effectif.

Il était d’ailleurs tout à fait exceptionnel que les gouvernements de la Troisième République fassent appel, pour ces conquêtes, et même partiellement, à des contingents de troupes métropolitaines.

Toujours est-il que Tananarive tomba aux mains des Français le 30 septembre 1895, et que le gouvernement français fit rapidement voter par la Chambre des Députés l’annexion de Madagascar : la monarchie était donc devenue une fiction.

Pour expliquer, mais surtout justifier ce processus, le ministre Hanotaux avait utilisé une formule surprenante « les événements ont marché », formule qui illustrait parfaitement les pratiques coloniales du fait accompli, lesquelles n’étaient pas toujours celles des généraux, comme je l’ai démontré dans le livre « Le vent des mots, le vent des maux, le vent du large ». (1)

Problème pour le nouvel occupant des lieux, la population malgache résistait et l’île s’embrasait. Le général Gallieni remplaça donc l’ancien résident Laroche et reçut la mission de pacifier la nouvelle colonie. Il débarqua à Tananarive le 28 septembre 1896, un peu plus d’un an après la conquête.

C’est dans ce contexte historique que M.Gautier, directeur des affaires indigènes par intérim, travailla aux côtés de celui qu’il baptisa du nom de Prince de la Paix, le ministre de l’Intérieur très éphémère du proconsul Gallieni ou de la reine Ranavalonana III, car il y avait bien une fiction institutionnelle.

La juxtaposition des trois noms, Laperrine, de Foucauld et prince de la Paix est d’autant plus surprenante que le livre a été publié en 1931.

Jean Pierre Renaud

(1)  « Le vent des mots, le vent des maux, le vent du large » Editions JPR 2006

Le rôle de la communication et des communications dans les conquêtes coloniales (1870-1900) »

Le blog  publiera la deuxième partie de cette chronique dans  la semaine du 25 avril 2011

Côte d’Ivoire en 1907: exhibitions et zoos

Eclats de vie coloniale : Côte d’Ivoire

1

« 1907 : exhibitions et zoos en Côte d’Ivoire  »

Par l’africaniste Maurice Delafosse dans « Broussard ou états d’âme d’un colonial » (1923)

Petit rappel historique

            L’évolution a été tellement rapide dans la situation des relations entre l’Europe et l’Afrique, qu’il est souvent difficile de ne pas avoir un regard et une analyse historiques anachroniques.

Difficile de se représenter la Côte d’Ivoire des années 1900, alors que la colonie venait à peine d’être créée, par le décret du 10 mars 1893, et pour un Français du vingt et unième siècle, cette création ex nihilo, ce fait du prince, fruit de l’impérialisme de l’époque, est sans doute difficile à comprendre.

La France s’arrogeait donc une nouvelle terre africaine sur la côte de laquelle ne vivotaient jusque- là  que quelques comptoirs français de la maison de commerce Verdier, et beaucoup plus nombreux, des comptoirs étrangers, anglais notamment.

Depuis la fameuse Conférence de Berlin des années 1884-1885, la  « course au clocher », c’est-à-dire au partage de l’Afrique entre puissances européennes, se déroulait à un train d’enfer.

Lorsque la France se mit en tête de « coloniser » la Côte d’Ivoire, son territoire était habité par un grand nombre de peuples, dont le plus puissant était celui du royaume Baoulé. Les peuples de la forêt étaient généralement animistes, alors que ceux de la savane étaient musulmans.

Il convient de préciser que l’administration française commençait à peine à pénétrer dans la forêt, à y installer des postes, y tracer des pistes allant de la côte vers la savane, à tenter d’y faire régner une paix relative, en n’hésitant pas à utiliser la manière forte, et en abuser, sous le mandat du gouverneur Angoulvant.

C’était la première fois que des chaloupes à vapeur naviguaient sur la lagune, et reliaient les nouveaux postes français de la lagune.

C’est dans ce contexte historique que Maurice Delafosse fit donc ses premières armes d’administrateur et d’africaniste.

       Après avoir effectué des études à l’Ecole des Langues Orientales, Maurice Delafosse entra, en 1894, dans l’administration coloniale à un grade modeste de commis en Côte d’Ivoire, où il fit ses premières armes. Il poursuivit sa carrière comme administrateur des colonies en Afrique jusqu’en 1918, puis exerça différentes fonctions d’enseignant à Paris.

Son séjour en Afrique fut pour lui l’occasion d’engranger une quantité considérable d’informations linguistiques et ethnographiques dont il fit bénéficier tous les chercheurs qui s’intéressaient alors à ce continent.

Il publia de nombreux ouvrages sur les langues africaines, notamment son dictionnaire portant sur les 60 langues ou dialectes parlés en Côte d’Ivoire, son encyclopédie en trois tomes sur l’Afrique occidentale, et quelques autres livres, dont celui qui fait l’objet du présent commentaire, intitulé « Broussard ou états d’âme d’un colonial. »

Les pages qu’il consacrait à la question des exhibitions et des zoos sont intéressantes, étant donné qu’elles prennent à « front renversé », comme diraient les militaires, certaines thèses historico-médiatiques modernes qui montent en épingle les « zoos humains » des expositions coloniales, en expliquant savamment qu’ils correspondaient à l’opinion publique de l’époque sur les sauvages, les primitifs, et donc aux fameux stéréotypes du véritable « bain » dans laquelle cette dernière aurait été plongée.

La littérature coloniale de certains chercheurs s’est assuré un certain succès médiatique en s’emparant, quelquefois à des fins lucratives, d’images choc propres à flatter les goûts du jour pour les images, quelles qu’elles soient.

Le problème a toujours été, moins de nos jours qu’à cette époque où les communications, les médias, n’inondaient pas toute la planète, «  le comment l’un  a fait l’expérience de l’autre, noir ou blanc. »

Dans le cas présent, Delafosse racontait son expérience personnelle d’acteur de zoos blancs en Côte d’Ivoire.

Delafosse conversait avec un de ses amis :

« Oui, répéta-t-il songeur : voici venus les beaux jours – je l’espère du moins – et, comme d’habitude à pareille époque, nous allons voir surgir un peu partout dans les faubourgs de Paris des exhibitions dites coloniales : villages nègres, douars marocains, campements de Peaux Rouges. Le public de votre bonne ville aime ce genre de spectacle, moins que le cinéma assurément, mais suffisamment cependant pour que les organisateurs de ces sortes d’entreprises se sentent encouragées à ne pas changer de métier.

Pourtant, l’utilité de ces exhibitions est discutable, les gens qui les visitent n’en rapportent le plus souvent, en dehors du plaisir qu’ils ont éprouvé, que des impressions très fausses. Bien que les sujets exhibés ne soient pas recrutés aux Batignolles, quoi qu’en disent quelques esprits forts, et qu’ils aient été effectivement amenés de pays lointains, il s’en faut de beaucoup, la plupart du temps, qu’ils répondent à l’étiquette ethnique dont les affuble leur barnum. Je me souviens de soi-disant Touareg qui n’étaient autres que des Arabes, ouvriers de Constantine ou khammès de Batna, et qui ne sachant un traître mot de langue tamacheq, répondaient en arabe, avec l’obstination d’un soldat exécutant une consigne, à toutes les questions que je leur posais sur leur origine ; « Nous sommes Touareg, nous ne comprenons pas l’arabe. »

Suivait une discussion sur l’organisation de ces exhibitions, sur leur truquage, et sur la comparaison qu’il était possible de faire avec les exhibitions exotiques des grandes expositions qui avaient en général un indéniable cachet de vérité.

« Mais que l’on enferme entre des grilles quelques vingtaines de noirs, d’Asiatiques, ou de Peaux Rouges, comme je l’ai vu faire maintes fois, et que la foule se presse autour de ces grilles, comme elle le fait autour de l’enclos des otaries, pour assister aux ébats et repas des malheureux exotiques dans le même esprit qu’elle assiste aux ébats des kangourous et aux repas des fauves, c’est là une chose que je ne puis supporter et que je trouve parfaitement immorale ; j’oserais dire que c’est un véritable attentat à la dignité humaine. »

Et Delafosse de parler en connaissance de cause, compte tenu de l’expérience personnelle qu’il avait faite en Côte d’Ivoire, en 1907, expérience qu’il racontait dans son livre. 

Il s’agissait cette fois d’une inversion de rôles !

En 1907, Delafosse effectuait une reconnaissance en pays Ouobé,à l’ouest de la Côte d’Ivoire, dans la région de Man, en compagnie du regretté capitaine Caveng :

« Nous étions arrivés à Semien, assez gros village aujourd’hui pourvu d’un poste, mais nul européen n’avait pénétré avant nous en dehors du lieutenant Cornet. Celui-ci était venu visiter Semien en 1901, mais, depuis, six ans avaient passé, et les Ouobé n’avaient plus vu aucun blanc. Leur curiosité n’était donc pas satisfaite, et lorsque le bruit se fut répandu que deux blancs étaient présents à Semien, tous les villages voisins se vidèrent de leurs habitants, accourus pour contempler le phénomène.

Le phénomène, c’était Caveng et moi-même. Attablés pour un frugal déjeuner dans la hutte qu’on nous avait assignée, hutte étroite et basse où nous ne pouvions noi tenir debout et dans laquelle l’air et la lumière ne pénétraient que par une unique ouverture au ras du sol, haute de soixante centimètres environ, nous crûmes que nous allions périr étouffés : l’entrée minuscule, en effet, était entièrement obstruée par un nombre infini de têtes noires, serrées les unes contre les autres et dardant sur nous des yeux qui ne devaient pas voir grand-chose, vu l’obscurité, mais qui n’en avaient que plus soif de voir. Nous avions beau chasser les curieux, ils étaient immédiatement remplacés par d’autres. Nous dûmes faire appel au chef de village, un grand vieillard astucieux qui se nommait Dié. Ses efforts furent vains : la foule voulait nous voir. De guerre lasse, Dié nous conseilla de sortir et de faire à pas lents le tour du village, de façon à ce que tout le monde put nous contempler librement :  

 « Après cela, ajouta le chef, je pourrai exiger qu’on vous laisse tranquille, puisque tous vous auront vus. »

Il n’y avait pas d’autre chose à faire et nous nous exécutâmes. Toute ma vie, je me souviendrai de cette chose grotesque : Caveng et moi, bras dessus, bras dessous, circulant entre deux haires compactes d’anthropophages, nous donnant en spectacle à ces gens qui voulaient voir des sauvages. Car, c’était nous les sauvages, là-bas, offerts en spectacle à la curiosité d’ailleurs sympathique de la foule, qui détaillait avec intérêt la couleur de notre peau, la forme de notre nez, la coupe de nos vêtements, le son bizarre de notre voix, l’impression qui pouvait se lire sur notre visage.

Nous étions les exotiques exhibés en public, avec cette différence toutefois qu’aucune enceinte grillagée n’était là pour nous assimiler à des fauves et surtout qu’on n’était pas aller nous chercher : si la situation nous semblait gênante, nous n’avions qu’à nous en prendre à nous-mêmes ; si nous étions là, c’est que nous l’avions bien voulu, et nous savions ce que nous faisions et pourquoi nous le faisions ;

La plupart des malheureux exotiques qu’on exhibe en France, conclut Broussard, n’en pourraient pas dire autant. » (Pages 240 à 245)

Deux commentaires :

–       Si les fameuses exhibitions constituaient incontestablement, même à cette époque, une atteinte grave à la dignité humaine, elles n’eurent toutefois pas l’importance  que certains chercheurs leur accordent de façon un peu trop anachronique, et tout autant médiatique..

–       Et ces exhibitions ne furent pas réservées aux seuls noirs, car on y a présenté quelquefois aussi des Lapons, des Irlandais, des Bretons, et des Auvergnats, ce qui n’est évidemment pas une circonstance atténuante.

Jean Pierre Renaud

Le Postcolonial ex ante ? Le Tiers Monde de l’équipe Balandier – INED 1956

 Le Post-colonial ex ante?

Le Tiers Monde

Avant-propos

De nos jours, certains chercheurs, des deux rives de la Méditerranée ou de l’Atlantique, feignent d’ignorer les leçons historiques du passé, et donnent la préférence à un passé composé, trop souvent « recomposé », jonglant à travers les époques, les concepts, les histoires d’en haut, d’en bas, ou d’à côté.

On ne peut qu’être méfiant, très méfiant, à l’écart du tout médiatique, et des goûts du jour, aujourd’hui plutôt humanitaristes, avant qu’une nouvelle mode historique ne vienne les chambouler.

Le texte qui suit, est consacré à l’analyse du contenu d’une revue intitulée « Le Tiers Monde », publiée en 1956, portant sur la problématique et la thérapeutique tout à fait bien posée du développement de pays qualifiés au choix, et selon les dates, de sous-développés, d’attardés, aujourd’hui d’émergents.

Le lecteur constatera que les analyses de l’équipe Balandier allaient bien au-delà de celles dont fait état, notamment, Fredrick Cooper.

Le blog publiera trois contributions successives sur ce sujet, dont la première ci-dessous.

Le « Tiers Monde »

Sous-développement et développement

Ouvrage réalisé sous la direction de Georges Balandier

Préface d’Alfred Sauvy

INED – Cahier 27 – 1956

Notes de lecture

Notes 1

            Le blog a publié une série de notes de lecture consacrées à deux livres, “L’orientalisme” d’Edward Said, (sur le blog du 20 octobre 2010) et « Le colonialisme en question » de Frederick Cooper, ouvrages souvent mis en avant pour démontrer toute la vitalité du « postcolonial ».

Comme nous l’avons vu, ce dernier livre cite les travaux de Georges Balandier, en faisant référence à son concept de « situation coloniale ».

Nous avons proposé une lecture historique et stratégique de ce concept, mais l’analyse des thèses de Frederick Cooper, souvent très abstraite, nous a incité à revenir à certains fondamentaux de la connaissance « coloniale » qui existaient déjà dans les années 1950, dans les travaux de l’INED et de Balandier, et notamment dans le Cahier N°27.

La publication de cette revue venait au terme de la période coloniale française, d’un « colonialisme » en déclin, « le jumeau malfaisant des Lumières » d’après Cooper, et il parait donc intéressant d’examiner les réflexions, analyses, et propositions de l’équipe de chercheurs qu’animait Georges Balandier, dans ce contexte encore « colonialiste »..

La revue comprenait 380 pages, avec une préface Sauvy, une introduction Balandier (13 à 21), une première partie consacrée à la « Reconnaissance du problème » (de 23 à 135), une deuxième partie intitulée « Analyse du problème » (135 à 225) , et une troisième partie intitulée » Recherche d’une solution » (225 à 369).

Certaines de ses contributions avaient un contenu très technique, lié à l’évolution de la démographie et de l’investissement, mais nous nous intéresserons d’abord aux trois textes proposés par Balandier, le premier « La mise en rapport des sociétés « différentes » et le problème du sous-développement » (119 à 135), le deuxième « Le contexte socio-culturel et le coût social du progrès » (289 à 305), et le troisième « Brèves remarques pour conclure » ( 369 à 381).

La préface Sauvy – En démographe compétent et convaincu, Sauvy soulignait les problèmes que soulevaient les grandes divergences d’évolution entre la démographie favorisée par le progrès des soins et de la médecine, et le développement économique.

Il se posait une des bonnes questions de base :

« Devant ces risques (destructions, dislocations social, le coût social décrit par Balandier), certains se demandent s’il y a vraiment lieu de rechercher, à toute force, ce développement meurtrier et s’il ne vaudrait pas mieux les choses évoluer, sans rien précipiter. « Des différences de civilisation n’ont-elles pas existé, depuis des milliers d’année, disent-ils ? Or, les dommages n’ont guère résulté que des interventions qui s’exerçaient sur elles. Laissons donc chacun suivre son chemin. » (page 10)

L’introduction Balandier – Balandier soulignait que le Cahier 27 était le fruit d’un travail de recherche interdisciplinaire sur le sous-développement, d’« une œuvre collective », d’«une approche totale ».

Balandier notait que ce type de recherche était difficile, pour au moins deux raisons, le manque de statistiques fiables disponibles et la notion même du sous-développement, qu’on ne pouvait aborder uniquement sous l’angle économique.

Il recommandait de rester sur ses gardes quant à « deux sortes de sollicitations ».

« On envisage les pays économiquement « attardés » plus en fonction des caractéristiques internes que des types de rapports qu’ils entretiennent avec l’extérieur. C’est méconnaître ce sur quoi leurs peuples révoltés insistent le plus : les « effets de domination » subis, le sentiment d’une dépendance économique qui peut rendre illusoire la liberté politique retrouvée….

La seconde tentation est celle qui consiste à envisager toutes les questions en fonction de notre expérience, de notre passé, de nos préférences. Elle implique un jugement de valeur, qui nous est évidemment favorable, et relève de cette tradition d’ethnocentrisme des Occidentaux que les anthropologues (R.Linton) se sont attachés à dénoncer. » (page 16)

« Nous avons choisi d’analyser les problèmes majeurs qui s’imposent à toute réflexion envisageant l’avenir des pays économiquement « attardés ». Les résultats obtenus sont applicables, de manière concrète, à chacun de ces derniers. » (page 17)

Dans la première partie « Reconnaissance du problème », Jacques Mallet brossait « L’arrière-plan historique » du problème examiné.

Il notait dès le départ :

« Mais le phénomène lui-même, la solidarité de fait entre « civilisation » et « barbarie » (pour employer des termes sommaires, mais commodes) a constamment existé. Une esquisse, même rapide, d’histoire économique et sociale, abordée dans cette perspective, peut nous en convaincre : directement ou non, les pays-sous-développés ont joué un rôle dans l’économie mondiale de leur époque ; l’équilibre du monde, à tout moment de l’Histoire, ne peut être compris si l’on néglige leurs rapports avec les régions plus évoluées. Seule la forme de ces rapports a varié, selon le degré d’évolution des deux facteurs et les conditions générales de l’époque considérée. » (page 23)

« Le système colonial »

« Le système colonial, aujourd’hui stigmatisé sous le nom du « colonialisme » a étendu son emprise pendant plus d’un siècle sur un bon tiers du globe. Il s’est assujetti près de 700 millions d’hommes sur une population mondiale de 2 milliards d’habitants). Il n’est donc pas sans intérêt d’en rappeler les caractéristiques et d’en décrire les formes les plus répandues…

La domination de la métropole se manifeste à la fois sur le plan politique et économique…Il convient aussitôt d’ajouter que la colonisation offre des visages très divers, selon les territoires et leur degré d’évolution, selon les tempéraments, les traditions des colonisateurs… Cartésien, légiste et démocrate, le Français est imbu, non de supériorité raciale, mais d’universalisme culturel. La pente naturelle de son esprit l’incline vers une assimilation de l’indigène, sous l’égide d’une administration directe…(page 36) »

L’historien décrivait l’évolution de l’opinion du « public cultivé », les questions qu’il se pose quant à la valeur de sa propre civilisation :

« Les historiens de la colonisation font connaître au public cultivé tout ce qu’il ignorait ou ne voulait pas savoir : les abus de tous ordres qui l’ont accompagnée. Et si les Britanniques restent à peu près imperméables à de telles considérations, si la majorité des Français conservent sur ce point « bonne conscience », une sorte de « complexe de culpabilité » apparaît chez beaucoup d’intellectuels, socialistes ou chrétiens. De la colonisation, ils ne voient plus que la face d’ombre. Le voyage au Congo d’André Gide reflète assez bien cet état d’esprit, nourri des principes mêmes sur lesquels avait prétendu se fonder l’entreprise coloniale. » (page 41)

« Ainsi les Empires demeurent-ils assez solides pour traverser sans trop de mal – en s’entourant de barrières douanières- la grande crise de 1929. Les marchés coloniaux permettent d’atténuer ses effets sur l’économie britannique et française. A la vielle de la guerre, l’esprit « colonial » semble avoir retrouvé toute sa vigueur. C’est alors que le mot Empire se répand dans l’opinion française. Les colonies se serrent autour de leur métropole. On eût dit que rien ne s’était passé depuis 1913.

Les méthodes nouvelles. Mais ce n’était là qu’illusion : les Empires débordés, de toutes parts, sont investis, battus en brèche. (page 43)

«  Une première conclusion s’impose d’ores et déjà : c’est l’universalité du fait colonial et de sa permanence. Celui-ci n’est pas lié à une époque, pas davantage à un système économique. (Lénine l’avait reconnu).

« En fait, remarque M.G.Le Brun Keris, le problème colonial dépasse largement la situation du même nom, il se pose partout où s’affrontent des populations d’âge économique et culturel différent… Si bien que la forme de leur rencontre –colonisation avouée, colonisation occulte, ou même apparente égalité, a moins d’importance que cette rencontre elle-même. Celle-ci partout où elle se produit crée la situation coloniale, fût-ce au détriment de peuples prétendus indépendants. » La crise actuelle de la colonisation n’annonce donc en rien la disparition des « effets de domination » décrits par F.Perroux. Car « la vraie question coloniale », note encore G. Le Brun Kéris, c’est un monde occidental dont le niveau de vie jusque dans ses classes les plus déshéritées est cinq fois supérieur à celui des autres continents. C’est surtout que les peuples défavorisés ont conscience de ce dénivellement. Fait capital : il domine la période contemporaine. » (page 45)

« Il est singulièrement grave de constater que les rapports entre la race blanche et les peuples de couleur recouvrent pratiquement les relations entre pays modernes et pays arriérés. » (page 46)

L’historien citait les propos de M.Bennabi dans son livre « Vocation de l’Islam » : « on ne colonise que ce qui est colonisable : Rome a conquis la Grèce, mais ne l’a pas colonisée, l’Angleterre a conquis l’Irlande, mais ne l’a  pas colonisée. » Page 48)

Commentaire :

–       L’ensemble des citations ci-dessus montre donc que les chercheurs des années 1950 avaient une vision historique du passé colonial qui n’a pas vraiment changé depuis, parce qu’elle était très lucide.

–       En « banalisant » le colonial historique, en le « réduisant » à ses effets séculaires de domination, l’analyse historique mettait le doigt sur le point sensible, celui des relations existant entre peuples différents, à des âges différents, les uns dominants, les autres « subordonnés » : elle s’interrogeait donc à la fois sur le diagnostic qu’il était possible de faire dans les années 1950 sur ces relations entre pays qualifiés de « modernes » et pays qualifiés d’« arriérés », sur la nature du sous-développement et des solutions proposées pour le réduire, pour autant que l’on choisisse la voie du « progrès ».

« La grande tâche du XX° siècle, disait F.Perroux, sera celle de la combinaison pacifique et féconde des inégalités entre groupes humains. » (page 55)

Commentaire :

 L’histoire récente montre que les choses ont bien avancé depuis, en Asie et en Amérique du Sud, mais pas beaucoup en Afrique.

Dans cette première partie, figuraient également un article intitulé « L’approche actuelle du problème du sous-développement » par F.T., un autre signé H.Deschamps, intitulé « Liquidation du colonialisme et nouvelle politique des puissances », et enfin un dernier article dont le titre était « La valeur de la différenciation raciale » de J.Sutter.

Cette dernière contribution mettait naturellement un point final à la fameuse querelle pseudo-scientifique de la supériorité de telle ou telle race qui avait animé depuis trop longtemps déjà,  le monde intellectuel et politique.

A lire ces analyses et à en comparer le contenu avec celui du livre « Le colonialisme en question » de Fréderick Cooper, il est donc possible, et encore plus, de se poser une fois de plus la question de la valeur ajoutée de ce livre.

Les caractères gras sont de notre responsabilité

Jean Pierre Renaud

Viet-Nam, Indochine, Empereur d’Annam, année 1904

Viêt-Nam, Indochine, Empereur d’Annam

Le Petit Journal Militaire, Maritime et Colonial

Supplément du Petit Journal

Année 1904

3°chronique

Sur le blog du 25 octobre 2010, nous avons décrit les caractéristiques de ce supplément, en indiquant que le contenu des numéros de l’année 1904 n’était pas typiquement un contenu de propagande coloniale.

Sur le blog du 24  janvier 2011, nous avons proposé un condensé de lecture du numéro 138 dont trois articles avaient un contenu intéressant, le rapport de Brazza sur les scandales du Congo, « nos sujets musulmans sont-ils assimilables ? », et « Ce qu’il faut faire en Cochinchine ».

Le chronique ci-après concernera deux numéros, le 149 avec l’évocation d’une affaire de corruption coloniale allemande, et le 151, avec la « folie » de l’Empereur d’Annam.

Il n’y avait donc pas que les colonies françaises qui connaissaient des scandales de toutes sortes, à l’exemple de celui des concessions du Congo, sur lequel enquêta Brazza.

Le supplément numéro 149 évoque une curieuse affaire de corruption dans la colonie allemande du Cameroun. Le député allemand Erzberger interpella son gouvernement  sur les abus de l’administration coloniale, et notamment sur le comportement inqualifiable du gouverneur Jesko von Puttkamer qui s’illustra par ses exactions, ses débauches, et ses cruautés. Il évoqua également des cas de prévarication à Berlin.

Le numéro 151 intéresse peut-être plus les Français et les Vietnamiens, étant donné qu’il s’agit de la vie « impériale » de la belle colonie de l’Indochine.

Le sujet n’est peut-être pas d’en savoir plus – mais la question se pose aussi – sur la politique coloniale qui était celle de la France dans cette grande colonie, pour autant que les gouvernements en aient défini une, ce qui ne paraît pas encore démontré, mais sur le destin de l’Empereur d’Annam Thang Taï.

La France avait laissé une apparence de pouvoir  aux Empereurs d’Annam, fils du Ciel, comme ceux de Chine.

Dans le cas de Thang Taï, cette apparence de pouvoir fit problème :

Extrait du supplément

« Les journaux d’Indochine sont en effet remplis de détails sur les actes de cruauté commis par le souverain. Tantôt il tue sa concubine, la fait cuire, et force ses compagnes à manger cette horrible nourriture ; tantôt, il fait tenailler ses femmes, les fait plonger dans une huile bouillante ou rôtir à petit feu »

La France déposa donc l’Empereur « fou » et le remplaça.

« Indocile » à l’autorité coloniale ou « fou » ? Telle est la question posée par certains !

Dans le commentaire du livre « La vie militaire aux colonies », publié par Gallimard et ECPAD, nous avons relevé la présence étrange de la photo, en double page, de ce personnage à l’ouverture du chapitre 5 « La grande vie » des militaires aux colonies, en endossant le qualificatif de « fou ».

Fou ou pas, le choix qui a été fait par les éditeurs d’ouvrir le chapitre 5 par la photo du personnage demeure contestable pour illustrer « la grande vie » des militaires aux colonies : « grande vie » de l’Empereur d’Annam ou des Marsouins ( l’infanterie de marine)?

Mais l’état de santé de l’Empereur d’Annam  d’alors semble demeurer une énigme, même si certaines sources contestent la déposition su souverain, en 1907, pour cause de démence.

Le supplément du Petit Journal fait écho à ce qui alimente la presse d’Indochine de l’époque, dès 1904, trois ans avant la déposition.

Manipulation de l’opinion ou non, la manipulation était d’autant plus facile que la presse d’Indochine n’avait rien à voir avec celle de métropole. Elle était entre les mains des gros colons, et ses tirages étaient très modestes.

A l’époque des faits le Gouverneur Général Doumer (1896-1902) notait d’ailleurs dans ses Souvenirs, qu’il ne lisait jamais cette presse. C’était dire effectivement son intérêt.

Dans l’hypothèse d’une manipulation coloniale, ces journaux étaient évidemment disponibles pour la désinformation.

Citons simplement le texte de deux autres sources consultées :

« Accusé d’avoir dépassé les bornes de la bienséance dans la vie privée, puis de démence, il fut déposé par ordre du gouvernement français en septembre 1907, puis exilé à La Réunion. Retourne au Viêt Nam en 1947 pour y mourir en 1954 » L’Empire d’Annam (1802-1945) – La dynastie des Nguyen Phuôc

«  Vrai Empereur, faux fou » Magazine Good Morning (02/12/ 07) G.Nguyen Caô Dûc.

Alors énigme ou non pour les spécialistes de cette période de l’histoire coloniale ?

Jean Pierre Renaud

Madagascar et Indépendance? « L’Afrique noire française » « L’heure des indépendances » « L’indépendance de Madagascar »

« L’Afrique noire française »

« L’heure des indépendances »

Lecture

Volet 2

5°partie : L’Océan Indien et l’indépendance de Madagascar

Ou comment on écrit l’histoire !

La contribution du Colloque intitulée « Les Tananariviens face à la proclamation de l’indépendance » (page 637 à 665) est fondée sur deux postulats historiques, non encore démontrés:

 1) que la capitale était représentative des réactions malgaches de l’ensemble de l’île à l’indépendance,

2) et que l’indépendance de l’année 1960  était étrangère aux « événements », à la « rébellion », ou à l’« insurrection » de 1947, ou plutôt à l’action du MDRM (Mouvement Démocratique de la Rénovation Malgache), justement soulignée, à ce même colloque, par un de ses éminents représentants, M.Rabemananjara, ancien député à l’Assemblée Nationale (française).

Quelques observations sur le premier point : l’historienne évoque rapidement le retour des trois députés, Raseta, Ravohangy, et Rabemanjara, mais passe donc  quasiment sous silence leur rôle politique, avant 1947.

Pour le reste, pas grand-chose à dire sur l’histoire racontée des fêtes de l’indépendance, organisées par le régime du président Tsiranana, renversé en 1972.

L’historienne écrit :

« Mais les Tananariviens ne considèrent pas ce dernier comme le père de l’indépendance (il s’agit de Tsiranana). Et ils ne se laissent pas tromper : officiellement, Madagascar est souverain, mais les accords de coopération avec l’ancienne puissance colonisatrice sont signés tout de suite après la proclamation du nouveau statut. Pour la capitale, commence une période d’opposition au régime néocolonial, longue de douze ans. Le régime de Tsiranana tombe finalement sous le coup de grèves d’étudiants et d’élèves qui cristallisent le rejet des structures néocoloniales. Ces grèves touchent plusieurs villes de Madagascar, précédées par les manifestations du Sud, mais ce sont les manifestations du 13 mai 1972, devant l’hôtel de ville de Tananarive, qui donnent le coup de grâce à un régime moribond. Tananarive, comme d’autres capitales, fait et défait des régimes. » (page 663)

L’historienne pensait à Paris ?

Dommage qu’elle n’ait pas été plus prolixe sur la nature des structures néocoloniales qui empêchaient Madagascar d’être vraiment un pays indépendant, mais la critique de fond viendrait plutôt du témoignage de l’ancien député Rabemananjara, un témoignage fort intéressant de la part d’un des premiers artisans de l’indépendance malgache, un des trois véritables pères de l’indépendance..

Le témoignage fort intéressant de M.Rabemananjara :

L’ancien député reproche à l’historienne d’avoir fait une impasse sur le rôle et l’histoire du MDRM, qui fut effectivement un grand parti à Madagascar :

« L’on comprend donc que Tsiranana ait voulu occulter la vérité. Mais que les historiens fassent une impasse sur le MDRM, moi, je l’avoue, je ne le comprends vraiment plus. C’est comme si pour l’indépendance de la Côte-d’Ivoire, vous alliez faire une impasse sur le rôle du RDA. Vous allez parler d’Houphouët-Boigny ; mais vous vous abstenez de parler du RDA. Cela ne vous paraît un peu bizarre ?

Si j’insiste sur cette omission, ce n’est pas uniquement par souci d’éclairer des points d’histoire. Car, voyez-vous, quand on évoque ces événements, je choisis le mot événement, étant donné que c’est beaucoup plus neutre que le mot rébellion, que le mot insurrection. J’y reviendrai tout à l’heure.

Qui était au centre de toutes ces questions d’indépendance de Madagascar ? Nul doute, c’est le MDRM. Ici, j’attire l’attention de vous autres, les historiens, sur l’importance et sur la gravité du fameux télégramme de Marius Moutet, ministre des Colonies. Pour bien en mesurer le poids, il faut se rappeler que la France était sous un gouvernement tripartite : Paul Ramadier, Président du Conseil, était socialiste, comme Marius Moutet, Maurice Thorez, ministre d’Erat, vice-président du Conseil, était communiste, et Pierre-Henri Teitgen, garde des Sceaux, était MRP. Ces hommes se vantent d’appartenir à un Etat de droit, et ils sont d’accord pour permettre à Marius Moutet d’adresser au gouverneur général de Madagascar, le télégramme que voici :

« Abattre le MDRM par tous les moyens ».

 Vous rendez-vous  compte de la portée d’une telle décision ? Abattre le MDRM par tous les moyens. On abat les chiens enragés. On abat les sangliers. Sans qu’il y ait eu le moindre jugement, le MDRM est condamné sans appel. Un gouverneur général recevant un tel ordre de son ministre, de son gouvernement, que va-t-il faire ? Il ne cherche pas à savoir si le MDRM est coupable ou non ? Il exécute la consigne L’inqualifiable curée commence

Ces considérations vous amènent à croire que nous n’avons jamais donné l’ordre de cette fameuse rébellion et que nous n’en avons jamais conçu l’idée, ni élaboré le plan…. J’apporte ces précisions pour vous permettre d’avoir une idée plus claire de ce qu’il est commode d’appeler la rébellion malgache…

Je voudrais profiter de cette occasion pour rendre un hommage solennel à l’Assemblée nationale française ; jamais, elle n’a accepté de nous défaire de notre mandat, si bien que, pendant les années où nous croupissions en prison, dans les débats parus au Journal officiel de l’Assemblée nationale ; quand il y avait vote, vous pouviez lire : « Raseta, Ravohangy, Rabemananjara, empêchés ». Nous étions dans la geôle colonialiste et l’Assemblée nationale reconnaissait notre totale innocence. » (page725)

.Qu’ajouter de plus à ce témoignage pour l’histoire d’un des trois pères de l’indépendance malgache ?

Pour mieux comprendre ce qui s’est passé dans la grande île dans les années 1945, 1946, et 1947, les lecteurs intéressés pourront se reporter, entre autres, aux ouvrages de Pierre Boiteau, « Contribution à l’histoire de la nation malgache » (1958), et de Jacques Tronchon, « L’insurrection de 1947 » (1986). Et sans doute aussi à des travaux d’historiens malgaches.

En ce qui concerne le ministre Moutet, Jean-Pierre Gratien, propose, sur le même sujet, un éclairage historique dans un livre récent « Marius Moutet, un socialiste à l’Outre-Mer »

A partir de ces sources, il est possible de faire plusieurs commentaires :

A la fin de la deuxième guerre mondiale, la situation internationale, ainsi que celles de la France, en pleine reconstruction, ainsi que celle de Madagascar, affaiblie par la misère, était plus que trouble, mais il faut reconnaître que les gouvernements français des années 1945-1947, n’ont pas fait preuve d’un grand discernement dans la gestion des crises coloniales, pour ne pas dire plus.

Avec le recul des années, mais mon appréciation personnelle est déjà ancienne, le rôle et les décisions des gouvernements français de l’époque, ceux Provisoires de la République Française, et ceux de la 4°République, à compter du 22 janvier 1947,  dont la composition politique était tripartite (SFIO, MRP, et PC), paraissent tout à fait incompréhensibles, sans bon sens politique, en pleine contradiction avec l’esprit de liberté qui avait animé les mouvements de Résistance.

 Je vous avouerai que je n’ai toujours pas compris l’aveuglement, pour ne pas dire la bêtise, des décisions de politique coloniale prises par les gouvernements des années 1945, 1946, 1947 (Gouin, Bidault, Blum et Ramadier), en particulier celui de Ramadier, l’artisan et le responsable de la répression de 1947, alors que leur composition politique n’était pourtant pas réputée conservatrice.

Rappelons à ceux qui l’auraient oublié  que le la gauche était majoritaire dans ces gouvernements, la SFIO et le PC étaient les alliés du MRP

Leur aveuglement soulève la question de fond qu’il faut d’ailleurs poser quant à la politique coloniale de la France, tout au long de la période coloniale : qui prenait vraiment les décisions ? A Paris, ou dans les colonies ?

Mais dans le cas de Madagascar, la réponse semble assez claire : le ministre socialiste Moutet, ancien du Front Populaire, fut l’artisan de la répression coloniale tout au long des années 1946 et 1947 : il fut ministre de la France d’Outre- Mer, sans discontinuer, du 26 janvier 1946 au 19 novembre 1947.

L’instruction dont fait état M.Rabemanjara « Il faut abattre le MDRM par tous les moyens » est confirmée dans le livre Boiteau, et trouve sa source dans le témoignage de M.Boudry, un haut fonctionnaire des Finances qui fut le Secrétaire Général provisoire de la colonie en 1946. Il fut relevé de ses fonctions pour avoir refusé d’appliquer les instructions Moutet.

A noter que le même Boudry fut l’ami du grand poète Rabearivelo, sur lequel nous reviendrons ultérieurement grâce à son témoignage.

Moutet accusait le MDRM d’être « séparatiste », « nationaliste », et enfourchait la thèse classique de l’idéologie coloniale, celle d’une mythologie « hova », l’aristocratie « dominatrice » des plateaux, qu’il fallait combattre, et dont l’origine remontait au proconsulat Gallieni.

Il est tout de même curieux de voir que la France, avec Gallieni, fit tout pour détruire les éléments « naissants » d’un Etat de type centralisé, animé par la monarchie « hova », un Etat embryonnaire qui évoluait vers la modernité. Il n’est pas inutile de rappeler qu’il y avait, en 1895, sans doute, moins d’illettrés sur les plateaux de l’Imerina que dans notre belle Bretagne.

La doctrine Gallieni ne fut pas celle de Lyautey en Indochine et au Maroc, mais le général Gallieni eut à faire face à une révolte importante, et s’il fit prendre alors un mauvais « pli » à la colonisation française, ses autres « plis » de proconsul ne furent pas tous négatifs. Il ne faut pas non plus oublier que Gallieni était un républicain laïc convaincu.

Et pour revenir à Moutet, ce dernier mit effectivement tout en œuvre, illégalités comprises, pour abattre le MDRM, et mettre fin à l’insurrection, quel qu’en soit le prix.

Et pour la petite histoire et grande histoire, il n’est pas inutile de rappeler que Gaston Defferre, celui de la loi émancipatrice de 1956 sur les colonies, bref Sous-Secrétaire d’Etat à la France d’Outre-Mer dans un cabinet Blum (16/12/46 à 22/1/47) accomplit une mission d’information dans la grande île au terme de laquelle il recommanda l’envoi urgent de renforts militaires.

La gauche restait donc fidèle à la politique engagée par Jules Ferry, alors que le monde avait changé, et cette fidélité avait toutes les caractéristiques de la bêtise.

Moutet nomma son ami de Coppet Gouverneur général de Madagascar, lequel appliqua les instructions de son ami ministre. De Coppet fut très mal accueilli à son arrivée à Tananarive, le 19 mai 1946, à la fois par les malgaches et par les français qui résidaient dans l’île, hostiles aux socialistes.

De Coppet fut assez rapidement relevé de ses fonctions, alors qu’il avait conclu à la nécessité d’engager le processus de l’indépendance de Madagascar.

En ce qui concerne les forces en présence, il n’est pas interdit de se poser la question du rôle de ceux qu’on appelle communément les « colons », dont le poids n’était pas négligeable dans la grande île , à la différence d’autres colonies, et de celui de la société coloniale de la grande île et du groupe de pression de la petite île de La Réunion, qui fut à l’origine de la colonisation de Madagascar, et qui continuait à avoir du poids politique.

Il est tout de même étrange que la thèse coloniale du dualisme entre côtiers et merinas des plateaux ait en fait servi (provisoirement) les intérêts des colons qui s’étaient implantés dans les concessions côtières.

 Qui commandait réellement à Tananarive dans les années considérées ?

Enfin, et pour citer un historien colonial à la fois compétent et réputé, Henri Brunschwig, dans le livre « La colonisation française », publié en 1949, c’est-à-dire encore  « à chaud » de ces événements, prit incontestablement un risque historique en écrivant :

 « Le MDRM semble avoir fomenté l’insurrection qui éclata brusquement dans la nuit  du 29 au 30 mars dans la falaise de la côte est. » (page 225)

Tout en rectifiant le tir dans le paragraphe suivant :

« Il n’est pas encore possible de faire une étude objective de la révolte. »

Jean Pierre Renaud

                    Les caractères gras sont de ma responsabilité

« L’Afrique noire française » « L’heure des indépendances » sous la direction de MM Ageron et Michel

« L’Afrique noire française »

« L’heure des indépendances »

Sous la direction de Charles-Robert  Ageron  et Marc Michel

Lecture

Volet 1

            Un pavé de près de 800 pages qui a la particularité de se présenter comme une réédition, dans l’année du cinquantenaire des indépendances :

« 1990,2010, ce livre est une réédition. Il reprend sous une forme condensée, les apports d’un colloque remontant à 1990, trente ans après les indépendances de treize pays africains « francophones ».

Après avoir rappelé le chemin éditorial de ce livre, nous bornerons notre commentaire de lecture à quelques-unes des pages qui ont retenu notre attention, et tout particulièrement à celles consacrées à l’indépendance de Madagascar, et au témoignage très intéressant, à tous points de vue, de M.Rabemananjara, ancien député à l’Assemblée Nationale.

L’ouvrage comprend sept parties :

1 La marche aux indépendances : le rôle des forces intérieures (21 à 221)

2 La France et les indépendances africaines (221 à 377)

3 Les indépendances vues d’Afrique (377 à 539)

4 L’environnement international (539 à 629)

5 L’Océan indien et l’indépendance de Madagascar (629 à 729)

En ce qui concerne la première partie consacrée au « rôle des forces intérieures », leur lecture me laisse assez dubitatif, sauf en ce qui concerne le rôle des élites du Sénégal et celui des partis politiques de l’ancienne AOF, mais ce dernier, tardif, puisque postérieur à 1945.

Et la réponse à ce doute figurerait sans doute dans le rapport général de la troisième partie, quant à l’ambigüité du mot et du concept d’indépendance, tels qu’ils étaient compris par les africains.

Le rapporteur écrit :

« L’idée et le mot donc se banalisent à partir de 1958, même si le contenu en reste relativement flou. Une observation linguistique d’abord : peu de partis politiques ou de personnalités politiques ont, semble-t-il, à partir des textes que j’ai vu traduits en langue indigène, utilisé le mot « indépendance ». (page 383)

« Ce balbutiement au niveau des concepts sur lesquels il y aura peut-être des choses à dire lors de la discussion me semble témoigner de cette chose dont nous avons un tout petit peu discuté hier, c’est-à-dire la capacité non seulement d’adaptation, mais aussi d’invention de la part des sociétés africaines. » (page 384)

Et l’analyse du rôle des « acteurs africains » n’est pas toujours très éclairante, d’autant plus quand le rapporteur général précise :

« Comment savoir ce que pense, à cette époque, l’homme de la rue ? Comment mesurer l’opinion publique ? » (page 389)

Effectivement, et pour avoir navigué, dans les années 1956, au nord du Togo, territoire sous mandat de l’ONU, et promis à l’indépendance, il n’y avait tout d’abord pas de rues, et les journalistes auraient été bien en peine de dire ce que pensaient les Ngan-Gan (animistes) ou les Tyokossi (musulmans) de l’indépendance, sauf en interrogeant leurs féticheurs, leurs marabouts, ou leurs chefs, qui faisaient concrètement la pluie et le beau temps, et qui constituaient leur véritable horizon social ou culturel, beaucoup plus que les commandants de cercle.

A noter qu’a cette époque encore, les Ngan-Gan (cercle de Sansanné-Mango) vivaient nus : les hommes portaient un étui pénien et les femmes une décoration de feuilles vertes. Il est loin d’être assuré du reste que « l’ethnie » en question n’ait pas craint, avec « l’indépendance » de se retrouver sous la domination de leurs puissants voisins.

Un monde séparait par ailleurs la mentalité des gens de la côte et des gens de la brousse.

En 1990 (époque de ce colloque), il aurait été encore possible de réaliser un important travail d’interview de tous les intermédiaires cités plus haut ; peut-être le travail a-t-il été fait, mais les rapports n’en parlent pas, alors que c’est tout le problème posé par la problématique de l’opinion publique villes- brousse des années 1950, pour autant qu’il ait eu quelque chose qui ressemblât à une opinion publique de brousse.

A se demander donc si ces réflexions de type « historique » ne reconstruisent pas une histoire qui n’a jamais existé ?

Le même problème d’analyse et d’évaluation de l’opinion publique française à l’égard des colonies se posait, dans un contexte d’information qui n’avait naturellement rien à voir avec celui des colonies, avant l’arrivée des sondages d’opinion, c’est-à-dire juste avant 1939.

Et pour rassurer les sceptiques sur ce magnifique sujet de l’opinion publique dont on peut dire tout et n’importe quoi, je signale que beaucoup d’historiens ont évoqué l’évolution de l’opinion publique française, jusqu’aux sondages analysés entre autres par M.Ageron, sans jamais avoir pris le soin d’exécuter un travail d’analyse statistique de tous les supports culturels qui ont existé et qui sont encore disponibles, afin de déterminer si oui ou non, les « médias » de l’époque (et avant les sondages) accordaient de l’importance aux colonies, à la fois dans la place accordée (statistiquement) et dans le contenu de leurs messages.

Le livre ne fait pas état des réflexions tout à fait pertinentes faites à ce sujet par un des co-directeurs de l’ouvrage, précisément M.Ageron, dans la Revue Française d’Histoire d’Outre-Mer, numéro du premier trimestre 1990, l’année du colloque, intitulé : «  Les colonies devant l’opinion publique française (1919-1939 ».

L’historien s’interrogeait sur la capacité que l’on avait de pouvoir évaluer l’opinion publique, avant les années 1938, 1939, dates des premiers sondages en France, en reconnaissant la difficulté de la tâche, et observait :

« Mais l’historien de la période contemporaine ne peut renoncer pour autant à tenter de connaître, par des méthodes plus empiriques, cette opinion publique, à condition de bien mesurer les limites de son entreprise. Qui s’intéresse à cette « préhistoire » de l’opinion, celle qui précède l’ère des sondages, doit être parfaitement conscient du champ de cette recherche. » (RFOM, page 31)

Comme je l’ai indiqué dans le livre « Supercherie Coloniale »,  les historiens du sujet ne paraissent pas être encore sortis de cet âge de la « préhistoire », plus de vingt ans après, et des ouvrages d’histoire coloniale ou postcoloniale à la mode dissertent à loisir sur la culture coloniale, une opinion publique « imprégnée » de colonial, sans jamais s’être attachés à évaluer sérieusement cette fameuse opinion publique, en procédant à des travaux d’évaluation statistiques sérieux sur les vecteurs de l’opinion publique de l’époque, et en particulier sur la presse.

Quant à l’échec des fédérations, le rapporteur écrit :

«  Quoi qu’il en soit, l’échec des fédérations primaires  est incontestablement un échec du RDA, parti majoritaire en AOF et qui était né pour rassembler l’Afrique. C’est aussi et surtout un échec de la décolonisation française en Afrique noire. La France seule, à l’instar de ce que firent les Anglais en Nigéria, pouvait maintenir l’unité des fédérations qu’elle avait créée de toutes pièces et qui étaient néanmoins devenues des réalités politiques, économiques, et culturelles. » (page 456)

Il parait tout de même difficile de comparer l’AOF à la Nigéria, eu égard, aussi bien, à leurs ressources comparées et à la configuration géographique des deux territoires, outre un « héritage colonial »  très différent.

Une contribution souligne plus loin le manque d’intérêt stratégique de l’Afrique de l’ouest (page 543)

Est-ce que la France se serait opposée à la volonté de Senghor et d’Houphouët – Boigny s’ils avaient eu la volonté de maintenir la fédération ?

Et dans l’histoire de cette région d’Afrique, est-ce que les grands Almamys que furent Ahmadou,  à Ségou, et Samory, à Bissandougou, ne rencontrèrent pas le même type de difficultés pour agréger à leurs empires musulmans des royaumes malinké ou bambara ?

La quatrième partie consacrée à « L’environnement international », contient une contribution intéressante de M.Pervillé, de laquelle il résulte que  le FLN  n’a jamais été panafricaniste, et que les députés africains, dans leur grande majorité, ont toujours manifesté une certaine prudence, pour ne pas dire réserve, à l’égard  de la guerre d’Algérie.

La semaine prochaine, le volet 2 de cette lecture sera consacré à Madagascar

Jean Pierre Renaud

La Tragédie des Harkis: France 3 – la blessure

La tragédie des harkis : « La blessure » – France 3 du 20 septembre 2010

 Ma première remarque porterait sur le titre choisi, un titre un peu faible, compte tenu des meurtres et des tortures dont ont été victimes beaucoup de harkis et de moghaznis, et du meurtre moral et patriotique que la France a commis à leur égard

            Ceci dit, un documentaire intéressant, et j’espère utile, sur les souffrances et le calvaire des harkis qui avaient choisi la France, de leurs familles, et aujourd’hui, de leurs enfants et petits enfants qui ont beaucoup de peine à comprendre leur histoire, et la lâcheté de notre pays, comme l’ont d’ailleurs souligné certains des témoins.

            Je regrette toutefois que le canevas de l’émission ait été l’histoire de la guerre d’Algérie et les harkis, plutôt que les harkis et la guerre d’Algérie, notamment dans une dimension trop souvent méconnue, celle d’une guerre civile parallèle.

            Quelques remarques encore :

            Le commentaire situe la compétence des harkas dans le champ de la sécurité des SAS (Sections Administratives Spécialisées), alors qu’elles étaient rattachées à l’autorité militaire, et que les officiers SAS disposaient de maghzens, de moghaznis, chargés d’assurer police et sécurité des SAS : ne s’agit-il pas d’une erreur ?

            En ajoutant que beaucoup de moghaznis ont été assassinés et torturés après l’indépendance.

            Par ailleurs la version donnée sur le sort réservé par la France à ses supplétifs ne correspond pas à celle que je connais, et d’après laquelle les autorités avaient pour instruction de laisser en Algérie le maximum de supplétifs : qui dit vrai ?

            A mon retour d’Algérie, et en ce qui me concerne, j’avais effectué auprès d’un camarade d’études, à l’Elysée, une démarche pour faire connaître la honte que nous éprouvions, avec beaucoup de mes camarades, quant à l’attitude de notre pays à l’égard de ses harkis et moghaznis.

            Alors oui, trois fois oui, la France a une dette morale à leur égard, un droit à réparation morale, et sur ce dernier point, j’ai été un peu étonné de l’intervention d’un historien connu et partisan de la repentance.

 J’ai d’ailleurs beaucoup apprécié le langage utilisé, avec le massacre de Melouza, successivement, le nouvel « exclusivisme » du FLN, puis le mot de «  terreur », ce qui était effectivement le cas. 

Enfin, le débat qui a suivi l’émission était on ne peut plus décevant.

Jean Pierre Renaud

Culture Coloniale ou Supercherie Coloniale? (4)

& Histoire ou Mémoire, Repentance ou Révisionnisme

        Ce débat est sans doute étranger à un grand nombre de Français, qui ne comprennent pas que la repentance fascine, comme à l’habitude une minorité d’intellectuels, toujours enclins à flatter le masochisme de nos échecs nationaux.

        Il nous faut tout d’abord rappeler les définitions que le Petit Robert propose pour les deux concepts d’histoire et de mémoire :

            – Histoire, une relation des événements du passé, des faits relatifs à l’évolution de l’humanité (groupe ou activité) qui sont dignes ou jugés dignes de mémoire.

            Donc toute l’ambiguïté attachée à la dignité de, donc aux disciplines intellectuelles capables de lui donner des garanties d’objectivité. Mais il ne faut pas être historien pour savoir que l’histoire n’est pas une science exacte et qu’elle est soumise à des modes, à des courants de pensée, situation qui n’autorise toutefois pas à écrire n’importe quoi.

            – Mémoire, la faculté de conserver et de rappeler des états de conscience passée et ce qui s’y trouve associé, faculté collective de se souvenir.

            Or le discours de ce collectif de chercheurs part continuellement à l’assaut de l’histoire et de la mémoire, et s’inscrit dans ce qu’on appelle communément la nouvelle guerre des mémoires. Et à cet égard le livre La République coloniale (Blanchard, Bancel, Vergès) est incontestablement le plus provocateur, le plus outrancier dans le verbe et dans la pensée, pour ne pas utiliser un adjectif plus fort. Le livre suivant La Fracture coloniale ne fait pas mal non plus dans le genre.

            Dans le premier ouvrage, les auteurs nous proposent tout simplement de déconstruire le récit de la république coloniale (RC/V), de déconstruire les fondements de son imaginaire (RC/160), et comment construire une mémoire (RC/140). Notons que dans leur conclusion du Colloque, les deux historiens Debost et Manceron avaient ouvert la voie, en écrivant :

            « La réflexion entamée par ce colloque a soulevé davantage de questions qu’elle n’a apporté de réponses. Elle doit donc se poursuivre par un débat international dont l’objectif n’est rien moins que, aussi bien dans l’Europe colonisatrice que dans ses anciennes colonies, la déconstruction d’un imaginaire que ces images, pendant des décennies, ont contribué à édifier « .(C/148)

            Affirmation bien gratuite compte tenu du défaut d’analyse de ce fameux imaginaire colonial, alors et encore aujourd’hui ! Ce collectif a manifesté son incapacité à en démontrer l’existence au temps des colonies et à notre époque.

            Le livre La Fracture coloniale s’inscrit dans la même ligne, « projet inédit de décoloniser les esprits (FC/200), il faut sans cesse prendre les représentations imaginaires issues du passé colonial comme sujet pour tenter de les déconstruire. (FC/219), comment décoloniser les imaginaires ? « .(FC/237)

            « Une politique  de la mémoire, redisons-le, devrait s’attacher à déconstruire les deux versants de ces perceptions, à savoir une strate que l’on pourrait qualifier d’  « immédiate » et l’autre de « profonde » « (FC/289)

               Vous avez-bien lu? « une politique de la mémoire »!

            Et dans le registre de ces citations et pour en égayer un peu la liste, un auteur n’hésite pas à écrire : « Mais il y a bien des Français pas comme les autres qui analysent le regard dépréciateur, le déni de droit et les discriminations qu’ils subissent comme la persistance d’une figure de l’indigène logée dans leur corps. ‘ »(FC/200)

            Pourquoi ne pas rappeler que dans une controverse récente sur la repentance, entre deux historiens chevronnés, Mme Coquery-Vidrovitch et M.Lefeuvre, la première a défendu l’historien Blanchard en le qualifiant précisément d’historien entrepreneur ?

            Ce qui revient à reconnaître aujourd’hui le rôle du marché, de la concurrence, de l’argent et du profit dans  les travaux de recherche historique et mémorielle !

            Je dois reconnaître que le concept d’historien entrepreneur dérange, même quand, sur les pas de Paul Valéry, dans le texte que nous avons proposé au début de cet ouvrage, notre regard sur l’histoire reste lucide et notre esprit en éveil.

            Mais dans le cas présent de ce collectif de chercheurs, l’histoire devient encore plus problématique, puisqu’elle est faite d’affabulation historique.

            Comment alors ne pas accuser ces historiens entrepreneurs de poser, innocemment ou non, des bombes idéologiques construites de toutes piècesau sein de la société française, au risque de faire exploser un pacte républicain fragile.

            Au risque d’engager ou d’entretenir un processus d’autoréalisation de ces fantasmes de la mémoire. La conclusion de l’introduction des Actes du Colloque de 1993, consacrés au thème « Arts et Séductions » annonçait déjà la couleur, en rappelant les propos de l’historien Debost (Négripub), dont nous avons croisé la route à plusieurs reprises :

            « Quand l’exposition « Images et Colonies » sera présentée en Afrique, toutes les images que nous avons visionnées deviendront une réalité pour les ex-colonisés qui ne les ont jamais vues. Tant que ces images, parfois oppressantes, voire violentes, n’auront pas été vues par ceux qu’elles étaient sensées montrer, il y aura un dialogue de sourds, car les ex-colonisés ne connaissent nos référents, ni ceux de nos parents.  » (C/91)

            Grâce à l’exposition, le fantasme colonial deviendra donc réalité, au même titre qu’on peut craindre que le discours mémoriel de ces chercheurs ne devienne réalité dans les banlieues.        

            Et avec de telles méthodes de diagnostic et de soins, on peut craindre, qu’à l’exemple des médecins de Molière, ils ne fassent crever le malade.

            Quant à la repentance, comment ne pas inviter ses promoteurs et défenseurs à méditer sur le sort des filles repenties de l’ancien régime, lesquelles trouvaient quelquefois le secours de refuges religieux ?

            Dans un tel contexte, repentance ou non, révisionnisme ou non, de tels mots n’ont guère de sens, sauf à nous faire revenir dans les temps de l’histoire chrétienne ou totalitaire, du monde communiste en particulier.

            Mais il faut garder la République française à l’abri de ces discours mémoriels qui propagent tout simplement leur supercherie, au risque effectivement de voir cette supercherie s’autoréaliser en mythe explosif.

            Au fur et à mesure de ces lectures rébarbatives, je me suis souvent demandé quel pouvait être le but de ces chercheurs. Erreurs de jeunesse ? Mais ils ne sont plus à l’âge de la puberté ou de la nubilité ! Vertige d’une médiatisation surprenante et réussie, grâce à l’exploitation du filon méconnu de beaucoup d’images coloniales, souvent belles ? Ou dénigrement conscient ou inconscient de la France, au risque, par leurs travaux mal fondés, de porter atteinte à l’unité de la République, et donc de fournir des arguments pseudo-scientifiques aux revendications des partisans de la disparition de la France

Culture Coloniale ou Supercherie Coloniale? (5)

Bain colonial, accès de fièvre coloniale, ou accès d’exotisme ?

Les colonies de la République française ou celles du peuple français ?

            Et si la France coloniale n’avait pas été plutôt la France officielle au lieu de celle du peuple français, la France des pouvoirs, des institutions officielles, de leurs corps constitués, publics et privés, rassemblés, gouvernement, administration, armée, églises, et grand capital ? Comme hier et aujourd’hui, la Françafrique ? Pour le fric ou le prestige ?

 Avec des réseaux d’influence parallèles, hier comme aujourd’hui ? Comment ne pas être surpris, en particulier, par la résistance et la puissance encore des relations maçonnes, et tout autant religieuses !

            Et si l’imaginaire des Français avait été plus attiré par un ailleurs étranger, et par toute autre chose que la colonie ou l’empire, dont on nous dit qu’ils étaient symboles de racisme et de mépris de l’autre ?

            Au terme de notre analyse, le lecteur éprouvera des doutes sur le sérieux du discours mémoriel et médiatique de ces chercheurs qui n’ont pas apporté, jusqu’à présent, de preuves à l’appui de leur discours.

            Nous sommes donc encore loin de pouvoir recenser et définir notre culture coloniale, selon la définition Herriot, pour autant qu’elle existe, par ce qui reste quand on a tout oublié.

 Puisqu ‘on ne connaît pas encore ce reste ! 

            Ce reste largement hypothéqué, et par les suites de la guerre d’Algérie et par la forte proportion de populations européennes ou maghrébines issues du Maghreb, et surtout d’Algérie, actuellement en France. Mais de là à tendre le voile de cette mémoire sur toute notre histoire coloniale, une telle option n’est pas fondée.

            Si la démonstration historique avait été faite par les auteurs du livre en question, l’expression République coloniale (aux mains de qui ?) répondrait mieux à l’analyse qui reste encore à faire sur la réalité de cette République coloniale. Mais comme nous l’avons écrit, ce livre développe un discours idéologique, le plus souvent outrancier, et ne se penche absolument pas sur les formes qu’ont pu revêtir, ses groupes de pression, politiques, religieux, économiques, maçons, et surtout sur les effets réels de cette superstructure « coloniale » sur l’opinion des Français.

            Car, s’il a bien existé un groupe parlementaire colonial, un groupe de pression économique et financier colonial, plus proche des industries traditionnelles que modernes, une toile d’araignée maçonne qui, à travers les différentes institutions françaises, a poursuivi avec la plus grande constance ses objectifs de plus grande France, au nom d’impératifs de plus en plus désuets, tels que la civilisation, le bien des peuples colonisés, le peuple français n’a jamais eu la fibre coloniale, pas plus qu’il n’a eu la fibre maritime ou commerçante.

            Et aussi en parallèle, les églises, mais qui n’ont pas toujours, et loin s’en faut, porté ce discours d’une plus grande France.

            La France coloniale a été la France officielle, et c’est la thèse historique que nous proposons, jusqu’à preuve du contraire. Celle des pouvoirs, des institutions, et rarement celle du peuple. Car il est difficile de ranger dans la catégorie d’une culture coloniale ou impériale, l’écho populaire que pouvaient recevoir les récits des conquêtes militaires, la chute de Behanzin au Dahomey avec ses ingrédients médiatiques incomparables, les sacrifices humains et les Amazones, la prise de Tananarive après la calvaire de l’armée française, ou l’épopée de Fachoda, à travers les marais

            Ou encore la conquête du Sahara avec les chevauchées fantastiques des spahis, en plein désert, au pays de la soif et de la chaleur, contre les rezzous des Touaregs.

            Il ne faut jamais oublier que dans notre histoire nationale, notre roman national,  l’esprit de gloire montré du doigt par Montesquieu, n’a jamais été loin des Français. Non plus d’ailleurs que celui de croire qu’on aimait les petits Français pour eux-mêmes !

            On pourrait aussi disserter à loisir sur le point de savoir si ces engouements temporaires ne ressemblent pas étrangement à ceux que provoquent les grands exploits sportifs, ou la découverte de mondes nouveaux, et c’est ici que notre réflexion bifurque : une France au goût de l’exotisme, plus qu’une France coloniale.

            Ce qui ne devrait pas empêcher de jeunes chercheurs de se lancer dans une quête nouvelle, celle de la ressemblance tout à fait étrange qui pourrait exister entre la France officielle de la 5ème République avec la France de Jules Ferry et de ses suivants, cette France au sein de laquelle une petit groupe d’hommes, et souvent un seul, sous la 5ème République, décide de poursuivre une politique africaine qui a incontestablement des relents d’ancien régime ou de lancer, toujours pour d’excellents motifs de paix, ou de grandeur internationale, des expéditions militaires à l’étranger, le Parlement étant toujours mis devant le fait accompli.

            Les partisans de ces interventions, défenseurs d’une grandeur passée, font valoir qu’elles sont faites aujourd’hui, et c’est nouveau, à l’initiative de l’ONU, c’est vrai, mais le gouvernement a-t-il demandé l’approbation du Parlement pour intervenir en Côte  d’Ivoire, ou au Darfour ? C’est à l’occasion de votes sur d’autres sujets, le budget, ou les lois, ou d’élections générales, que les parlementaires et les électeurs, auraient l’occasion d’approuver ou de refuser de telles initiatives, mais elles sont toujours un élément, parmi d’autres, d’un paquet politique à prendre ou à laisser.

            Il en est donc aujourd’hui à peu près comme du temps de Jules Ferry. Et ce n’est qu’à partir du moment où une initiative extérieure perturbe gravement la vie du pays que ce dernier s’y intéresse, comme cela a été le cas pour la guerre d’Algérie.

            Croyez vous que le peuple français se sentait plus concerné par les aventures coloniales que par nos aventures modernes en Afrique ou au Moyen Orient ? En principe humanitaires !

            Dans le livre Images et Colonies, l’historien Meynier avait accordé, dans ses analyses, une place à l’exotisme, notamment en tentant de classer par thème colonial les différents supports d’information et de culture qui avaient été mis à sa disposition. (IC/124), supports dont le nombre était à la fois faible, et non représentatif, pour les raisons citées dans le corps de cet ouvrage.

            Ces réserves faites, il avait relevé le thème de l’exotisme dans la moitié des affiches (sur 30), dans le tiers des illustrations de magazines et livres coloniaux (sur 76), et dans les quatre cinquièmes des cartes postales (sur 116).

            Goût de l’exotisme, curiosité de l’étranger, découverte de l’Orient, de l’Egypte, et maintenant de l’Afrique, l’engouement des Français pour un ailleurs de rêve ou d’étrangeté suivait les modes des époques.

            Des Français attirés par l’exotisme, sans doute, peut être aussi par les mœurs étranges des peuples africains ou asiatiques , mais cela était-ce tellement différent de la curiosité que l’ancienne France avait manifesté pour le Canada ou la Louisiane ? Ou de celle des téléspectateurs de l’an 2007 qui s’intéressent aux Papous de Nouvelle Guinée, aux Himbas de Namibie, ou aux Nenets de Sibérie, sous la conduite de Charlotte de Turckheim ?

            La route des épices et les mirages, mais aussi les richesses des Indes orientales ou occidentales ? Est-ce qu’un  Français devait être colonial, sans le savoir et sans le vouloir, au prétexte qu’il buvait du café ou chocolat, sirotait du rhum, ou assaisonnait ses mets de poivre ou de cannelle ? Ou encore mange quelques grains de riz disputés à la volaille ?

            Est-ce que la France a jamais été coloniale dans ses profondeurs, à Paris et dans ses provinces ? Histoire coloniale d’une France officielle plutôt que celle de son peuple, d’attirance pour l’exotisme plus que pour les colonies ou l’Empire ?

            Et pour terminer, comment ne pas évoquer un souvenir récent, lors d’une visite à la cathédrale de Chartres et à ses vitraux magnifiques ? Dans un des salons de thé de la vieille ville trônait sur un coin du comptoir une magnifique statue en plâtre, d’environ un mètre de haut,  d’un jeune antillais au teint chocolat,  pieds nus, avec un chapeau sur la tête, portant sur son épaule un magnifique régime de bananes, prunelles noires sur globes oculaires blancs.

            Cela ne vous rappelle pas les billes de loto de Négripub ?

            Personne ne semblait voir cette belle statue colorée, alors qu’elle s’inscrivait parfaitement dans le panorama mémoriel abondamment décrit par ce collectif de chercheurs, comme un phare au coin du comptoir – caisse de ce salon de thé. Incontestablement, un des symboles de l’inconscient colonial des Français !

            Et tout cela est bien dommage, parce que beaucoup de ces images ressorties des placards étaient souvent belles !

            Alors, s’il ne s’agissait que d’une invitation au voyage de Baudelaire ?

            « Là, tout n’est qu’ordre et beauté,

                        Luxe, calme, et volupté. »

            Mais cher lecteur, vous ne partageriez peut être pas le goût de l’exotisme de Baudelaire qui le portait vers les canaux plutôt glacés et embrumés de la Hollande. Ne préféreriez-vous pas les plages blanches de Gauguin, celles des îles Marquises, et les eaux émeraude des îles du Pacifique ?

Les livres en question

Les citations sont suivies d’un numéro de page et de l’une ou deux initiales ci-après :

Images et Colonies – Actes du Colloque 1993 (C)

Images et Colonies- BDIC-Achac- 1993 (IC)

Culture Coloniale – 2003 (CC)

Culture Impériale – 2004 (CI)

La République Coloniale – 2003 (RC)

La Fracture Coloniale – 2005 (FC)

Supercherie Coloniale (2008) Mémoires d’Hommes 9 rue Chabanais 75002 Paris (20 euros port compris)