Quatrième partie: Legs de l’Empire britannique en Asie, aux Indes avec M.Panikkar et de l’Empire français au Viêt-Nam avec M.Brocheux

Quatrième partie

Legs de l’Empire britannique en Asie

Le regard d’un historien indien : M.Panikkar

« L’Asie et la domination occidentale »

(Le Seuil 1953)

Le regard d’un historien français sur le legs français au Viêt-Nam, Pierre Brocheux

La troisième partie a été publiée le 3 mars 2014

1 – Le regard indien

                        Le livre de M.Panikkar date sans doute un peu, mais il a le mérite d’avoir été écrit par un historien indien, quelques années seulement après l’indépendance de l’Inde en 1947, c’est-à-dire dans une période encore profondément marquée à la fois par le colonialisme, les violences de cette indépendance, la guerre froide entre l’Est et l’Ouest, et enfin par la montée en puissance dans le Tiers Monde de l’esprit de Bandoeng.

           C’est dire que son analyse historique, son réquisitoire anticolonialiste, son regard sans complaisance, ont d’autant plus d’intérêt que le bilan qu’il fait de l’Empire anglais des Indes n’est pas complètement négatif pour la longue présence anglaise en Inde.

           La préface d’Albert Béguin qui ne passait pas, à la même époque, pour un intellectuel colonialiste est intéressante en ce qu’elle marque à la fois les points forts du réquisitoire Panikkar, de son « procès de la colonisation », mais tout autant ses fragilités, en relevant notamment « sa partialité d’historien passionné ».(p,24)

           La lecture de cet ouvrage en convaincra plus d’un, si besoin était, qu’il est difficile, sinon impossible de faire rentrer dans un travail de comparaison entre les deux empires anglais et français, tout autant l’Inde que les colonies de peuplement anglaises devenues des dominions.

       Le champ de comparaison le moins contestable concerne les différences d’approche institutionnelle et humaine entre les deux systèmes de domination coloniale, tant il existait un écart gigantesque, de toute nature, entre les deux empires. Dans l’Empire des Indes, les Anglais étaient dans un autre monde, et cet Empire des Indes cohabitait avec l’Empire britannique dans son ensemble, l’irriguant de ses richesses et dominant à son tour les terres les plus proches de l’Asie.

      Dans le livre « The tools of Empire », l’historien anglais Headrick a bien décrit les caractéristiques de cet empire britannique secondaire, un empire secondaire dont la France n’a jamais disposé, en tout cas à la même échelle.

       Le livre ne consacre que quelques lignes à quelques colonies « secondaires » de la domination occidentale en Asie  par rapport à l’Inde, c’est-à-dire la Birmanie, l’Indonésie, et l’Indochine, alors qu’il consacre beaucoup de pages à la Chine et au Japon.

Notre lecture critique portera successivement sur :

         –       la démarche historique de M.Panikkar

      –      la description qu’il fait des effets du choc colonialiste anglais en Asie et   aux      Indes.

1 – La démarche historique :

           L’historien décrit la constitution de ce nouvel empire et son fonctionnement, mais son propos sur l’écriture de l’histoire indienne, rendue possible, grâce au colonialisme, est tout à fait intéressant.

             Sa constitution

             L’historien rappelle le lointain passé de la domination anglaise aux Indes, la période de conquête qui se situa entre les années 1750 et 1858« L’âge de la conquête » avec le règne absolu de la Compagnie anglaise des Indes, et la captation du commerce asiatique aux dépens des  concurrents portugais ou hollandais, tout au long du siècle.

        L’auteur relève qu’après la défaite de Napoléon, en 1815, l’Angleterre fut « comme le colosse du monde », régnant sur l’industrie et le commerce maritime de la planète.

        1858 a marqué une date capitale, étant donné qu’à la suite de la violente révolte dite des Cipayes, le gouvernement anglais reprit la main des affaires indiennes, nationalisa la Compagnie, et nomma un Secrétaire d’Etat spécialisé.

        L’historien notait, qu’à cette époque, il existait déjà une puissante classe indienne de marchands dans l’Inde du nord. (p,100)

        Après « l’âge de la conquête »,  « l’âge de l’Empire » (1858-1914)

     « L’histoire de l’Inde au cours de cette période est dominée par la transformation graduelle de l’administration anglaise sous l’influence de facteurs économiques et géographiques. « Possession » et colonie au début, l’Inde anglaise se transforma par lentes étapes, en un « empire » qui continuait certes à dépendre de Londres, mais qui revendiquait hautement ses droits propres et qui forçait souvent le gouvernement de la métropole à suivre une politique qui n’était pas entièrement de son goût… » (p, 137)

          Le nouvel Empire des Indes, du fait de sa puissance humaine et économique,  – une Inde « vache à lait de l’Angleterre » – ,  de sa marine, de son armée, avait naturellement une influence sur la politique étrangère britannique, en Perse, en Chine, et en Afghanistan.

        L’historien décrit le fonctionnement de l’administration anglaise, son recrutement élitiste :

     « De cette administration pratiquement « toute blanche » dépendait une bureaucratie indigène, recrutée à l’échelle régionale et étroitement surveillée… Ainsi l’Anglais n’avait jamais de rapports directs avec la population elle-même » (p,139)

        Cette administration développait son autorité différemment sur tout le territoire du véritable continent qu’était l’Inde, car l’Inde des princes représentait les 2/5èmes du territoire, mais :

      « L’Inde anglaise et l’Inde des princes ne formaient plus ainsi qu’une seule réalité politique immensément puissante et contrôlée par Londres. » (p,140)

       « A partir de 1875, l’Inde devint un véritable Etat impérial, clé de tout le système politique de l’Asie du Sud. «  (p, 150)

          « L’Empire indien de l’époque était un Etat à l’échelle d’un continent » (p,154)

         Avec la naissance aussi d’une « Inde d’Outre-Mer » entrainée par« l’émigration massive des Indiens vers la Malaisie, l’île Maurice, et même vers les Fidjis… » (p,155)

        Une autre forme de colonisation dont le legs existe encore aujourd’hui dans ces terres d’émigration.

        Rappelons que Gandhi commença sa croisade pour l’indépendance de l’Inde au Natal, où il se trouvait.

       L’auteur notait que cette puissance avait toutefois une contrepartie :

    « L’’Inde de son côté, apprit qu’une politique impériale coûtait cher, car toutes les guerres de l’Orient étaient, jusqu’au dernier centime, financées par elle. » (p, 151)

          Son fonctionnement

        L’auteur décrit avec précision le type de relations coloniales, placées sous le timbre du prestige de la race anglaise, qui existait alors entre une petite minorité d’Anglais et la masse indienne des dizaines de millions d’habitants.

        « Le racisme anglais est une réalité aussi indiscutable et peut-être aussi importante que cette exploitation économique. » (p,142)… Ce racisme lucide et délibéré se retrouvait dans tous les domaines. » (p,143

        La haute administration anglaise, le Civil Service, de grande réputation, « une sorte de confrérie gouvernementale » dont les membres « Juchés sur leur piédestal »  y faisaient toute leur carrière, et mettaient en pratique « une étiquette compliquée ».

    « Rien d’étonnant, par conséquent, à ce que les Européens de l’Inde soient restés totalement étrangers à la vie du pays. Un fossé infranchissable les sépara de la population jusqu’à leur départ. » (p,146)

      Les Anglais bâtirent une solide bureaucratie indienne, étant donné qu’ils ne pouvaient assurer leur domination qu’en s’appuyant sur cette participation indienne, la masse de ces nouveaux lettrés qui servirent de truchement à la domination anglaise, et qui nourrirent rapidement le recrutement des mouvements nationalistes indiens de la fin du siècle.

L’historien formule une remarque tout à fait intéressante sur le fonctionnement de la haute administration anglaise, le Civil Service gardant à l’égard des gens du business la même distance qu’avec les « petits » bureaucrates indiens.

      « Le Civil Service se refusait en effet à subir l’influence des intérêts commerciaux et industriels et son refus était hautement proclamé par toute la classe sociale qui formait son terrain de recrutement…

       ll n’y avait ainsi aucune alliance entre le Civil Service et le big business ; la bureaucratie britannique n’avait aucun intérêt dans l’exploitation de l’Inde. » (p,149)

      Cette remarque est à première vue paradoxale, mais n’illustre- t-elle pas, quasiment à la perfection, l’analyse que nous faisions dans la deuxième partie de notre exercice de comparaison entre les deux empires, quant à l’intervention de la fameuse main invisible, celle d’un libéralisme qui n’avait besoin que d’un bon cadre juridique de paix et de liberté pour pouvoir prospérer, à partir du moment, et ce fut le cas en Inde, où les initiatives des entrepreneurs trouvaient un terrain favorable à la création de richesses et à leur enrichissement.

      Il est évident que les « situations coloniales » sous l’angle de leurs atouts et de leurs communications favorables induisaient des solutions de domination coloniale tout à fait différentes : quoi de commun par exemple entre une Afrique de l’ouest encore coupée du monde et une Inde depuis longtemps connectée au même monde, à la fin du dix-neuvième siècle ?

     La première guerre mondiale de 1914-1918 a marqué une rupture  dans l’histoire des Indes, comme dans celle de toutes les colonies : plus rien ne fut comme avant.

     L’historien dénomme cette période « L’Europe en recul » et examine dans le chapitre premier « La guerre civile européenne et ses répercussions » », une guerre qui a donné à des milliers de soldats indiens à faire connaissance avec le monde occidental et ses « sahib ».

     L’historien cite à ce sujet les propos d’un ancien gouverneur général socialiste de l’Indochine, Varenne, dans un livre paru en 1926 :

      « Tout a changé depuis quelques années, les idées et les hommes… l’Asie elle-même s’est transformée… »

    Et il ajoute :

    « Varenne avait incontestablement raison. Le soldat indien qui avait combattu sur la Marne revenait chez lui avec de tout autres idées sur le sahib que celles inculquées par des années de propagande. Les travailleurs indochinois du Sud de la France rapportèrent en Annam des idées démocratiques et républicaines qu’ils auraient été bien en peine d’avoir auparavant. Il est curieux de noter que, parmi les Chinois qui vinrent également en France à la même époque, se trouvait un jeune homme du nom de Chou En- lai qui s’apprêtait à devenir communiste et qui fut, d’ailleurs expulsé pour l’activité manifestement subversive qu’il déployait dans les groupes  de travailleurs chinois. » (p,240)

      La deuxième guerre mondiale, avec l’effondrement des puissances  coloniales, le rayonnement de la nouvelle puissance américaine, la doctrine de la liberté des peuples à disposer d’eux-mêmes, puis la guerre froide, concurremment avec le développement des ressources du sous-continent indien et des mouvements nationalistes ne pouvaient que déboucher sur l’indépendance du pays, ce qui se produisit en 1947.

       « La création d’une nouvelle histoire », la démarche historique de M.Panikkar est d’autant plus intéressante qu’elle débouche sur la reconnaissance d’un des legs positifs de la domination coloniale, lié à la naissance d’un nationalisme indien,  l’éclosion d’une histoire de l’Inde :

         « Ce culte de la nation exigeait dans la plupart des cas la création d’une nouvelle histoire, puisqu’une nation ne peut exister sans une histoire qui donne un sens à son unité… ce sont les savants européens qui fournirent les premiers matériaux d’une histoire indienne… L’exemple de l’Indonésie est encore plus frappant…iI est indéniable en ce sens que les savants et penseurs européens, par des travaux tout désintéressés, permirent à l’Inde, à Ceylan et à l’Indonésie de penser en termes de continuité historique. » (p,431,432)  

       Point n’est besoin de faire remarquer que le constat fait par M. Panikkar pourrait valoir pour beaucoup d’autres territoires qui accédèrent à leur indépendance.

       En ce qui concerne l’Afrique, à la différence d’une Afrique morcelée, sorte de mosaïque humaine et politique, le même constat était difficile à faire, d’autant plus que le découpage colonial, au travers d’anciennes communautés ethniques ou religieuses, a généralement créé des « nations » souvent artificielles.

2 – Les effets du choc colonialiste :

       L’historien se livre à un examen discursif des relations nouées entre l’Orient et l’Occident au cours des siècles dont il est résulté un enrichissement mutuel de la pensée et de l’art, tout en notant que ces relations ont changé de nature avec la domination occidentale :

       «  C’est que la rencontre inégale de l’Europe et de l’Asie avait fait naître un racisme blanc. De nombreux observateurs ont remarqué qu’au XVIII° siècle, il n’y avait aucun préjugé de couleur parmi les Européens de Chine et de l’Inde ; on peut même dire qu’à cette époque les Chinois étaient encore respectés, et que les Indiens n’avaient pas encore à souffrir de l’orgueil et du racisme européens. La naissance du racisme a eu des causes multiples, mais la principale est sans aucun doute la domination politique que les Européens exercèrent au milieu du XIX° siècle et qu’ils  regardèrent bientôt comme leur droit le plus naturel. Le simple fait que ce racisme ait été assez peu marqué dans les pays restés indépendants, comme le Japon ou même le Siam, prouve à l’évidence son origine politique. » (p,420)

     L’auteur conclut que la domination occidentale sur l’Asie a complètement bouleversé l’histoire de ces pays, créé un véritable choc pour le meilleur et pour le pire, car le bilan que M.Panikkar effectue de la domination coloniale anglaise est en définitive assez nuancé.

     Au bilan, la création d’infrastructures, l’investissement de capitaux dans l’économie indienne, la formation de personnel, la naissance de mouvements humanitaires et libéraux qui sont venus contrecarrer l’exploitation capitaliste :

      « Ils pensaient que l’on pouvait se livrer sans danger à l’humanitarisme et propager parmi les peuples asiatiques les techniques qui libéreraient l’homme blanc d’une partie de son lourd fardeau » (p,427)…

        Les peuples asiatiques acquirent ainsi une expérience administrative et pénétrèrent le mécanisme du gouvernement moderne…. (p,427)

Un Etat moderne

        Au contraire des anciens Etats asiatiques :

     « Au contraire, le système que la Couronne institua dans l’Inde et que toutes les autres administrations coloniales furent bien obligées d’imiter, n’apportait pas seulement l’idée de l’Etat moderne, mais mettait en place tous les éléments nécessaires pour le réaliser. (p,428)

       « Bien que les Indiens, les Chinois et les Japonais aient aimé proclamer la supériorité de leurs propres cultures, ils ne pouvaient se dissimuler l’incomparable valeur du savoir occidental, non plus que l’immense force – sinon la stabilité – de l’organisation économique et sociale de l’Europe. » (p,435)

La prééminence d’un nouveau droit

       Dans la même conclusion générale de l’ouvrage, et en choisissant les legs colonialistes qu’il estimait les plus importants figure la mise en place du système juridique anglais britannique, c’est-à-dire un système national fondé sur le principe de l’égalité des citoyens devant la justice :

      « C’est le droit qui qui gardera sans doute de façon la plus durable l’empreinte occidentale … Il est donc à peu près certain que les nouvelles relations instituées par les systèmes juridiques de type occidental ne seront pas bouleversées avant longtemps. «  (,p,436)

         L’auteur estimait alors que :

      «  Il est donc à peu près certain que les nouvelles relations de type occidental ne seront pas bouleversées avant longtemps » (p,437)

       L’historien n’est pas du tout du même avis quant à la pérennité des structures politiques mises en place par l’empire, et sur l’avenir d’un régime démocratique qui s’est substitué à l’ancien despotisme oriental

Une nouvelle civilisation urbaine

           Une autre observation historique tout à fait intéressante à mes yeux, parce qu’il s’agit d’un facteur de changement, pour ne pas dire de modernité, trop souvent ignoré, ou minimisé, un facteur qui est au cœur du processus de la domination occidentale et de l’acculturation nouvelle des populations colonisées, c’est-à-dire le facteur urbain, la création ou le développement des villes.

        M.Panikkar relève tout d’abord qu’ :

      « Il existait une grande civilisation urbaine dans l’Inde, la Chine et le Japon avant l’arrivée des Européens ». (p,439)

      Il compare les processus d’urbanisation européenne des premiers âges de l’Europe à l’initiative de la  Rome antique à ceux que la domination occidentale a provoqués en Asie :

       « L’Asie fut le théâtre d’un processus identique, et la création des grandes villes restera sans doute le principal monument de l’Europe en Orient. 

       C’est la civilisation urbaine qui a créé les puissantes classes moyennes de l’Inde, de la Chine et des autres pays asiatiques ». (p,439)

        Ainsi qu’elle l’a fait à une moindre échelle et dans un calendrier différé en Afrique noire !

Enfin dernière innovation « impériale », la création d’Etats :

      « Une autre conséquence de la domination européenne a été aussi l’intégration de vastes territoires dans de grands Etats nationaux d’un genre nouveau jusque-là dans l’histoire asiatique… pour la première fois de son histoire, l’Inde formait un seul Etat qui vivait sous la même Constitution et les mêmes lois. » (p,440)

      Et pour terminer cette petite lecture critique de ce livre fort instructif, une notation qui en surprendra sans doute plus d’un, parmi ceux qui ont une certaine connaissance de l’histoire coloniale, quant aux effets et legs liés à « l’occidentalisation » ou non des territoires coloniaux :

       « Il faut cependant se rappeler qu’au cours de toute l’histoire des relations entre l’Europe et l’Asie, on ne tenta jamais d’imposer une idéologie aux peuples asiatiques. Si donc l’Asie a été marquée par l’Europe, c’est parce qu’elle lui a résisté, et parce qu’il était nécessaire, pour la combattre, de se pénétrer de ses techniques et de son savoir. Et c’est justement parce que l’Europe n’a pas tenté « d’occidentaliser » l’Asie que l’assimilation des techniques et des idéologies européennes est sans doute définitive, et portera ses fruits même dans plusieurs siècles. » (p,446)

        En lisant cette analyse incomplète et nécessairement imparfaite, le lecteur aura pu prendre la mesure de l’écart qui pouvait exister entre les deux empires, mais tout autant dans les appréciations, pour ne pas dire jugements, qu’il était possible de porter sur les legs laissés par le colonialisme en Afrique et en Asie.

        Pour conclure, je ne résiste pas au plaisir de publier un  extrait d’une encyclopédie d’Elisée Reclus qui eut son heure de succès, intitulée « Nouvelle géographie universelle – La terre et les hommes » tome VIII L’inde et l’Indochine 1883 Librairie Hachette », un texte que m’a communiqué mon vieil et fidèle ami Auchère :

           « L’Angleterre s’est donné pour mission, disent ses hommes d’Etat, de civiliser les Hindous et de les élever graduellement à la dignité d’hommes libres ; mais, en attendant que cette œuvre s’accomplisse, la riche Grande Bretagne vit aux dépens du pauvre Hindoustan : les cadets de l’aristocratie anglaise sont les parasites de leurs sujets les malheureux rayot. Sans parler des millions qui sont employés chaque année à subvenir dans les Indes mêmes aux dépenses des gouvernants anglais, à l’entretien de l’armée et de quelques vaisseaux, une somme variant de 360 à 450 millions de francs est envoyée chaque année en Angleterre comme part contributive aux charges du gouvernement britannique. De 1857 à 1882, neuf milliards de francs ont été ainsi prélevés sur la production des Indes au profit de ses conquérants. » (p,707, 708)

           Rien de comparable pour la France, même si les frais d’administration des colonies étaient à la charge des colonies elles-mêmes.

         Par ailleurs, cette somme de 9 milliards est à mettre en regard avec le budget de la République française qui était de l’ordre de 3 milliards de francs en 1883.

2 – Legs de la France au Viêt-Nam :

 Le regard de l’historien Pierre Brocheux

     Deux sources de documentation utilisées :

       –       un article paru dans la revue « Jaune et Or » de l’Ecole Polytechnique (1997), intitulé « Le legs français à l’Indochine »

       –       le livre « Histoire du Viêt- Nam contemporain « (2011)

        Il est évident que dès le départ, toute comparaison éventuelle doit tenir compte d’une différence gigantesque d’échelle géographique et humaine entre les deux territoires, à l’époque coloniale, entre une Indochine française dont la population comptait de l’ordre de l’ordre de 20 millions d’habitants par comparaison aux 400 millions d’habitants de l’Inde.

       Cette remarque préalable faite, trois différences capitales distinguent les deux colonies :

       Première différence : Les Indes anglaises ont constitué un empire à elles-seules, compte tenu de leur puissance et de leur richesse, un empire britannique « secondaire ». Certains auteurs ont d’ailleurs qualifié l’Inde de « poule aux œufs d’or » ou encore de « vache à lait ».

   Deuxième différence : avant l’intrusion française, et la colonisation, la presqu’ile d’Indochine constituait déjà un Etat relativement bien organisé, le royaume d’Annam, et disposait d’une administration royale ramifiée de lettrés.

L’Annam  continuait à verser un tribut annuel à l’Empereur de Chine, mais il s’agissait d’un lien assez symbolique.

     Troisième différence : A la différence des Indes, à l’arrivée des Français, le royaume d’Annam disposait déjà d’une histoire ancienne et commune à la Cochinchine, à l’Annam et au Tonkin, au cours de laquelle de grands personnages s’étaient illustrés au cours des siècles, dont les deux sœurs Trung et Triêu Thi Trinh, célébrées encore de nos jours, qui luttèrent pour l’indépendance de leur pays, contre la Chine au début du premier millénaire.

       Dans son article « Le legs français à l’Indochine », Pierre Brocheux introduit la réflexion en écrivant :

       « Les Français tendirent deux cordes à leur arc : celle de l’exploitation des ressources économiques et celle de la civilisation des hommes. »

Les ressources –

      L’historien décrit les résultats obtenus sur le plan économique, la  création d’un réseau ramifié de voies de communication par route (32 000 kilomètres macadamisées en 1943) et par rail (3 019 kilomètres en 1938), le développement des rizières, des plantations d’hévéa, des mines de charbon, et d’industries de transformation textiles ou alimentaires, sous la houlette de l’administration coloniale et de la Banque d’Indochine, très puissante, la seule banque coloniale à avoir été autorisée à battre monnaie.

      Dans son livre, Pierre Brocheux relève que la France a alors installé un système de production capitaliste, mais sans détruire le tissu artisanal dynamique qui existait alors.

          A noter par ailleurs, le rôle trop souvent passé sous silence de la communauté chinoise dans l’économie indochinoise, compte tenu de son poids, Pierre Brocheux utilise le terme de condominium franco-chinois :

      « En dépit des obstacles posés par le condominium économique franco-chinois, une classe d’entrepreneurs vietnamiens tenta de se faire une place au soleil. » (p,71)

La civilisation – 

       La deuxième corde de l’arc citée par l’historien, un effort important en matière de santé publique, avec la formation de personnel (367 médecins et 3 623 infirmières en 1939), la création d’hôpitaux (10 000 lits), et d’établissements, un institut Pasteur en 1891, une école de médecine en 1902, et enfin  des campagnes de vaccination massives.

      En parallèle, un effort non négligeable de scolarisation et la création d’une université, avec pour résultat la création d’une nouvelle élite de lettrés et de fonctionnaires.

     Seul problème, mais majeur le choc de civilisation que la France a imposé à une aussi vieille civilisation, sans que la France n’offre de véritable perspective politique à son élite !

Ce que relève à juste titre l’historien !

     « Quel bilan ?

     L’histoire de l’Indochine française fut celle d’une modernisation  à l’européenne imposée aux peuples indochinois, les Français ne surent ou ne voulurent pas prendre la mesure des changements qu’ils avaient eux-mêmes introduit ni en tirer des conséquences évolutives. Ainsi, faute d’avoir dirigé l’évolution ou de l’avoir devancée, ils furent entrainés et écrasés par elle » (p,5)

    Dans son livre, l’historien Brocheux utilise une expression plus forte, et à notre avis, pertinente, en choisissant pour titre de son chapitre 4 :

« De l’agression culturelle et de son bon usage. »

     Car il s’est bien agi d’une agression coloniale multiforme, comme le furent toutes celles, d’origine anglaise, américaine, russe, portugaise, italienne, ou allemande, qui jalonnèrent la fin du dix-neuvième siècle en Afrique ou en Asie.

     Il s’agit du vieux débat qu’avaient engagé les premiers gouverneurs sur la question de savoir s’il fallait instaurer en Indochine un véritable protectorat ou laisser l’administration coloniale imposer de plus en plus sa marque sur la colonie.

     Nous avons déjà évoqué cette question sur ce blog, notamment dans les chroniques intitulées «  Gallieni et Lyautey ces inconnus ! »

      Dans les années 1930, le gouverneur général Varenne, défendit à nouveau une évolution de notre gouvernance coloniale, mais sans succès.

      Dans l’« Epilogue » de son livre, Pierre Brocheux fait une lecture nuancée du legs colonial de la France :

     « L’histoire contemporaine du Viêt Nam illustre la résilience d’un fait national séculaire. Le moment colonial fut un intermède relativement court mais fécond en transformations de l’économie, de la société et de la culture. Dans ce dernier registre, les changements ont été déterminants parce qu’ils ont donné naissance à la modernité vietnamienne, une mutation largement inspirée par la civilisation occidentale mais qui n’a pas fait « sortir le Viêt Nam de l’Asie pour le faire entrer dans l’Occident ». Choisir préside à la transculturation et à l’enculturation : que prendre à la culture dominante pour faire évoluer sa propre culture ? Dans le registre matériel, il n’y a pas de dilemme technologique : sciences modernes, techniques industrielles s’imposent (c’est la « potion magique ») et leurs applications engendrent des transformations économiques pouvant être rapides. En revanche, dans la sphère spirituelle, particulièrement dans le registre philosophique et politique, le choix est plus délicat, plus problématique et les changements beaucoup plus lents.

        Qui peut mieux qu’un Vietnamien ayant participé au combat pour la libération nationale de son pays, évaluer l’effet déterminant de la domination française sur son pays :

       « Revenons vers le passé avec une vue large, objective, tolérante et passons en revue ce que la colonisation française a légué à notre peuple. Il nous faut avant tout reconnaître que les colonisateurs français avaient débarqué dans notre pays en pleine domination du régime féodal absolutiste. Il aurait fallu un authentique Meiji pour sortir notre pays des ténèbres millénaires des us et coutumes et croyances arriérées. Il nous suffit de comparer les cent ans du protectorat français avec les mille ans de domination chinoise pour mieux voir, pour comprendre plus à fond l’influence des deux civilisations comme les supports positifs pour notre peuple de ces deux régimes colonialistes. En cent ans, les apports des Français ne le cédèrent en rien à ceux des mille ans de domination chinoise. »

(Dâng Van Viêt -Mémoires d’un colonel Viêt Minh 1945-2005, p,217-218)

Pierre Brocheux Histoire du Vietnam contemporain, pages 251, 252

Post Scriptum

        Il y a quelques années, je me suis rendu au Vietnam en compagnie de mon épouse avec plusieurs objectifs : faire la connaissance d’un pays pour lequel j’avais toujours nourri à la fois de la curiosité et de l’attirance, confronter certains lieux de la conquête militaire et de la colonisation avec le résultat de mes recherches historiques, notamment sur la fameuse « retraite » de Langson en 1883, ou sur la révolte du Dé Tham dans le delta du Tonkin (1890-1908), et pourquoi ne pas le dire ?

        Répondre à la question : que reste-t-il de la colonisation française au Tonkin, à Hanoï, ou en Annam, à Hué, l’ancienne capitale impériale.

      De ce voyage sans doute trop rapide, ma conclusion était celle de la disparition quasi-complète de la colonisation française, mis à part, à Hanoï ou à Hué, quelques beaux bâtiments officiels de l’ancienne colonie, et surtout les célèbres villas coloniales, et naturellement le fameux pont Paul Doumer, datant du proconsulat de l’intéressé, toujours vivant !

     La citation qui a été faite plus haut propose évidemment une autre mesure du legs colonial que la France a pu laisser au Vietnam, dans un pays qui a été complètement dévasté par les deux guerres qui s’y sont succédé.

Jean Pierre Renaud – Tous droits réservés

Humeur Tique « Au loup ! Au loup ! » Le Front National arrive !

Après le premier tour des municipales et avant les élections européennes, réédition d’un texte paru sur ce blog le 8 octobre 2013

            Cela fait des années qu’une coalition médiatico-politique fait le jeu du Front National en imposant aux Français et aux Françaises un régime de tabou de la parole, de silence, pour ne pas dire une sorte de terrorisme intellectuel et politique qui ne dit pas son nom.

           Interdit d’aborder les sujets qui fâchent, les immigrations du Sud et celles de l’Europe de l’Est, les demandeurs d’asile, l’acquisition de la nationalité et de la bi-nationalité, le fonctionnement libéral de l’Europe, etc…, sauf à se voir aussitôt accusé d’être un suppôt affiché ou clandestin de cette formation politique !

         Depuis des années, le Front National n’a donc pas eu besoin de dépenser beaucoup d’argent pour faire sa propagande, étant donné que ses nombreux adversaires, de bonne ou de mauvaise foi, faisaient à sa place, la propagande qui lui était nécessaire.

            Faute d’avoir eu le courage d’ouvrir tout grands ces dossiers et de leur apporter des réponses, les mêmes de cette coalition médiatico-politique voient effectivement le loup arriver dans une France en pleine crise morale, politique, économique, et sociale, sur le terrain favorable de toutes sortes de peurs, vraies ou fausses.

                      Bis repetita!

Remaniement ou pas! Avec le journal Le Monde: « Effet de souffle » ou simple soufflé!

Remaniement ou pas ! Le Monde et ses journalistes de l’establishment parisien !

« Effet de souffle » ou simple soufflé !

Soufflé politique ou soufflé journalistique ?

Un gros titre en première page du journal Le Monde du 19 mars 2014 :

« Remaniement : la tentation du statu quo »

         Et deux pleines pages d’analyses politiques proposées par trois journalistes politiques du quotidien, les pages 8 et 9 avec trois sous-titres :

« Petites et grandes manœuvres autour du remaniement »

« L’Elysée réfléchit à un redécoupage des portefeuilles ministériels »

« Jean-Marc Ayrault  confiant sur son maintien »

            Contenus et style de ce quotidien ont heureusement changé avec la nouvelle direction, mais le contenu de ces analyses politiques laisse rêveur.

            Les journalistes donnent plus que l’impression de vivre dans un autre monde que celui des Français, qu’ils sont pris dans les mailles ou dans les jeux d’un certain « établissement » parisien, pour ne pas reprendre le mot de microcosme.

            Remaniement ou non, croyez-vous que les Français s’intéressent à la chose, une hypothèse qui agite les entourages et les médias,  depuis l’arrivée au pouvoir de l’équipe Hollande ?

               Pure écume des jours politiques !

             Mais ce qui est grave, c’est qu’un journal sérieux fasse semblant de prendre au sérieux ces jeux de faux pouvoir !

             A lire seulement ce passage d’une des analyses :

         « Les doutes sur l’effet de souffle

          Parce que M.Hollande, par nature, rechigne à se séparer de qui que ce soit, de peur de faire des mécontents ; parce que les exfiltrés, une fois dehors, pourraient faire du grabuge ; parce que M.Hollande ne pense pas qu’un remaniement soit de nature à provoquer un durable effet de souffle dans l’opinion, la possibilité qu’il décide de ne rien changer ou seulement à la marge est une option parfaitement envisageable. » (page 9)

      Et comme à l’habitude, les confidences des entourages, des ministres, ici d’un vieux compagnon de route du Président, ou encore des « infiltrés » !

       Quel intérêt pour les lecteurs !

      Vous me direz que c’est beaucoup mieux que la lecture des procès- verbaux d’instruction, communiqués par telle ou telle partie prenante à l’instruction, soi-disant couverts par le secret de l’instruction !

Jean Pierre Renaud

Le film « Un été à Osange County » de John Wells

  Le film « Un été à Osange County » de John Wells       

  Un film dont on ne sort pas vraiment indemne, compte tenu de la violence des  dialogues, des scènes de famille qui entourent les obsèques d’un pater familias alcoolique qui n’était pas un modèle de vie, pas plus que son épouse droguée aux médicaments, ses trois filles, et leurs époux, présents à la cérémonie.

            Tout se passe en plein été, sous la chaleur torride de l’Oklahoma, au cours d’un repas familial mémorable de funérailles, où surgissent des haines recuites et des jalousies, un secret de famille longtemps caché et dévastateur, celui d’une paternité ignorée.

            Tout au long de ce film violent, le spectateur est captivé par le jeu exceptionnel de l’actrice Meryl Streep dans le rôle de Violet, une épouse et mère qui n’ a jamais été dupe de rien.

        Une tragédie qui exhale une sorte de parfum de « Huis clos » sur le thème sartrien de « l’enfer c’est les autres ».

Et le super navet cinq étoiles « The grand Budapest Hotel » de Wess Anderson

          Une histoire à dormir debout, et plutôt que de dormir assis, nous sommes sortis avant la fin !

          MC et JP

Salades politico-judiciaires du jour à la française!

  Il est tout de même difficile de faire croire aux Français et aux Françaises que les Procureurs Généraux informent le Garde des Sceaux des procédures judiciaires engagées, sans rien savoir de leur contenu, même succinct.

            Ou alors, les ministres de la République seraient effectivement des petits saints !

            La droite fait beaucoup de raffut sur le sujet, alors qu’il n’y a rien de changé sous le soleil, ainsi que nous l’avons rappelé il y a quelques jours sur ce blog.

            Tant que le Parquet sera sous les ordres des Gardes des Sceaux, les tartufferies à la française continueront !

            Conséquence du grand tapage actuel ? Une perte de confiance accrue dans le personnel politique !

Jean Pierre Renaud

Humeur Tique : De hautes destinées pour M.Delanoë ?

      Mme Hidalgo, candidate à la succession du maire actuel de Paris a multiplié les appels du pied pour qu’un destin ministériel soit enfin offert à M.Delanoë : elle est vraiment gentille pour son ancien patron !

         Dans une interview au journal Le Monde des 9 et 10 mars 2014, sous le titre

«  M.Delanoë : NKM fait preuve de désinvolture

L’actuel maire de Paris critique la campagne de la candidate UMP. Il affirme ne pas souhaiter devenir ministre ».

        En fin d’interview, il déclare dans une formulation d’écriture, et donc de pensée un peu différente : « Il y a heureusement tellement d’autres façons de s’engager qu’en étant ministre »

          Tout à fait ! Alors pourquoi M.Hollande ne lui proposerait-il pas un poste d’ambassadeur extraordinaire auprès de la République Tunisienne, un poste où il ferait merveille pour aider le nouveau pouvoir à assurer dans de bonnes conditions la transition démocratique avec l’ancien régime de Ben Ali ?

            A moins que le Président ne lui propose un poste d’ambassadeur extraordinaire auprès de l’Emirat du Qatar, pays avec lequel il a su nouer d’excellentes relations de confiance, notamment grâce au club « Qatar Saint Germain » ?

Lybie, Syrie, Ukraine aujourd’hui, « BHL bordel » !

 Au journal de 20 heures du 7 mars avec un Delahousse aux yeux un peu fatigués, des images furtives de la visite à l’Elysée du nouveau Premier Ministre de l’Ukraine, accompagné de l’inénarrable BHL !

            La doublure d’un ministre des Affaires Etrangères, pourtant très actif, peut-être trop, compte tenu des moyens actuels de la France ?

            A coup sûr, une visite de très bon augure pour l’Ukraine, à voir ce qui s’est passé en Libye et en Syrie, et surtout ce qui s’y passe encore !

            Au moins, BHL n’était pas tatoué sur le modèle de tous ces gens qui se tatouent sur tout le corps d’après le reportage diffusé dans le même journal du soir !

Jean Pierre Renaud

Le film « Ida » de Pawel Pawlikowski

Ce film a tellement fait l’objet de coups d’ « encensoirs », qu’il parait difficile d’oser le commentaire.

            L’histoire se passe dans la Pologne communiste des années 1960, pour le spectateur qui aurait déjà oublié que la Pologne était alors communiste.

            Une jeune femme, orpheline, pensionnaire d’une institution religieuse, sur le point de faire ses vœux de consécration de sa vie au Christ, découvre qu’elle a une tante, que cette dernière exerce des fonctions de juge communiste, et qu’elle connait toute l’histoire de sa famille d’origine juive, assassinée pendant la guerre.

            Avec sa tante, la jeune femme part à la recherche de son passé, du lieu où ses parents ont été assassinés et enterrés. A l’occasion de cette quête redoutable, sa vocation  faiblit, mais en définitive, l’expérience la renforce dans sa vocation.

            Effet de la grâce, diraient les catholiques ?

            En tout cas un film poignant sur la destinée du peuple juif, avec le juste parti pris d’un film en noir et blanc, les deux couleurs du désespoir et  de la lumière.  

          MC et JP

Indépendance de la Justice : le leurre Taubira !

   A plusieurs reprises déjà, nous avons abordé ce sujet sensible, celui de l’indépendance nécessaire du parquet, c’est-à-dire des procureurs et des procureurs généraux, à l’égard du pouvoir exécutif.

        La dernière circulaire de la Garde des Sceaux montre qu’il n’y a rien de changé sous le soleil de France, c’est-à-dire qu’un ministre pourra toujours continuer à donner des instructions au Parquet, tout en affirmant qu’il respecte la séparation des pouvoirs et l’indépendance du Parquet.

      Quel est le procureur hiérarchiquement soumis au Garde des Sceaux – dont la carrière en dépend – qui ne saurait comprendre le sens d’une demande pressante de renseignement sur une affaire dite sensible ?

       Un article du journal Le Monde du 12 février 2014, intitulé « Les procureurs s’inquiètent de l’intérêt de la chancellerie pour les affaires sensibles », met en lumière ce risque évident de dérive.

        « Rôle du préfet judiciaire

      «  Les parquets généraux doivent informer la chancellerie «  régulièrement, de manière complète et en temps utile » des procédures significatives et devront répondre avec diligence aux demandes d’information ponctuelles du garde des sceaux » Ultime précaution « pour les affaires les plus sensibles, l’envoi d’un courriel devra être systématiquement doublé d’un appel ».

       Afin d’illustrer ce type de dérive « préfectorale », une anecdote :

    Elle concerne un Préfet de la région d’Ile de France de bonne réputation qui n’interférait pas directement dans le traitement des affaires, mais qui avait l’habileté de téléphoner à tel ou tel de ses collaborateurs ou collaboratrices pour leur demander s’ils connaissaient tel ou tel dossier qu’il se faisait résumer, étant bien entendu que le collaborateur ou la collaboratrice en question  continuait à traiter le dossier en question en toute indépendance, vraiment ?

      Alors que le « système » chiraquien prospérait sans que des conseillers de Paris socialistes très connus fassent beaucoup d’ennuis au Maire de Paris !

       En définitive, il n’y a effectivement rien de nouveau sous le soleil, étant donné que tout au long des années passées, les dossiers susceptibles d’avoir un écho politique ou médiatique, faisaient l’objet d’une information permanente de la Chancellerie par les Parquets.

     Le même journal du 6 mars 2014 (page 7), en apporte des preuves supplémentaires dans ses articles sur les écoutes Buisson.

    A citer un extrait d’une conversation Goudard Buisson, Buisson s’interroge :

   « Il s’interroge sur la capacité du nouveau secrétaire général de l’Elysée, Xavier Musca, à savoir « se mouiller » autant que Claude Guéant pour les« affaires du parquet ». Tu vois l’avantage de Guéant, là depuis trois mois, c’est qu’il connaissait un petit peu les dossiers, notamment pour les affaires auprès du parquet… »

    Aussi longtemps que le cordon ombilical ne sera pas coupé entre la Chancellerie et les Procureurs, le cinquante-troisième engagement du nouveau Président : « Je garantirai l’indépendance de la Justice » restera donc lettre morte !

Jean Pierre Renaud

Troisième Partie: Le legs colonial des deux empires avec le regard d’historiens de la « périphérie » ou de « l’histoire connectée »

Troisième Partie :

Le legs colonial des deux empires avec le regard d’historiens de la « périphérie » ou de « l’histoire connectée »(UNESCO)

« Histoire générale de l’Afrique » Editions de l’UNESCO

Un autre regard sur les deux empires coloniaux : quels ont été les effets du « colonialisme » français ou anglais ?

La deuxième partie a été publiée le 10 février 2014

 Le premier mérite de cet ouvrage est de répondre aux critiques souvent justifiées à l’encontre de l’écriture d’une histoire du monde par des écoles d’historiens occidentaux trop imprégnés encore d’ethnocentrisme.

 L’UNESCO a publié plusieurs volumes d’une série historique intitulée “Histoire Générale de l’Afrique ». (917 pages)

           Le volume VII « L’Afrique sous domination coloniale, 1880-1935 » dirigé par M. A.Adu Boahen, un historien d’origine ghanéenne, constitue une bonne source d’analyse et de synthèse des comparaisons qui pouvaient être effectuées entre les deux empires coloniaux, même si certains historiens le jugeront dépassé en date (1985).

        M.A.Adu Boahen avait pour assistant de rédaction M.Kwarteng, l’auteur du livre « The ghosts of Empire » qui a fait l’objet d’une lecture critique sur ce blog.

      Ces analyses très complètes portent sur l’histoire de l’ensemble des territoires qui ont fait partie des deux empires, mais tout autant sur ceux qui ont été conquis par d’autres nations européennes (Allemagne ou Portugal), en examinant de façon critique les différentes périodes, les conquêtes, la mise en place du système colonial, les résistances et les accommodements mis en œuvre, les conséquences que le « colonialisme » a eues sur les sociétés et les cultures africaines.

       Précisons à nouveau qu’il s’agit, dans cette partie de l’essai, d’une comparaison qui concerne l’Afrique seulement, donc d’un exemple colonial parmi tous les autres qui auraient pu concerner d’autres continents, notamment l’Asie dominée par les Britanniques qui fera l’objet de la quatirème partie.

       Le chapitre 30 rédigé par M.A.Adu Boahen, intitulé « Le colonialisme en Afrique : impact et signification » propose un éclairage tout à fait intéressant sur cette période historique, d’autant plus intéressant qu’il tente de dresser un bilan équilibré de cette période :

      « Aucun sujet n’est probablement aussi controversé que l’impact du colonialisme sur l’Afrique » (p,838)

      Jugements positifs ou négatifs : « Mais les faits dont nous disposons indiquent qu’une estimation plus équilibrée est nécessaire et c’est ce que nous tenterons ici. » (p,839)

     A lire les histoires de la conquête de très nombreux territoires d’Afrique, puis de leur administration, de leur colonisation, ou de leur développement, il est très difficile d’établir des comparaisons pertinentes, tant les territoires africains étaient déjà très différents, alors qu’il y avait presque autant de situations coloniales que de territoires.

     Comme je m’en suis expliqué longuement dans les textes que j’ai consacrées au sujet des sociétés coloniales, toute analyse et toute réflexion ne peuvent échapper aux deux concepts clés de « situation coloniale «  et de « moment colonial ».

      Quoi de commun en Afrique, entre les pays du Maghreb et ceux d’Afrique occidentale ou orientale ? Entre les territoires de l’Afrique occidentale tropicale et ceux de l’Afrique orientale ?  

    Entre les territoires climatiquement favorables au peuplement blanc, Kenya, Rhodésie, ou Afrique du Sud, et ceux défavorables, situés précisément dans cette Afrique tropicale.

    Au-delà de ses caractéristiques géographiques, humaines, économiques et sociales, de ses atouts et obstacles, chacune des colonies a constitué, à chacune des époques considérées, une sorte de théâtre où s’est joué une intrigue coloniale, presque jamais la même.

     C’est toutefois dans l’Afrique tropicale, que la comparaison entre les deux types de colonialisme, l’anglais et le français, a le plus de crédibilité, mais cette zone coloniale n’était pas du tout représentative de la réalité géographique et économique de l’empire anglais.

    Il convient d’ajouter pour ce qui concerne l’Afrique occidentale de type tropical, qu’à la différence de la conquête anglaise, la conquête française fit face à un défi géographique longtemps infranchissable, celui des accès maritimes et fluviaux vers l’hinterland, fort bien décrit par le géographe Richard-Mollard, à la différence du grand territoire voisin que devint le Nigéria bien desservi par le fleuve Niger.

     Et si l’on étend la comparaison à l’ensemble du domaine colonial anglais, quoi de commun entre l’Empire des Indes, les territoires d’un Commonwealth en gestation (Canada, Australie, Nouvelle Zélande), les colonies anglaises de peuplement blanc en Afrique orientale, et la seule française, c’est-à-dire l’Algérie ?

    Au sein de cet immense continent africain, deux pays échappèrent à l’emprise coloniale des Européens, le Libéria et l’Ethiopie.

     Le Libéria fut une création artificielle d’un Etat côtier par les Etats Unis pour y accueillir d’anciens esclaves volontaires et y fonder une nouvelle société africaine. Cet Etat eut la particularité de voir une immigration noire plus évoluée que la population locale éprouver le même type de difficulté que les nations européennes pour y imposer leur marque de modernité, usant souvent des mêmes méthodes de colonisation que les blancs.

    L’Ethiopie fut l’autre exception. Le Négus sut résister aux troupes italiennes auxquelles il infligea la défaite célèbre d’Adoua en 1896, rare exemple d’une résistance armée qui réussit aux dépens d’un envahisseur européen.

    A travers les analyses très complètes de  cette somme scientifique que l’Unesco a consacrée à la période coloniale considérée, il est naturellement possible de retracer le parcours comparé du « colonialisme » britannique et français en Afrique, avec leurs caractéristiques, leurs problématiques et leur impact sur les sociétés du continent africain, c’est-à-dire les legs qu’ils y ont laissés.

   Violence des opérations de conquête militaire, incontestablement pour les deux puissances coloniales, mais avec un nombre plus important de grandes expéditions militaires dans l’empire anglais, que son étendue géographique beaucoup plus grande ne suffit pas à expliquer complètement.

     Le sujet a déjà été abordé plus haut.

     Les grandes expéditions militaires françaises contre les Almamy Ahmadou ou Samory dans le bassin du Niger, contre le roi Béhanzin, au Dahomey, ou contre la reine Ranavalona III à Madagascar, font, d’une certaine façon, pâle figure par rapport aux grandes expéditions anglaises, la grande expédition de Kitchener au Soudan Egyptien, les quatre guerres contre les Ashantis en Gold Coast (Ghana), ou enfin les guerres contre les Zoulous et les Boers d’Afrique du Sud.

    Violence de la domination coloniale, dans presque tous les domaines de la vie des sociétés africaines, un choc politique, religieux, cultureléconomique et social, avec l’ouverture au monde des échanges mondiaux par la création de voies de communication, la mise en place  d’organisations de type bureaucratique qui n’existaient pas encore, une langue commune anglaise ou française, le travail forcé, le respect des convictions et des coutumes de type religieux, musulman, fétichiste ou animiste,- on le leur d’ailleurs quelquefois reproché-, le développement de villes nouvelles, la destruction des réseaux économiques traditionnels  de même que les artisanats et industries coutumières…

   Avec l’imposition de ses codes de domination dans tous les domaines !

    Violence aussi des prises de possession foncière au profit de colons blancs, telles que celles nombreuses, opérées dans l’empire anglais, au Kenya, en Rhodésie, et en Afrique du Sud., bien plus considérables que celles d’Algérie, pour ne pas citer celles beaucoup plus limitées d’Afrique occidentale ou de Madagascar, et pour ne pas rappeler, en dehors de l’Afrique anglaise, celles d’Australie ou de Nouvelle Zélande.

    Les résistances africaines  – Le livre décrit fort bien l’ensemble de ces violences et l’ensemble des résistances qui s’opposèrent dans la plupart des territoires d’Afrique aux invasions européennes, des résistances qui prirent des formes très diverses au fur et à mesure des prises de possessions coloniales territoriales.

    Dans leur histoire des conquêtes et de la colonisation, les Européens ont eu trop tendance, au début, à minorer ou à biffer tout simplement l’étendue et la diversité des résistances africaines, plus ou moins fortes ou durables, que les puissances coloniales rencontrèrent face à tel ou tel adversaire organisé ou inorganisé, et disposant déjà ou non, d’armes à tir rapide, mais les plus récents se sont bien rattrapés en exaltant ces résistances, tel Yves Person, dans son histoire de l’Almamy Samory, dans le bassin du Niger.

    L’ensemble des contributions de ce livre montre que l’Afrique ne s’est pas livrée, sans combat, sans résistance, aux deux puissances coloniales, mais sans avoir ni l’ambition, ni la possibilité, de mesurer le degré de résistance des différents adversaires, il semble que l’impérialisme britannique ait soulevé beaucoup plus d’opposition guerrière ou non que l’impérialisme français, notamment en raison à la fois de son ambition d’imposer son colonat blanc en Afrique orientale et australe, et parce que certains des territoires convoités disposaient déjà d’organisations de type étatique beaucoup plus fortes, et mieux enracinées que dans l’Afrique occidentale.

     Résistances, mais aussi accommodements entre les deux adversaires ou partenaires obligés, car beaucoup d’émirs, de rois, de roitelets, ou de grands chefs tentèrent d’amadouer, de gagner du temps, de contourner leurs adversaires, et finirent par composer, par collaborer  avec les nouvelles puissances dominantes.

   D’où toute l’importance de l’existence des truchements entre colonisateur et colonisé, des truchements qui devinrent de plus en plus importants au fur et à mesure de la marche des colonisés vers l’indépendance.

Le bilan Boahen

   Dans le chapitre 30, intitulé « Le colonialisme en Afrique : impact et signification » (p,837), M.A. Adu Boahen fait le bilan positif et négatif du colonialisme en Afrique, et ce bilan éclaire naturellement la comparaison qu’il est possible d’établir entre les deux empires.

Il convient de souligner qu’il ne s’agit que du bilan proposé pour l’Afrique et par les historiens qui y ont collaboré.

     « Dans ce chapitre, qui conclut le présent volume, nous voudrions nous poser deux questions essentielles. En premier lieu : Quel héritage le colonialisme a-t-il légué à l’Afrique ? Ou encore : Quel a été son impact sur elle ? En second lieu : Quelle est – eu égard à cet impact, à ce bilan – la signification du colonialisme pour l’Afrique ? Constitue-t-il un épisode révolutionnaire ou essentiel de l’histoire de ce continent ? S’agit-il d’une rupture totale avec son passé ou finalement, d’un simple événement transitoire ? »

     L’historien penche pour l’hypothèse d’une accélération de l’histoire africaine et retient dans l’ensemble des facteurs analysés quelques-uns d’entre eux qui lui paraissent plus déterminants que d’autres, sur un plan positif, l’instauration d’une paix civile et l’immersion du continent dans une économie de type monétaire, avec l’extension de l’urbanisation, et sur un plan négatif, la création d’armées professionnelles qui n’ont pas fini de peser sur les destinées de ce continent, et tout autant, la pratique généralisée des discriminations coloniales qui ont déstabilisé les sociétés coloniales.

    Ces réflexions générales s’appliquent naturellement aux finalités et au fonctionnement des deux empires, mais il est possible d’aller plus loin dans les comparaisons en suivant le chemin d’’analyse de l’historien, avec l’impact du colonialisme dans le domaine politique, dans le domaine économique, et dans le domaine social, qu’il s’agisse de l’empire anglais ou du français.

    1 – Impact politique : administration coloniale directe, standard, à la Française, ou indirecte, au coup par coup, à l’Anglaise, sous le vocable de l’indirect rule de Lugard ou du double mandat, avec pour les deux puissances coloniales le souci numéro 1 de laisser les colonies se financer elles-mêmes.

Il convient toutefois d’observer que les approches institutionnelles britanniques furent différentes entre les territoires de peuplement blanc et les territoires tropicaux pour lesquels la puissance coloniale entendait encore moins s’engager dans la gestion indigène.

Plus haut, nous avons un peu relativisé les différences de conception entre l’administration directe à la française et l’administration indirecte à l’anglaise, en adhérant aux observations du professeur M’Bokolo sur le sujet.

     L’historien fait l’inventaire des impacts positifs ou négatifs du colonialisme :

    Positifs, « l’instauration d’un plus grand degré de paix et de stabilité en Afrique » (p,839), « la création même (au niveau géopolitique) des Etats indépendants, modernes, d’Afrique… » « deux institutions nouvelles que l’indépendance n’a pas entamées : un nouveau système judiciaire, une nouvelle bureaucratie ou administration. »… « non seulement la naissance d’un nouveau type de nationalisme africain, mais aussi celle du panafricanisme. » (p,840,841)

   « Mais si les effets positifs du colonialisme sont indéniables, ses aspects négatifs sont encore plus marqués. »(p,841)

   Un nationalisme « provoqué par un sentiment de colère, de frustration et d’humiliation suscité par certaines mesures d’oppression, de discrimination et d’exploitation introduites par les autorités coloniales » (p,841)…  même si l’on admet que la structure  géopolitique est une réussite (une fois de plus accidentelle), on doit convenir qu’elle pose plus de problèmes qu’elle n’en résout… »(p,841)

    «  Il faut mentionner un autre aspect important mais négatif, de l’impact du colonialisme, l’affaiblissement des systèmes de gouvernement indigène … » (p,842)…» 

  «  Un autre impact négatif du colonialisme, du point de vue politique, est la mentalité qu’il a créée chez les Africains et par laquelle toute propriété publique n’appartenait pas au peuple, mais aux autorités coloniales blanches… » (p,843)

    « Un pur produit du colonialisme, et qui est souvent ignoré par la majeure partie des historiens, mais qui s’est avéré d’une importance absolument cruciale, est comme l’a bien montré l’étude de R.F.Betts (chapitre 13), l’existence d’une armée permanente ou à plein temps… » (p,843);

    « Le dernier impact négatif du colonialisme, probablement le plus important, a été la perte de souveraineté et de l’indépendance, et avec elle, du droit des Africains à diriger leur propre destinée ou à traiter directement avec le monde extérieur… » (p,844)

   Commentaire cette description s’applique assez bien aux deux types d’impérialisme, avec deux remarques toutefois :

–       L’impérialisme britannique de l’indirect rule a contribué à préserver, plus que l’impérialisme français, des structures de gouvernement indigène très variées.

–       Il convient de noter toutefois qu’à l’occasion de l’indépendance des territoires de mouvance britannique ou française, ces structures locales ont été le plus souvent effacées.

–       L’impérialisme français a inscrit son évolution dans un rêve d’assimilation et d’égalité inatteignable, alors que l’anglais l’inscrivait dans un modèle d’imitation du « nous sommes les meilleurs ».

    2 – L’impact dans le domaine économique

    Le positif

    « Le premier effet positif du colonialisme – le plus évident et le plus profond – comme le montrent maints chapitres antérieurs, la constitution d’une infrastructure de routes et de voies ferrées, l’installation du télégraphe, du téléphone, et, parfois, d’aéroports. «  (p,844)

    « L’impact du colonialisme  sur le secteur primaire de l’économie est tout aussi significatif et important….

    Cette révolution économique eut quelques conséquences d’une portée incalculable. La première fut la commercialisation de la terre, qui en fit une valeur réelle. Avant l’ère coloniale, il est incontestable que d’énormes étendues de terre, dans de nombreuses parties de l’Afrique, étaient non seulement sous-peuplées, mais aussi sous-exploitées. » (p,844)

    « Un autre effet révolutionnaire du colonialisme, dans presque toutes les régions du continent, fut l’introduction de l’économie monétaire

   Le négatif

    « En premier lieu, comme M.H.Y.Kaniki l’a souligné plus haut (chapitre 16), l’infrastructure fournie par le colonialisme n’était ni aussi utile, ni aussi adaptée qu’elle aurait pu l’être. La plupart des routes et des voies ferrées ne furent pas construites pour ouvrir le pays….

    En deuxième lieu, la croissance économique des colonies était basée sur les ressources naturelles des régions, ce qui signifiait que les zones dépourvues de ces ressources étaient totalement négligées. » 

   « En troisième lieu, l’une des caractéristiques de l’économie coloniale a consisté à négliger ou à décourager délibérément l’industrialisation et la transformation des matières premières et des produits agricoles dans la plupart des colonies…

    En quatrième lieu, non seulement l’industrialisation fut négligée, mais les industries et activités artisanales telles qu’elles ont existé en Afrique  à l’époque précoloniale furent détruites….

    En cinquième lieu, même si l’agriculture intensive en vint à constituer la principale source de revenus de la plupart des Etats africains, aucune tentative ne fut faite pour diversifier l’économie rurale des colonies… (p,847)

    En sixième lieu, la commercialisation des terres dont nous avons déjà parlé conduisit à la vente illégale des terres communales, pratiquées par des chefs de famille sans scrupules, ou à des litiges croissants qui provoquèrent partout une grande pauvreté, surtout parmi les familles dirigeantes…

   Enfin, tous les progrès réalisés pendant la période coloniale le furent à un prix élevé et injustifiable pour les Africains ; travail forcé, travail migratoire (lesquels déclare Davidson, – firent probablement plus pour démanteler les cultures et les économies précoloniales que presque tous les autres aspects de l’expérience coloniale réunis »), culture obligatoire de certaines plantes, saisie forcée des terres, déplacements de populations (avec comme conséquence la dislocation de la vie familiale), système des « passes », taux de mortalité élevé dans les mines et les plantations, brutalité avec laquelle les mouvements de résistance et de protestation provoqués par ces mesures furent réprimés…

   On peut donc conclure  sans risque que, malgré les protestations de Gann et Duignan, la période coloniale a été une période d’exploitation économique impitoyable plutôt que de développement pour l’Afrique et que l’impact du colonialisme sur l’Afrique dans le domaine économique est de loin le  plus négatif de tous. » (p,850)

    Commentaire :  

–       Les effets ainsi décrits ont évidemment existé dans les deux empires, mais avec des composantes et une intensité propres à chacune des colonies et à chaque époque du colonialisme : quoi de commun, au début du vingtième siècle, entre le développement souffreteux, quasi-artisanal, de l’Afrique occidentale et l’explosion de l’industrie minière du Congo Belge à Elisabethville au Katanga, et de l’Afrique Australe à Johannesburg, avec leurs conséquences dévastatrices sur les sociétés locales ?

–       Pourquoi ne pas poser la question et y répondre en même temps, à savoir si les effets du colonialisme y ont été tellement différents de ceux du capitalisme dans la forme qui fut la sienne au dix-neuvième siècle  dans les bassins industriels d’Europe, avec l’exploitation d’un prolétariat souvent venu du monde rural ?

  3 – L’impact social

  Les effets dans le domaine social (p,850)

   « Quel est, enfin, l’héritage du colonialisme sur le plan social ? Le premier effet bénéfique a été l’accroissement général de la population africaine au cours de la période coloniale…

   Le second impact social du colonialisme est étroitement lié au premier : c’est l’urbanisation… Il y avait sans nul doute une amélioration de la qualité de vie, particulièrement pour ceux qui qui vivaient dans les centres urbains…

    La diffusion du christianisme, de l’islam et l’éducation fut un autre impact important du colonialisme…

    Autre effet colonial d’importance dont l’avantage, on le verra, est discutable : l’institution d’une lingua franca pour chaque colonie, ou chaque ensemble de colonies…

   Le dernier bénéfice social apporté par le colonialisme est la nouvelle structure sociale qu’il introduisit dans certaines parties de l’Afrique ou dont il accéléra le développement dans d’autres parties du continent. Comme A.E.Afigbo l’a signalé (chapitre 19) bien que la structure sociale traditionnelle permit la mobilité sociale, sa composition de classe semble avoir donné un  poids excessif à la naissance… (p,852)

    « Mais, si le colonialisme eut certains effets sociaux positifs, il en eut aussi de négatifs, et même de très négatifs. En premier lieu, il faut mentionner la coupure grandissante entre les centres urbains et les zones rurales…

    Le second problème social grave est celui des colons européens et asiatiques…

   De plus, même si le colonialisme introduisit certains services sociaux , il faut souligner que non seulement ces services étaient globalement inadaptés et distribués inégalement dans chaque colonie, mais qu’ils étaient tous destinés, en premier lieu, à la minorité des immigrés et administrateurs blancs, d’où leur concentration dans les villes…

   Dans le domaine de l’éducation, ce qui fut fourni pendant l’époque coloniale s’est révélé globalement inadéquat, inégalement distribué et mal orienté ; les résultats n’ont pas été aussi positifs pour l’Afrique qu’ils auraient pu l’être…(p,855)

   Aussi bénéfique qu’ait été la lingua franca promue par le système éducatif, elle a eu la regrettable conséquence d’empêcher la transformation de certaines langues indigènes en langues nationales ou véhiculaires…

    Un autre impact hautement regrettable du colonialisme a été la détérioration du statut de la femme en Afrique. C’est là un sujet nouveau, qui exige d’autres recherches, mais il ne semble guère douteux que les femmes aient été exclues de la plupart des activités introduites ou intensifiées par le colonialisme, comme l’éducation, les cultures d’exportation dans certaines parties d’’Afrique, de nombreuses professions comme le droit, la médecine, les mines, etc… «  (p,857)

    Commentaire : cette dernière observation est pour celui qui a un peu fréquenté les cultures africaines tout à fait surprenant, et à mes yeux sujette à discussion, alors que l’analyse qui suit, relative au racisme et à la discrimination du système colonial, est tout à fait pertinente.

     « De plus, du fait du colonialisme, les Africains étaient méprisés, humiliés, soumis à une discrimination à la fois ouverte et feutrée. De fait, A.E.Afigbo a pu soutenir plus haut (chapitre 19) que l’un des effets sociaux du colonialisme a été « le rabaissement généralisé du statut des Africains ». ..

   Ainsi bien que l’élite cultivée, comme on l’a souligné plus haut, ait admiré la culture européenne et ait participé aux guerres des métropoles pour s’identifier à l’Occident, elle ne fut jamais acceptée comme l’égale des Européens, fut exclue de la société de ceux-ci et n’eut jamais le droit de vivre dans les quartiers européens des villes, quartiers que Sembene Ousmane  a appelé «  le Vatican » dans son roman « Les bouts de bois de Dieu. »

   «  Certains historiens comme M.H.Y.Kaniki en ont conclu que « le colonialisme a produit ses propres fossoyeurs », tandis que Robin Maugham a pu soutenir que « sur la pierre tombale de l’Empire britannique » (dans lequel cette discrimination raciale était la plus ouverte) on pourrait écrire : « mort de mépris ». (p, 858)

    « La discrimination raciale a également créé chez certains Africains un sentiment profond d’infériorité » que A.E.Afigbo a défini dans le chapitre 19 d’une manière très succincte  – comme une tendance à perdre confiance en soi et en son avenir – bref un état d’esprit qui, à certains moments, les encourageait à imiter aveuglément (et l’on pourrait ajouter à servir) les puissances européennes. Ce sentiment d’infériorité n’a pas entièrement disparu, même après vingt ans d’indépendance.

    Pire encore a été l’incidence du colonialisme dans le domaine culturel. » (p,859)

   Avant de faire quelques remarques sur la pertinence de l’analyse ci-dessus qui vaut pour les deux empires, redonnons la parole à l’historien :

   «  En conclusion donc, bien que le colonialisme ait été sans aucun doute un simple chapitre d’une longue histoire, un épisode ou un interlude dans les expériences multiples et diverses des peuples d’Afrique, qui n’a duré nulle part plus de quatre-vingt ans, il s‘est agi d’une phase  extrêmement importante du point de vue politique, économique et même social. Il a marqué une nette coupure dans l’histoire de l’Afrique ; le développement ultérieur de celle-ci, donc de son histoire, a été et continuera à être très influencé par l’impact du colonialisme. Il prendra un cours différent de celui qu’il aurait suivi si cet interlude n’avait pas existé. La meilleure manière d’agir pour aujourd’hui, pour les dirigeants africains, n’est donc pas de biffer le colonialisme, mais plutôt de bien connaître son impact afin d’essayer de corriger ses défauts et ses échecs. » (p, 864)

    Commentaire

    Comme on le voit M.A. Adu Boahen inscrit son propos dans le cours de l’histoire du monde, pour ne pas dire des mondes, et le choix du terme « interlude » est significatif à cet égard, un regard historique qui est proche d’une lecture chinoise du « cours des choses », une évolution naturelle du monde que le sage taoïste doit savoir interpréter pour s’adapter plus que pour le changer.

    Qu’il s’agisse de l’empire britannique ou de l’empire français, l’impact du colonialisme, certains préfèreraient le terme colonisation, dans le domaine politique, économique ou social,  a sans doute, et en gros, été à peu près le même, en notant toutefois que l’empire français n’a jamais eu le prestige de l’empire britannique, et que sans contestation possible, les relations existant entre Blancs et Noirs ont été très différentes dans les deux empires, le système du « Colour Bar » avait une force et une mise en application que n’a jamais eu le « Code de l’Indigénat ».

    L’analyse qui a été faite a souligné à juste titre l’importance des relations racistes et discriminatoires des systèmes coloniaux des deux puissances, avec leurs effets délétères sur les élites et les peuples colonisés, en relevant que le système anglais mettait en œuvre une conception du « nous sommes les meilleurs », alors que les Français nourrissaient  l’ambition ou l’intention de faire des Noirs leurs égaux, comme ils avaient commencé à le faire au Sénégal, dans la perspective complètement irréaliste d’une assimilation possible quelles que soient les « situations coloniales » ou les « moments coloniaux ».

     De même que l’empire français ne mit jamais en application un système de ségrégation et de discrimination raciale comparable à l’anglais, avec à l’extrême le régime du « Colour Bar » qui dura longtemps, bien après les indépendances.

    Parmi les effets négatifs du colonialisme  anglais ou français, recensés par cette étude, l’un d’entre eux a très souvent été, ou ignoré ou minimisé, celui du complexe d’infériorité que le système colonial aurait diffusé, distillé,  et infusé au sein des populations soumises.

    Mon vieil ami Michel Auchère, ancien ambassadeur au Ghana, m’a toutefois fait remarquer : « En tout cas, c’est sûr, que j’aurais bien fait rire un ami ghanéen en évoquant son « complexe d’infériorité ».

 Jean Pierre Renaud – Tous droits réservés