Le livre « Les empires coloniaux » Chapitre 9 « Conflits, réformes et décolonisation » de Frederick Cooper – Epilogue

Le livre « Les empires coloniaux »

Sous la direction de Pierre Singaravélou

Lecture critique 6

 Suite et fin

Chapitre 9

« Conflits, réformes et décolonisation »

La situation impériale mise en cause

Frederick Cooper

En épilogue

       Comme je l’ai déjà signalé sur ce blog, j’ai l’intention de publier une analyse critique du livre que le même historien vient de publier sous le titre «  Français et Africains ? ».

       En « appetizer » historique, et pour oser l’expression, j’écrirais volontiers que dès son prologue et son introduction, l’auteur propose quelques-unes des clés qui permettent de situer les ambitions d’un ouvrage très fouillé sur l’histoire constitutionnelle et politique de la décolonisation française en Afrique noire, car il s’agit d’abord des relations politiques entre la France et  l’Afrique noire, souvent réduite d’ailleurs à l’expression géographique et politique du Sénégal et de l’Afrique Occidentale Française (AOF

      L’auteur note dès le départ d’une riche et longue analyse : « Ceci est un livre sur la politique » (p,9) en distinguant l’aspect interactif, conflictuel, ou de compromis, et l’aspect conceptuel des mots citoyenneté, nation, empire, Etat, souveraineté, un sens qui soulève incontestablement de redoutables problèmes d’acception, pour ne pas dire de compréhension, ou tout simplement d’application concrète, selon les moments coloniaux et les sociétés coloniales en question.

          Dans sa conclusion, l’’auteur pose la question centrale qui fonde la thèse politique ou historique qu’il défend à savoir :

« Comment expliquer que les dirigeants ambitieux et intelligents de la France européenne et de la France africaine se soient retrouvés en 1960 avec une forme d’organisation politique –l’Etat-nation territorial – que peu d’entre eux avaient recherchée et que tous, sauf la Guinée avaient rejetée en 1958 ? …

Si l’on croit dès le départ au grand récit de la transition globale à long terme, de l’Empire vers l’Etat-nation, on peut aussi bien passer à côté de la question (cidessus) qui ouvre ce paragraphe. » (p,446)

        Est-ce qu’il pouvait en être autrement entre la France et ses anciennes colonies, alors que les dirigeants africains d’une partie seulement de l’ancien empire, demandaient à la France de résoudre la quadrature du cercle coloniale ?

         La France regardait ailleurs, de Gaulle y compris.

         Est-ce qu’il existait un autre choix, ou les jeux étaient-ils déjà faits depuis longtemps ?

Nous verrons ce qu’il convient de penser de ce type de thèse dans l’exercice de lecture critique que nous publierons après l’été 2015, mais nous proposerons avant juillet une première réaction d’écriture sur l’article tout à fait élogieux qu’a publiée sur ce livre Catherine Simon dans le journal Le Monde des 25 et 26    décembre 2014.

Jean Pierre Renaud – Tous droits réservés

Le livre « Les empires coloniaux » Chapitre 9 « Conflits, réformes et décolonisation » de Frederick Cooper

Le livre « Les empires coloniaux »

Sous la direction de Pierre Singaravélou

Lecture critique 6

 Suite et fin

Chapitre 9

« Conflits, réformes et décolonisation »

La situation impériale mise en cause

Frederick Cooper

Avant-propos

            Au risque de la redite, l’objet de ce chapitre est très ambitieux, et pour avoir publié sur ce blog une longue étude du contenu du livre de l’auteur « Le colonialisme en question », ma surprise a été grande de ne pas voir le même auteur  reprendre ses analyses centrées sur les concepts d’identité, de modernité, de globalisation, et de ne pas rappeler sa mise en garde centrale en ce qui concerne la dialectique permanente qu’introduit le couple de la politique et de l’histoire.

            D’après l’auteur, et si j’ai bien compris une analyse complexe, l’histoire du colonialisme s’inscrivait dans celle historiquement, beaucoup plus large et plus longue des empires, et il faisait donc le constat que les empires avaient toujours existé et qu’ils avaient disparu, ce qui est beaucoup moins sûr. (p,273)

            Comme je l’ai indiqué dans ma lecture critique, l’historien appâtait le lecteur en avançant l’existence de concepts d’analyse novateurs, tels que « limitations », « connexions à grande distance », « trajectoires », « niches », « leviers de transformation », sans leur donner un véritable contenu historique.

            Un simple exemple : le Sahara fut un lieu de « connexions  à grande distance », mais il parait difficile d’appeler en témoignage historique cette situation de longue durée, sans évaluer son importance par rapport aux courants d’échanges maritimes qui existaient aux mêmes moments le long des côtes africaines.

            Dernière remarque au sujet de ce livre, est-ce qu’une historiographie abondante, et avant tout anglo-saxonne, illustrée par une étude de cas de la période moderne, le syndicalisme  sénégalais, centré sur celui des chemins de fer,  au cours des années postérieures à l’année 1940, est susceptible de fournir un point d’appui historique suffisant pour proposer une interprétation encyclopédique du phénomène impérial ?

            Dans le même type de perspective analytique et synthétique, le chapitre 9 a donc un objectif ambitieux, au risque de diluer les réalités coloniales ou impériales, c’est-à-dire toujours les situations coloniales et les moments coloniaux, dans des généralisations qui couvrent deux siècles et la planète tout entière.

           Le texte de l’avant-propos situe clairement les enjeux du débat, tout en énonçant des constats que certains considéreront comme des lieux communs :

         « …  S’il est difficile d’analyser la nature contestée du régime colonial, c’est à cause de notre tendance à écrire l’histoire à partir du temps présent, c’est-à-dire depuis le monde d’Etats-nations indépendants apparu dans les années 1960… (p,377)»

               Une formulation qui surprend un peu : l’histoire en général a toujours dû faire face à la tentation de l’anachronisme, très répandu, quelles que soient les époques, et toujours dénoncé.

               Le choix du titre du livre « Le colonialisme en question » s’inscrit d’ailleurs tout à fait dans ce type d’ambiguïté, car le terme même n’a été entendu ou lu dans le sens de l’auteur qu’à l’époque moderne, après la première guerre mondiale, et dans certains milieux socialistes.

            Les Etats-nations ? L’observation relative au monde des Etats-nations demanderait à être explicitée, étant donné que ce sont précisément quelques Etats-nations, dont la nature pourrait d’ailleurs être discutée, la France, le Royaume Uni (un Etat-nation ?), l’Allemagne (enfantée par la Prusse ?), l’Italie (née de l’Unité Italienne), le Japon (impérial), la Russie (impériale, puis révolutionnaire)… qui ont donné naissance à des empires coloniaux.

           Le contenu et la réalité historique des soi-disant Etats-nations mériteraient donc plus d’un commentaire.

           Est-ce que le concept d’Etat-nation est un concept d’analyse historique appropriée dans le cas de l’Afrique noire ?

       Est-ce que, d’une façon générale, beaucoup des colonies devenues des Etats indépendants avaient les caractéristiques d’un Etat-nation ?

            Afin d’éclairer ce type d’affirmation sur les colonies devenues des Etats-Nations, le constat que faisait Robert Cornevin dans son « Histoire du Togo » sur la situation de l’ancien mandat du Togo, devenu indépendant en 1960 :

        « Le gouvernement a encore un travail considérable à accomplir pour donner aux peuples divers vivant sur son sol une véritable conscience nationale. Chacun des peuples Akposso, Bassari, Evhé, Kabré, Moba, Ten, etc…vit encore dans son ethnie d’origine ; seuls les habitants des villes commencent à avoir une conscience nationale togolaise. » (p,399)

Alors que par comparaison aux autres colonies, le Togo avait bénéficié d’un plus grand effort d’acculturation, notamment par le biais des écoles publiques ou privées, et grâce aussi à la supervision de la SDN, puis de l’ONU.

       L’auteur note d’ailleurs que « les politiques suivies dans et contre les empires ne correspondent pas toutes au récit nationaliste. »

        » Or les Etats coloniaux ont eux-mêmes été des cibles mouvantes, où le pouvoir s’est exercé de diverses façons et qui ont été capables de s’adapter à l’évolution des circonstances. Quant aux populations colonisées, elles ont su développer tout un répertoire de résistance, de détournement. »

            Six points y sont successivement traités : 1 – Des contextes changeants ; 2 – La conquête, la résistance et l’arrangement contingent ; 3 – Les empires dans les guerres mondiales ; 4-  L’Asie du Sud et du Sud-Est après la guerre ; 5 – Du développement colonial à l’indépendance6 – La décolonisation dans l’histoire mondiale

&

          Pourquoi ne pas relever un certain nombre de phrases ou de mots qui ne paraissent pas traduire une réalité historique ?

         1-    Des contextes changeants

La phrase : « Mais que pouvaient bien penser de leur situation les populations soumises aux déclarations de ces bâtisseurs d’empires, » (p,384)

          Commentaire : un gros brin d’anachronisme incontestablement et une généralisation qui ne cadre pas avec le degré d’acculturation, en tout cas de l’Afrique noire, dont les colonies ne sont venues à l’acculturation que tardivement et partiellement, en priorité dans les villes et sur les côtes, le Sénégal étant en 1945 largement en pointe sur le sujet, pour tout un ensemble de facteurs historiques et géographiques.

       2-     La conquête, la résistance et l’arrangement contingent

      Ce chapitre a le grand mérite de montrer effectivement les limites du pouvoir colonial en mettant en valeur les arrangements contingents, c’est-à-dire la coopération, la collaboration, le rôle du truchement des autorités indigènes, des acculturés,  des évolués.

      Sur ce blog, et à l’occasion de mes publications sur le thème des sociétés coloniales, les lecteurs savent l’importance que j’ai aussi accordée à cet aspect capital du « colonialisme ».

       Dans le paragraphe ci-après :

       « Des révoltes éclatèrent dans les années 1920 et 1930 (où etlesquelles, en Indochine ?), mais, dans l’ensemble, les gouvernements coloniaux réussirent à faire rentrer le génie de la mobilisation dans la bouteille de l’administration « tribale »….(p,387)

        Une très jolie formule, mais qui rend mal compte de la variété des situations coloniales, et à cet égard, il parait difficile de comparer la situation de l’Inde à celle de l’Afrique noire, de l’Algérie, ou de l’Indochine, pour ne pas citer le cas des autres colonies anglaises.

            « La nation que les africains finiraient un jour par revendiquer, est née le plus souvent de régimes politiques, de communautés ou de réseaux sociaux qui n’existaient pas avant la conquête, mais qui reflétait l’adaptation des structures de pouvoir indigène aux réalités de l’administration et aux frontières que celle-ci avait imposées. » (p,387)

       « Les Indiens développèrent ainsi une  conception « nationale » selon laquelle certains étaient placés au cœur et d’autres en dehors, d’autres encore aux marges d’un régime politique limités dans l’espace. » (p,389)

             Notons qu’au début du vingtième siècle, l’Inde et l’Afrique noire étaient l’une par rapport à l’autre à des années lumières de modernité, et que dans les années 1960, cet écart n’avait été qu’en partie comblé.

         Pourquoi ne pas rappeler que Gandhi commença son action politique à la fin du siècle précédent ?

      « La nation que les africains finiraient par revendiquer un jour » ?

      Il conviendrait de les distinguer, car les revendications de l’Afrique noire, de ses dirigeants élus après 1945, ne portaient pas sur la nation, c’est d’ailleurs et en grande partie, ce qui ressort des analyses du livre « Français et Africains ?  Etre citoyen au temps de la décolonisation »

        Une « Conception « nationale » » aux Indes sans doute, mais pas uniquement, ou dans les colonies libérées à la suite d’une lutte armée, mais pas en Afrique noire, car les nouveaux Etats d’Afrique noire nés de l’Etat colonial ne pouvaient s’appuyer sur des nations qui n’avaient pas encore d’existence, pour autant qu’ils aient pu encore en construire une de nos jours.

      Le Mali est-il enfin une nation ?

        Enfin, un mot sur la phrase : « Du fait de la nature décentralisée du régime colonial en Afrique, il était difficile pour les militants politiques de transcender les idiomes et les réseaux locaux comme cela avait pu être fait en Inde. » (p,390)

       Commentaire : dans ses structures officielles, le régime colonial français n’était pas décentralisé, à la différence du régime colonial anglais, sauf à noter que les administrations de la brousse n’avaient pas les moyens de tout régenter, et donc faisaient appel à des truchements multiples de pouvoir.

      Les difficultés d’une « transcendance» des « idiomes » et des « réseaux locaux » étaient plus liées aux structures religieuses et ethniques multiples et diversifiées de ces peuples qu’à la « nature décentralisée du pouvoir colonial. »

     3     – Les empires dans les guerres mondiales

    La phrase : « La Seconde Guerre mondiale fut un tournant dans l’histoire du colonialisme, ce qui n’avait pas été le cas de la précédente. » (p,397)

      Commentaire : un raccourci historique, à la fois réducteur et inapproprié.

      Un, la première Guerre Mondiale, par les saignées qu’elle fit dans les nations coloniales est sans doute une des raisons du flottement ou du durcissement des politiques coloniales postérieures, outre la conséquence qu’elle eut sur une nouvelle génération de « sujets «  acculturés, les anciens tirailleurs de retour dans leur pays, dont l’influence ne fut pas du tout négligeable. Ces derniers avaient pu assister à la chute du mythe de la supériorité de l’homme blanc.

       Deux, la Seconde Guerre mondiale n’aurait pas été un « tournant » si elle n’avait pas été accompagnée de multiples autres facteurs, tels que la puissance des Etats Unis dont le discours extérieur était libérateur alors qu’à domicile, ils n’avaient toujours pas réussi à offrir l’égalité aux noirs, la nouvelle puissance de l’URSS avec la Guerre Froide (1947), et son rôle de soutien international à tous les mouvements révolutionnaires, marxistes ou non, qui s’opposaient à l’Occident colonial, l’émergence des nouvelles puissances issues de qu’on appelait le Tiers Monde, et qui s’étaient manifestées à la Conférence de Bandoeng, à l’affaiblissement des puissances coloniales appauvries par cette nouvelle guerre, etc.

      4– L’Asie du Sud et du Sud-Est après la guerre

      Une seule question, est-ce que cette analyse s’intègre bien dans l’analyse générale qui est proposée, compte tenu des problématiques comparées ?

      Ceci dit, une synthèse tout à fait intéressante.

      5 – Du développement colonial à l’indépendance

      L’analyse proposée est une fois de plus ambitieuse, car elle propose de faire une synthèse de toutes les situations coloniales rencontrées et des solutions mises en œuvre, tout en faisant un sort particulier à l’AOF, une sorte d’amorce du contenu du livre intitulé « Français et Africains ? », centré sur l’Afrique noire.

      L’auteur écrit : « Toutes ces possibilités étaient débattues en Afrique quand le gouvernement français réalisa qu’il était pris dans un piège, coincé entre la poursuite de la réforme et de l’accès à la « citoyenneté – qui était coûteuse – et un cycle de rébellions et de répressions. » (p,406)

        « Les Possibilités étaient débattues » par qui en Afrique noire ? Par une petite minorité d’évolués.

        « Le gouvernement français réalisa », un gouvernement aussi innocent que cela ? Alors que les trajectoires d’une décolonisation inévitable étaient fixées, quasiment dès l’origine ? Et que la France coloniale n’était jamais entrée dans la voie de l’assimilation, une voie impossible ?

       6 – La décolonisation dans l’histoire mondiale (p,417)

       Je vous avouerai ma perplexité en lisant certains passages de ce qui pourrait être une conclusion.

       Après avoir noté : « En 1850, les empires étaient un fait ordinaire des affaires      internationales. La plupart des peuples de l’histoire ont pratiquement toujours vécu dans des entités politiques qui n’étaient ni égalitaires ni homogènes…L’empire « colonial », en revanche, a peu à peu commencé à dévier de la norme, non parce que la conquête avait pris fin, mais parce que l’idée que  la souveraineté résidait dans le « peuple », et non plus dans un roi un empereur avait fini par prévaloir. Encore fallait-il savoir de quel « peuple » il était question, s’entendre sur sa définition »…. (p,417)

       Le « peuple » dans l’Allemagne du Kaiser, dans la Russie des Tsars, puis de la dictature du prolétariat, dans le Japon impérial… ?

      « Parmi toutes les causes pour lesquelles les peuples des empires coloniaux se sont battus – de meilleures conditions de travail, des prix alimentaires plus justes, le respect de la diversité culturelle, des retraites égales pour les anciens combattants-, la seule qu’ils ont pu obtenir, ce fut la souveraineté. Nous vivons aujourd’hui dans un monde où les empires coloniaux ont disparu, un monde d’Etats-nations juridiquement équivalents. Mais un monde aussi où il subsiste encore des différences extrêmes de richesse, de pouvoir et de respect dans et entre les nations. » (p,419)

        Je vous avouerai que ces observations me laissent très perplexe pour les quelques raisons ci-après :

         Le concept de « peuple » aurait effectivement besoin d’être défini, car l’acception que nous lui donnons ne trouvait pas de véritables correspondances dans la plupart des anciennes colonies, même en gommant artificiellement leur histoire chronologique : le « peuple » de la Côte d’Ivoire avant et après 1914, et même après 1945 ? Le « peuple » du Togo, administré par la France sur mandat de l’ONU à la date de son indépendance ? Plutôt des coalitions de pouvoirs locaux de type traditionnel dans la brousse et de type syndical ou politique, dans les territoires côtiers, ce que l’auteur appellerait des « réseaux »  de pouvoir.

         Le concept de peuple a donc une coloration tout à fait anachronique, et relative en fonction des situations coloniales et des moments coloniaux de chacune des colonies,  et ce sont les pays qui ont lutté par les armes contre leur puissance coloniale, tels que ceux d’Indochine, d’Algérie, ou du Mozambique…dont la lutte armée a forgé et conditionné la naissance d’un peuple, voire d’une nation….

     Les deux concepts de peuples et de nations mériteraient d’être chaque fois définis, dans telle situation, et dans tel moment colonial, mais de toutes les façons, et en tout cas en Afrique noire, il parait difficile de penser que le concept de nation soit un concept historique opérationnel, étant donné qu’en 1960, il ne connaissait  quasiment pas d’application.

     Jean Pierre Renaud – Tous droits réservés

       Demain, une courte suite de réflexion en épilogue

« Les empires coloniaux » Lecture 5 « Cultures coloniales et impériales- Emmanuelle Sibeud

Le livre « Les empires coloniaux »

Sous la direction de Pierre Singaravélou

Lecture critique 5

Chapitre 8 « Cultures coloniales et impériales » Emmanuelle Sibeud

         Il s’agit d’un autre chapitre dont la matière est riche, mais dont la lecture soulève beaucoup de questions, je dirais presque une série infinie de questions, compte tenu de son ambition.

            Ce chapitre comprend trois parties intitulées :

           1-    De la propagande coloniale aux transactions culturelles du quotidien

           2-    Politiques culturelles et usages politiques de la culture

           3     – Voix et voies de l’acculturation

          Il n’est pas toujours facile de savoir ce qui ressort du domaine de l’analyse dans les métropoles ou du domaine des territoires coloniaux, même si un effort méritoire de clarification de l’objet d’étude est fait, compte tenu de sa complexité, du champ chronologique et géographique immense  que l’auteure a l’ambition de couvrir : la synthèse des analyses qui concernent autant de « situations coloniales » et de « moments coloniaux » est un véritable défi.

            Dans les pages que j’ai consacrées aux sociétés coloniales sur ce blog, je me suis déjà longuement expliqué sur le sujet.

           Il s’agit donc du pari qui est fait dans le plan choisi, un plan qui soulève beaucoup de questions, sinon d’objections :

           En ce qui concerne la première partie, il parait tout de même hardi de rapprocher les concepts et les réalités « relatives » des propagandes coloniales organisées dans les métropoles des effets concrets tout aussi « relatifs » de ces propagandes dans les colonies, sous les vocables « Appropriations et transactions culturelles au quotidien ».

      Le même type de question de base se pose en ce qui concerne l’intitulé et l’objet des    deux autres parties : des politiques culturelles ont- elles véritablement existé ?    

       Les métropoles s’en seraient donné les moyens ? Alors qu’elles avaient décidé, dès le départ, de laisser le soin aux colonies de financer leur propre vie nouvelle ?

      La troisième partie  semble beaucoup mieux restituer la problématique clé de l’acculturation, sans laquelle les empires n’auraient pu vivre, avec l’avantage de mieux cibler l’objet, précisément dans les empires eux-mêmes.

       Avant d’aller plus loin dans le détail du texte, et outre le problème déjà évoqué que soulève cet exercice de synthèse d’une ambition à la fois multiséculaire et planétaire, ces réflexions soulèvent deux questions de principe :

      1 – Quel est le « sens » de l’expression « Cultures coloniales et impériales » ?

         S’il s’agit de la culture définie par Herriot « ce qui reste quand on a tout oublié », comment définir le reste, et comment le mesurer ?

          S’il s’agit des cultures des mondes métropolitains et coloniaux, comment les définir, tant ils étaient à la fois innombrables et variés ?

        Quelle définition ou quelles définitions, l’auteure propose-t-elle ?

       2 –  Comment par ailleurs proposer une synthèse sans proposer de « mesure » des faits ou évolutions constatées ?

       Un seul exemple au sujet de la  « culture coloniale ou impériale », et de la propagande qui lui est associée, comment prétendre démontrer qu’il existait en France une propagande coloniale qui formatait la culture des Français sans procéder à une exploitation statistique sérieuse de la presse parisienne et provinciale de l’époque coloniale, exercice auquel, à ma connaissance, aucune école historique n’a procédé jusqu’à présent.

        Les travaux de l’équipe Blanchard sont loin d’être pertinents à ce sujet, faute de mesure sérieuse à la fois des outils et des effets de cette propagande supposée.

       J’ajouterai que la propagande anticoloniale actuelle, souvent initiée par les mêmes écoles de  chercheurs, est incontestablement plus efficace que celle qui fut difficilement à l’œuvre sous la Troisième République.

        Je renvoie le lecteur à ce sujet sur le travail de recherche et d’analyse que j’ai effectué et publié dans le livre « Supercherie coloniale »

      Sens des mots, situations coloniales et moments coloniaux, mesure des phénomènes coloniaux en métropole ou dans les territoires coloniaux, tels sont les concepts d’analyse auxquels il parait difficile d’échapper.

        Dans son introduction, l’auteur fait appel au porte-drapeau que fut, et qu’est encore, Edward Said,  dans ses analyses sur la culture et l’impérialisme, et je renvoie le lecteur vers mes propres analyses que j’ai publiées sur ce blog.

       Pour résumer ma pensée, je dirais que son interprétation brillante des évolutions historiques qu’il analyse à la lumière du couple conceptuel de la culture et de l’impérialisme parait souffrir de trois sortes de faiblesse : un champ géographique limité, une carence de la mesure des effets qu’il analyse, et enfin une sorte d’ethnocentrisme inversé qui ne dit pas son nom.

         En ce qui concerne la première partie, l’article cite au sujet du paragraphe « De la culture impériale aux « cultures d’empire » » les analyses de plusieurs auteurs, M.John M.MacKenzie, Mme Catherine Hall, M.Bernard Porter, qui mettent en doute l’existence même du sujet, mais sans rien dire sur la pertinence statistique de leurs constats.

         Dans le livre que j’ai publié sur le même sujet, il me semble avoir démontré que les thèses défendues par certains chercheurs sur l’existence d’une culture coloniale ou impériale française ne reposaient pas sur une analyse statistique sérieuse, ce que j’ai tenté de faire dans les différents domaines analysés par ces chercheurs,  la presse, les affiches, la propagande, ou le cinéma.

.        L’auteure évoque de façon un peu anecdotique les efforts qu’ont fait les « colonialistes » pour mettre en valeur les cultures locales, et créer des outils susceptibles de les sortir de l’oubli ou de les mettre en valeur, des efforts sans doute insuffisants compte tenu des moyens accordés.

       Sans vouloir alourdir le propos, comment ne pas citer à ce sujet le rôle de l’Ecole Française d’Extrême Orient fondée en 1898, de l’Académie.de Madagascar fondée en 1902, et  de l’Institut Fondamental d’Afrique noire en 1936 ?

        L’auteure conclut cette partie de l’analyse en écrivant :

     « L’hypothèse d’une colonisation des consciences donnant imparablement naissance à une culture du colonialisme doit donc être révisée : il faut non seulement employer le pluriel, mais aussi se demander comment et jusqu’à quel point les cultures nouvelles qui se formaient dans le cadre des empires étaient des cultures d’empire. Ce qui invite à examiner de plus près les politiques culturelles déployées par les pouvoirs coloniaux et leurs résultats. » (page 350)

       J’ai envie de dire à ce sujet qu’une telle hypothèse souffrait d’au moins trois défauts : idéologique en premier lieu, coupée des réalités coloniales en deuxième lieu, et ethnocentrique en troisième lieu… comme si les puissances coloniales avaient disposé de ministères de la culture, ou même de la propagande !

       Des appareils de propagande comparables à ceux des régimes soviétique, nazi, ou fasciste, à des époques comparables ?

       Comme je l’ai montré dans mes analyses, la propagande coloniale de la Troisième République avait à la fois un caractère artisanal et épisodique.

     « Des politiques de la différence » (p,351) sûrement, mais elles s’inscrivaient dans des dimensions qui n’étaient pas obligatoirement culturelles,  sauf à dire que le formatage était avant tout celui du droit, ou de l’urbanisation.

         Quant au « Culturalisme et invention coloniale des traditions » (p,354), il s’agit d’un raccourci qui ne me parait pas traduire les réalités coloniales et les chercheurs actuels devraient se féliciter d’avoir à leur disposition, comme je l’ai déjà noté précédemment, dans toute l’Afrique de tradition orale, les traditions qui ont pu être transcrites par écrit, recueillies souvent par des ethnologues « amateurs » ou rares, et que les mêmes chercheurs peuvent aujourd’hui confronter à celles transmises par les griots, si elles existent encore.

       L’auteure reconnait toutefois que : «  Instrument cardinal de ce culturalisme (colonial) », « L’invention de la tradition » s’avérait un exercice particulièrement délicat en situation coloniale. »,  en raisonnant sur un autre type de tradition que l’histoire culturelle.

       Plus haut, l’auteure écrit : « L’ethnologie culturelle était en somme, la science organique du colonialisme, même si en pratique, les ethnologues s’avéraient des adjoints contestataires et souvent écartés sans ménagement. » (p,355)

         Je souhaite que dans un prochain livre l’auteure nous fasse un petit résumé de l’histoire de l’ethnologie coloniale dans ses différentes phases, avant 1914, avant 1939, et à l’époque dite moderne, et qu’elle nous dise les noms et dates de ces « adjoints contestataires ».

      La troisième partie « Voix et voies de l’acculturation » est sans doute la plus intéressante, même s’il est possible de s’interroger sur les critères qui sont proposés pour caractériser les « situations coloniales » de l’acculturation au quotidien.

        Quelques exemples : « Les clubs ou les cercles racialement et socialement exclusifs devenaient les hauts lieux d’une sociabilité ostensiblement ségrégative dans les sociétés coloniales, puis à la faveur de la Première guerre mondiale, dans les métropoles. » (p,363)

       « Ostensiblement ségrégative » pour quel public, les populations de la brousse ou les « évolués » ou « acculturés » des centres urbains ? Avec un bémol entre le ségrégatif anglais et  le ségrégatif français?

       Comment expliquer que jusqu’au retour de la colonie de Hong Kong à la Chine, à la fin du vingtième siècle, une ségrégation stricte régnait encore dans les clubs anglais ?

      L’auteure note que « Senghor et Césaire incarnaient l’acculturation telle que la concevaient les autorités coloniales françaises » (p, 365), mais il est évident que ce type d’acculturation ne touchait qu’un petite partie de la population, et l’observation qui est faite sur la faible scolarisation réalisée, renvoie aux limites financières qui, dès le départ, avaient été fixées par les métropoles : financez-vous vous-mêmes !

       Plus de cinquante ans après la décolonisation, le même type de critique pourrait sans doute être faite aux autorités politiques de la plupart des anciennes colonies sur les taux de scolarisation réalisés dans leur pays.

         Quant au travail des missions « chrétiennes », il faut le souligner, dont l’objectif était de « coloniser les consciences », reconnaissons qu’elles avaient fort à faire, en tout cas en Afrique, face aux deux défis de l’Islam conquérant et de croyances animistes et fétichistes puissantes.

         Pourquoi ne pas écrire aussi que dans les « connexions » qui ont la faveur de Frédérick Cooper, il aurait été intéressant qu’il développe le sujet, car les connexions religieuses jouèrent un rôle important dans les sociétés coloniales, de même que dans les administrations coloniales, la franc-maçonnerie.

       Certains observateurs relèveraient sans doute qu’au-delà de l’héritage de la langue et de la structure étatique, le troisième héritage concernerait en effet la religion.

Il est tout de même difficile de mettre sur le même plan des observations faites dans des pays différents et à des dates aussi très différentes, telles que celles citées dans les pages 372, 373, et 374 : la Gold-Coast en 1912 (p,372), l’Inde en 1927 (p,373), et l’Indonésie en 1953 (p,374).

       Le texte de « Conclusion : des empires invisibles » (p,374) signe à mes yeux une sorte d’échec relatif d’une analyse et d’une synthèse dont les objectifs étaient très ambitieux.

         Invisibilité de l’empire anglais ?

       « L’hypothèse d’une invisibilité relative des empires sur le plan culturel a néanmoins la grande vertu de rompre avec la fausse symétrie suggérée par le titre de  ce chapitre. »…

      « Raisonner en termes de cultures impériales relève, avant tout, de l’illusion rétrospective ? »

      Ce qui veut dire, si je comprends bien le français une histoire anachronique, pour ne pas dire quelquefois idéologique, ou historiographique, ou sophiste, ou pour ne pas dire subtilement ethnocentrique, contrairement aux discours affichés par certains chercheurs.

Jean Pierre Renaud  –  Tous droits réservés

« Les empires coloniaux » Chapitre 6 « Un Prométhée colonial » et chapitre 7 « Un bilan économique de la colonisation »

Le livre « Les empires coloniaux »

Sous la direction de Pierre Singaravélou

Lecture critique 4

Le 17 mars 2015, lecture 3

Chapitre 6 «  Un Prométhée colonial » Claire Fredj et Marie-Albane de Suremain

         Le sujet est difficile, et le titre choisi, un peu trop pompeux, appartient lui aussi plus au « mythe » qu’aux réalités du vécu colonial.

       Pensez-vous vraiment que les puissances coloniales aient eu cette ambition prométhéenne ? Qu’elles s’en soient donné les moyens ?

         Le sujet appelle en effet une première question capitale : qui avait en effet la volonté de financer les œuvres de ce Prométhée, alors que dans les deux métropoles anglaise et française, les gouvernements avaient pris soin d’annoncer que le développement, c’est-à-dire les œuvres de ce Prométhée, devaient être uniquement financées par les colonies elles-mêmes ?

      A l’exemple d’une l’Afrique noire française encore dans les limbes étatiques et budgétaires ? Alors qu’une fois les colonies établies dans leurs superstructures, elles ne disposaient pas des ressources nécessaires pour financer cet effort supposé prométhéen ?

      Le « Prométhée » anglais n’aurait d’ailleurs pas eu l’ambition du « Prométhée » français, étant donné que son objectif principal était le « business », et par surcroit, le souhait que les peuples colonisés imitent un genre de vie anglais qu’il estimait en tous points un modèle supérieur à tous les autres.

        Il ne s’agissait donc que d’utopies coloniales à l’ombre desquelles prospéraient  les intérêts européens ou indigènes des territoires qui disposaient de ressources nécessaires pour se développer.

       Les analyses qui sont proposées sur le rôle de l’école :

       « Quels que soient les empires, l’éducation des autochtones a moins pour objectif de les transformer en un ensemble de citoyens éduqués et émancipés que de leur assigner une certaine place au sein de la société coloniale ou d’en faire des auxiliaires de colonisation efficaces » (p,266)

        Ou sur le rôle de la santé :

        « Les équipements et la politique sanitaire constituent un moyen d’encadrement social… » (p,274)

          paraissent singulièrement « déconnectées » des réalités coloniales, de même que les observations sur la colonie « laboratoire » :

        « Si le colonialisme a bien introduit de nouvelles conditions de vie, de nouvelles normes comportementales, l’idée que les colonies seraient «  un laboratoire grandeur nature où expérimenter librement les formules de la modernité sociale » doit être considérablement nuancée. » (p,287)

        Une seule remarque au sujet des politiques de santé des colonisateurs, même si elles ne furent pas toujours à la mesure des besoins, il est tout de même difficile de nier que ces politiques ont eu au moins pour résultat de faire quasiment disparaître les grandes épidémies qui frappaient régulièrement ces territoires, et d’expliquer en partie leur expansion démographique.

      Cette analyse manque des démonstrations qui pourraient en accréditer le fondement, d’autant plus qu’elle s’inscrit hardiment dans la panoplie générale de situations coloniales qui appartiennent à tous les temps coloniaux qui vont de la conquête à la décolonisation.

Chapitre 7  « Un bilan économique de la colonisation » Bouda Etemad

         Ce chapitre a déjà fait l’objet de quelques remarques dans les pages que nous avons consacrées à l’introduction, mais pourquoi l’auteur ne s’est-il pas plus inspiré, si son intention était de rester sur le terrain historiographique, des analyses très documentées en chiffres et séries statistiques de l’historien économiste Bairoch, notamment dans le livre «  Mythes et paradoxes de l’histoire économique » ?

                  Rappelons l’intitulé des grands titres de cet ouvrage :

              «  I – Les grands mythes concernant le monde développé

             2 – Les grands mythes sur le rôle du tiers monde dans le développement occidental

               3 -Les grands mythes concernant le tiers monde

              4 – Mythes « secondaires » et tournants historiques inaperçus »

          Le livre en question proposait une lecture décapante de la colonisation, et pour l’illustrer, un seul extrait tiré des conclusions de l’auteur :

          « Le bilan économique du colonialisme est difficile à établir.

          « Au-delà des principaux mythes ayant trait aux grands problèmes des politiques commerciales que nous avons vu plus haut, il existe beaucoup d’autres mythes de plus ou moins grande portée parmi les plus importants, citons celui du rôle joué par la colonisation, ou plus généralement le tiers monde, dans le développement du monde occidental. S’il ne fait aucun doute que, grâce à son statut de fournisseur de matières premières et d’énergie à bon marché, le tiers monde contribua à la forte croissance des économies occidentales entre 1955 et 1973, la situation était très différente au XIX° siècle et pendant la première moitié du XX°, période au cours de laquelle le monde développé exportait même de l’énergie vers le tiers monde et était presque totalement autosuffisant en matières premières. Autres temps, autres situations.

             Les deux autres mythes importants dans ce domaine concernent la place du tiers monde en tant que débouché pour les industries du monde développé et le rôle de la colonisation dans le déclenchement de la révolution industrielle. Commençons par le second point. Comme nous l’avons vu au chapitre 7, il semble que ces événements majeurs ne soient pas liés. Non seulement la Grande Bretagne n’était pas une grande puissance coloniale avant la révolution industrielle ni pendant les premières phases de son développement, mais les marchés extérieurs à l’Europe jouèrent un rôle mineur au cours des premières décennies de la révolution industrielle. Si, effectivement, les marchés du tiers monde prirent de plus en plus d’importance au fil de l’histoire du développement moderne, cela ne signifie pas que ceux-ci aient été vitaux. Rappelons ici trois pourcentages tout à fait impressionnants. Pendant la période 1800-1938, seuls 17% de l’ensemble des exportations du monde développé furent dirigés vers le tiers monde et ces exportations représentaient moins de 2% du volume de production des pays développés. La part de la production industrielle exportée vers le tiers monde était plus grande, mais inférieure à 10%. » (p,235)

        Jean Pierre Renaud – Tous droits réservés

Frederick Cooper versus Elise Huillery ? Le fardeau de l’homme blanc ou noir en Afrique Occidentale Française ?

Frederick Cooper versus Elise Huillery ?

Ou les contradictions de l’histoire postcoloniale sur le colonialisme et l’anticolonialisme !

&

 La France a – t- elle été oui ou non « le fardeau de l’homme noir » dans l’ancienne Afrique occidentale française ?

&

Selon la déclaration de Mme Huillery dans le journal Le Monde du 27 mai 2014 :

« La France a été le fardeau de l’homme noir et non l’inverse »

Et corrélativement, et si on lit bien le dernier livre de Frederick Cooper intitulé « Français et Africains ? », les dirigeants africains de l’Afrique noire des années 1945-1960 auraient été masochistes à ce point qu’ils auraient demandé à continuer à porter le fardeau de l’homme blanc, même après la deuxième guerre mondiale ?

En ce qui concerne le premier point, l’analyse critique de la thèse Huillery, que nous avons publiée au cours des derniers mois, démontre qu’elle n’est pas bien fondée.

En ce qui concerne le deuxième point, le livre de Frederick Cooper, nous verrons avec nos lecteurs ce qu’il faut en penser.

Notons simplement pour l’instant que l’auteur fait l’impasse sur le volet économique et financier des relations existant à l’époque ente la France et l’Afrique Occidentale Française, l’objet central de la thèse Huillery.

Jean Pierre Renaud

La thèse Huillery et ses embrouilles sur l’histoire coloniale de l’AOF!

La thèse Huillery et ses embrouilles sur l’histoire coloniale de l’ancienne Afrique Occidentale Française !

 La forme modernisée et sophistiquée de la nouvelle propagande postcoloniale

Lire les conclusions de l’analyse de cette thèse sur le blog du 4 décembre 2014 sous le titre :

« Les embrouilles de la mathématique postcoloniale »

L’ancienne Afrique Occidentale Française: « Les embrouilles de la mathématique postcoloniale » -thèse Huillery

LES EMBROUILLES DE LA MATHEMATIQUE POSTCOLONIALE 

« HISTOIRE COLONIALE, DEVELOPPEMENT ET INEGALITES DANS L’ANCIENNE AFRIQUE OCCIDENTALE FRANCAISE »

Thèse de Mme Elise Huillery

Sous la direction de Denis Cogneau et de Thomas Piketty

Autres membres du jury : MM Esther Duflo, MM Jean Marie Baland, Gilles Postel-Vinay,  et Pierre Jacquet

27 novembre 2008

Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales

Rappel de publication des notes précédentes : annonce de publication, le 10 juillet 2014 – avant- propos, le 27 septembre 2014 – Chapitre 1, les 10 et 11 octobre 2014 – Chapitre 3, le 5 novembre 2014 – Chapitre 4, le 6 novembre 2014

Chapitre 2, les 2 et 3  décembre 2014

Notes de lecture critique

VII

Les Embrouilles de la mathématique postcoloniale

Conclusions générales  

S’agit-il d’histoire coloniale économique et financière ?

Une double occasion manquée ! ou triple peut être !

            La thèse de Mme Huillery a été examinée en 2008 par un jury qui comprenait notamment deux économistes de grande notoriété,  Mme Duflo et  M.Piketty.

            Cette thèse avait l’ambition de dire la vérité historique sur la nature des relations économiques et financières entretenues entre la France et l’AOF pendant la période coloniale 1898- 1957, avec les deux conclusions principales ci-après :

–       La France a très faiblement contribué financièrement au développement de l’AOF, le colonisateur blanc ayant été le fardeau de l’AOF, « le fardeau de l’homme noir », et non l’inverse.

–       la politique coloniale des investissements effectués dans les districts (les cercles), entre 1910 et 1928, est la cause des inégalités de développement constatées  en 1995.

          Dans le journal Libération du 2 décembre 2008, Mme Duflo, avait donné le « la » de cette thèse, en déclarant notamment, sous le titre :

              « Le fardeau de l’homme blanc ? »

           « Personne (y compris l’historien qui fait autorité sur la question, Jacques Marseille, dont la thèse avait popularisé l’idée que la colonisation avait été « une mauvaise affaire pour la France) n’avait pris la peine d’éplucher en détail les budgets locaux « 

          Dans le journal Le Monde du 27 mai 2014, et à l’occasion de la remise prestigieuse du Prix du meilleur jeune économiste 2014, Mme Huillery s’est exprimée sous le titre :

            « La France  a été le fardeau de l’homme noir et non l’inverse »

            Et dans le corps des « Propos recueillis par A. De Tricornot. », Mme Huillery vise notamment le cas de l’AOF.

              Cette phrase claque au vent comme un slogan, d’autant plus qu’elle s’inscrit, pour les initiés, dans l’héritage d’un des hérauts du « colonialisme » anglais, Rudyard Kipling, et de tous les autres « hérauts » du grand combat de la « civilisation », telle qu’ils l’imaginaient.

       Comme je l’ai déjà indiqué, les lectures et recherches que j’ai effectuées depuis une dizaine d’années sur l’histoire coloniale et postcoloniale m’ont fait maintes fois regretter que les chercheurs de cette branche de l’histoire n’attachent pas une importance suffisante aux outils statistiques, économiques et financiers  nécessaires à l’évaluation historique des faits ou événements décrits, et à leur cadrage.

      L’histoire coloniale et postcoloniale française souffre d’une sorte de carence des recherches relatives à son histoire économique et financière, alors qu’en tant que telle, et de toute façon, elle n’a jamais occupé une bien grande place dans les universités françaises.

          J’ai donc abordé la lecture et  l’analyse de cette thèse avec beaucoup d’intérêt et de curiosité, mais après l’avoir décortiquée, la démonstration Huillery ne m’a pas convaincu, et je m’en suis expliqué longuement dans les notes de lecture critique que j’ai publiées sur ce blog.

Résumons mes conclusions générales :

        Alors que cette thèse est le résultat d’un important travail de collecte de données analysées avec une grande sophistication des outils utilisés, et en dépit d’une rédaction trop souvent polémique, pourquoi la démonstration proposée ne parait-elle pas pertinente ?

        Chapitre 1 : Où sont passés les comptes extérieurs de l’AOF ?

       Le chapitre 1 brosse le portrait, un brin polémique, de la « littérature » qui existerait sur le bilan économique de la colonisation, une littérature qu’elle juge très insuffisante, fusse celle de l’historien Jacques Marseille !

      La critique principale qui mérite d’être faite sur le contenu de ce chapitre est celle d’une absence d’analyse des comptes extérieurs de l’AOF, une analyse qui aurait pu nous convaincre que dans le cas précisément de l’AOF la thèse Marseille n’était ni fondée, ni vérifiée.

       La consultation de quelques sources historiques d’information nous laisse à penser que le raisonnement historique de Jacques Marseille sur la couverture des comptes extérieurs de l’AOF par des fonds métropolitains publics ou privés pourrait être vérifié également dans le cas de l’AOF.

       Il s’agit là d’une impasse historique d’autant plus surprenante que les données statistiques du commerce extérieur de l’AOF étaient plus facilement accessibles que beaucoup d’autres données recherchées dans des documents de l’époque, notamment ceux tirés des cent-vingt cercles de l’AOF, entre les années 1910-1928, des cercles qui n’avaient généralement pas de base « bureaucratique » stable, encore moins au- delà des côtes africaines.

         Les chercheurs qui ont eu l’occasion de fréquenter l’histoire factuelle des cercles de l’hinterland ont pu le vérifier.

     Chapitres 3 et 4 : des corrélations calculées sur des bases fragiles et avec de grands « trous noirs » (1928 à 1995) !

        Les chapitres 3 et 4, dont l’ambition est de vérifier

      I – qu’il existe bien, pour le chapitre 3,  une corrélation statistique entre les investissements « inégaux » effectués entre 1910 et 1928 dans les cent-vingt cercles de l’AOF, dans la santé, l’éducation, et les travaux publics recensés dans les mêmes cercles et les résultats de modernité recensés dans les mêmes cercles en 1995, parait d’autant moins pertinente, qu’outre la fragilité des sources que constituent ces bases, les calculs de corrélation font l’impasse sur le trou noir relevé par le directeur de cette thèse, entre 1960 et 1995, mais tout autant sur l’autre trou noir de la période 1928-1960.

         II – que le même type de corrélation peut fonctionner entre la base du settlment européen recensé au début du vingtième siècle et le développement des « current performances de tel ou tel cercle, plus de soixante ans après :

       « My central finding is that European settlment remains a positive determinant of current performances » (p,182)

       Au titre des facteurs de cette corrélation, l’auteure fait apparaître le facteur hostility mesurée dans les cercles sur la période 1910-1960, un concept flou et très difficile à définir et à saisir, tout au long d’une période qui va de 1910 à 1960, donc une sorte d’exploit statistique, encore plus dans ce type de territoire.

       Comment expliquer par ailleurs les impasses qui sont faites sur le Sénégal et sur le Bénin, l’ancien Dahomey ?

     Nous avons exprimé un grand scepticisme sur ce type de corrélation pour un ensemble de raisons que nous avons exposées, ne serait-ce que le très faible poids démographique des Européens au cours de la période étudiée.

        Une des questions centrales que  pose ce type d’analyse touche à la définition du capitalisme colonial, tel qu’il a fonctionné en AOF, un capitalisme qui, nécessairement ne pouvait que rayonner à partir des côtes et des nouvelles voies de communication créées, et qui par nature ne pouvait qu’être inégal dans son résultat.

      Le chapitre 2 a fait l’objet de toute notre attention, étant donné que son objectif était de mesurer l’effort financier que la France avait consenti pour l’équipement et le développement de l’AOF, et qu’au résultat, cette thèse concluait au montant négligeable de l’aide financière publique, celle du « contribuable », accordée à l’AOF, et à l’inversion de la formule sur le fardeau de l’homme blanc, ce dernier ayant été en définitive, et après calcul, le fardeau de l’homme noir.

     Ce chapitre a fait l’objet de nombreuses critiques, questions, ou objections, la principale ayant un double caractère, une analyse à la fois en dehors de l’histoire et dans un champ anachronique.

      En dehors de l’histoire ? Il n’est pas pertinent d’analyser le cours et le contenu des relations économiques et financières entre la métropole et l’AOF en faisant l’impasse sur les ruptures des deux guerres mondiales et sur la rupture institutionnelle qu’a constitué la création, en 1946, du FIDES, mettant un terme au principe de la loi du 13 avril 1900, d’après lequel les colonies avaient l’obligation de financer elles-mêmes leur fonctionnement et équipement.

     Dans un champ anachronique ? Nous avons vu par quel tour de passe- passe historique cette analyse avait fait passer l’aide financière de la France de plus de 700 millions de francs 1914 à moins de 50 millions de francs 1914, sans d’ailleurs que la totalité des données chiffrées soit vérifiée.

      La justification qu’en donne l’auteure mérite d’être citée in extenso :

     « En effet en général, un prêt ou une avance ne sont pas considérés comme de l’aide publique, sauf s’ils comportent certaines conditions financières avantageuses mesurant son degré de « concessionnalité » : le concept de « concessionnalité » a été initialement introduit en 1969 par le Comité d’aide au développement (CAD) de l’OCDE. Il impliquait un « élément don » minimum de 25 pourcent. L’élément don est égal à la part de don incluse dans le prêt exprimée en pourcentage de sa valeur faciale, le don étant la différence entre la valeur faciale d’un prêt, calculée sur la base d’un taux d’actualisation constant de 10 pourcent, et sa valeur actuelle nette, calculée sur la base d’un taux concessionnel accordé en réalité par le prêteur. Cette définition est toujours utilisée par les institutions internationales pour calculer l’aide publique au développement. Pour calculer l’aide effectivement apportée par la France, nous allons donc utiliser cette définition, bien qu’elle soit postérieure à la période coloniale. «  (page 91)

       Il est évident que cette méthode de calcul est tout à fait anachronique, outre le fait, comme nous l’avons vu, qu’elle est fondée sur une analyse de concepts financiers non pertinents, un contresens en matière d’emprunt pour la période 1898-1939, une interprétation ambiguë des avances du FIDES, postérieure à 1945, et sur une impasse des données postérieures à 1957, pour la période encore coloniale des années 1957-1960.

     En résumé, je ne suis pas convaincu que le luxe de cette mathématique postcoloniale permette de bien mesurer le « poids » du fardeau de l’homme blanc ou noir.

      Cette thèse fait par ailleurs une autre sorte d’impasse sur un certain nombre d’acquis que la colonisation a tout de même apporté à l’AOF :

     – une paix civile qui se substitua très souvent aux guerres traditionnelles qui troublaient la vie de ces territoires,

   – l’introduction d’une nouvelle forme d’Etat moderne, un système juridique et judiciaire cohérent, quoiqu’on puisse en dire, et même s’il fut à la fois égalitaire et discriminatoire avec le Code de l’Indigénat, avec beaucoup de jalons de vie commune et de conscience collective, au niveau de chacune des colonies devenues des Etats indépendants en 1960,

     – l’introduction d’un système monétaire et financier moderne articulé sur une organisation internationale, un instrument monétaire d’échange commun dans toute la Fédération qui eut d’ailleurs du mal à s’imposer, face à celui traditionnel des cauris ou de la monnaie anglaise,

      – l’introduction d’une langue de communication régionale qui n’existait pas, et enfin sur l’évolution de la démographie tout au long de la colonisation, évidemment plus favorable dans les zones des pôles de développement, c’est à dire sur les côtes à présent ouvertes sur le grand large.

&

Pourquoi ce regret d’une double occasion manquée, pour l’exemple ?

     Une première occasion manquée pour l’exemple pédagogique, celle de voir la jeune et nouvelle Ecole d’Economie de Paris, promouvoir une lecture quantitative modernisée de notre histoire coloniale, des relations économiques et financières ayant existé entre la métropole et les colonies, tout au long de la période coloniale, ce qui n’a pas été le cas !

     Une deuxième occasion manquée sur le terrain même des thèses de doctorat portant sur l’histoire coloniale ou postcoloniale, et de leur « intérêt scientifique », réel, supposé et vérifié par le jury de thèse. Il aurait été très intéressant d’avoir accès au rapport ou aux rapports qui ont pu être communiqués au jury, à l’avis lui-même de ce jury, afin de savoir si le jury, dans son ensemble, avait entériné le contenu de cette thèse, en tout ou en partie. (Arrêtés des années 1992 et 2006)

     Je me suis déjà exprimé sur ce sujet sensible à plusieurs reprises, en arguant de l’argument principal d’après lequel la soutenance publique était un vain mot, étant donné qu’il n’en restait aucune trace publique, susceptible d’éclairer la position qu’avait prise un jury sur telle ou telle thèse.

      Sur ce blog, et le 11 janvier 2010, j’ai déjà traité ces questions et fait référence, dans un post-scriptum, à la thèse Huillery,  que je venais de lire une première fois.

    Avec une troisième occasion manquée sur le bilinguisme de cette thèse rédigée moitié dans la langue « colonialiste » française et moitié dans la langue « colonialiste » anglaise !

     Je ne sais pas si la législation des thèses de doctorat soutenues dans l’Université Française, autorise le bilinguisme, mais dans le cas d’espèce, et compte tenu d’un des objectifs de cette thèse, convaincre les Africains de l’Ouest que la colonisation française a été le fardeau de l’homme noir et non l’inverse, je cite le texte de la page 120 :

      « Nombreux sont encore les habitants des Etats de l’ancienne Afrique Occidentale Française qui pensent devoir à la France leurs écoles et leurs routes, leurs hôpitaux et leurs chemins de fer. Puisse ce travail leur permettre de réaliser que ce sont leurs propres ressources, financières et humaines, qui ont permis la réalisation de la quasi-totalité de ces équipements. Puissent-ils également réaliser que la colonisation leur a fait supporter le coût d’un personnel français aux salaires disproportionnés et de services publics chers et mal adaptés . Le bilan économique de la colonisation pour les anciennes colonies est impossible à établir par manque de contrefactuel, mais il ne fait pas beaucoup de doute qu’il soit négatif étant donné la nullité de ses gains. »

      Pourquoi ne pas avoir opté pour une autre rédaction bilingue, le français « colonialiste », et au choix, une des langues de cette région d’Afrique, le fula, le wolof, le malinke, le bambara, pour ne pas citer toutes les autres chères aux anthropologues africains ou européens, férus en sciences ethniques ou non ethniques, une rédaction bilingue qui aurait au moins permis à une partie d’entre eux d’avoir accès à ces « Embrouilles de la mathématique postcoloniale » ?

        Jean Pierre Renaud – Tous droits réservés

Histoire coloniale, développement et inégalités dans l’ancienne Afrique Occidentale Française » Mme Huillery, MM Cogneau, Piketty – Chapitre 2 suite et fin

« HISTOIRE COLONIALE, DEVELOPPEMENT ET INEGALITES DANS L’ANCIENNE AFRIQUE OCCIDENTALE FRANCAISE »

Thèse de Mme Elise Huillery

Sous la direction de Denis Cogneau et de Thomas Piketty

27 novembre 2008

Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales

Thèse Huillery

Rappel de publication des notes précédentes : annonce de publication, le 10 juillet 2014 – avant- propos, le 27 septembre 2014 – Chapitre 1, les 10 et 11 octobre 2014 – Chapitre 3, le 5 novembre 2014 – Chapitre 4, le 6 novembre 2014

Chapitre 2, première partie, le 2 décembre 2014

Notes de lecture critique

VI

Chapitre 2

Deuxième partie : suite et fin

« LE COÛT DE LA COLONISATION POUR LES CONTRIBUABLES FRANÇAIS ET LES INVESTISSEMENTS PUBLICS EN AFRIQUE OCCIDENTALE FRANCAISE » (p,71)

Le 10 juillet 2014, nous avons annoncé la publication de nos notes de lecture critique en concluant ainsi :

« Avec deux énigmes historiques à résoudre :

La première : Avec ou sans « concession » ?

La deuxième : Avec quelles « corrélations » ? »

  1. I.     Réalité des investissements publics en Afrique Occidentale Française (page 107)

          L’auteure introduit à nouveau son analyse, un tantinet polémique, en considérant comme acquise la thèse qu’elle défend, à savoir :

         «  Pour l’AOF, ce sont les populations locales elles-mêmes qui se sont financé elles-mêmes presque la totalité de leurs propres équipements, comme nous venons de le voir….

          Même s’il est maintenant acquis que ce sont les contribuables africains qui ont financé les écoles, les dispensaires et les routes d’Afrique Occidentale Française, il reste que c’est l’administration coloniale qui a décidé et organisé les investissements publics. «  (p,107)

          L’auteure fait donc le constat suivant :

      « Toujours est-il que la colonisation a bel et bien été à l’origine, non pas financièrement mais institutionnellement, de la construction d’écoles publiques, d’hôpitaux, de dispensaires et d’infrastructures à l’occidentale ; «  (p,108)

          De quoi parlons-nous ? De quels investissements ? De ceux de la Fédération de l’AOF ou de ceux des colonies la composant ?

Questions

         Le texte ci-dessus joue à nouveau sur la fausse continuité historique qui aurait existé tout au long de la colonisation de l’AOF, alors qu’à plusieurs reprises, l’auteure avait relevé qu’il existait bien, jusqu’en 1945, un principe d’autofinancement des colonies par elles-mêmes (la loi de 1900).

     Paradoxalement, et comme je l’ai écrit dans mes analyses sur les sociétés coloniales, le propos de l’auteure sur l’ensemble de la période coloniale se trouverait confirmé, mais sur un plan plus large, par le fait que sans le truchement  des « évolués » des colonies, il n’y aurait pas eu de colonisation.

        Jusqu’en 1945, la puissance coloniale s’était en effet bien gardée de subventionner le développement des territoires coloniaux, et sans le concours des populations africaines et l’impulsion des « colonialistes », publics ou  privés, et des « évolués »,  l’Afrique Occidentale Française aurait fait peut-être fait du sur place.

      Par ailleurs en effet, est-ce que, dans l’équation financière et économique, pour ne pas dire humaine, de la relation France AOF, l’investissement immatériel ne devait pas se voir reconnaître un prix ?

       Une fois, l’auteure reconnait le rôle important des administrateurs coloniaux  et une autre fois elle en souligne le coût exorbitant !

        Un concept  d’investissement immatériel que l’auteure analyse plutôt succinctement plus loin.

  1. A.   Quel a été le volume des investissements publics coloniaux ?

        De quels investissements parlons-nous ?

      Dans les quatre domaines de l’éducation, de la santé, des infrastructures et de l’aide à la production ?

       En matière d’éducation, et en fournissant des chiffres, l’auteure reconnait que des efforts ont été faits, mais que : « La France n’a pas réellement entrepris d’accomplir ce que les idéologies appelaient sa « mission civilisatrice » dans le territoire de l’AOF, ou ne s’est tout au moins pas donné les moyens. » (p,109)

        Le graphique 12 montre au moins que les années 1940-1950 marquent une rupture dans la progression des effectifs d’enseignants, tout en étant surpris qu’il n’ait pas été possible de trouver le chiffre du parc des écoles existantes après 1939.

        L’auteure fait le même type de remarque pour la santé, tout en fournissant des chiffres qui montrent à nouveau une rupture, logique, avec le FIDES, après 1945, en écrivant : « Mais cela ne représente toujours pas grand-chose par rapport aux besoins et aux revendications humanistes affichées en France. » (p,110)

     Question : est-ce que les efforts effectués dans le domaine de la santé n’ont pas eu une influence à la fois sur la santé, les épidémies notamment, qui ravageaient souvent ces territoires, et sur la démographie de l’AOF ?

      Les « colonialistes » sont-ils encore responsables des épidémies qui ravagent de nos jours certains territoires africains ?

        Il n’est qu’à lire les rapports que les Gouverneurs Généraux de l’AOF présentaient à leurs Conseils de Gouvernement en fin d’exercice budgétaire, pour  être convaincus de l’efficacité des mesures sanitaires de cette époque coloniale.

      En ce qui concerne les travaux publics, le tableau 4 cite un montant total d’investissements publics de 227 millions de francs 1914, dont plus de la moitié (52,4%) aurait été effectuée entre 1941 et 1956

        Ces chiffres sont véritablement surprenants, sauf à penser qu’ils ne concernent que les investissements laissés à l’initiative des colonies, et cela laisse à penser que la définition des investissements selon la catégorie choisie, fédéraux ou territoriaux, serait flottante.

        Les chiffres antérieurs à 1941 seraient en effet inférieurs au montant des deux premiers emprunts de l’AOF, le premier de 60 millions de francs en 1903, et le deuxième de 100 millions de francs en 1910 !

       L’analyse des comptes rendus d’exécution des budgets faits par les Gouverneurs Généraux de l’AOF entre les années 1920 et 1930 donnent des chiffres bien supérieurs.

         Il convient de noter que le graphique  13 montre une fois de plus, avec la rupture de ligne des années 1945, que les relations coloniales France AOF avaient basculé dans un autre monde.

         L’auteure conclut : « La composition des dépenses budgétaires est l’illustration du type d’économie mis en place par les autorités françaises : une économie de traite. » (p ;112)

      Une conclusion qui parait être par trop caricaturale, compte tenu des imprécisions qui paraissent affecter les évaluations des investissements publics, outre le fait que les autorités françaises auraient eu le choix de mettre en place tel ou tel type d’économie, comme dans les systèmes totalitaires de l’époque, tel par exemple le système soviétique ou nazi.

  1. B.   Quels ont été les transferts de capital humain de la France vers l’AOF ?

     Vaste sujet !

     Ce type de transfert est  très difficile à évaluer :

     – comment chiffrer ce transfert dans la création et le fonctionnement d’un pôle de développement, selon la définition de François Perroux ?

         –  l’auteure s’intéresse au poids respectif des africains et des européens dans les effectifs du personnel de l’éducation et de la santé, et observe :

         « Outre que les enseignants et les médecins étaient fort peu nombreux, les transferts de capital humain dans leur ensemble n’ont donc pas été déterminants pour le développement de l’économie locale. » (p,114)

        Une remarque qui parait manquer de cohérence avec le résultat des travaux de corrélation dont elle fait état dans le même ouvrage.

        – comment chiffrer la valeur ajoutée de la construction d’Etats qui n’existaient pas, de la mise à disposition d’une langue de communication commune qui n’existait pas dans le patchwork linguistique de l’Afrique occidentale précoloniale ?

            L’historien indien Panikkar a écrit des choses tout à fait intéressantes à ce sujet pour l’Inde  impériale anglaise, alors qu’ « âge égal », l’ouest africain ne soutenait absolument pas la comparaison avec le continent indien.

  1. Le coût des investissements publics coloniaux : à l’origine de leur rareté ?

       Les quelques pages d’analyse sommaire du sujet proposé ne convainquent pas, étant donné, que pour l’auteure, les « investissements publics coloniaux » sont constitués par les personnels français, les administrateurs coloniaux, les médecins, les enseignants, et sur le même plan les investissements laissés à l’initiative des administrateurs coloniaux

         L’auteure note «  Le paradoxe des budgets territoriaux était le suivant : alimentés par des ressources locales prélevées dans une économie à faible revenu, ils supportaient les charges d’une administration française dont les salaires et le mode de vie s’alignaient sur ceux d’une économie à haut revenu. … Par exemple, la solde d’un administrateur de cercle de 1ère classe au début des années 1910 était de 14 000 Francs par anplus les indemnités d’éloignement, indemnités de résidence, frais d’abonnement et frais de déplacement qui élevaient leur revenu à environ 18 000 Francs par an. » (p,114)

         Et l’auteure croit pouvoir affirmer : « Mais comme nous l’avons vu, l’aide publique française versée à l’AOF, loin d’avoir compensé les charges que le personnel français a fait peser sur les finances publiques territoriales, n’a même pas couvert les charges de bureaux des huit gouvernements locaux. Il est donc certain que la somme des salaires versés aux fonctionnaires français par les contribuables de l’AOF est sans commune mesure avec l’aide publique versée par la France à l’AOF. » (p,117)

        Rien de moins ! Alors que nous avons tout au long de notre lecture critique fait peser un doute sérieux sur les concepts manipulés, sur les calculs effectués, sur les cohérences d’analyse, et sur la validité historique de la thèse centrale qui est défendue.

        La colonisation française avait le grand défaut d’être trop bureaucratique, et les Lyautey et Gallieni s’en plaignaient déjà au début de la période coloniale, en Indochine et à Madagascar, mais dans une Afrique noire fractionnée à outrance, manquant de relais de commandement pour la modernisation, la France a commis des excès de bureaucratie centrale à Dakar et dans les colonies, sur le modèle centralisé métropolitain.

      L’exemple de l’administrateur de 1ère classe est caricatural.

      Au début des années 1910, je ne suis pas sûr que l’auteure ait été candidate pour servir dans une des brousses de l’AOF, même dans les nouvelles capitales administratives de l’hinterland, qu’il s’agisse de Niamey ou de Bamako, compte tenu des conditions de vie et de santé qui étaient celles d’alors, outre celles du climat

       Il est tout de même difficile de dénoncer le coût excessif de l’administration à partir de cet exemple, en considérant qu’un Européen expatrié ne pouvait avoir cette rémunération.

     J’ai déjà cité les propos de l’ancien gouverneur Delavignette sur la longévité tout relative  des administrateurs, et seuls les ignorants peuvent considérer que les Français de l’époque coloniale, en tout cas jusque dans les années 1940, avaient des conditions de séjour que connaissent de nos jours les touristes de l’outre-mer, ou encore les collaborateurs ou collaboratrices des ONG.

      A peu près aux mêmes dates, et en 1906, un député avait droit à une rémunération annuelle de 15 000 francs : est-ce que l’auteure croit qu’il fut possible de recruter des administrateurs coloniaux en les sous-payant, alors que leurs salaires ne tenaient pas compte de leur durée de vie plus courte ?

       Une appréciation sans doute plus justifiée aurait été celle qui aurait critiqué, en l’analysant le poids comparatif des bureaucraties centrales de la fédération et des colonies, écrasantes par rapport aux administrations légères de la brousse.

        Pourquoi et pour une fois, ne pas résister à la mode anachronique à laquelle semble céder l’auteure, en l’invitant à se documenter sur les rémunérations et compléments de rémunération accordés de nos jours aux fonctionnaires en service dans les DOM-TOM ?

     IV. Conclusion

    « L’AOF n’a pas été un tonneau des Danaïdes pour l’Etat français qui lui a prêté une très petite part de ses ressources publiques et ne lui a quasiment rien donné. La France n’a pas été pour l’AOF le pilier sans lequel elle aurait sombré dans la misère puisque les prêts français n’ont représenté qu’une petite partie de ses ressources, et les dons quasiment rien. Par contre, la France a été un poids financier conséquent pour l’AOF, le personnel français installé sur son territoire ayant absorbé une part importante des ressources locales.

       La colonisation en AOF n’a donc pas été pour la France une si mauvaise affaire : outre que l’AOF a offert de nouveaux débouchés à certains biens de consommation, une source d’approvisionnement protégée en matières agricoles, et des occasions de placement de capitaux intéressants notamment dans les secteurs bancaire et commercial, l’AOF n’a presque rien coûté aux contribuables et a financé les salaires de plusieurs milliers de fonctionnaires venus de métropole…(p,119)

        En dehors de la dernière période de colonisation (1945-1956) car :

« Tout le reste du temps, la rentabilité économique de la colonisation française en AOF ne semble pas faire de doute étant donné la nullité de son coût. «  (p119 et 120)

       Cette affirmation contient beaucoup  d’outrecuidance, compte tenu de toutes les incertitudes qui ont été relevées, en ce qui concerne le fonctionnement du système, le sens des concepts financiers et économiques manipulés, le postulat d’une continuité historique qui n’a pas existé, l’absence d’analyse du commerce extérieur, etc….

        L’auteure d’expliquer enfin :

       «  Pourquoi les travaux précédents n’aboutissaient pas aux mêmes conclusions ? (page 120)

       Première raison : les travaux antérieurs ne portaient que sur des « périodes restreintes » et ne pouvaient donc donner de conclusion globale.

        Deuxième raison : l’absence de prise en compte des transferts publics de l’AOF vers la France.

       Troisième raison : «  La troisième raison est qu’aucun des travaux existants ne différencie les prêts et dons versés par la France à ses colonies, assimilant les prêts et les avances à de l’aide publique alors même qu’ils ne contenaient pas d’éléments de concessionnalité. »

      Quatrième raison : Jacques Marseille et Daniel Lefeuvre se sont focalisés sur l’Algérie

      Cinquième raison qui concerne les travaux de Jacques Marseille « est que les déficits commerciaux des colonies vis-à-vis de la France sont uniformément assimilés à des transferts de capitaux, principalement publics, de la France, vers les colonies. Dans le cas de l’AOF, ceci est faux. Notre travail a donc permis d’éclaircir la question du financement global de la colonisation en AOF, résultat partiel qui demanderait à être complété par les autres territoires de l’ancien empire français. (p,120

        L’auteure écrit donc : « Nombreux sont encore les habitants des Etats de l’ancienne Afrique Occidentale Française qui pensent devoir à la France leurs écoles et leurs routes… Puisse ce travail leur permettre de réaliser que ce sont leurs propres ressources, financières et humaines, qui ont permis la réalisation de la quasi-totalité de ces équipements. Puissent-ils également réaliser que la colonisation leur a fait supporter le coût d’un personnel français aux salaires disproportionnés et de services chers et mal adaptés. Le bilan économique de la colonisation pour les anciennes colonies est impossible à établir par manque de contrefactuel, mais il ne fait pas beaucoup de doute qu’il soit négatif étant donné la nullité de ses gains. »   (p,120)

     Questions et conclusions:

    La première concerne un « bilan économique … impossible à établir » ? Comment faire un tel constat, alors que l’auteure s’est bien gardée de chiffrer l’évolution du commerce extérieur, des budgets, des infrastructures …? De proposer des évaluations en distinguant entre la période de la loi de 1900 et celle du FIDES ? De situer les ordres de grandeur économique et financière respectifs entre la métropole et l’AOF au cours de la période coloniale ? etc…

     La deuxième  porte sur la fragilité, l’ambiguïté, pour ne pas dire le manque d’appropriation des concepts d’analyse utilisés dans le domaine économique et financier, l’absence de définition des flux d’argent public examinés : il ne s’agissait pas de prêts publics, donc de charges ou réelles pour les contribuables français ; en ce qui concerne les avances, il aurait fallu dire quelle était leur fonction et leur fonctionnement ; en ce qui concerne les caisses de réserve, il aurait fallu expliquer ce à quoi elles servaient, etc… .

        La troisième met en cause la cohérence entre certains des chiffres cités et ceux qui figurent dans l’ouvrage de « La Zone Franc », avec des écarts qu’il conviendrait de justifier et confirmer.

      La quatrième porte sur l’historicité de cette thèse : elle a un caractère anachronique à un double titre, en ne distinguant pas les périodes examinées et surtout en imposant un mode de calcul d’une « concessionnalité » datant de 1969 à l’ensemble des flux décrits dont le terme était celui de l’année 1957.

       Cette thèse ne s’inscrit donc pas dans l’histoire financière et économique des relations entre la France et l’AOF, ce qui signifie qu’elle souffre d’un anachronisme de base.

       La cinquième porte sur l’arrogance d’un discours qui est censé s’inscrire sur un plan scientifique, et sur le ton politique et polémique trop souvent utilisé, un discours qui entend donner une leçon d’histoire, à la fois aux héritiers français ou africains de l’ouest de l’histoire des relations coloniales entre la France et l’AOF, une leçon on ne peut plus fragile, qui confine avec une propagande postcoloniale à la mode.

&

          Je terminerai en disant, tout cela est bien dommage !

         Que de travail et de compétence mis au service d’une cause historique qui ne l’est pas, alors que cette thèse pouvait être l’occasion d’une contribution utile à une meilleure connaissance de l’histoire économique coloniale, qui souffre traditionnellement d’un manque d’intérêt pour un tel sujet.

Jean Pierre Renaud

Demain 4 décembre 2014, mes conclusions générales

Histoire coloniale, développement et inégalités dans l’ancienne Afrique Occidentale Française » Mme Huillery, MM Cogneau, Piketty – Chapitre 2 « Le coût de la colonisation pour les contribuables fr

« HISTOIRE COLONIALE, DEVELOPPEMENT ET INEGALITES DANS L’ANCIENNE AFRIQUE OCCIDENTALE FRANCAISE »

Thèse de Mme Elise Huillery

Sous la direction de Denis Cogneau et de Thomas Piketty

27 novembre 2008

Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales

Thèse Huillery

Rappel de publication des notes précédentes : annonce de publication, le 10 juillet 2014 – avant- propos, le 27 septembre 2014 – Chapitre 1, les 10 et 11 octobre 2014 – Chapitre 3, le 5 novembre 2014 – Chapitre 4, le 6 novembre 2014

Notes de lecture critique

VI

Chapitre 2

« LE COÛT DE LA COLONISATION POUR LES CONTRIBUABLES FRANÇAIS ET LES INVESTISSEMENTS PUBLICS EN AFRIQUE OCCIDENTALE FRANCAISE » (p,71)

Le 10 juillet 2014, nous avons annoncé la publication de nos notes de lecture critique en concluant ainsi :

« Avec deux énigmes historiques à résoudre :

La première : Avec ou sans « concession » ?

La deuxième : Avec quelles « corrélations » ? »

En ce qui concerne ce chapitre 2, et comme nous tenterons de le démontrer, il serait tentant de dire, effectivement, et sans discussion, sans « concession » !

            Un résumé (abstract) annonce le contenu du chapitre :

            « Cet article s’appuie sur l’extraction des données budgétaires de l’Afrique Occidentale Française sur toute la période coloniale pour étudier le coût que la colonisation a fait peser sur le budget de l’Etat français, et l’ampleur des bénéfices qu’en aurait retirés les pays de l’ancienne AOF en termes de ressources publiques et d’investissements en écoles, enseignants, médecins, et infrastructures. Il s’avère que les transferts de fonds publics de la France vers l’AOF, subventions et prêts confondus, n’ont représenté en moyenne que 0,1% des dépenses de l’Etat français ; seuls 0,007% des dépenses de l’Etat sont de plus imputables à de l’aide publique…Les populations de l’AOF ont donc non seulement subvenu presque totalement à leurs besoins, mais aussi supporté de lourdes dépenses liées à la présence française. » (p,72)

&

 Avant d’aller dans le texte lui-même, quelques remarques sur les termes et concepts utilisés :

         1) s’agissant du domaine de l’histoire, les dates retenues par les différentes analyses effectuées ne sont pas toujours les mêmes, et nous verrons que dans ce type d’analyse, le respect de la chronologie est capital

         2) il convient de retenir que l’analyse annoncée porte sur les flux de capitaux publics, et non sur les flux de capitaux privés,

          3) on peut regretter qu’avant toute réflexion historique, l’auteur n’ait pas donné les ordres de grandeur respectifs des budgets de la France et de l’AOF, ainsi que du commerce extérieur,  au moment de la création d’une AOF créée de toute pièce, c’est à dire en 1895, et en ce qui concerne les années ultérieures, afin d’éclairer la portée des deux pourcentages donnés plus haut.

          Nous verrons par ailleurs que les démonstrations techniques de l’auteur n’accréditent pas nécessairement les deux pourcentages cités plus haut, 0,1% ou 0,007%.

            Nous nous sommes déjà interrogés sur le sens qu’il convenait d’accorder à ce type d’évaluation comparative qui ne tient pas compte de l’effet marginal d’un franc AOF de même valeur que le franc métropolitain jusqu’en 1945, puis convertible au taux fixe avec le franc métropolitain, de 1,7, puis de 2 francs CFA.

 Dans son introduction, l’auteure regrette qu’en ce qui concerne le bilan de la colonisation, c’est-à-dire des coûts et bénéfices de la colonisation « les historiens se fondent sur des données anecdotiques et sur des hypothèses très approximatives » (p,74).

 L’auteure note tout d’abord que «Le besoin se fait donc sentir d’en revenir aux fondamentaux de l’histoire coloniale et d’interroger directement les comptes publics coloniaux. », tout en faisant remarquer que « on a souvent le sentiment au niveau médiatique, tout du moins, que la colonisation française est assimilée à la colonisation de l’Algérie. » (p,75)

 Tout à fait ! J’ajouterais volontiers, mais en respectant l’histoire coloniale des comptes publics

            L’auteur écrit  qu’ : « Il est donc plus pertinent de concentrer  son attention sur les territoires séparément les uns des autres, et nous proposons ici de le faire pour l’Afrique de l’ouest. » (,76)

  1. I.             Présentation des données
  2.            A   L’organisation financière

              Pour que le lecteur puisse bien apprécier le contenu de l’objet de cette thèse, un objet avant tout budgétaire et financier, il aurait fallu que l’organisation financière décrite soit la plus claire et la plus complète possible. II aurait été utile de définir très exactement le système monétaire et financier dans lequel se trouvait l’AOF, les concepts d’emprunt et d’avance utilisés, leur mécanisme, les relations juridiques et techniques qui existaient en la matière entre la France et l’AOF, qui furent différentes au cours de la période étudiée, qui va de 1898 à 1960, notamment entre l’avant et l’après 1945, et enfin de fournir le calendrier historique des emprunts et de leurs montants, ainsi que des avances.

             En 1901, la Banque de l’Afrique Occidentale bénéficia du privilège d’émission du franc AOF, en parité avec le franc or de l’époque, et il aurait été utile d’expliquer comment fonctionnait le système colonial du franc, les relations existant entre le Trésor métropolitain et le Trésor d’AOF, qui lui était très étroitement rattaché, sur toute la période coloniale, avec la rupture historique de la deuxième guerre mondiale.

       L’analyse ne parait en effet pas correspondre  au contenu des relations financières existant historiquement, ainsi qu’à celui des concepts étudiés.

         L’auteure écrit  au sujet des différents budgets :

        «  Les budgets des fonds d’emprunt géraient, comme leur nom l’indique,  les fonds d’emprunts publics émis par le gouvernement général de l’AOF à l’égard du Trésor public français » (p,78) 

      La nature de ces emprunts demanderait à être précisée et donc confirmée : s’agissait-il bien de cela ? Emprunts auprès du Trésor, sur fonds budgétaires de l’Etat, c’est-à-dire du contribuable, – le « contribuable » du titre ? – ou emprunts souscrits auprès de de l’épargne des particuliers, avec la garantie de l’Etat, par la voie du Trésor ?

        Il ne s’agissait pas en effet d’emprunts effectués auprès du Trésor Public français, mais d’emprunts émis par des syndicats bancaires avec la garantie du Trésor, en cas de défaillance : le contraire m’étonnerait beaucoup, d’autant plus, et comme le relève l’auteur, fut appliqué jusqu’en 1945, le « principe fondamental du financement de la colonisation énoncé par la loi du 13 avril 1900, dite « Loi d’autonomie financière des colonies. » (p,79)

       L’Etat « a surtout concédé d’importants emprunts aux territoires » (p,79) :

     Questions :

   1) La même question : L’Etat a-t-il « concédé », ou l’Etat n’a-t-il donné que sa garantie ? Ce n’est pas tout à fait la même chose !

     A ce stade de la démonstration,  l’analyse historique ne pouvait pas ne pas tenir compte de la loi de 1900, capitale pour tout examen. L’Empire britannique appliqua le même principe du « self-suffering ».

     A plusieurs reprises, l’auteure fait référence à ce principe, mais ne parait pas en avoir tiré toutes les conséquences historiques.

    2) Comment analyser en effet les flux publics de capitaux sans distinguer entre les deux périodes de financement public des colonies, sans distinguer entre l’avant 1945, avec la loi de 1900, et l’après 1945, avec l’institution du FIDES, et sa comptabilité en termes de programme de développement, distinguant entre autorisations de programme et crédits de paiement, et en décrivant à la fois le système des subventions et des avances, des quasi-subventions mises en place par la loi du FIDES, complètement différentes de celles du régime financier fixé par le décret de 1912 ?

      3) Les emprunts – rappel du texte de base : article 87 du décret de 1912 :

     « Les colonies non groupées ou les groupes de colonies constitués en Gouvernements généraux peuvent recourir à des emprunts…. Les emprunts doivent être approuvés par des décrets en Conseil d’Etat ou par une loi si la garantie de l’Etat est demandée…. Ces emprunts peuvent être réalisés, soit avec publicité et concurrence, soit de gré à gré, soit par souscription publique avec faculté d’émettre des obligations négociables soit directement auprès de la Caisse des dépôts et consignations, ou de la Caisse nationale des retraites pour la vieillesse, par extension de l’article 22 de la loi du 20 juillet 1886, aux conditions de ces établissements. »

      Avant 1914, l’AOF a contracté quatre emprunts autorisés par une loi et bénéficiant de la garantie de l’Etat : loi du 05/07/1903 = 65 millions de francs – loi du 22/01/1907 = 100 millions – loi du 11/02/1910 = 14 millions – loi du 28/12/1913 = 167 millions, soit un total de 346 millions francs courants or, soit 374 millions de francs 1914.

     A titre anecdotique, indiquons que l’AOF ne mit pas en jeu la garantie de l’Etat, alors que dans le cas de l’AEF, faute de sécurité financière, l’Etat prenait le soin d’inscrire dans son propre budget le montant des annuités de remboursement, au cas où ?…

  1. B.   Sélection des données

        L’auteure écrit : « Pour établir le bilan économique de la colonisation française en Afrique Occidentale Française… » (p,80)

       Question s’agit-il d’un bilan financier ou d’un bilan économique ?

  1. II.           Le financement public de la colonisation française en AOF

         L’auteure dit se démarquer de l’analyse de Jacques Marseille :

     «  Mais nous avons montré dans la partie I que la thèse de Jacques Marseille reposait uniquement sur des hypothèses faites à partir de la balance commerciale entre la France et ses colonies. » (p,85)

     Question : comme nous l’avons déjà indiqué, pourquoi l’auteure n’a pas analysé  historiquement la balance commerciale et la balance des paiements de l’AOF, afin de vérifier le bien-fondé des calculs de Jacques Marseille, précisément dans l’objet étudié, c’est-à-dire l’AOF ?

       La consultation des rapports budgétaires présentés par les Gouverneurs Généraux de l’AOF à leurs Conseils de Gouvernement font en effet apparaître des  déficits de balance qu’il a bien fallu couvrir, comment ?

        Il est donc difficile de barrer d’un trait de plume à la fois les travaux de cet historien, sans en avoir apporté la démonstration contraire avec le cas de l’AOF, et les travaux décrits par François Bloch Lainé dans le livre « La Zone Franc » qui contient un ensemble de chiffres qui corroborent leur analyse.

  1. Combien l’Etat français a versé à l’AOF ?

      L’auteure distingue trois formes de transferts publics, les emprunts, les avances et les subventions, mais sans définir précisément le régime juridique et financier de ces trois catégories de transfert, ce que nous avons déjà souligné.

       Le montant total des avances retenu dans cette thèse parait en effet surprenant, sauf à les imputer sur la période 1946-1958.

      Réserve est également faite à nouveau sur la nature des flux observés et analysés : « les décaissements accordés par le Trésor Public français à l’AOF… Les décaissements des prêts accordés à l’AOF étaient versés au budget des fonds d’emprunts, spécialement dédié à la gestion des fonds prêtés par le Trésor Français à toute la fédération puisque les emprunts étaient contractés au niveau fédéral par le gouvernement général de l’AOF. «  (p,85)

      Comme nous l’avons déjà indiqué, il ne s’agissait pas du Trésor français, et donc pas de « décaissements accordés par le Trésor Public français ».

      Le cadrage historique :

      Le Tableau I « Transferts publics de l’Etat français vers l’AOF entre 1898 et 1957 » (page 86) fixe des bornes historiques qui vont de 1898 à 1957, alors que dans l’introduction, la période historique examinée devait s’échelonner sur 40 ans : en millions de francs 1914,

Prêts : 509,7 + Avances : 547,2 + Subventions : 247,3 = Total : 1.304 millions francs 1914

      Questions :  1 – L’analyse proposée n’est pas pertinente historiquement, étant donné qu’elle fait comme si la loi de 1900 et la création du FIDES, après 1945, n’avaient pas existé, et qu’il puisse être possible de proposer une analyse en flux financier continu et cohérent sur le plan conceptuel, en additionnant ou en soustrayant des sommes non cohérentes.

       Historiquement, le système de relations avait changé, et il n’est pas pertinent de faire comme s’il y avait eu une continuité dans le système des relations entre la métropole et l’AOF.

     2 – Sans mettre obligatoirement en cause les calculs effectués, sauf à les comparer plus loin à ceux cités par François Bloch-Lainé, quant à leur montant, celui des avances parait tout à fait surprenant, compte tenu du régime juridique des avances qui fut la règle du jeu budgétaire de l’AOF jusqu’en 1945, celle que fixa, à l’origine, le décret du 30 décembre 1912.

       D’après le texte de la page 91, les avances furent effectivement celles accordées au titre du FIDES :

       « Les avances accordées par le Trésor Public au budget général de l’AOF à partir de 1946 pour l’alimentation du programme du FIDES étaient assorties d’un taux variant entre 3 et 4 pourcent. Leur échéance très courte, de l’ordre de quelques années seulement, ne permet pas à l’élément don de dépasser 10%. Concernant les six prêts contractés par l’AOF vis-à-vis du Trésor français, leur taux variant d’une tranche à l’autre entre 5 et 6,5 pourcent. L’échéance de ces prêts variait quant à elle de 30 à 50 ans. Aucun de ces prêts n’a un élément de don supérieur à 25 pourcent, le plus élevé étant celui de 1903 dont l’élément don, selon les définitions internationales adoptées depuis 1969, aux subventions nettes de la France vers l’AOF… » (p,91,92)

      Critique de l’analyse :

     Cette analyse suscite plusieurs critiques :

       & Les avances de type FIDES furent effectivement versées par le Trésor français, mais les emprunts ne furent pas contractés vis-à-vis du Trésor, comme déjà indiqué : il aurait fallu donner les dates et le montant des « six prêts contractés par l’AOF ».

     & Les deux tableaux 1 (p,86) (1898-1957)  et 2 (p,88) (1907-1957), ont des dates de référence différentes, pourquoi ?

      & Le propos financier et historique manque de clarté, en ne précisant pas si un régime juridique d’avances existait ou non avant 1946, ou si elles avaient une nature différente, c’est-à-dire laquelle, ce que l’auteur a enfin précisé à la page 91.

       L’article 49 du décret du 30 décembre 1912 avait fixé un régime des « avances à régulariser » qui étaient alors autorisées, différentes de celles instituées par la loi du FIDES :

     « Les dépenses à effectuer aux colonies pour le compte de l’Etat, autres que les dépenses énumérées aux chapitres II et III du présent décret, et pour lesquelles existent des crédits au budget du département ministériel intéressé, sont acquittées soit sur ordonnances de payement émises par le Ministre compétent, soit à titre d’avances à régulariser en vertu d’ordres de payement délivrés par l’un des ordonnateurs de la colonie suivant la nature de la dépense et conformément aux instructions du Ministre des Finances. »

     Le graphique 1 de la page 87 fait apparaître qu’effectivement les avances furent celles des années 1946-1957, mais il pose en même temps la question de la raison pour laquelle le même graphique  ne fait pas apparaître clairement le mouvement des emprunts pour la période 1907-1945.

      & La loi du 30 avril 1946 créant le FIDES a en effet réglementé un autre régime d’avances, tout à fait différent, assimilable progressivement à un régime de subventions, et dont les caractéristiques ne sont pas celles décrites dans le paragraphe cité plus-haut :

      « Article 3  Le financement de ces plans est assuré par un fonds d’investissement pour le développement économique et social des territoires d’outre-mer (FIDES) qui sera alimenté en recettes :

  a) Par une dotation de la métropole qui sera fixée chaque année par la loi de finances

   b) Par des contributions des territoires intéressés… soit enfin d’avances à long terme que ces territoires pourront demander à la Caisse centrale de la France d’outre-mer dans la limite des sommes nécessaires à l’exécution des programmes approuvés. »

   « Article 4 – La Caisse centrale de la France d’outre-mer est autorisée par la présente loi :

    A accorder les avances précitées au taux d’intérêt de 1% l’an et avec des délais de remboursement suffisants pour ne pas gêner l’exécution des programmes ;

   A constituer directement la part revenant à la puissance publique dans le capital des entreprises prévues…

   A assurer ou garantir aux collectivités ou aux entreprises concourant à l’exécution des programmes, directement ou par l’intermédiaire d’établissements publics, toutes opérations financières autorisées par la loi et destinées à faciliter cette exécution. »

    & Les taux d’intérêt ainsi que les échéances de ces avances ne furent pas celles décrites dans le paragraphe en question.

    Comme l’écrit François Bloch Lainé (p,133), les avances en question, largement accordées, entre autres à l’AOF, se transformèrent rapidement en subventions, dont le taux passa de 55% à 90%, 10% restant à souscrire au titre des avances :

        « Elles ont été, d’ailleurs, été encouragées (les autorités territoriales) dans cette attitude, par les conditions relativement peu onéreuses auxquelles sont consenties les avances, malgré le léger relèvement des taux et la réduction de la période d’amortissement différé intervenus à partir du 1°juillet 1950. Le taux d’intérêt des avances que la Caisse Centrale consent aux territoires d’outre-mer est, depuis cette date, de 2,20% contre 2% précédemment. Quant à l’amortissement, il est calculé sur 20 annuités, avec une période d’amortissement différé, qui, après avoir été de cinq ans, a été, à la même date, ramené à deux ans. »

     Les conditions de financement du FIDES ont évolué en faveur des territoires d’outre-mer, en subvention, le rapport entre la part respective de la métropole et celle des territoires passa de  55%-45% à 75%-25% à partir du 1° juillet 1953, et à 90%-10% à partir du 1° janvier 1956.

      Autant dire que la part d’autofinancement des territoires confinait alors avec un taux voisin de zéro, étant donné qu’ils continuaient à bénéficier des avances décrites.

    François Bloch-Lainé calculait qu’au terme de l’exécution du premier plan FIDES (30/04/1946 à 30/06/1953), les territoires d’outre-mer n’avaient financé sur leurs ressources propres, pas plus de 3 % du budget total, soit 3.640 millions (23,7 millions de francs 1914) sur 113.309 millions de francs (737 millions de francs 1914). (p,132)

Sur ce total, la note 2 (p,132) indique que l’AOF n’a financé sur ses ressources propres qu’un montant de 2.370 millions de francs, soit 15,4 millions de francs 1914 .

      Nous verrons plus loin que les chiffres qui figurent dans le livre « La Zone Franc » soulèvent des difficultés de cohérence avec ceux cités notamment à la page 86, outre le fait que cette analyse ne nous dit pas comment ont évolué les subventions et les avances après le 30 juin 1953, jusqu’en 1957, la date butoir choisi par l’auteure.

    Quid encore pour la période 1957-1960 ?

  & Enfin, ce paragraphe introduit un mode de raisonnement de calcul financier purement et simplement anachronique fondé sur un concept de don qui appellera un commentaire ultérieur.

      Les chiffres :

      Le Tableau 1 fait état d’un montant total des emprunts garantis et non « consentis » par la puissance publique, de 509,7 millions de francs 1914 : prend-t-il en compte la totalité des emprunts contractés par l’AOF, au cours de la période examinée ? Avant 1914, la Fédération avait déjà contracté 374 millions d’emprunt (374 par rapport à 509,7), et à lire les rapports de présentation des budgets par les gouverneurs généraux, d’autres emprunts ont été contractés après 1918.

      Dans son rapport de novembre 1932, le Gouverneur Général de l’AOF (rapport Brévié page 13) fait état par exemple d’un emprunt de 1.570 millions de francs autorisé par la loi du 22 février 1931, soit  318, 5 millions de francs 1914.

     Comment expliquer l’écart entre les deux chiffres de 509,7 millions francs 1914 et de 692,5 millions francs 1914, (374 millions francs 1914  + 318,5 millions francs 1914) ? Pour autant que tous les emprunts garantis par le Trésor Public aient été recensés.

     Dans quelle catégorie de financement classer  une convention de remboursement passée le 29/7/1927 entre le Gouverneur Général de l’AOF et le Ministre des Finances, d’un montant de 22 millions de marks or  (de l’ordre de 25 millions de francs 1914 ?, page 47, rapport Carde 1927), au titre des réparations allemandes ?

   A plusieurs reprises, notamment à la page 90, l’auteure marque bien le changement  important qui a affecté les relations économiques et financières après 1945, mais elle ne parait pas en tenir toujours compte dans ses calculs.

      Retenons pour l’instant, et sous réserve que les chiffres cités soient exhaustifs pour la période 1898 – 1957 :

      « Au total, retenons que la France a versé à l’AOF 1 304 millions de Francs 1914, dont 697 (53%) après 1946 et 1 057 (81%) sous forme de prêts ou d’avances à rembourser par le budget général de l’AOF. » (p,87)

     A ce stade de l’analyse et des questions posées, il n’est pas inutile de se reporter aux chiffres cités dans le livre « La Zone Franc » (p,136).

Programme FIDES  1946-1953, en millions de francs :

AOF : Total des subventions    Total des avances   Total général

              71.107  millions             76. 342  millions            147.449 millions

Soit en francs 1914 :

                   463 millions                     496 millions             959 millions

      Ces chiffres posent d’ores et déjà un problème de cohérence avec ceux des chiffres du tableau 1, d’autant plus que les années 1954-1957 ne sont pas prises en compte dans les statistiques Bloch-Lainé.

      Comment expliquer la différence entre le chiffre affiché à la page 86,  en millions de francs 1914, 247,1 millions au lieu des 463 millions pour la seule période 1946-1953 ?     Hors les années 1953-1957 ?

    Comment interpréter, sur un autre plan, les chiffres assez proches des avances sans rien dire du sort qui leur a été réservé après 1957, remboursées ou effacées ?

    Je laisse donc le soin aux historiens de métier d’aller plus loin dans cette récapitulation conceptuellement difficile, et de confirmer ou non les chiffres cités dans cette analyse.

  1. A.   Combien l’AOF a versé à l’Etat français ?

     Le Tableau 2 récapitule le montant des transferts publics de l’AOF vers l’Etat français entre 1907 et 1957 (donc 50 ans), et non plus entre 1898 et 1957, comme dans le Tableau 1, dont le total est de 571,9 millions Francs 1914.

    Par catégorie de remboursement : emprunts = 228,5 millions, avances = 145,1 millions, subventions = 198,3 millions.

     Questions :

   En considérant que les chiffres précédents puissent être confirmés, la comparaison des Tableaux 1 et 2 fait donc apparaître entre les transferts publics de la France et l’AOF et leur « remboursement », un écart positif de 732,1 millions Francs 1914, un écart de financement qui n’est pas négligeable.

    Les montants cités pour les prêts, 509,7 millions de francs 1914 contre 228,5 millions de francs 1914 remboursés, soit un écart favorable pour l’AOF de 509,7 – 228,5, soit 281, 2 millions de francs 1914, correspondent-ils à la perte ou à la contribution des épargnants français au développement de l’AOF, c’est-à-dire pour l’essentiel des emprunts souscrits avant la première guerre mondiale pour la réalisation de grandes infrastructures de la Fédération (voies de chemin de fer et ports)  ?

     A titre documentaire, rappelons que les porteurs d’obligations libellées en francs, ceux communément appelés les rentiers, ont perdu plus du tiers de la valeur de leur portefeuille après la guerre 1914-1918.

  1. C.   Quel est le solde des transferts publics entre la France et l’AOF ?

       L’auteure rappelle à juste titre l’existence de « la loi de 1900 qui prônait l’autonomie financière des colonies », mais elle fait aussitôt intervenir dans son raisonnement  de calcul financier du « fardeau » le concept de « concessionnalité » (p,91)

      «  Le concept de « concessionnalité  a été introduit initialement en 1969 par le Comité d’aide au développement (CAD) de l’OCDE » – selon lequel  – « tout prêt contient un pourcentage de don »… Pour calculer l’aide effectivement apportée par la France à l’AOF, nous allons utiliser cette définition, bien qu’elle soit postérieure à la période coloniale » (p,91)

  Question : la phrase en caractères gras est capitale pour comprendre le raisonnement « historique » sur lequel repose le fondement « scientifique » de la thèse Huillery.

      Ne s’agit-il pas d’un beau tour de passe-passe anachronique, dont le résultat recherché est évidemment de diminuer le montant des transferts de la France vers l’AOF !

     « L’aide apportée par la France à l’AOF se réduit donc, selon les définitions internationales adoptées depuis 1969 aux subventions nettes de la France vers l’AOF. » (p,92)

    Et le tour est joué !

    « Au total, le solde net des subventions de la France à l’AOF est positif, mais ne s’élève qu’à 48,8 millions de francs 1914 », même en calculant les flux engendrés par la création du FIDES :

     « La logique d’autonomie financière des colonies  a donc été largement poursuivie avec l’AOF après la seconde guerre mondiale, les subventions de la métropole à l’AOF n’ayant pas été tellement plus élevées que les subventions de l’AOF à la métropole. » (p,92)

     Soit 48,8 millions de francs 1914, au lieu donc du chiffre cité plus haut de 732,1 millions de francs 1914, qui mériterait sans aucun doute d’être confirmé, compte tenu de toutes les incertitudes qui pèsent sur certains chiffres, et à la condition de bien chiffrer l’avant 1945 et l’après 1945, soit de l’ordre de 2,5 milliards d’euros.

  1. L’aide publique française a-t-elle pesé lourd pour le contribuable français ?

      L’auteure conteste à nouveau les analyses de Jacques Marseille, et écrit :

     « L’aide publique de la France vers l’AOF, c’est-à-dire uniquement les subventions nettes, a représenté 0,007% du total des dépenses de l’Etat de 1898 à 1957. » (p,94)

   Questions : comment est-il possible de baser un calcul anachronique d’une aide publique mal définie, sur un trend historique supposé continu, alors qu’au moins deux grandes ruptures historiques l’ont affecté ?

     Il aurait été, de toute façon nécessaire, de fournir les chiffres concernant les budgets de l’Etat, année par année et au total, car il s’agit d’une sommation difficile à effectuer, pour ne pas dire impossible, même pour des spécialistes, sur une aussi longue période.

  1. E.   L’aide publique a-t-elle été une ressource importante pour l’AOF ?

 J’ai envie de dire tout de go, à l’évidence, en tout cas, au moment de sa création, et en comparant des choses comparables, étant donné l’écart gigantesque qui existait  alors entre les ordres de grandeur comparés des budgets de la France et de l’AOF : en 1900, le budget de la France était de 3,592 milliards de francs 1914, alors que le total du premier budget de l’AOF, en 1907, n’était que de 44 millions de francs 1914, alors même que l’AOF avait bénéficié d’un premier prêt de 60 millions de francs 1914 en 1903.

    « Si les transferts métropolitains vers l’AOF n’ont pas pesé lourd pour le contribuable français, ont-ils été précieux pour le bon fonctionnement des pouvoirs publics ouest-africains et l’équipement du territoire ? » (p, 94)

     Question : à nouveau, la même question lancinanteau risque de la reditepoids pour le contribuable ou pour l’épargnant français selon le découpage historique de l’avant et de l’après 1946 ?

     Nous avons déjà relevé qu’il n’est techniquement pas possible d’additionner les trois flux, prêts, avances, et subventions, en partant du postulat qu’il s’agit de charges des contribuables.

    L’auteure analyse les recettes du budget général (la fédération) et des budgets locaux (les colonies) et fait le constat que dans le cas de la fédération, ce sont les contributions indirectes qui constituent l’essentiel des ressources, alors que dans le cas des budgets locaux, ce sont les contributions directes (les impôts de capitation) qui ont constitué l’essentiel de la ressource budgétaire, ce qui correspondait à la conception budgétaire de la répartition des compétences entre fédération et colonies.

      L’auteure en tire la conclusion :

     « Contrairement au type de fiscalité qui nous est familier aujourd’hui, l les couches les plus pauvres de la population ont donc produit un effort incommensurablement plus important que les élites pour alimenter les finances publiques durant la période coloniale. » (p,97)

     Arrêtons- nous un instant sur la comparaison des deux graphiques 6 et 7, le premier portant sur la « décomposition du total des recettes du budget général de l’AOF (en millions de francs 1914), entre 1907 et 1958, le deuxième portant sur l’ « Importance des contributions directes dans le total des recettes des budgets locaux en millions de francs 1914 » toujours entre les années 1907 et 1958 :

    Les échelles retenues ne sont pas les mêmes, un centimètre le million de francs dans le graphique 6 et un centimètre et demi pour le même million dans le graphique 7.

     Si nous prenons à titre d’exemple l’année 1928, pour tenter de nous représenter la structure des recettes entre le fédéral et le local,  nous aurons pour le fédéral, de l’ordre de 50 millions de recettes, dont 40 en contributions indirectes, et pour le local, de l’ordre de 66 millions de recettes, dont 53 millions en contributions directes.

     La consultation des rapports présentés au Conseil de Gouvernement par les Gouverneurs Généraux de l’AOF pour la présentation des budgets aux sessions de décembre permet d’éclairer la composition des recettes du budget fédéral et des budgets locaux.

      Le constat que fait l’auteure sur la place des contributions directes mériterait un débat approfondi que je laisse le soin aux spécialistes d’ouvrir, si cela n’a déjà été fait, mais le graphique 8 de la page 98 en pose les jalons, étant donné qu’au fur et à mesure d’un certain développement de l’AOF, ce sont les recettes indirectes, les droits de douane notamment, qui expliquent la croissance du budget de l’AOF.

       En appliquant sa méthode de calcul, l’auteure écrit : « En moyenne, sur l’ensemble de la période, les transferts nets de la France vers l’AOF ont représenté 5,7% du total des ressources du territoire. » (p,99) (entre 1907 et 1957)

     « Pour connaître la part d’aide publique française sur le total des ressources publiques de l’AOF, nous devons considérer uniquement les subventions de la France vers l’AOF –nettes des subventions de l’AOF vers la France, puisque nous avons vu que l’élément don des prêts et avances de la France vers l’AOF ne permettait pas de considérer ces derniers comme relevant de l’aide publique. »  (p,100)

      En application de cette méthode de calcul anachronique, l’auteur écrit :

     «  En moyenne sur l’ensemble de la période, l’aide publique française a représenté à peine 0,4% du total des ressources publiques. » (p,100)

     « Le financement public de la colonisation a donc finalement été presque entièrement supporté par les contribuables locaux, mis à part les 0,4% de ressources publiques locales donnés par les contribuables français. » (p,101)

    Une fois de plus la confusion conceptuelle et historique est entretenue entre le contribuable et l’épargnant, c’est-à-dire à la fois dans la chronologie et les concepts financiers !

    Pourquoi ne pas s’interroger enfin sur le progrès que pouvait constituer la levée d’un impôt égalitaire par tête et par colonie, par rapport à toutes les charges ou contributions variées, qui pesaient sur les Africains de l’ouest, captifs ou anciens captifs,, sujets ou nobles, dans telle ou telle chefferie ou royaume à l’époque précoloniale ?

  1. F.    Qui a donc payé les déséquilibres commerciaux de l’AOF vis-avis-de la France ?

     Chaque page ajoute une question à une autre, quant aux périodes examinées,  quant au sens des concepts, quant au contenu des antithèses proposées face aux thèses de Jacques Marseille, de Catherine Coquery-Vidrovitch, ou de Daniel Lefeuvre, comme c’est à nouveau le cas pour la réponse proposée à la question ci-dessus posée.

    L’auteure s’appuie, pour sa démonstration (p,104), sur le chiffre cité par Jacques Marseille de 2 309,1 millions de francs 1914 de déficits commerciaux pour la période 1907-1957, en indiquant qu’il n’était pas besoin du concours financier extérieur de la métropole pour couvrir les déficits commerciaux, étant donné l’existence  des excédents budgétaires considérés comme une épargne publique d’un montant total de 941,6 millions de francs 1914. (p,104), lesquels étaient insuffisants, sans avancer une explication crédible de l’écart qu’il fallait en définitive bien couvrir.

       Pourquoi l’auteure n’a – t- elle pas porté son attention sur l’analyse des balances extérieures de l’AOF, afin de démontrer que les calculs et le raisonnement de Jacques Marseille n’étaient pas fondés dans le cas de l’AOF ?

.       « Nous ne pouvons clore ce débat du financement public de la colonisation française en AOF sans revenir sur les croyances que les historiens avaient véhiculées auparavant concernant le coût des colonies pour l’Etat français

      «  Il est vrai que Jacques Marseille n’est pas le seul ni le premier à avoir employé des expressions trompeuses pour qualifier les transferts de capitaux français qui compensaient les déficits commerciaux de l’outre-mer, François Bloch-lainé écrit lui aussi :

    « Tout se passe comme si la France fournissait les francs métropolitains qui permettent à ses correspondants d’avoir une balance profondément déséquilibrée : ainsi s’opère aux frais de la métropole, le développement économique de tous les pays d’outre-mer sans exception » (p,102)…

      A partir d’une confusion entretenuesur la nature des capitaux français venus outre-mer, on en vient donc à assimiler déficits commerciaux et aide au développement. » (p,103)..

        L’auteure propose une deuxième explication comptable : « Mais cet équilibre comptable, qui veut que le déficit de la balance commerciale courante soit compensé par un excédent de la balance financière, ne se traduit pas nécessairement par une égalité entre déficit commercial et réception de capitaux extérieurs. » (p103)

      L’auteure avance des solutions surprenantes pour qui a une connaissance minimum du fonctionnement de la zone monétaire qu’était la zone franc, une compensation de mouvements par voie liquide «  une partie des importations sont en effet payées en liquide » en faisant intervenir l’épargne publique, et même privée.

     Je laisse le soin aux spécialistes des comptes extérieurs d’examiner le bien- fondé technique de cette solution qui, par définition, semble-t-il, échapperait, à une comptabilité publique des échanges extérieurs.

     Question : – Comment est couvert en définitive le déficit commercial de 2 309,1 milliards moins 941,6 milliards de Francs 1914, soit la somme de 1 367,5 milliards de Francs 1914 ?

     Il est difficile d’être convaincu que la « confusion » prêtée à Jacques Marseille ne soit pas en réalité dans le camp opposé, sauf à aller  au cœur de l’analyse de la balance commerciale et de la balance des paiements de l’AOF, ce qui n’a pas été fait.

L’auteure n’a en effet pas proposé la démonstration chiffrée de son propos.

  1. G.   Conclusion

        «  Le financement public de la colonisation en AOF a donc été entièrement supporté par les contribuables locaux. L’aide publique française n’a représenté que 0,4 % des ressources publiques locales. Le poids de la colonisation de l’AOF pour les contribuables français a été totalement négligeable, puisque seuls 0, 006 % des dépenses annuelles de l’Etat français ont été en moyenne, consacrés à l’aide publique en AOF. Même en incluant les prêts et les avances, les transferts publics de la France vers l’AOF n’ont représenté, en moyenne, que 0,09 % des dépenses annuelles. » (p,105)…

       « Les 48,8 millions de Francs 1914 de dons versés entre 1898 et 1957 ne sont pas le signe d’un grand laxisme de la part de la France vis-à-vis de ‘l’AOF. » (p,106)

      Question : en conclusion provisoire, je serais tenté de dire que ce type d’analyse économique et financière soulève une montagne de questions, sinon d’objections,  tenant au fonctionnement économique et financier de la zone Franc au cours de la période coloniale,  au sens des concepts « manipulés », les emprunts, les avances, les subventions, aux périodes historiquement examinées avec au minimum deux critiques de fond, l’une portant sur le postulat d’une continuité historique qui n’existait pas, alors que la thèse tient le discours contraire d’une loi de 1900 qui existait bien et d’un FIDES qui a lui aussi bien existé, l’autre n’hésitant pas à réécrire l’histoire des relations entre la France et l’AOF en utilisant le fameux concept de « concessionnalité ».

        Je laisse à d’autres chercheurs plus compétents et plus jeunes le soin d’aller plus loin dans cette analyse.       

       Pour qui a eu à un moment de sa vie professionnelle la charge de budgets publics,  ou de leur contrôle, la question se pose de savoir si l’ambition, pour ne pas dire les ambitions, techniques et politiques de son auteure, n’étaient pas démesurées.

 Jean Pierre Renaud

Suite et fin le 3 décembre 2014

Histoire coloniale, développement et inégalités dans l’ancienne Afrique Occidentale Française Thèse Huillery avec MM Cogneau et Piketty – Chapitre 4

« HISTOIRE COLONIALE, DEVELOPPEMENT ET INEGALITES DANS L’ANCIENNE AFRIQUE OCCIDENTALE FRANCAISE »

Thèse de Mme Elise Huillery

Sous la direction de Denis Cogneau et de Thomas Piketty

27 novembre 2008

Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales

Thèse Huillery

Rappel de publication des notes précédentes : annonce de publication, le 10 juillet 2014 – avant- propos, le 27 septembre 2014 – Chapitre 1, les 10 et 11 octobre 2014 – Chapitre 3, le 5 novembre 2014

V

Chapitre 4

(page 179 à 267)

« The impact of European Settlement within French West Africa

Did pre-colonial prosperous areas fall behind? »

            Dans l’abstract de ce chapitre, l’auteure écrit :

           « … this paper gives evidence that Europeans tended to settle in more prosperous pre-colonial areas and that the European settlement had a strong positive impact on current outcomes, even in an extractive colonial context, resulting in a positive relationship between pre and post-colonial performances… Rich and hostile areas received less European settlers than they would have received had they not been so hostile, resulting in lower current performances partly due to low colonial investments. Despite, the absence of a “reversal of fortune” within former French West Africa, some of the most prosperous pre-colonial areas lost their advantage because of their hostility; other areas caught up and became the new leaders in the region. “ (p, 179)

            Dans son introduction, l’auteure poursuit :

       « My central finding is that European settlement remains a positive determinant of current performances… As a result, the discriminated prosperous pre-colonial areas lost their advantage in the long run and other areas, less hostile towards colonial power, became the new leaders in the region.” (p,182)

       Il est évident que ce propos surprend si l’on fait référence aux chiffres de la population européenne en face de celui de la population indigène, et encore des superficies en jeu.

      Un propos qui surprend d’autant plus l’amateur d’histoire coloniale et postcoloniale qui, au fur et à mesure de ses recherches et de ses réflexions, a acquis la conviction « scientifique ? » que la colonisation française en Afrique noire aurait eu peu de résultats à son bilan, sans le « truchement » de ceux qu’on a appelé les « évolués ».

      Rien à voir avec les colonies anglaises de peuplement blanc !

     The pre – colonial context

     L’auteure donne quelques chiffres de l’année 1900 qui concernent cinq villes côtières, mais n’en propose aucun pour les cités que l’auteur classe parmi les  cités de transit commercial avec le désert, qui font partie des « pre-colonial prosperous areas », pas plus qu’elle ne propose d’évaluation du trafic interne : « internal trade was still more important than trade with the world overseas, as it had been in the period of slave trade » (p,185)

Le texte fait état d’une remarque intéressante de l’historien Curtin, mais sans évaluation.

      Compte tenu de l’accent mis sur la variable population, notamment l’européenne, qui aurait été déterminante dans les performances enregistrées, il est nécessaire de donner une récapitulation sommaire de ses effectifs :

      En 1929, son effectif était de 18 069 personnes, comparé à une population africaine de l’ordre de 14,2 millions de personnes, pour un territoire de 4 852 000 km2.

     Le Niger comptait 513 européens pour 1,28 millions d’habitants, la Haute Volta, 644 européens pour 3,14 millions d’habitants, le Soudan, 1.819 européens pour 2,63 millions d’habitants.

     La ville de Dakar (4.787 européens), et le Sénégal (4.650 européens) représentaient à eux seuls, 52% de la population de l’AOF. (Labouret, p,39)

    Noter que dans la Table 6 (p,228), il n’est pas précisé si la population de Dakar et Saint Louis est comprise dans la base calculée par mille habitants.

     Delavignette propose une autre série de chiffres qui ne manquent  pas d’intérêt pour bien apprécier le rôle de la population européenne :

    En 1934,  les européens étaient concentrés dans les villes, 10.250 à Dakar,  999 à Saint Louis, 620 à Kaolack, et 810 à Thiès, et d’une façon générale dans les centres :

     Au Sénégal : 14.500 européens dans 14 centres, au Soudan : 1.400 dans 5 centres ; en Guinée : 1.750 dans 4 centres, en Côte d’Ivoire : 1.850 dans 5 centres, au Dahomey : 530 dans 2 centres, au Niger : 240 dans 2 centres.

    Total : 20.270 européens dans 32 centres comptant au moins 100 européens. (Delavignette, p, 51)

      Ces seuls chiffres montrent que le Sénégal, à lui seul comptait plus de la moitié des centres de plus 100 habitants et de la population européenne de l’AOF.

       Nous verrons plus loin le sort que l’analyse réserve au Sénégal.

Questions : l’investissement colonial inégal du chapitre 3,  ou la ville, facteur de changement ? Ou la population européenne elle-même ? Ou tel autre facteur de changement ? Est-il possible, compte tenu de la disproportion des chiffres entre eux de pouvoir considérer que la dite corrélation statistique puisse avoir une signification scientifique ?

       Noter par ailleurs que les pourcentages qui concernent les européens (page192) : « They represented on average 2% of districts populations in 1910, 3% en 1925… » ne paraissent pas exacts.

      Ou encore, pourquoi ne pas poser la question capitale de la localisation des districts par rapport aux côtes et aux voies de communication : les trois graphes 13, 14, 15  décrivant la corrélation existant entre la variable setllement,  et les trois variables, éducation, santé et infrastructure ne traduirait-elle pas une corrélation d’une géographie économique axée sur les côtes ?

      Plus loin, l’auteure propose une mesure de la prospérité du temps pré-colonial :

     « The question is how to measure the pre-colonial economic patterns. The main variable that I use to capture economic prosperity is the density of population” (p,186)

       L’auteure fait référence à des chiffres de l’année 1910, mais pour qui connait les difficultés que l’administration coloniale rencontrait pour “capturer” la population, il est possible de mettre en doute leur fiabilité, d’autant plus que les guerres coloniales contre Ahmadou, Samory, et Tieba avaient complètement bouleversé, à la fin du siècle, la démographie du bassin du Niger, de même que la pacification violente de la Côte d’Ivoire dans les années qui, précisément, ont précédé la première guerre mondiale.

       Il convient également de se poser la question de savoir si la densité de la population est un critère pertinent de prospérité :  quid du Fouta-Djalon par exemple ?

      Il conviendrait de toute façon d’affiner ce type de recherche car la carte 2 de la page 221 ne fait pas apparaître les districts qui auraient bénéficié d’une prospérité précoloniale, c’est-à-dire ceux situés sur les circuits d’échange avec le désert.

II   Colonial expérience et European settlement

    La thèse s’intéresse de près à la variable hostilité compte tenu de son importance supposée, d’attraction ou de répulsion pour la population européenne en exploitant les rapports annuels des administrateurs entre 1906 et 1960, un travail sophistiqué de classement par catégorie très ambitieux, compte tenu de la relativité des comptes rendus de ces administrateurs en fonction de leur personnalité ou de la difficulté à décrire le même phénomène supposé entre 1906 et 1960.

     Il est possible tout d’abord de douter de la fiabilité d’une corrélation qui aurait pu exister entre l’effectif de la population européenne et les résultats de la colonisation elle-même, comme nous l’avons déjà souligné.

    Nourrir l’ambition de vouloir corréler l’hostilité de la population africaine et la  population européenne nous parait donc superfétatoire.

    Il faut avoir connu la réalité de la rédaction d’un rapport d’activité pour manifester la plus grande suspicion à ce sujet, plus encore dans les conditions de travail des administrations coloniales des différentes époques situées entre 1906 et 1960.

   L’administration coloniale elle-même n’aurait sans doute pas été capable de dresser le tableau de la page 195.

    L’auteure écrit à la page 196 : « I test this expected correlation between European settlement, pre-colonial economic prosperity and hostility by running ordinary least squares regressions of the form”

      Pourquoi pas ? Tout en laissant aux spécialistes le soin de valider ce type de corrélation sur le plan technique, mais en m’interrogeant sur la validité des variables elles-mêmes, la variable hostility, ainsi que la variable pre-colonial economic prosperity, laquelle, sauf erreur n’a fait l’objet, ni d’un listing, ni d’une évaluation économique.

     Au surplus, et dans cet exercice très sophistiqué d’économie mathématique, l’auteure  fait une soustraction surprenante, et introduit donc un biais important :

     “Note that Dakar and Saint Louis are excluded from the sample because of the lack of data on political climate in these two specific districts.” (p,196)

    En 1934, Dakar représentait plus de la moitié de la population européenne, et la lecture de la petite presse locale aurait sans doute montré que ces districts étaient plutôt calmes.

     Il n’empêche que l’auteure en tire la conclusion suivante : « panel A show that the dissuasive impact of hostility was large and significative. “(p,197)

Question: la carte 3 (page 222) fait apparaître les districts plus ou moins marqués par leur hostilité au pouvoir colonial, et cette carte ne ferait-elle pas ressortir la concordance existant entre districts ouverts ou fermés aux échanges atlantiques ?

   S’agissant des cas d’hostilité identifiés sur les côtes, en Casamance, en Côte d’Ivoire de l’ouest, ou au Dahomey, et dans ce dernier cas, la possibilité d’une alliance avec un roi local mieux disposé à l’égard de la France que son rival voisin, ce ne sont pas des cas, s’il s’agit de ceux-là, qui accréditent la démonstration de l’auteure.

      Est-ce que les calculs du computer sur ce type de corrélations n’apporterait pas la confirmation, qu’au-delà du facteur hostility, que les districts favorables au settlement étaient précisément les districts dont il était possible, en tout état de cause, d’irriguer leurs échanges par les ports et les voies de communication nouvellement créées ?

III The impact of European settlement on current performances (p,199)

  1. A.   Data on districts current performances

     L’auteure fait tourner le computer entre les bases énoncées plus haut et ce qu’elle appelle les current performances :

     « Data on current performances from national household survey in Senegal, Benin, Mali, Niger, Guinea, Mauritania, Upper Volta and Ivory Coast. The total number of districts is 112 but I exclude Dakar and Saint Louis from the sample since there is no data on political climate in these two particular districts…. This enabled me to compute statistics on districts current performances. “ (p,199)

   “Table 5, panels A et B give evidence that European settlement had a very strong positive impact on current performances” (p,200)

 Questions:

    S’agit-il des performances des années 1995, après l’immense “trou noir” de la période 1925-1995 ?

    Ces calculs sont-ils fiables compte tenu de l’autre impasse faite sur Dakar et Saint Louis, alors que l’auteure note par ailleurs à la page 201 :

    « In 1925 for instance, half of districts have less than 23 european setllers “, une information qui confirme les chiffres que nous avons cités plus haut.

      L’auteure fait intervenir d’autres variables:

     « Facing the challenge to find a random source of variation of European settlement, it is least more cautious to use hostility over 1906-1920 than more classical instruments such as geographic features.” (p,204)

     « To conclude on the impact of European settlement on current performances, my estimates provide support to the fact that colonized areas that received more European settlers have better performances than colonized areas that received less Europeans settlers.” (p,204)

Question:

     Pour qui a une petite connaissance de l’histoire coloniale de l’AOF, du fait qu’elle fut longtemps une terre climatique et sanitaire hostile, qu’elle mit du temps à rompre son isolement géographique, il est évident que la population européenne se concentra longtemps dans les villes côtières, et que les statistiques qui auraient été produites sur les current performances auraient sans doute démontré qu’elles étaient effectivement plus élevées, à la fin des années coloniales, dans la proximité des districts urbains que dans les zones désertiques ou forestières.

            IV.  Why did European settlement play a positive role ? (p,205)

            Il est évident qu’à la différence de certains territoires de colonisation anglaise qui furent des colonies de peuplement, rien de tel n’était possible en Afrique occidentale. Les Britanniques y rencontrèrent le même type de difficulté.

            L’auteure pose la question du choix entre les facteurs qui furent à l’origine du current development, à savoir entre le settlement et les institutions, et note tout d’abord :

     « There is no measure of the quality of institutions at the infra-national district level. 

      Cette absence de mesure n’a pas empêché l’auteure d’attribuer un rôle important dans l’investment policy des districts aux administrateurs coloniaux.

     Elle écrit plus loin sur une possibilité d’arbitrage entre variables, c’est-à-dire entre institutions et settlement :

     « The question here is thus why European settlment had a positive impact on current development conditionally to their extractive strategy. We could be surprised that the impact of European settlement was positive given the bad nature of the institutions they implemented. “ (p,205)

     Nous avons souligné le jugement négatif.

Question : est-ce que ce ne sont pas au contraire les institutions, le système colonial mis en place avec le début de construction d’une certaine forme unitaire d’Etat dans les colonies et dans la fédération, plus que la population européenne, faible en nombre, surtout composée de bureaucrates, qui ont été à l’origine de l’« impact » ?

    Sans évoquer le rôle d’une nouvelle langue d’unification, c’est-à-dire le français !

    Est-ce que ce ne sont pas les « évolués » des colonies qui ont été le véritable facteur de développement  de leur pays, comme je l’ai exposé dans les chroniques que j’ai publiées sur ce blog.

    Sans « truchement indigène » pas d’impact !

     L’historien Henri Brunschwig avait dit «  Sans télégraphe, pas de colonisation ! »

B  The role of private and public investments (p,206)

    L’auteure note:

    “… the key of the positive impact of European settlement could be the investments themselves rather than the incentives to invest created by a more favorable institutional environment. “

       Pourquoi pas ? Mais les investissements privés n’ont fait l’objet d’aucune évaluation.

Plus loin, l’auteure répète son propos, en partant des graphs qu’elle a calculés :

      «  the purpose of this paper, which to explain why a higher of European setllers in 1925 are more developed today.” (p,207)

    Plus loin encore :

    « To conclude, I can only argue the positive influence of European settllement on current performances is partly explained by colonial public investments in education, health and infrastructures. This explanation leaves space to other additional channels that I am not able to measure, like variations in private investments (very likely) or de facto institutions. “ (p208)

     A prendre connaissance de toutes les interrogations que soulève la lecture de ce texte, on ne peut qu’être sceptique à la fois sur le « path » de recherche suivi, sur les variables examinées et retenues, et donc sur les conclusions.

VI  .Conclusion

     L’auteure écrit:

    “ The main result of the paper (1) European settlers preferred prosperous areas within West Africa, which is consistent with  Acemoglu, Johnson and Robinson (2002) premises since the general colonial policy was “extraction”. European thus tended ro reinforce pre-colonial inequalities by settling in prosperous areas (2) This preference towards prosperous areas was discouraged by hostility towards colonial power. Hostility actually dissuaded Europeans from settling and the consequence is that riche but hostile areas thus received less Europeans settlers than rich and not hostile areas. When hostility was really severe in a prosperous area, Europeans preferred to settle in a calm neighboring area even it was less prosperous (3)…. The impact of European settlement was thus positive even in an “extractive” colonization context, working partly through colonial public investments: the higher the number of European settlers, the higher the level of colonial investments in education, health and infrastructures. (4) The distribution of prosperity within former French West Africa did not reverse…. Differences in hostility towards colonial power thus explain why some changes in the prosperity distribution occurred within former French West Africa. It Throws light on the emergence of new dynamic areas like Cotonou, Niamey, Bassam, Abidjan, Dakar, Konakry, Port Etienne, Bamako, Thies or Kaolack, and the relative decline of some of the most pre-colonial dynamic areas like Porto-Novo, Abomey, Fuuta-Dhalo, Kankan, Agadez, Timbuku, Casamance, Waalo, Funta Toro, Macina or Hausa land. “ (p,211)

   Même en utilisant, avec beaucoup de talent et de hardiesse, une belle technique économétrique pour démontrer que la colonisation a été la cause des inégalités constatées plus de 30 ans après les indépendances, que le facteur du settlement, associé à l’investissement dans la santé , l’éducation, les infrastructures, a été principalement la cause de ces inégalités, un settlement qui, confronté au facteur important aussi d’une hostilité existant ou pas, cette démonstration ne  convainc pas.

   L’auteure a fait l’impasse sur le facteur majeur des infrastructures  financées par la Fédération de l’AOF, a fondé son analyse sur l’importance de la population européenne dont les effectifs n’avaient rien à voir avec ceux des colonies anglaises de peuplement, et dont la composition aurait sans doute mérité un peu d’attention.

    En 1925, le settler était avant tout un fonctionnaire ou un commerçant, ce qui voudrait dire que c’est plus le facteur urbain que le facteur européen, qui aurait pu constituer la bonne variable de démonstration.

    Et dans la brousse, le settler était le commerçant de traite syro-libanais.

    Enfin, pourquoi ne pas avoir livré les cartes géographiques que l’auteur a établies à partir des nombreuses caractéristiques des districts mises dans le computer, afin de voir si par hasard la carte des fameux districts qui envers et contre tout, avaient bénéficié des meilleurs performances, plus de 60 ans après, n’étaient pas les districts côtiers, ceux des ports, des grandes voies de communication, ou des nouvelles capitales administratives ?

     Pour reprendre la liste des citées énumérées à la page 211, celle des « new dynamic areas » les onze premières, 6 étaient des ports nouveaux, 2 des cités du Sénégal, et  2 de nouvelles capitales administratives.

     Parmi la liste des « most pre-colonial dynamic areas », les onze citées, plus de la moitié étaient d’anciennes capitales politiques, et les autres des cités de transit commercial avec le désert.

     Pour ne citer qu’un exemple, celui de Tombouctou, il n’est qu’à lire les récits de la découverte qu’en ont fait les premiers explorateurs pour juger de l’importance tout relative de cette cité au dix-neuvième siècle, ne serait-ce que celui de René Caillé (avril 1828)..

     Pour résumer ma pensée, et en laissant d’autres chercheurs aller plus loin dans l’analyse, je dirais qu’à mon avis, la vraie démonstration, plus historique que politique, montrerait sans doute que la distribution inégalitaire des districts s’inscrirait sans doute dans une géographie urbaine et une économie du développement assez conforme à la théorie des pôles de développement chère à  François Perroux, selon un modèle très inégalitaire jusqu’en 1945, et beaucoup moins après 1945, avec le FIDES.

Jean Pierre Renaud

Annonce de publication

 En décembre 2014, je publierai mon analyse du chapitre 2 intitulé  » Le coût de la colonisation pour les contribuables français et les investissements publics en Afrique Occidentale Française »

    ainsi que mes conclusions générales de lecture de cette thèse