Propagande postcoloniale contre propagande coloniale ? Vincent Chambarlhac – fin

 « Un dispositif éditorial militant

        A rebours de cette trajectoire de ce collectif une stratégie éditoriale s’esquisse. A sa racine, il y a sans doute la crise de l’édition en  sciences humaines. Parce qu’elle suppose la mise en concurrence des auteurs et des éditeurs, cette crise réclame un savoir-faire spécifique dans le mode d’apparition de travaux qui concourent à la réputation d’un auteur. Il s’agit là de solliciter la polémique plus que la controverse scientifique. La première permet d’asseoir une réputation scientifique dans l’espace médiatique et par contrecoup, de construire une espace dans le dispositif institutionnel de la recherche (fondations, musées, chargés de recherche…) Le dispositif médiatique déployé joue sur deux registres noués par la figure du refoulé de la mémoire coloniale. Il reprend le « modèle » heuristique vichyssois, l’appliquant au postcolonialisme. Il s’agit de réaliser la « paxtonisation » du champ de l’historiographie du fait colonial en France selon Nicolas Bancel et Pascal Blanchard. L’expression saisit la stratégie poursuivie et souligne un mode d’apparition dans l’espace public. Ce « modèle vichyssois » s’exprime en grande partie dans de courts articles au Monde diplomatique. Ici, l’écriture collective, se charge d’une évidence militante. L’essentiel est d’avancer l’argument quasi pathologique d’une amnésie, du refoulé d’une mémoire coloniale : le spectacle des zoos humains était ainsi routinier naguère, occulté aujourd’hui. D’un syndrome l’autre, l’emprunt au lexique d’Henri Rousso est patent. Ces prises de position, qui sont le fait de chercheurs, s’entendent dans l’espace public, comme un rapport singulier à l’histoire, construit sous les auspices du devoir de mémoire : animée par une écriture militante, la plume universitaire assoit la démonstration dans une revue de vulgarisation scientifique. L’essentiel du dispositif éditorial tient à cette circulation incessante entre les pôles militant et heuristique.

        La société française doit donc entrevoir et se questionner au prisme del’héritage colonial. Amorcée dès 1997, cette logique culmine avec la fracture coloniale qui outrepasse l’essai d’histoire immédiate, posant les membres du collectif en praticiens et/ou experts des pathologies sociales. L’ouvrage devient en 2010, sous la plume de Marie-Claude Smouts, le catalyseur des études postcoloniales sur la scène française : le collectif fournit ainsi une première réponse à une demande issue du mouvement des indigènes de la République comme des débats autour de l’abrogation de l’article 4 de la loi du 23 février 1995. Les émeutes de novembre 2005 renchérissent médiatiquement l’hypothèse d’une pertinence de la grille postcoloniale comme lecture du social. Un effet de seuil a été franchi. Dans ce franchissement, l’évidence d’une situation postcoloniale s’est imposée. La logique du palimpseste, inhérente à l’intrication des enjeux dans la polémique sur la question coloniale, recouvre alors la part de la structuration intellectuelle du débat…

         En son moment politique, la trajectoire de l’ACHAC consacre l’irruption médiatique du postcolonialisme dans le champ scientifique. Un « tournant postcolonial » serait là à l’œuvre dans l’ouvrage Ruptures postcoloniales entend sonder les contours, tout en gardant à « l’esprit l’illégitimité universitaire de l’histoire postcoloniale » en 2010. Puisque l’engagement du collectif peut se « concilier avec des approches plus distanciées d’une construction de l’objet respectant une certaine façon de se rapporter aux événements, aux autres et à soi-même », la capacité de ces historiens à diagnostiquer les pathologies sociales certifie leur scientificité. Dans cette configuration tautologique, l’historien du postcolonialisme est scientifique car intrinsèquement militant. La boucle est bouclée, la reconnaissance scientifique procède de la capacité militante à distancier son engagement pour construire un objet, posé ensuite comme central dans le réagencement du champ académique. L’illégitimité universitaire du postcolonialisme procède d’un combat d’arrière- garde. Coda, donc ?

        Commentaire :

       J’ai souligné plusieurs phrases qui me paraissent importantes dans cette analyse de grande qualité, par ce qu’elle devrait interroger le monde universitaire sur la scientificité de « ses productions ».

       A plusieurs reprises, j’ai posé la question, au départ, de la scientificité des thèses, alors que les débats éventuels des jurys et leurs votes restent secrets, et que le ou les rapports  de lecture le sont aussi.

      J’ai buté sur cette difficulté surprenante lorsque j’ai voulu obtenir ce type d’information sur les deux thèses de doctorat de Pascal Blanchard et d’Elise Huillery.

       « Tautologique » sûrement, étant donné que ce collectif renvoie ses auteurs les uns vers les autres, en boucle, sans avoir validé ou fait valider les sources – les représentations- qu’ils ont manipulées dans un but médiatique et idéologique.

            « Diagnostiquer les pathologies sociales » dans leur qualité de médecins de Molière du siècle, incontestablement, comme je l’ai souligné au début de ma conclusion du livre « Supercherie coloniale », en y ajoutant un zeste de psychanalyse avec l’invocation du refoulé, de l’inconscient collectif (voir Cocquery-Vidrovitch), du ça colonial ou postcolonial.

     « S’inscrire en challenger

       Ce dispositif éditorial se singularise par sa dynamique réflexive entre des pôles discursifs, schématiquement, qualifiée de militant (Le Monde diplomatique, les pages « Débats » du Monde, les interventions radiophoniques de Daniel Mermet…) d’heuristique (des revues de haut niveau de vulgarisation comme les Cahiers français, Hommes et migrations…) et les thématiques développées dans l’espace public par les politiques de mémoire et les luttes pour la reconnaissance. C’est dans cette réflexivité que se saisit  la part du jeu à l’œuvre, par quoi des challengers tentent de s’inscrire dans le champ scientifique, certes au prix de frottements. Lire cette stratégie en termes d’inscriptions académiques implique à nouveau la périodisation ; des figures et des rhétoriques s’enchâssent qui représentent autant de modalités d’être académiquement à ce « concept circulant » selon la formule de l’introduction de Ruptures postcoloniales qu’est le postcolonialisme.

       Née du combat pour les droits civiques aux Etats-Unis, la discrimination positive permit le développement de la Public history. La naissance, puis le développement de l’agence des Bâtisseurs de mémoire, comme celui de l’ACHAC, procèdent sans doute de ce lien. La charge critique de Camille Trabendi pour Agone sur Pascal Blanchard, free lance researcher, s’entend dans cette configuration. La polémique qui s’ensuit sur le blog d’Agone porte comme titre le néologisme de «  Postcolonial business ; l’article indique qu’il y avait dans « l’interprétation économique et sociale du malaise des classes populaires » comme un « marché à conquérir » pour Pascal Blanchard. Articulée sur la trajectoire de l’ACHAC en son moment politique, la charge déconstruit la posture d’l’historien ; elle dit peu sur l’inscription de ce Postcolonial business dans le champ académique, sinon par l’appartenance au laboratoire GDR 2322 du CNRS lu comme « une amulette qui préserve des pairs malveillants ».

Larges extraits du texte de Vincent Chambarlhac avec quelques commentaires

Jean Pierre Renaud