Chapitre 7 (p,328 à 373)
Les conquêtes en Afrique noire à la fin du XIXème siècle
(page 328-372, soit 56 pages)
Avant-propos
Au cours de mes six années d’études, j’avais acquis une certaine culture historique dans le domaine colonial : j’avais bénéficié à l’ENFOM des enseignements du grand historien colonial Henri Brunschwig qui nous avait mis en garde contre les « mythes », et d’une palette de professeurs et de spécialistes très compétents, et non des « frères prêcheurs ».
Je suis revenu à l’étude de ce domaine négligé en prenant connaissance de toute une littérature politique, culturelle, historique, ou médiatique qui développait avec un certain succès, semble-t-il, des thèses pseudo-historiques qui méconnaissaient à la fois notre histoire et celle des anciens « territoires » coloniaux. Je reprends ce mot cher à l’auteur aux yeux duquel est géopolitique tout ce qui est lutte de « pouvoir » sur un « territoire ».
La lecture des pages consacrées aux conquêtes en Afrique noire à la fin du XXème siècle devrait nous éclairer sur l’existence du triptyque géopolitique proposé par l’auteur, représentations, pouvoir, territoire.
A titre personnel, j’ai tenté de comprendre le pourquoi, le comment, et qui dans la chaine de pouvoir, engageait notre pays dans ces aventures motivées par les motifs, les raisons, ou les illusions les plus variés.
Ne s’agirait-il pas d’une recherche de type géopolitique à classer dans une des trois catégories de l’auteur? Tenter d’aller au cœur des «pouvoirs » qui décidaient ou ne décidaient pas de conquérir un « territoire » sous le sceau de la fameuse phrase du ministre Lebon : « les événements ont marché », souvent d’ailleurs parce qu’il ne pouvait en être autrement, par ignorance, en raison de l’impossibilité de dire oui ou non, compte tenu de l’absence ou de la grande difficulté qu’il y avait à communiquer entre un « pouvoir » et un exécutant, ou souvent dans l’engrenage d’un acteur de terrain, aventurier ou pas, comme ce fut le cas en Indochine avec le rôle majeur du commerçant Dupuis, ou d’un chef de guerre comme le colonel Archinard au Soudan.
L’une de mes conclusions principales était souvent celle du « fait accompli », en l’absence d’un pouvoir capable d’initier, de contrôler, et de rectifier une trajectoire de « pouvoir » sur un « territoire ».
Quelques exemples de ces situations historiques : jusqu’en 1885, et sans évoquer l’absence de communications avec l’hinterland du Haut Sénégal et du Niger, le gouverneur du Sénégal correspondait avec Paris, en envoyant un aviso de Saint Louis à l’île de San Thomé pour faire passer un message en utilisant un câble anglais qui reliait l’île au Portugal.
A Madagascar, ce ne fut qu’en 1895, qu’un câble relia Majunga au Mozambique pour communiquer par le réseau du câble anglais. En 1884, en Indochine, les communications gouvernementales faisaient appel au câble anglais de Singapour vers Aden ou de Hong Kong par la Sibérie, des avisos de la Marine étant chargés du premier trajet.
C’est dire que les processus de décision étaient à la fois longs, périlleux, et souvent sous contrôle technique des réseaux anglais.
Le résultat de ces recherches historiques a été publié dans le livre « Le vent des mots, le vent des maux, le vent du large »
Le titre est tiré de plusieurs sources : le livre de Roland Dorgelès sur la conquête de l’Indochine, avec son propos sur « le vent des mots » prêté aux Moïs sur le télégraphe, « le vent des maux », tiré du récit des souffrances endurées par les explorateurs, souvent géographes, les officiers, les administrateurs, les médecins…, dont la durée de vie était courte, compte tenu des épidémies, encore non jugulées qui ravageaient ces territoires…
En 1895, l’expédition de Madagascar, baptisée de « criminelle » fut un désastre humain, causé par les fièvres, une des deux protections naturelles du Royaume Hova, sur des plateaux alors inaccessibles.
Enfin, pourquoi « le vent du large » ? Parce qu’à mes yeux, et compte tenu des bilans proposés, je concluais que le seul bénéfice procuré à la France me semblait être de l’avoir ouverte sur le grand large.
Ces précisions éclaireront la lecture critique proposée, fondée sur la lecture et l’analyse de très nombreuses sources, avec l’objectif affiché de déterminer et de savoir quel « pouvoir » décidait, ou ne décidait pas…
&
L’auteur aborde son sujet en rappelant : « La conquête de l’Afrique tropicale au XIX°siècle se situe dans la période que certains historiens de l’économie et des théoriciens plus ou moins marxistes appellent l’impérialisme… » (page 328)
« L’impérialisme, nouvelle étape du développement du capitalisme (p,329)
Appréciation d’un spécialiste ?
« Telle est la vulgate marxiste, pour laquelle le développement du capitalisme est la cause fondamentale de l’expansion coloniale et des rivalités guerrières entre les Etats. » (p,329)
« Des impérialismes européens assez différents.
« L’impérialisme britannique, qui est à l’époque le plus puissant, s’appuie sur de grandes banques qui ont chacune un service d’informations économiques et géopolitiques (relié à des banques d’acceptation qui ont un réseau mondial d’informations pour fixer le niveau des taux des investissements qu’elles assurent en fonction des risques géopolitiques).» (p,330)
Commentaire : – à cette époque, seule la Banque d’Indochine pouvait jouer ce rôle dans les colonies françaises. (voir le livre de Marc Meulan « Histoire de la Banque d’Indochine » 1990)
- en ce qui concerne l’impérialisme financier français, il fut très modeste, notamment en Afrique noire, le pouvoir politique étant à l’origine de la création de banques d’Etat, créatrices d’une monnaie et relais du Trésor : son potentiel économique n’avait rien à voir avec celui de l’Afrique noire anglaise. (voir les travaux de Jacques Marseille, notamment le livre « Empire colonial et capitalisme français : histoire d’un divorce » (1984)
- le lecteur pourra utilement lire un ouvrage collectif et très documenté sur les réussites modestes de l’impérialisme français : « L’esprit économique impérial » (1830-1970) – Groupes de pression & réseaux du patronat colonial en France & dans l’empire » Hubert Bonin- Catherine Holdeir – Jean-François Klein
L’auteur note « Le contraste géopolitique entre les colonies au nord et au sud du Sahara » (p,331)
« La question de l’esclavage » (p,333)
Il s’agit d’une des analyses les plus intéressantes de l’ouvrage, parce qu’elle sort des tabous, des non-dits, des fausses vérités qui alimentent la propagande post-coloniale. L’association les Indigènes de la République n’a-t-elle pas choisi pour un de ses emblèmes l’esclavage ?
Une seule question : s’agit-il, compte tenu des longs développements de l’auteur sur ce sujet sensible, d’ajouter ce facteur clé au triptyque de facteurs « représentations- pouvoir – territoire » ?
« Les temps très longs de l’esclavage en Afrique » (p,335)
« Le terme et la notion d’esclave ont eu durant des siècles et dans le monde entier deux significations complexes et contrastées : les esclaves-marchandises, producteurs ou domestiques (dont l’achat coûte relativement cher dans bien des cas) et les esclaves-guerriers appartenant à un appareil d’Etat ou à un chef de guerre et en principe exclus de l’exercice symbolique du pouvoir. Selon Claude Maillassoux (Anthropologie de l’esclavage, 1986), ces deux aspects ont existé durant des siècles en Afrique comme ailleurs, et ils fonctionnaient l’un par rapport à l’autre, car dans bien des cas c’étaient des esclaves-guerriers qui capturaient les esclaves-marchandises. » (p,337)
L’auteur cite ensuite en référence « L’Histoire générale de l’Afrique » publiée par l’Unesco en huit volumes (1974-1986), laquelle accorde une grande importance à l’esclavage (Tome III du 7ème au 11ème siècle), en proposant une comparaison entre les œuvres artistiques du royaume d’Ife en Nigéria avec celles de la Grèce classique.
« Ce n’est pas parce qu’on voit dans l’esclavage la base essentielle du système économique et social d’Ife qu’il faut décrier celui-ci. L’institution de l’esclavage fournissait l’assise de productions artistiques de la Grèce classique et nous ne les admirons pas moins ». (p,336)
« Le développement des économies de plantation en Amérique tropicale entraine un énorme accroissement du commerce esclavagiste en Afrique. (p,337)
« La traite des esclaves a existé depuis les VIIème –VIIIème siècles vers les pays du Maghreb à travers le Sahara (avec relais dans les oasis), vers l’Egypte par la vallée du Nil et vers l’Arabie et le Golfe Persique depuis les côtes de l’Afrique orientale, à travers l’Océan Indien… A cette traite que les historiens appellent orientale s’ajoute à partir du XVI° siècle la traite occidentale par l’Océan Atlantique pour les besoins en main d’œuvre des Européens en Amérique où la population indigène a disparu sous l’effet des épidémies. » (p,337)
Le sens de la phrase que j’ai soulignée mériterait sans doute d’être explicitée.
L’auteur fait référence au travail remarquable de l’historien Olivier Pétré-Grenouilleau dans « Les Traites négrières », (2004) que la propagande post-coloniale a voué aux gémonies, pour avoir décrit la vérité.
L’auteur n’a pas évoqué l’absence de l’esclavage en métropole, tout au long des siècles, avec une phase coloniale aux Antilles, qui fut relativement courte, comparée, aux autres nations.
En ce qui concerne les travaux fort intéressants de l’Unesco, je les ai moi-même exploités, et leur tonalité historique faisait la part des choses, entre le blanc et le noir, dans les mêmes conditions qu’Hampâté Bâ dans ses livres.
« L’organisation par les souverains africains des chasses aux esclaves (p,338)
« L’analyse des livres de comptes des compagnies montrerait que très peu d’esclaves (selon O.Pétré-Grenouilleau) auraient été capturés par des négriers européens. » (p,338)
Commentaire : Il ne faut pas beaucoup de temps aux chercheurs qui consultent les récits des explorateurs ou des officiers des troupes coloniales pour croiser sur leur chemin, à la fin du XIXème siècle, des caravanes d’esclaves, ou découvrir les marchés d’esclaves du Bassin du Niger, avec le tarif en cauris des « marchandises » classées par ordre de prix sur le marché.
« L’Angleterre interdit soudain la traite » (p,340)
« En 1807, en pleines guerres napoléoniennes (l’empereur des Français vient d’écraser la Prusse, et de décréter contre l’Angleterre le Blocus continental), le Premier ministre William Pitt promulgue un décret qui interdit à tout sujet britannique d’acheter ou de vendre des esclaves…. Après la défaite de Napoléon, les dirigeants britanniques imposèrent au Congrès de Vienne l’interdiction de la traite…. »
« L’interdiction d’exporter des esclaves eut d’importantes conséquences géopolitiques. (p,342)
« La plupart des discours et livres anticolonialistes passent sous silence l’interdiction faite par les Anglais de la traite ou la considèrent comme un simulacre sans grande conséquence, une simple hypocrisie. On soutint souvent que le travail forcé dans les colonies européennes d’Afrique sera l’équivalent de l’esclavage. Sur le plan humanitaire, la différence ne fut pas très grande, mais elle fut considérable du point de vue géopolitique : alors que durant trois siècles le système de « production » des esclaves, (leur capture et leur exportation) avait fonctionné sous la direction des souverains africains en relation d’affaires avec les négriers européens, l’interdiction de la traite à partir du XIXème siècle entrainera rapidement la conquête coloniale et le partage de l’Afrique entre puissances européennes et l’établissement par la force de l’autorité des Blancs sur les Noirs…. » (p,342)
Question : la chaine causale des conquêtes proposée, l’enchainement décrit est à l’évidence par trop synthétique, mais il pose la question du rôle de l’esclavage dans le processus des conquêtes coloniales.
Facteur géopolitique majeur, avec la désagrégation des tribus, l’entrée en scène parallèle de nouvelles technologies de pouvoir et de communications entre les côtes et l’hinterland ?
En 1895, et à l’occasion des travaux de délimitation des frontières entre le Dahomey et la Nigéria et des nombreux contacts noués avec confiance avec les petits roitelets de l’hinterland, le commandant Toutée rapportait les jugements péjoratifs qu’ils portaient sur les populations côtières gagnées par les licences de la modernité. Les mêmes interlocuteurs étaient reconnaissants à la France de les avoir débarrassés des rafles d’esclaves commandées par le roi Béhanzin. (« Du Dahomé au Sahara » A.Colin-1899)
Les facteurs de désagrégation des tribus méritent effectivement un examen, car ils ont été nombreux, mais pas uniquement liés à l’esclavage.
En Afrique du Sud, encore pays d’apartheid en 1950, Alan Paton était bien placé pour décrire les dégâts causés par l’industrie minière et la concentration des mineurs dans des bidonvilles dans un roman superbe intitulé « Pleure, ô Pays bien aimé ».
Dans sa préface, il écrivait :
« … Mais l’industrialisation ne fut pas la seule cause de destruction des tribus. L’homme blanc n’apportait pas seulement des villes et des usines, mais aussi des alcools nouveaux, la lecture et l’écriture, des marchandises séduisantes, des fusils, des maladies inconnues et les idées et l’idéal chrétiens. L’élément le plus destructif pour les Noirs fut la constatation plus ou moins consciente, que le système des tribus était désormais un instrument entre les mains des Blancs et non plus l’élément vital du peuple africain, fait de guerre, de tambours, de plaisir, de chasse, de danse et d’amour ; d’esprits et de présages ; de piété filiale et de graves discussions… »
N’en fut-il pas de même dans l’ancien Congo Belge ?
L’auteur poursuit son analyse avec l’exemple des quatre guerres menées par les Anglais contre le Royaume esclavagiste des Ashanti en Gold Coast (Ghana) à la fin du siècle (1806-1874) et poursuit :
«…Tout cela contribua à ce que les milieux intellectuels et poltiques européens parlent de plus en plus de la « mission civilisatrice » de l’Europe, de la France ou du « fardeau de l’homme blanc », tiré du célèbre poème de Rudyard Kipling (1899). On peut dénoncer ce mélange de bons sentiments et de géopolitique, mais il se trouvait déjà dans les discours des « abolitionnistes » qui avaient lutté pour la fin de l’esclavage et qui servaient aussi à une sorte de règlement de comptes entre le gouvernement britannique et les Etats-Unis.
L’instauration du travail forcé par les administrations coloniales dans la plupart des pays d’Afrique noire, bien qu’elle ait entraîné de nombreux abus et de graves conséquences sanitaires, n’eut absolument pas les conséquences géopolitiques qu’avait eues la chasse aux esclaves. » (p,344)
Commentaire : il est exact que l’esclavage fut un facteur de destruction et de structuration sociale majeure et collective en Afrique noire, mais il était en même temps une des données constitutives des mœurs de la plupart de ses peuples, quasiment une sorte de trait de vie collective.
Certains courants de pensée tentent de balancer la calamité de l’esclavage par celle du travail forcé, alors que la France interdit très rapidement l’esclavage en Afrique noire : il est exact que le travail forcé fut une source d’abus graves, notamment lorsqu’il était destiné à fournir de la main d’œuvre aux colons. Dans de nombreux cas de figure, il s’inscrivait dans l’héritage des « corvées », qui persistaient sous la Troisième République. Il s’agissait de suppléer à la somme des carences qui affectaient les premiers équipements collectifs de base.
A Madagascar, l’abolition de l’esclavage, en 1896, fut une des premières décisions que prit le général Gallieni, laquelle déstabilisa complètement le système de travail local.
Jean Pierre Renaud – Tous droits réservés