« Ah ! il fallait pas, il fallait pas qu’il y aille
Ah ! il ne fallait pas, il fallait pas y aller
Mais il a fallu, il a fallu qu’il y aille
Mais il a fallu, il a fallu y aller »
« Telle pourrait être la formule et le refrain les plus ramassés de mes réflexions sur la colonisation française !
Ainsi que le disait la chanson militaire bien troussée, intitulée « Le tambour miniature » !
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« Mon ambition était de tenter de retracer les premiers échanges entre blancs et noirs, les premiers regards croisés, et d’examiner toutes les questions qui allaient se poser, au moment où la France installa définitivement son pouvoir colonial, en tout cas certains de ses enfants le croyaient-ils, en Afrique de l’ouest, alors qu’il s’agissait d’une entreprise hardie, et sans doute impossible.
Il s’agissait pour moi de mieux comprendre le processus colonial de la première phase de la colonisation, celle des années 1890-1914, et je serais sans doute imprudent d’en conclure que tel a été le cas.
J’ai tenté de répondre à une des questions qui me taraude depuis la période de mes études, le pourquoi des conquêtes coloniales, le pourquoi de ma première vocation, très courte, qui fut celle du service de la France d’Outre- Mer, et le pourquoi du large échec de la colonisation.
Tout feu, tout flamme, à cette époque de ma jeunesse, le rêve d’un service au service des autres, les Africains, avait effectivement bercé mes études, alors que je n’avais pas eu le temps, ou pris le temps de me pencher sur l’histoire détaillée de nos conquêtes coloniales et sur la connaissance que nous avions du continent africain. J’en savais toutefois, déjà assez, pour ne me faire aucune illusion sur la pérennité de notre présence coloniale en Afrique, mais je croyais qu’il était encore possible de fonder une nouvelle communauté de destins entre la France et ses anciennes colonies, ce qui n’a pas été le cas, et en tout cas pas sous la forme caricaturale de la Françafrique.
S’il est vrai que la conquête coloniale de l’Afrique de l’ouest fut, par bien de ses aspects, et de ses exploits, une sorte de saga militaire qui vit souvent s’opposer de grands adversaires, les couples Gallieni-Ahmadou, puis Archinard-Ahmadou, puis Archinard-Samory, les premiers pas de la colonisation s’effectuèrent dans une paix civile relative, toute nouvelle, facilitée par la destruction des grands empires du bassin du Niger, celui d’Ahmadou, en pleine déliquescence, celui de Samory, en pleine puissance, et l’installation d’une nouvelle paix civile, celle de l’ordre public colonial.
Quelles conclusions tirer de cette analyse ?
Les temps courts de la colonie
Les temps de la conquête et de la colonisation ont été des temps courts, une trentaine d’années au maximum, pour la conquête et l’installation du nouveau pouvoir colonial, 1880/1890 – 1910/1914, une vingtaine d’années pour la « belle » période coloniale, 1920/1940, et moins de vingt années après la fin de la deuxième guerre mondiale, 1945/1960, alors que l’AOF était déjà entrée dans un autre monde, qui n’était plus celui de la colonisation.
Ajoutez à cela que deux guerres mondiales avaient interrompu ou perturbé gravement les processus coloniaux : après le retour des anciens tirailleurs de la guerre de 14-18, le Blanc n’était déjà plus l’homme « miracle », et après la défaite de la France, en 1940, les changements intervenus chez les maîtres du monde, la toute puissance des Etats-Unis, le cours de l’Afrique devait inévitablement prendre un cours nouveau.
La colonisation française se développa donc dans un temps historique très court, une période « utile » de l’ordre de cinquante années, interrompue par les deux guerres mondiales, et débouchant sur un après 1945, un nouveau monde, celui du déclin de l’Europe, de la tout puissance des Etats-Unis, et rapidement de la guerre froide, d’une Quatrième République dont l’objectif N°1 était la reconstruction du pays.
Il est indispensable d’avoir ces données temporelles à l’esprit quand on a l’ambition de vouloir apprécier les tenants et aboutissants de la colonisation française, sinon ses résultats, car elles sont historiquement capitales.
Des yeux plus gros que le ventre, toujours plus gros que le ventre, hier comme aujourd’hui, « la politique de grandeur » de la France.
Les gouvernements de la Troisième République ne manquaient pas d’air pour se lancer dans de grandes expéditions coloniales en Afrique, en Asie, et à Madagascar, alors qu’ils ignoraient tout, ou presque tout des peuples de ces nouvelles colonies, et qu’ils n’avaient jamais arrêté de politique coloniale.
Il y a beaucoup d’anecdotes qui démontrent la grande ignorance que nos hommes politiques avaient du domaine colonial, et cela jusqu’à la décolonisation.
C’est une des raisons, parmi d’autres qui me font répéter, que le peuple de France n’a jamais été concerné par les colonies, ou de façon marginale, lorsqu’il y eut de la gloire à glaner, celle que Montesquieu avait déjà mise en lumière comme une des caractéristiques de la psychologie des Français, ou inversement lorsqu’il fut nécessaire de lutter contre les révoltes violentes des peuples qui revendiquaient une indépendance tout à fait légitime.
Dans le conflit indochinois, la Quatrième République se garda bien de mobiliser le contingent et fit appel aux éléments professionnels de son armée, décision qui marquait bien sa volonté de tenir le peuple à l’écart, et lorsque la même République envoya ses appelés en Algérie, mal lui en a pris, puisque la présence massive du contingent a plutôt été un facteur d’accélération de l’indépendance algérienne.
Vous imaginez l’inconscience, la légèreté, la démesure, dont il fallait faire preuve, à la fin du dix-neuvième siècle, pour lancer la France dans de grandes expéditions militaires sur plusieurs continents, en Asie, à plus de dix mille kilomètres de la France, ou en Afrique, à quatre ou cinq mille kilomètres, même en tenant compte du saut technologique qui en donnait la possibilité théorique, la quinine, la vapeur, le câble, les armes à tir rapide, et le canal de Suez.
La légèreté ou l’inconscience politique pour avoir l’ambition de conquérir des millions de kilomètres carrés sous n’importe quel climat, sans savoir par avance ce qu’on allait bien pouvoir en faire !
Pour former ces expéditions, les gouvernements de la Troisième République se sont bien gardés de faire appel aux soldats de la conscription, mais déjà aux éléments professionnels de son armée, et surtout aux fameux tirailleurs sans le concours desquels aucune conquête n’aurait été possible.
Le summum de cette folie fut l’expédition de Fachoda, en 1898, la France nourrissant l’ambition de contrer les Anglais dans la haute Egypte, alors que notre pays avait abandonné l’Egypte aux Anglais, quelques années auparavant, et que Kitchener remontait le Nil avec une armée moderne, des milliers d’hommes avec vapeurs, canons, et télégraphe. En face, une dizaine de Français, avec à leur tête le capitaine Marchand, pour y planter notre drapeau, alors qu’il fallait faire des milliers de kilomètres dans une Afrique centrale encore à découvrir pour ravitailler la mission Marchand à Fachoda.
Les premiers regards croisés
Au cours de la première phase de contact entre les deux mondes, et hors période d’affrontement militaire, les premiers blancs, en tout cas ceux que nous avons cités, et qui nous ont fait partager leurs récits, leurs carnets d’expédition ou de voyage, n’ont pas porté un regard dépréciatif sur les sociétés africaines qu’ils découvraient, plutôt un regard d’étrangeté.
Les lecteurs connaissent le débat qui a agité au dix-neuvième siècle le monde intellectuel et politique quant à la question des races et d’une supériorité supposée de la race blanche. Nous avons déjà évoqué le sujet, mais sans introduire le critère racial. Il est évident qu’un officier de marine français ou anglais, car les officiers de marine ont très souvent été les artisans des conquêtes coloniales, ne pouvait manquer d’éprouver un sentiment de puissance extraordinaire – tout devait leur sembler possible – quand ils débarquaient sur les côtes africaines à partir de leurs monstres d’acier, car il faut avoir vu des images des parades des flottes militaires de l’époque, à Toulon, à Cherbourg, ou à Cronstadt, pour en avoir conscience.
Pour faire appel à une comparaison anachronique, la perception des choses que pourrait avoir le commandant d’un paquebot de croisière, à l’ancre à Pointe à Pitre, une sorte d’immeuble de grande hauteur, en apercevant de son neuvième ou dixième étage, un piéton sur le quai.
Dans un de ses romans, Amadou Hampâté Bâ, parlait des monstres d’acier, les vapeurs du Niger qu’il avait vu dans son enfance, mais qu’aurait-il pu dire alors s’il avait vu les autres grands monstres d’acier, avec leurs cheminées monstrueuses, qu’étaient les cuirassés ou les croiseurs des flottes anglaises, françaises, russes, ou japonaises.
Tout a commencé à changer quand le système colonial à la française s’est mis en place, lorsque le colonisateur a voulu, pour des raisons de facilité et de simplicité évidentes, administrer les Noirs sur le même modèle, établir le nouvel ordre colonial en usant soit de la palabre, soit, et plus souvent de la violence, comme nous l’avons vu en Côte d’Ivoire.
Du côté africain, nous avons tenté de proposer un aperçu des regards qu’ils pouvaient porter sur ces premiers blancs, avec le sentiment que les Africains trouvaient encore plus étranges ces blancs que les blancs ne pouvaient les trouver eux-mêmes étranges, sortes de créatures venues d’un autre monde, familières de leur propre monde imaginaire.
Dans les apparences, un grand bouleversement des sociétés africaines en peu de temps, avec une grande immobilité au-dedans des mêmes sociétés africaines.
Ce serait sans doute ma première remarque sur les changements intervenus dans cette région du monde, des changements qui furent souvent de vrais cataclysmes pour beaucoup de sociétés africaines repliées jusque-là sur elles-mêmes, souvent aux prises avec des voisins prédateurs, des sociétés qui vivaient d’une certaine façon en dehors du temps, dans leur propre temps, mais en même temps capables de se refermer sur elles-mêmes comme des huitres.
Dans les pages qui précèdent le lecteur aura pris la mesure de l’écart considérable qui pouvait exister entre le fonctionnement de ces sociétés, le contenu de leurs cultures et croyances, et la société française de la même époque, un écart que seuls les bons connaisseurs du monde africain avaient pu mesurer tout au long de la période coloniale.
Nous avons fait appel à des témoins compétents et non « colonialistes » dans le sens anachronique que certains leur prêtent, pour éclairer le lecteur sur les caractéristiques de cette société africaine, ou plutôt de ces sociétés africaines, tant elles étaient variées, des caractéristiques religieuses et culturelles qui compliquaient la tâche du colonisateur, pour ne pas dire, la rendait impossible.
Un bouleversement immense, peut-être plus en surface, dans les organes politiques apparents, les circuits d’un commerce encore faible, qu’en profondeur, alors que le monde noir vivant restait souvent à l’abri, très résistant dans ses convictions magiques et religieuses.
Les témoignages de Delafosse, Labouret, Delavignette, et Sœur Marie Saint André du Sacré Cœur illustrent bien cette situation paradoxale et marquaient bien les territoires de la pensée et des croyances africaines qui échappaient à la colonisation, et ils étaient fort nombreux.
Ces grands témoins étaient lucides, et comment ne pas citer à nouveau ce qu’écrivait Delafosse dans le livre « Broussard », paru en 1922, longtemps avant le temps des indépendances, quant à la possibilité qu’une bombe explose à Dakar, comme elle avait déjà explosé dans un café d’Hanoï.
Jean Pierre Renaud Tous droits réservés