« Corps noirs et médecins blancs »

 « Corps noirs et médecins blancs »

« La fabrique du préjugé racial »

Delphine Peiretti-Courtis

La Découverte 2021

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Lecture critique

Qui, Quoi, Quand et Où ?

            Les mots du titre claquent comme des bannières au vent, mais posent dès le départ de redoutables défis intellectuels en même temps qu’historiques, et d’abord de définition :

« corps noirs » ? Sur plus de deux siècles, face à une myriade de peuples africains du continent noir ? Hottentots, Zoulous, Bushmen, Pygmées, Dogons, Bété, Agni, Ouolof, Soninké, Peul… ?

Des « corps noirs » sans âmes, ni esprits, ni croyances et cultures ?

            « Médecins blancs » ? De quels médecins s’agit-il ? Ils se sont contentés d’étalonner les « corps noirs » ? Ils n’ont pas laissé de legs positifs? Connaissance des maladies tropicales, invention de vaccins et  vaccinations, création des premières infrastructures médicales (écoles de médecine et d’infirmerie, postes médicaux et infirmiers, hôpitaux… ?

« La fabrique » ? Un mot effectivement à la mode dans certains milieux de chercheurs, mais qui dépasse très largement les ambitions des sociétés savantes parisiennes, des médecins de brousse, et  des promoteurs du projet colonial en métropole et les réalités du terrain.

Le mot fabrique avait un tout autre sens dans l’histoire de France rurale ou industrielle.

 « du préjugé racial » ? De quoi s’agit-il ? Pourquoi ne pas le définir ? Pourquoi n’est-il pas mieux mesuré que par le passé ? Expliquer le refus des statistiques qui le permettrait ?

« préjugé » ? Stéréotype, cliché, opinion toute faite, oui, à la condition sine qua non que, scientifiquement ou statistiquement, de pouvoir ou de les avoir mesuré, chez soi et chez l’autre !

Pour qui connait un peu l’histoire des pays noirs, et a été à leur contact, les stéréotypes des pays noirs étaient, comme chez nous et comme le bon sens la chose du monde la mieux partagée (Descartes) ?

Prologue

            Le contenu de ce livre foisonnant en sources et en conclusions soulève  de très nombreuses questions que nous tenterons de résumer, à partir du moment où il a l’ambition de traiter, sur le fond, d’un sujet sensible et complexe qui revient à la mode en France, pour d’autres raisons qu’universitaires ou scientifiques.

            L’historienne a l’ambition de déconstruire un « imaginaire racial » à l’égard des Noirs qui aurait existé et existerait encore dans le société française, vaste sujet d’autant plus difficile à aborder et à traiter qu’aucune enquête statistique sérieuse, sauf erreur, ne l’accrédite, depuis la période où ce type de source fut disponible, dans les années postérieures à 1945, et précédemment, grâce à l’exploitation du seul vecteur de masse que fut la presse.

            D’entrée de jeu, aux pages 9 et 10 de son introduction, l’auteure marque  une ambition « historique »  de « déconstruction » intellectuelle plus que statistique, en écrivant :

            « L’œuvre de déconstruction de cet imaginaire racial, ancré dans les esprits pendant une période de plus d’un siècle et demi, a-t-elle été réalisée depuis les indépendances ? Si les scientifiques ont invalidé le concept de race après 1945, les hommes politiques ont-ils réellement amorcé un travail critique face au passé colonial français et aux représentations qui ont été édifiées à  cette époque. Les savoirs construits autour des populations colonisées marquent encore les représentations collectives et nourrissent des discriminations dans la société française. Les préjugés raciaux et sexuels qui ont été entérinés par la science pendant la période coloniale ne peuvent se déliter seuls si un réel effort de déconstruction n’est pas engagé. Ainsi analysant la construction des stéréotypes érigés sur les Africains et les Africaines et en éclairant le contexte et les finalités qui ont présidé à leur fabrication, ce livre se donne pour objectif de contribuer à cet effort. »

J’ai souligné les mots ou les phrases les plus éclairants.

Dans son épilogue, l’auteure conclut sur une certaine actualité politique et sociale, en écrivant aux pages 281, 282, et donc en proposant un saut historique de plus de 60 ans, de 1960, année des indépendances, à nos jours :

            « … Si le monde savant découvrait progressivement, à partir du dernier tiers du XIXème siècle, par le biais des médecins coloniaux notamment, une diversité  intrapopulationnelle existant sur le continent africain, la population française demeurait, elle, influencée par des présupposés généraux  sur la race noire, qu’on lui inculquait, par différents canaux, jusqu’au milieu du XXème siècle, le but étant de cultiver l’image exotique et stéréotypée des populations noires… »

            Et à la dernière page de ce livre, après avoir effectué un saut historique de plus de 60 ans, l’auteure écrit :

            « La vivacité des polémiques actuelles témoigne en outre du fait que le problème de la race et la stigmatisation des individus d’origine africaine, antillaise, mais aussi maghrébine ou asiatique, à l’ère postcoloniale, survivent, hélas, avec une grande acuité. » (page 283)

            Le titre choisi « Corps noirs et médecins blancs » « La fabrique du préjugé racial » annonce la couleur, si je puis m’exprimer ainsi, mais toute la question historique est celle de savoir si la démonstration proposée est pertinente, et c’est ce que nous allons tenter d’apprécier.

            Au risque de déstabiliser la mécanique historique décrite, il est tout de même surprenant que la « déconstruction » décrite évoque à maintes reprises « l’altérité », « l’Autre » (page 7), sans jamais lui donner la parole, c’est-à-dire en proposant un écho historique des préjugés des mondes noirs, face au nouveau monde blanc surgi dans les terres africaines à la fin du XIXème siècle.

            A la fin du XIXème siècle, sur les rives du Niger, les Noirs parlaient des « peaux allumées ».

            Ne s’agirait-il pas d’une des formes modernes de l’ethnocentrisme colonialiste qui entend proposer son explication historique des stéréotypes racistes supposés des Blancs, en se fondant sur l’hypothèse qu’ils n’existeraient pas chez les Noirs, comme si l’ « Autre », en définitive n’existait pas, ou n’avait jamais existé.

            Ou pour l’exprimer d’une autre façon, j’intitulerais volontiers cette façon de raisonner et d’analyser d’ « entre soi » intellectuel et historique confortable qui se dispense de procéder à  une analyse complète d’un sujet, thèse, antithèse et synthèse, du type judiciaire, « à charge » et « à décharge ». Ce que certains idéologues de notre époque baptisent du nom de « racialisation », à supposer qu’elle existe telle qu’ils le décrivent, a connu et connait encore de beaux jours en Afrique ou à Madagascar, la « racialisation » entre peuples côtiers et peuples de l’hinterland forestier et sahélien, sans évoquer la période des esclaves, les « corps objets », jusqu’à la fin du XIXème siècle, une période qui se prolonge encore dans certains pays de la planète.

« L’Autre » n’était pas et n’est pas celui que trop d’idéologues, de politiciens, de chercheurs, se plaisent à imaginer, ces pauvres noirs que nous aurions toujours considéré comme inférieurs à nous, et que nous continuons à considérer comme tels.

Etait-ce le cas des Sofas de Samory, des Toucouleurs d’Hadj El Omar, ou d’Ahmadou ? Etait-ce le cas plus récemment des Bamilékés au Cameroun ?

Un vieil ami à moi, ancien ambassadeur au Ghana, me rappelait que les Ghanéens n’avaient jamais fait preuve, à ses yeux, d’un quelconque complexe d’infériorité.

En se lançant dans leurs opérations de terreur, les djihadistes du Sahel manifesteraient leur complexe d’infériorité ?

Il s’agit évidemment de tout autre chose qui tient à des facteurs multiples changeant avec les époques.

Une partie des intellectuels de France continuent à croire qu’ils sont les plus intelligents de la terre et, qu’ils doivent donner, ou donnent l’exemple à tous les peuples de la terre, jusqu’à manifester leurs revendications de repentance, le  peuple  « pêcheur » des temps modernes.

Oserais-je dire que beaucoup d’Africains n’ont pas été longs à comprendre, qu’en flattant ces penchants, ils réussiraient toujours à en tirer quelque profit.

Jean Pierre Renaud    Tous droits réservés

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Témoignages

Le  Racisme, une denrée blanche ?

Ou autre chose, contacts d’étrangeté entre cultures et mœurs différents ?

A Madagascar comme en Afrique, ou ailleurs ?

Aujourd’hui, comme hier !

Témoignages in vivo

       A Madagascar,  années 1960- 1970, une jeune femme française et blanche de notre entourage familial se propose d’épouser un Malgache.

            La mère malgache du futur époux adresse une lettre à son fils pour lui dire que, dans une telle hypothèse, il ne sera plus son fils.

            Extrait du témoignage de sa fille unique : Fête des Pères 2020 :

            « Bonne fête à tous les pères ! Pour moi c’est sûrement la dernière avec lui et il ne sait plus vraiment que je suis sa fille mais je lui dois tellement.

            Renié par sa famille pour avoir épousé une blanche (j’ai très tôt compris que le racisme n’était pas unilatéral), sans le bac et sans argent, il a construit une vie entière pour sa fille unique… »

Dans mon entourage familial toujours, un jeune français épouse une jeune fille malgache qui est fort bien accueillie par sa famille, sans les « stéréotypes » qui auraient alors fait fureur.

Lorsque le couple se déplaça pour la première fois à Madagascar pour faire connaissance avec la famille malgache à Tananarive, son accueil fut plutôt réservé.

Au Togo, pour avoir séjourné dans plusieurs régions du Nord et du Sud, et avoir eu une expérience humaine très variée des communautés de ce pays, il aurait été imprudent de croire que leurs contacts étaient emprunts de fraternité, avec l’absence des fameux stéréotypes que l’on veut dénoncer en métropole.

Les côtiers, Evhé ou Mina méprisaient les gens du nord et des montagnes, celles qu’habitaient les Cabrés et les Tamberma, des non civilisés à leurs yeux. Au témoignage de nombreux observateurs, les côtiers se considéraient comme supérieurs aux gens de l’hinterland.

De nos jours, dans notre pays, il parait difficile d’identifier les stéréotypes « racistes » pour au moins deux raisons majeures :

La première, l’irruption massive de communautés noires dans un pays qui ignorait cette immigration colorée jusque dans les années 1990-2000 : dans les années 60, il n’y avait pas de noirs dans la plupart de nos provinces, mis à part le cas des étudiantes et étudiantes dans quelques universités.

La deuxième, le refus des immigrés noirs ou maghrébins de se faire compter.

Les difficultés de compréhension et d’adaptation à nos mœurs proviennent d’abord à mes yeux des « chiffres » de l’immigration, de leur « collectif », et donc de réactions humaines tout à fait compréhensibles, du type « on n’est plus chez nous ».

Je laisse le soin aux spécialistes le soin de définir ce qu’est le racisme, un concept on ne peut plus relatif, évolutif, et très complexe.

Dans les cas familiaux cités ci-dessus, il est évident que ces nouvelles unions mixtes soulevaient de nombreux problèmes dont certains avaient une parenté avec ce qui se passait en France, lorsqu’une jeune fille ou un jeune homme décidait d’épouser un homme ou une femme issus de milieux religieux ou sociaux différents, riches ou pauvres, urbains ou ruraux.

 Jean Pierre Renaud    Tous droits réservés

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Les Points sensibles

Les Témoignages historiques du terrain au XIX°siècle

Le « préjugé racial » existait-il ?

Afrique noire de l’Ouest

Il faut lire tous ces récits et témoignages pour se former une opinion historique !

Quelques notes de lecture

Sénégal et Haut Sénégal en 1864-1866 : le  lieutenant de Marine Mage et le chirurgien de Marine Quintin

            Le Gouverneur du Sénégal  Faidherbe les avait chargés d’une mission de contact et de reconnaissance sur le fleuve Niger auprès de l’Almamy El Hadj Omar à Ségou.

            Leur mission en tout petit équipage, avec une charrette et un canot démontable, part à l’aventure dans une région inconnue, où les Blancs sont inconnus et les Noirs tout autant.

Les contacts se passent fort bien et les habitants des villages rencontrés, sans manifester aucune crainte à leur égard, leur manifestent leur hospitalité traditionnelle à l’égard des étrangers.

L’accueil du village Firia, niché sur une colline, est légendaire le 11 janvier 1864, une guirlande de torches qui dévalent la colline le soir pour leur apporter des victuailles, œufs, poulets, et bœuf…

Quelques « faces diurnes » les convois d’esclaves qu’ils croisent sur les pistes, le marché d’esclaves de Ségou, la bataille de Toghou (31 janvier 1865) entre Toucouleurs et Bambaras où l’Almamy Ahmadou ( El Hadj Omar étant alors décédé) a du mal à l’emporter, et qui se solde par le massacre de tous les combattants et la mise en esclavage des femmes et des enfants !

Bassin du Niger, à Bissandougou, capitale de l’Empire Samory : le capitaine Péroz est chargé d’une mission de négociation d’un traité de « protectorat » avec l’Almamy Samory

                Le capitaine avait eu déjà le temps de se familiariser avec le Haut Sénégal et le Bassin du Niger, en combattant les Sofas de Samory, notamment à Niagassola.

Le 28 novembre 1886, Péroz quittait Kayes avec une petite escorte, en compagnie du docteur Fras et du lieutenant Plas… le 9 décembre, la mission était à Bafoulabé, … le 30 décembre, Péroz recevait la visite d’un marabout de la suite de Karamoko, le fils préféré de Samory qui lui rapportait les propos qu’aurait tenus Samory :

«  Si Péroz vient, tout s’arrangera, car je lui accorderai tout ce qu’il me demandera, (page 166 du livre « Au Soudan ») … » le 29 janvier, le capitaine accueillait l’ambassade que l’Almamy envoyait à sa rencontre pour lui porter la lettre d’autorisation de se rendre chez lui.

A son arrivée, trompes d’ivoire, fifres, tambours de guerre !

Péroz fit une belle description du siège de l’Empire  du Ouassoulou, à Bissandougou, des villages bien construits,  des terres bien cultivées (par des esclaves), et des festivités en grand apparat qui accompagnèrent son arrivée à Bissandougou, sur une grande place bornée sur un de ses côtés par le Palais de l’Almamy avec ses hautes murailles et son donjon… la Fantasia des Sofas … l’échange de cadeaux…

« A trente pas derrière notre demeure, s’élèvent ses écuries, et à côté se trouve le parc qui renferme pas moins de cent bœufs et cinquante moutons, c’est le cadeau de bienvenue de Samory qui, sachant combien les Européens apprécient les poulets, les œufs et le lait, y a joint plus de deux cents poules ou coqs, plusieurs milliers d’œufs et d’innombrables calebasses de lait, sans compter le beurre, les bananes et les oranges dont nous ne savons que faire »

Péroz décrivait une résidence de l’Almamy très confortable avec sa mosquée jointe. Son armée était bien organisée, il régnait sur cent soixante douze provinces dotées de gouverneurs aux dimensions très variées, mais sans véritable organisation religieuse : rappelons que Samory n’était pas musulman de naissance et qu’il appartenait à la communauté ethnique commerçante des Dioulas.

Le traité de protectorat de Kenieba Koura fut signé le 25 mars 1887 et approuvé par décret du 2 octobre 1887, mais il ne fut jamais appliqué.

 Péroz sut gagner la confiance de l’Almamy et mieux connaître les civilisations, croyances et coutumes de ce coin d’Afrique, de leurs différences avec son propre monde, mais pas plus que leur chef, les Sofas de Samory n’éprouvaient pas de sentiment d’infériorité raciale à l’égard des Blancs dont ils ignoraient à peu près tout de leur civilisation. Samory croyait que les Blancs habitaient dans des îles.

Rappelons enfin un des traits historiques d’un personnage qui fut à la fois un grand stratège, un tyran sanguinaire et esclavagiste, son affection indéfectible pour sa mère, dont le nom servait de cri de guerre pour ses Sofas.

Dans le livre « Confessions d’un officier des troupes coloniales », j’ai consacré un chapitre au voyage du fils préféré de Samory à Paris, tentative de la France coloniale officielle pour faciliter une succession positive dans les futures relations entre les deux pays.

Le Témoignage du capitaine Binger dans sa mission d’exploration entre Bamako et Grand Bassam de février 1887 à mai 1889

(Le futur Gouverneur d’une Côte d’Ivoire crée de toutes pièces en 1893)

« Carnet de route » (1938)

Le capitaine Binger avait été « initié au oualof et au mandé », un atout, alors que la plupart de ses collègues étaient obligés de recourir à des interprètes.

            Le capitaine Binger avait déjà fait connaissance avec le Haut Sénégal dans les années 1884-1885, et avait noté en particulier l’hospitalité des habitants de Badumbé, un « village de liberté » (anciens esclaves) qui savaient faire fructifier les cultures, certains de ses habitants déclarant qu’ils étaient heureux, mais qu’ « ils le seraient bien davantage s’ils avaient des esclaves ». (page 77)

Il allait faire la connaissance « des roitelets de la forêt équatoriale dont nous ignorions tout, même des noms ». (page 118)

L’explorateur découvrait le royaume de Kong et apprenait  l’existence du médecin local (la féticheuse). (page 154)

« Dans beaucoup de régions, l’hospitalité comprenait non seulement la couvert et le feu, mais bien souvent la femme. » (page 239)

Les quelques notes ci-dessus permettent d’avoir une idée de l’ambiance, du contexte, et du type de relations qui y existaient alors, bien éloignées d’un discours raciste : il s’agissait tout simplement de la découverte de deux mondes étrangers.

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Témoignage du capitaine Toutée lors sa mission de délimitation d’une frontière entre Dahomey et Nigéria (alors Compagnie Royale de la Nigéria) dans les années 1898-1900

« Dahomé Niger Touareg »

En faisant escale dans le port de Dakar, alors un wharf, le capitaine Toutée avait pris la mesure de l’écart de modernité et de civilisation qui séparait alors les monde africain et le monde indochinois.

Il écrivait :

« Pendant des centaines et des milliers de kilomètres nous rencontrerons dans l’intérieur des noirs de toute race. Ils nous recevront plus ou moins amicalement, plus ou moins agréablement ; nous des gens plus ou moins intelligents, plus ou moins irrésolus ou barbares, mais à 50 kilomètres de la mer, nous perdrons de vue l’état social, normal et monstrueux qui règne sur la côte… » (page 45)

« La route de Cana à Abomé est la plus belle du Dahomé » (page 66)

Le capitaine rend visite au roi Abogliagbo: « … les villages dahoméens sont si propres et si bien tenus que le roi peut les parcourir tous sans avoir à redouter pareille occurrence… ne pas mettre le pied sur un fétu de paille ou un brin d’herbe… » (page 71)

Le capitaine est bien reçu par le roi des Mahis, puis par Achemou, le roi de Savé, avec lequel il entretint de nombreuses conversations : il se félicitait d’avoir été délivré du cauchemar du roi esclavagiste d’Abomey, Béhanzin, et aurait été content de voir la France faire de même avec les Baribas du Nord.

« …il était musulman et comme presque tous les noirs, mariait sa foi nouvelle avec les principes de la plus parfaite idolâtrie… » (page 99)

« » (page 103) … Nous passâmes de longues heures ce soir-là et le lendemain à parler de la France, des femmes, des enfants, des domestiques, des chevaux, de l’agriculture et du service militaire… » (page 103)  – Jean Pierre Renaud     Tous droits réservés

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« Corps noirs » et « médecins blancs »

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Les « points sensibles »

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Pour emprunter des termes du langage des corps et des cultures, nous allons évoquer une succession de « points sensibles » de la déconstruction proposée.

Nous examinerons successivement la chronologie de la thématique choisie pendant plus de deux siècles (1780-1960, puis 1960-2021), les contextes historiques correspondants, l’identité des acteurs en scène, les médecins blancs, les sociétés savantes et les médecins de terrain, les colons et les tirailleurs, la médecine tropicale en exercice, les gouvernants.

Nous nous attacherons enfin à poser les quelques questions de méthode historique que soulève cet exercice de déconstruction, quant au choix de l’histoire factuelle ou de l’histoire quantitative, la mesure des stéréotypes, la représentativité des faits décrits et de leurs effets sur l’opinion publique métropolitaine, l’historicité des faits décrits selon les contextes chronologiques et les sources consultées.

Nous reprendrons le schéma des analyses que nous avons mis en œuvre pour analyser les sociétés coloniales, le thème retenu dans le programme de l’agrégation d’histoire d’il y a quelques années, des analyses qui avaient suscité l’intérêt de plusieurs milliers de « visites » sur mon blog.

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Le livre compte 350 pages avec les annexes, divisé en trois parties chronologiques pour la période de 1780 à 1960, une très longue durée historique qui complique toutes les comparaisons historiques et qui soulève d’entrée de jeu une question de pertinence par rapport à la connaissance que l’Occident avait de l’Afrique au cours des trois périodes retenues.

I – 1780-1860 Rencontre avec l’altérité africaine et construction de stéréotypes (page 21 à 105).

2- 1860-1910 Le corps noir scruté et mesuré : science politique et terrain africain (page 105 à 209)

3- 1910- 1960 Médecine de terrain et prosélytisme colonial : la race face à la culture (page 209 à 281)

Ce découpage historique ne correspond pas à la connaissance historique que l’Occident avait de l’Afrique noire, de ses peuples et de ses cultures.

Les Points Sensibles

 A – Chronologie et Contextes historiques

Une chronologie pertinente ?

Le choix de la chronologie en trois périodes dont les deux premières s’échelonnent de 1780 à 1910 aurait mérité d’être justifié, étant donné que pendant cette longue séquence historique, le « médecin blanc » n’exista quasiment pas, sauf dans quelques bandes côtières, et avant tout dans les « colonnes » militaires de la conquête.

Il n’empêche que l’ouvrage consacre les deux tiers de ses pages (21 à 209) à cette longue période de référence.

Même type de question sur les dates de césure ? Pourquoi les dates de 1860 et de 1910, au lieu par exemple des cassures historiques réelles des guerres de  1870-1871, et de 1914-1918 ? 

Première période 1780-1860 (p,21 à 105) – Rencontre avec l’altérité africaine et construction de stéréotypes : les mystères de l’altérité noire : la couleur de peau – le crâne et le visage africain – Corps et cultures : entre vertu, primitivité et sauvagerie 6 le sexe des hommes et des femmes noirs : difformité et dérèglement

L’Afrique noire de l’Ouest est quasiment inconnue, ce qui veut dire que les sociétés savantes françaises pouvaient raconter n’importe quoi.

René Caillé avait atteint Tombouctou en 1828, grâce à un déguisement arabe, et Mungo Park, le Niger en 1862.

Ce fut le début de la grande période des explorations et des découvertes de l’Afrique noire inconnue.

Le titre choisi n’est-il pas trop ambitieux, avec un défaut de démonstration historique quant au rôle que les sociétés médicales, sortes de cénacles savants, comme sources et vecteurs des stéréotypes décrits avec quel effet sur quelle opinion publique, la presse étant aux abonnés absents ?

L’auteure a-t-elle eu accès à des analyses statistiques de la presse de cette époque dont j’ignore l’existence ?

Je laisserai le soin à des spécialistes de l’histoire de la médecine d’apprécier la représentativité des descriptions savantes qui sont proposées et le plus souvent présentées comme des faits acquis

Deuxième période 1860-1910 (p,105 à 209) : Le corps noir scruté et mesuré : science, politique et terrain africain – Analyser, mesurer et déchiffrer la différence-Une résistance et une immunité hors du commun ? Le corps, un outil politique – Entre nature et culture : « l’esprit africain » – Beauté et culture  africaines – Sexe, sexualité et genre troublés.

Ce fut la grande période des explorations et des conquêtes coloniales françaises, mais il fallut atteindre la fin du siècle pour que la France commence véritablement à installer son pouvoir en Afrique noire de l’Ouest et dans la partie ouest de l’Afrique noire tropicale.

La France est à Bamako en 1883, à Tombouctou en 1893, et ne prit le contrôle du bassin du Niger qu’en 1898 avec la fin de l’Empire de Samory en 1898. Tombouctou était alors un enjeu de pouvoir entre Bambaras, Peuls, et Touaregs très présents sur les rives du Niger.

Les troupes coloniales n’atteignirent les limites du bassin du Congo qu’à la fin du siècle avec l’expédition de Fachoda en 1898, Brazza s’étant illustré sur la partie océanique du fleuve

Il est évident que les quelques médecins blancs appartenant à la marine ou à l’armée qui accompagnaient chaque colonne militaire avaient bien d’autres chats à fouetter que d’apporter leur contribution à la science médicale des corps noirs. Dans des conditions souvent très difficiles, ne serait-ce que sur la plan sanitaire, ils découvraient avec leurs collègues officiers ces terres inconnues, ces mondes noirs inconnus, les maladies tropicales presque tout autant inconnues.

 Dernière remarque à relier à celles relatives à la géographie de l’Afrique de l’Ouest, l’Occident, de même que la France, n’avaient jusque là qu’une vue tout à fait superficielle des mondes noirs de l’hinterland.

Avant les années 1880, on connaissait alors les côtes d’une Côte d’Ivoire qui ne vint à l’existence d’un État colonial qu’en 1893, mais elle ne fut pacifiée qu’à l’orée de la Première Guerre mondiale en 1914, d’où la conclusion que le temps colonial y fut assez court, de 1914 à 1945, sauf à faire remarquer que les deux conflits mondiaux ont complètement bouleversé les contextes historiques, et qu’après 1945, les terres africaines avaient déjà basculé dans un autre monde.

Troisième période  1910-1960 (p,209 à 281) : Médecine de terrain et prosélytisme colonial : la race face à la culture – Les races n’existent pas – « Faire du noir » ou la peur de la dépopulation africaine – La  « force noire «  et le retour de la virilité africaine – Culture et exotisme africains : entre mépris et tolérance.

Au cours de cette troisième période, l’analyse historique proposée laisse dans l’ombre les legs positifs de la colonisation.

            Dans leur immense majorité, les Français n’avaient qu’une toute petite idée de l’Afrique et très peu de représentations des mondes noirs et donc du fameux empire colonial. La plupart du temps, leur culture se limitait aux quelques pages que lui consacraient  les livres scolaires, et étaient bien incapables d’énumérer et de situer sur la carte l’ensemble des colonies.

Plus que tout, les représentations qu’en avaient l’immense majorité des citoyens tournaient autour de l’exotisme, l’évasion.

B – Les inconnues géographiques

Rien ne vaut sans doute la lecture du livre de Richard-Mollard sur l’Afrique occidentale française (1949) pour comprendre et apprécier les enjeux géographiques de cette immense portion du continent africain encore complètement isolé des courants commerciaux mondiaux de l’époque, mis à part les quelques flux du Sahara.

Le géographe parle d’une « anémiante continentalité », une Afrique refermée sur elle-même, privée d’accès fluviaux, à l’exception du fleuve Sénégal au rythme saisonnier des hautes et basses eaux, avec une barre qui rendait l’accostage côtier impossible, sans transbordement des hommes et des marchandises sur des pirogues.

« Afrique Occidentale -Introduction – page XII:

« Un autre contraste éclate entre l’Europe et l’AOF. Là, le continent fait corps avec la mer. La voie maritime s’avance du sud, de l’ouest, du nord dans l’intimité des terres ; elle s’y prolonge par des fleuves navigables. Sans cela l’Occident méditerranéen et atlantique serait inintelligible. Les « peuples de la mer » font les civilisations. L’Afrique de l’Ouest n’en possède aucune. Elle subit une anémiante continentalité ; et l’AOF la subit particulièrement pour trois raisons…. » 

Il fallut attendre la fin du siècle pour qu’un port soit aménagé à Dakar, la construction de wharfs, de jetées donnaient auparavant la possibilité d’échapper à barre, dans les autres colonies de l’Ouest.

Une Afrique occidentale immense et peu peuplée, de l’ordre de 4,7 millions de kilomètres carrés, pour une population estimée à 10, 11 millions d’habitants, une multitude de peuples, de cultures et de dialectes, de l’ordre d’une centaine, des climats allant du désertique à la forêt tropicale des côtes, une panoplie de maladies tropicales mal identifiées et difficiles à combattre.

Le chiffre de la population a toujours été une donnée relative, compte tenu de la difficulté des recensements et de l’absence d’un état civil.

De nos jours, il semble que l’état civil souffre encore d’une fragilité et qu’une partie des naissances n’y est pas déclarée.

Les troupes coloniales payèrent un lourd tribut mortel tout au long des conquêtes, l’exemple le plus extrême étant celui des pertes que subirent les troupes du corps expéditionnaire à Madagascar, en 1895, 25% de son effectif.

Le recours aux tirailleurs ne fut pas le fruit du hasard : les troupes coloniales comptaient des officiers et des sous-officiers blancs, mais le corps de troupe était inévitablement noir.

C’est une des raisons parmi d’autres qui expliquaient que les médecins qui accompagnaient et sécurisaient les colonnes militaires s’intéressaient de près à la santé de leur hommes.

Ajoutons à cela qu’une autre colonne suivait la colonne militaire, celle des épouses et familles des tirailleurs, une population qui bénéficiait d’un modeste service de santé, en même temps qu’elle donnait l’occasion d’un bon terrain d’observation.

C – Les sociétés savantes

Compte tenu de la place que l’historienne attribue aux sociétés savantes tout au long des deux premiers siècles, il aurait été évidemment intéressant qu’elle en dise et écrive plus sur leur historique, le nombre de leurs adhérents, le répertoire des « savants » qui avaient fréquenté l’Afrique noire, où et pendant combien de temps.

Il parait tout de même difficile de citer ce type de source historique sans aucune évaluation d’adhérents ni d’activité, sauf à suggérer quelles constituaient des cénacles restreints.

Le rôle des « sociétés de géographie » est beaucoup mieux identifié dans leur rôle historique, le nombre de leurs adhérents, leurs publications, leur fonction motrice des explorations et des découvertes sur toute la planète.

Comment alors mesurer autrement qu’en exploitant la presse de l’époque en la rapportant aux contextes historiques des différentes époques, ce qui ne semble pas voir été fait ?

Dans son livre « La France des terroirs » », Eugen Weber décrit cette France rurale qui dura jusque dans les années 1945, une France que n’habitait pas vraiment la passion coloniale.

C’est la raison pour laquelle j’ai sérieusement mis en doute la thèse qu’ont défendue des chercheurs quant à l’existence d’une culture coloniale ou impériale, à partir du moment où ils faisaient l’impasse sur l’étude statistique de la presse, avant les sondages statistiques des années 45-50.

De nos jours,  les enquêtes statistiques sur la mémoire coloniale ou postcoloniale des Français et des Françaises sont quasiment inexistantes.

L’auteure de l’ouvrage n’en fait d’ailleurs pas mention, alors qu’elle propose analyses et conclusions sur les stéréotypes et le « préjugé racial ».

D – Les Médecins blancs

L’auteure attache évidemment de l’importance au rôle des médecins blancs, mais sans préciser de quels médecins il s’agissait, au sein des corps de troupe ou en brousse, leur représentativité, leur identité, leurs effectifs, leurs réalisations sur le terrain à partir des années 1900.

Avant 1900, ces médecins souvent militaires, ne couraient pas la brousse, sauf avec les colonnes. Après cette date, leur effectif fut assez faible et souvent d’origine militaire. C’est en initiant la mise en place d’infrastructures médicales, l’Ecole de médecine de Dakar, la formation de médecins africains et d’infirmiers, l’implantation d’ambulances en brousse qu’ils firent avancer la médecine africaine. (peste, choléra, fièvre jaune, paludisme …)

En 1938, l’AOF comptait 165 médecins coloniaux et l’AEF 86.

Avant 1914, ils n’étaient que quelques dizaines.

Lyautey disait : « Donnez moi 4 médecins, je vous rends quatre compagnies » (de l’ordre de 150 à 200 hommes)

Un extrait de source historique en Côte d’Ivoire, « Les vingt premières années de l’action sanitaire en Côte d’Ivoire » Danielle Domayer Persée :

Pendant ces 20 ans, pas plus de 8 ambulances en Basse Côte d’Ivoire, à l’exception de Bouaké : en 1908, 11 médecins ; en 1913, 18.

En 1925, de 9 à 10 médecins : 6 ambulances avec un médecin européen, un dispensaire à Daloa avec un médecin russe, deux postes médicaux avec un médecin indigène, 34 postes infirmiers, 9 maternités.

Les infrastructures sanitaires étaient situées dans le quart sud est de la colonie.

« La véritable action sanitaire, celle disposant de moyens en rapport avec la population et de connaissances plus approfondies en matière de pathologie tropicale, ne se fera vraiment sentir qu’à partir de 1925 . »

L’auteure cite à maintes reprises le rôle de ces médecins de terrain, mais sans que l’on puisse vraiment les identifier. (pages 47, 58, 63, 81, 86, 92, 96, 98, 155, 156, 171,173, 184,188, 190, 236, 263).

Ces quelques données qui mériteraient d’être complétées montrent clairement que la médecine coloniale n’en fut longtemps qu’aux balbutiements, jusqu’à la première moitié du XXème siècle, et qu’elle s’implanta d’abord sur les côtes et dans les cités côtières qui ne comptaient qu’un petit nombre d’européens.

E – Les Tirailleurs

L’exercice historique en question ne pouvait que manifester de l’intérêt, pour ce thème, étant donné le rôle que les tirailleurs africains ont rempli dans les opérations de conquête, de pacification, puis de l’administration coloniale : dans les subdivisions, les anciens tirailleurs avaient  souvent trouvé des fonctions d’interprète ou de gendarme, et remplirent une très importante fonction, dont on parle peu, celle d’entremetteurs entre cultures et sociétés.

Le grand historien colonial Henri Brunschwig notait que sans télégraphe les conquêtes coloniales auraient été impossibles, et l’on pourrait ajouter, sans les tirailleurs recrutés sur place.

Les tirailleurs jouèrent un rôle clé d’intermédiaires culturels et linguistiques : ils étaient à la disposition des autorités et fournissaient évidemment un « matériel d’observation » privilégié.

Les véritables acteurs des conquêtes coloniales furent le plus souvent les tirailleurs africains, et ils servirent de premier « truchement » avec les peuples africains.

Jean Pierre Renaud    Tous droits réservés

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