La Question post-coloniale Les conquêtes en Afrique noire Lecture critique suite

« La Question post-coloniale »

Yves Lacoste

Lecture critique

« Les conquêtes coloniales en Afrique noire » (p,344)

Introduction

Afin de bien comprendre la géopolitique de l’Afrique noire de l’Ouest, au moment des explorations et des conquêtes, quoi de mieux que de citer, d’entrée de gamme, le propos « géopolitique » du géographe Richard-Molard sur les caractéristiques géographiques de cette partie du continent africain, un des facteurs clés de la géopolitique de l’Afrique de l’Ouest au XIXème siècle.

Dans son livre « L’Afrique Occidentale Française » (1950), le géographe Richard-Molard  notait en effet que cette partie du continent africain, je dirais capitale à l’époque des conquêtes coloniales, souffrait d’une « anémiante continentalité ».

&

            « En 1885 se tint la Conférence de Berlin… » (avec l’interdiction des ventes d’esclaves et d’armes à feu, en même temps que le partage de l’Afrique à l’initiative du roi des Belges Léopold II).

            Commentaire : le mot « partage » a été mis en italique, parce qu’Henri Brunschwig en a démontré les faux sens d’interprétation historique.

            « Les conséquences géopolitiques de la multiplication des chasses aux esclaves » (p,345)

            « Le fait que la chasse aux esclaves se soit en quelque sorte démultipliée au XIXème siècle après la fin progressive des « exportations humaines » vers l’Amérique a rendu conscients la quasi-totalité des peuples d’Afrique noire des dangers de la traite non pas comme une menace lointaine et abstraite, mais comme le risque d’être attaqués par des guerriers envoyés sur ordre des chefs d’un peuple voisin. La multiplication des captures d’esclaves par de multiples roitelets chez des peuples voisins banalisait les captifs ou les captives que l’on n’exportait plus au loin (sauf vers l’Egypte et l’Arabie). Leur valeur marchande était de plus en plus dévaluée comme moyen de paiement ou de gratification.

            Les peuples razzieurs savaient qu’ils risquaient désormais d’être attaqués par une expédition d’Européens venu d’ailleurs ayant su rassembler des peuples jusque là dominés.

            On dénonce de nos jours les effets du tribalisme en Afrique noire, comme s’il s’agissait de superstitions anciennes et sans fondement. D’abord il ne s’agit pas tant de tribus, mais de peuples différents qui se sont subdivisés en tribus. A la différence des tribus nord-africaines qui, au sein d’un vaste ensemble géopolitique dont elles sont conscientes, parlent une même langue et ont la même religion, le phénomène tribal en Afrique noire se subdivise de peuples très différents, la plupart peu nombreux, chacun ayant sa langue et ses croyances religieuses.

            Les chasses aux esclaves ont fait que la mosaïque ethnique en Afrique noire était constituée, au milieu du XIXème siècle, de peuples se redoutant les uns des autres. Une conception couramment répandue dans les écrits et les propos qui de nos jours dénoncent le colonialisme – qu’il s’agisse d’Amérique pré-colombienne ou d’Afrique noire – est somme tout qu’avant l’arrivée des Européen ces peuples n’étaient guère opprimés par quelque empire ou potentat. En fait, ces peuples voisins avaient entre eux de terribles problèmes dont leurs notables étaient très conscients. » (p,346)

Commentaire :

  • L’explication géopolitique que propose l’auteur sur le contexte ethnique de l’époque et sa constitution par l’esclavage, la prise de conscience des peuples en lice face à ce fait géopolitique majeur mériterait d’être documentée.

A la lecture de tous les récits consultés, il est difficile d’abonder dans un tel sens, d’autant plus que l’esclavage marchand et domestique imprégnait les mœurs de l’Afrique pré-coloniale.

  • les passages soulignés mériteraient d’être analysés et commentés par les historiens, car ils manquent de clarté, en tout cas à mes yeux : « les peuples razzieurs savaient » ? – « les effets du tribalisme » ? – « la mosaïque ethnique » ?

Par exemple, dans le bassin du Niger, et tout au long du XIXème siècle, deux facteurs n’ont-ils pas bousculé tout autant la mosaïque ethnique existante, les guerres de conquête de l’Islam contre les royaumes Bambaras et Mandingues, avec en parallèle les incursions fréquentes des tribus nomades du Nord dans les villages des paysans sédentaires, ou le rôle majeur des tribus Peuls éleveurs nomades que l’on retrouvait alors au Sénégal sous le nom de Toucouleurs.

La bataille très meurtrière de Toghou, en 1866, fut difficilement gagnée par le sultan Ahmadou, combattu plus tard par les Français, une bataille qui se solda par la mort de tous les prisonniers Bambaras.

« Les conquérants européens apprennent à analyser la géopolitique de l’esclavage » (p,346)

« En Afrique noire, ce que l’on pourrait appeler la géopolitique des chasses aux esclaves, la conscience angoissée des rapports de force entre tel peuple dominant et tels peuples dominés étaient à l’esprit de beaucoup, alors que dans la première partie du XIXème siècle arrivaient déjà sur les côtes les nouveaux conquérants européens. Ceux-ci n’avaient ni le désir ni le droit de faire fortune, comme cela se faisait au temps du commerce négrier sur la côte. Ces nouveaux venus – des militaires, des officiers de marine – voulaient étendre leur pouvoir sur des territoires qu’ils savaient tout autant convoités par d’autres conquérants européens. Chacun de ces petits groupes conquérants, qu’ils appartiennent à une armée nationale ou privée (en fait belge ou britannique), entendait étendre le plus possible son autorité sur un territoire dont on ne disait pas les ressources, afin que le concurrent les ignore.

Dans cette course impérialiste, ces hommes d’action vont comprendre assez vite que tous ces noirs, au premier abord assez semblables, forment non seulement des peuples différents les uns des autres, mais aussi des peuples rivaux qui ont peur les uns des autres. Les conquêtes coloniales en Afrique noire se feront en jouant assez habilement de ces rivalités géopolitiques.

Pour cela, les militaires qui établissaient les cartes des territoires où ils avançaient allaient se faire très empiriquement ethnographes et historiens, en faisant parler les « vieux » pour repérer quels étaient les protagonistes des conflits qui se déroulaient sous leurs yeux ou dans lesquels ils étaient souvent impliqués. En effet, à l’arrivée des militaires européens, les captures d’esclaves n’avaient pas cessé. Aujourd’hui, les ethnologues africanistes reprochent aux administrateurs coloniaux, qui étaient souvent des militaires, d’avoir inventé des ethnies ou de les voir considérées comme très anciennes alors qu’elles étaient relativement récentes et qu’elles résultaient de regroupements simplificatoires décidés pour des raisons stratégiques ou de commodité administrative dans des populations déracinées par les raids esclavagistes. Mais les ethnologues actuels, anticolonialistes, ne parlent guère du rôle des souverains africains dans la traite des esclaves. » (p,347)

Commentaire : il ne parait pas inutile de revenir sur les textes soulignés, étant donné les questions que pose leur sens.

« Les conquérants européens apprennent à analyser la géopolitique de l’esclavage » (p,346) :ne s’agit-il pas d’une interprétation par trop savante des découvertes souvent approximatives et empiriques faites sur le terrain?

« …la conscience angoissée des rapports de force entre tel peuple dominant et tels peuples dominés étaient à l’esprit de beaucoup… »

« Conscience angoissée » – « à l’esprit de beaucoup » : Au sein d’une population illettrée ? Un mot de science humaine ou de psychologie collective ?

« dont on ne disait pas les ressources, afin que le concurrent les ignore. » ? dans les quelques comptoirs côtiers sans doute, mais ils n’étaient pas nombreux.

Si vous lisez les premiers récits des blancs qui fréquentèrent par exemple les côtes de Grand Bassam avant 1900, ils vous informeront de la rareté des contacts sur la lagune encore fermée qui borde les côtes d’un « territoire », la Côte d’Ivoire, qui ne vint à l’existence coloniale qu’en 1895, et qui ne fut pacifiée que quelques années avant la Première Guerre Mondiale : le « temps colonial » dura moins d’un demi-siècle.

Par ailleurs explorateurs et officiers publiaient de très nombreux récits dans lesquels rien n’était caché, souvent par le biais de sociétés de géographie très dynamiques, notamment en Angleterre et en France.

Un exemple de récit d’officier (1), celui du colonel Frey sur la conquête du Soudan, dans lequel il ne cachait pas son scepticisme sur les ressources du Soudan (le Mali). (Campagne dans le Haut Sénégal et le Haut Niger (1888))

« les militaires qui établissaient les cartes des territoires où ils avançaient allaient se faire très empiriquement ethnographes et historiens, en faisant parler les « vieux. » 

Une observation fort intéressante : faute de cartes, ce sont les officiers coloniaux qui établirent les premières cartes, chaque première colonne pénétrant sur un territoire, disposait d’un officier topographe qui procédait au relevé du terrain avec ses cotes et caractéristiques.

 Ethnographie et histoire empiriques : j’ai largement exploré cette problématique sur mon blog, et noté qu’au moins dans l’ensemble de l’Afrique tropicale de civilisation orale, l’histoire était entre les mains des « griots », hommes et femmes de mémoire, remarquables parleurs, membres éminents des cours ou entourages de rois, de chef de tribus ou de villages : certains ou certaines furent célèbres.

Il est évident que leurs récits constituaient une version parallèle de nos « romans nationaux »

« Aujourd’hui, les ethnologues africanistes reprochent aux administrateurs coloniaux, qui étaient souvent des militaires, d’avoir inventé des ethnies ou de les voir considérées comme très anciennes »

Oral et écrit, les traditions, les lettrés, la mise au point ethnies, les dilalectes

Je propose au lecteur de se reporter à ce sujet à l’analyse de mon blog du 20/03/2013.

« Le rôle des soldats de métier indigènes et des porteurs » (p,347)

« Les conquêtes en Afrique noire ont été menées en lançant des colonnes depuis les côtes vers l’intérieur. Le terme classique de colonne, dans le domaine militaire, désignait en Afrique de très longues files de soldats indigènes encadrés par un petit nombre d’officiers blancs (ne serait-ce que par leur vêtement)  suivis par des files bien plus longues encore de porteurs, car à l’époque il n’y avait guère de route mais des pistes et des sentiers, et parce qu’il n’y avait  pas de chariots, car en Afrique, on ignorait la roue et les animaux de bât étaient plus rares et coûteux à acheter que les hommes à peine sortis de l’esclavage. (p,347)

« …Les maladies, notamment la terrible fièvre jaune (1), ont infecté les colonnes de soldats indigènes presqu’autant que leurs officiers ((bien qu’ils dorment sur les fameux lits Picot à l’abri de leurs moustiquaires). Les médecins coloniaux feront faire de très grands progrès à la médecine.

Les soldats indigènes – dans le cas français les fameux « tirailleurs sénégalais (qui seront bientôt des Mossis) – ont formé l’essentiel des forces qui, sous des commandements européens différents, ont mené la conquête des pays d’Afrique. C’étaient des soldats de métier engagés pour quelques années. Les Anglais, les Allemands, les Portugais et les Belges agirent plus ou moins de même. » (p,348)

Commentaire : (1) plus la fièvre bilieuse

Les « colonnes » ? J’ai expliqué dans une de mes chroniques que la « colonne » constituait un instrument de progression et de protection militaire conçu comme celui d’un vaisseau de guerre, alors que les colonies dépendaient encore d’un ministère de la Marine et des Colonies.

Nous reviendrons sur le sujet important des « tirailleurs », car ils jouèrent un rôle très important dans la phase des conquêtes, puis de la colonisation avec leur rôle majeur de « truchement » linguistique et culturel entre hommes de culture différentes, puis dans celle de la décolonisation violente ou pacifique en Indochine et en Afrique, avec ou contre nous en Indochine ou en Algérie.

Dans mes analyses des sociétés coloniales, j’ai longuement traité le thème du « truchement », sans lequel la colonisation n’aurait pu exister, de même et comme l’indiquait Brunschwig, que « sans télégraphe, pas de conquêtes coloniales ».

« Madagascar, un cas géopolitique très particulier. (p,349)

« … Mais surtout, Madagascar présente une originalité géopolitique majeure : lorsque la « Grande Ile » commence à subir au XIXème siècle la pression du colonialisme, il existe déjà un Etat aux allures de monarchie occidentale une large partie de sa population est christianisée et une langue autochtone commune à large diffusion, le malgache, presqu’une langue nationale, existe. Tout cela est d’autant plus étonnant que là vivent, comme en Afrique, des peuples différents.

Un peuplement qui n’est pas africain… Au XVIIème siècle, des Français créèrent quelques comptoirs pour y acheter des esclaves destinés aux plantations des îles que l’on appelait depuis le XIXème siècle Maurice et la Réunion – jadis île de France et île Bourbon – et qui furent longtemps désertes. Mais les Anglais étaient aussi déjà là, ainsi que leurs missionnaires anglicans. » p,350)

Questions : il aurait été intéressant de citer d’autres facteurs géopolitiques importants, en plus des deux caractères insulaire et étatique, le facteur d’escale pour la Marine sur la route des Indes et de l’Asie, avec sa dimension internationale, et peut-être le rôle majeur du groupe de pression des planteurs de la Réunion.

La première intervention armée en 1883 fut décidée par l’éphémère ministre de la Marine et des Colonies de Mahy, originaire de la Réunion (pendant quinze jours).

De nos jours, Françoise Vergès, la politologue bien connue pour ses analyses de propagande postcoloniale n’a-t-elle pas des ascendants réunionnais de la période considérée ?

« Les Anglais, pour lutter contre la traite, ont favorisé le renforcement et la modernisation de l’Etat malgache » (p,351)

« Les Anglais laissent Madagascar aux Français » (p,352)

Commentaire : Madagascar contre Zanzibar, ne sommes-nous pas dans une situation géopolitique très différente de celle des colonnes, dans une autre dimension internationale de la géopolitique coloniale, comparable à celle de Méditerranée (Afrique du Nord avec le cas très documenté du Maroc ou de l’Egypte) ?

« Madagascar encore très différent de l’Afrique noire » (p,353)

Commentaire :  1) l’auteur donne une explication sur l’esclavage qui aurait été supprimé au début du XIXème siècle : mais alors pourquoi Gallieni l’aurait-il supprimé en 1896 ?

2) l’auteur écrit en ce qui concerne la révolte de 1947, non évoquée dans la partie  « Les luttes pour l’indépendance » : « A Madagascar, à cause du christianisme, les communistes étaient beaucoup moins nombreux qu’au Vietnam et le soulèvement malgache fut vite étouffé. »

La lecture qui est proposée pour cet épisode historique serait-elle fondée ? Comparer par ailleurs le Vietnam et Madagascar, n’est-ce pas trop défier la compréhension comparative que l’on peut avoir de la géopolitique ? Méconnaître l’histoire de ces pays ?

« Mais, fait assez difficile à expliquer, l’émigration post-coloniale des Malgaches a été relativement faible. Est-ce seulement l’effet de la distance ? » (p,354)

Commentaire :  « la distance » n’a pas été un « effet de la distance » pour tous : une partie de l’intelligentsia formée en France y est restée  pour bénéficier d’un niveau de vie européen. Cette remarque vaut d’ailleurs pour beaucoup d’anciens pays coloniaux qui ont vu et qui voient leurs nouvelles élites déserter leur pays pour le même type de raison.

« Le Sénégal et la géopolitique de Faidherbe » (p,354)

D’entrée de jeu, au-delà du cas Faidherbe, ne s’agirait-il pas d’un cas de géopolitique sans doute exceptionnel, à la confluence de nombreux facteurs, le principal peut-être étant celui d’un point de départ stratégique presque naturel pour la conquête de l’hinterland, les bouches du fleuve Sénégal..

Je ne me lancerai pas dans l’analyse détaillée de ce cas très particulier de géopolitique africaine qui s’est articulé sur quelques facteurs géopolitiques clés, la capitalisme maritime de Bordeaux, le rôle majeur de Faidherbe, fort bien décrit, le rôle majeur de la géographie avec la voie d’accès saisonnière du fleuve Sénégal vers les territoires de conquêtes quasi-impossible au début des conquêtes (Haut Sénégal, Soudan, le bassin du Niger), et pour faire bonne mesure, la présence d’un islam modéré par de grandes confréries (notamment la Mouride) alors que cette région fut le théâtre de plusieurs djihads, notamment ceux d’El Hadj Omar Tall, et Ahmadou, menés par des peuples Peuhl, ici les Toucouleurs.

Il convient de citer au moins d’autres particularités de la période coloniale, l’exception des quatre communes de plein exercice, au début du XXème siècle comme en métropole, la participation très  active du Sénégal dans la guerre de 1914-1818, enfin l’élection comme député d’un chrétien, Léopold Senghor, après 1945, dans un territoire musulman.

N’oublions pas par ailleurs que son potentiel économique était plutôt limité, avec la gomme et l’arachide, et qu’il n’avait rien à voir avec celui de la Gold Coast (Ghana) et de la Nigéria, ou plus tard de la Guinée et Côte d’Ivoire.

Enfin, et compte tenu de l’ensemble de ces facteurs de la période coloniale, il n’est pas tout à fait surprenant que selon le classement que fit Hampaté Bâ, entre les différentes catégories d’Africains, les Africains de l’hinterland considéraient les Sénégalais comme des demi-blancs.

Jean Pierre Renaud  –  Tous droits réservés