Carnets Buron – 9 – 1962 – Evian

Carnets Buron – 9 – 1962 -Evian

« III

Entre les Rousses et Evian (p,236)

       Lundi 19 février, Paris 22 heures

        … A 11 heures, à Villacoublay, un aide de camp du chef de l’Etat nous attendait pour nous prier de nous rendre directement à l’Elysée.

       L’audience a  été brève, de courtoisie en quelque sorte. Les propos du Général peuvent se résumer ainsi :

      « Vous avez fait de votre mieux. Nous allons voir maintenant. En tout cas nous ne nous laisserons pas manœuvrer. S’il y a accrochage à Tripoli, eh bien nous publierons les textes, tous les textes. L’opinion internationale sera pour nous… et nous reprendrons le combat. Merci messieurs. »

     Mardi 20 février

       « Ce matin accueil amical au bureau national du MRP…J’ai brièvement exposé l’économie du système envisagé avec ses trois périodes :

      Transitoire, jusqu’à la proclamation du résultat du scrutin d’autodétermination, pendant laquelle la souveraineté française n’est pas discutée mais où coexistent un haut-commissaire, dépositaire des pouvoirs de la République et un Exécutif provisoire comprenant huit musulmans et trois européens.

      Probatoire durant les trois années qui suivent la proclamation de l’Indépendance (si telle est la solution qui prévaut). Pendant cette période les Français restant sur place doivent bénéficier d’un certain nombre de libertés dans le domaine politique, économique, social et financier. Ces avantages sont garantis indirectement  par les concours que la France apportera à l’Etat nouveau et dont en fait le montant peut varier selon les circonstances, et directement par la présence de troupes françaises sur le territoire jusqu’à l’expiration, du délai convenu.

        Définitive enfin, dans le cadre d’une coopération technique et financière normalement  avantageuse pour les deux parties…

        Mercredi 21 février

     « Le Conseil des ministres consacré aux pourparlers préalables des Rousses…

      Le chef de l’État, prenant acte de l’accord quasi-unanime du Conseil des ministres, remercie le ministre d’État et ses deux collègues ; « C’est dans cette voie qu’il faut donc continuer si, comme je le pense, en face on souhaite vraiment la paix… Quant à la France, il faudra qu’elle parle. Ces résultats auxquels nous aboutissons seront soumis à référendum et nous les ferons mettre en application qu’ensuite…(p,245)

        Lundi 5 mars

        C’est bien à Evian que vont reprendre les pourparlers, officiellement cette fois…

        J’ai grande crainte que sur de nombreux points la discussion soit à reprendre au départ, avec des hommes plus inquiets encore que nous ne l’avons perçu aux Rousses… cent quatre explosions ce matin à Alger et les manifestations les plus diverses : expulsion sous menace des journalistes italiens, incendie de la prison d’Oran, se succèdent à un rythme accéléré ;… (p,247)

IV

Les pourparlers d’Evian (p,248)

        Le 7 mars au soir

       … Ce premier contact – qui a duré de 11h15 jusqu’à 17h30…. m’a laissé l’impression d’un certain malaise de part et d’autre, plus accentué encore chez nos interlocuteurs. (p,249)

       … Le problème essentiel pour le FLN, c’est celui de la période transitoire, comme pouvait l’être pour nous les questions de nationalité et de garantie de la minorité lors de notre dernière rencontre.

             A quoi bon proclamer le cessez-le-feu si, dès l’arrêt des combats dans les djebels, la guerre civile se déchaîne dans les villes, si l’Exécutif provisoire est dépourvu d’autorité réelle, si l’Armée en définitive au lieu de soutenir ce dernier cède aux sollicitations des activistes européens ?

       Voilà la grande crainte exprimée ! ((p252)…       Commentaire : les deux délégations ont beaucoup de mal à s’entendre sur l’ensemble des questions déjà examinées aux Rousses, et je reviens spécialement sur les notes consacrées à l’amnistie :

          « Ce 16 mars au matin… Une fois encore, la bataille s’est déclenchée sur les fameuses annexes militaires que nous n’avions pas eu le temps de rédiger aux Rousses. Elle reprit ensuite à propos de l’amnistie dont nos interlocuteurs demandent que le bénéfice soit étendu aux français qui leur ont apporté leur aide, ce qu’il n’est pas question de leur accorder.

         il s’agit en effet de l’amnistie qui doit intervenir en Algérie dès le début de la période provisoire. Il est normal dans les circonstances où nous nous trouvons que les algériens qui ont combattu pour leur indépendance et ne se sont pas rendus coupables de crimes de sang puissent reprendre place dans l’Algérie nouvelle et participer au scrutin d’autodétermination. Le Gouvernement par contre garde son entière liberté de décision à l’égard des citoyens français nés et vivant en France qui ont transgressé les lois et règlements français…(p,262)

      Ce 18 mars

      « Et voilà ! Nous en avons terminé : nous avons apposé nos trois signatures en bas des 93 pages, fruit du travail de ces douze jours, face à celle de Krim Belkacem…

         J’ai pour ma part conscience d’avoir fait mon devoir au sens plein du mot mais je n’en éprouve aucune satisfaction véritable.

          Certes il fallait en finir ! Dans le climat d’horreur qui se généralise à Alger et Oran, il était nécessaire de tout faire pour utiliser la faible chance – mais la seule chance – que constitue la conclusion des pourparlers.

         Les jours qui viennent vont être des jours de folie et de sang. Les passions ne désarmeront pas parce que ma signature figure au bas d’un bien étrange document. Mais sans cet effort douloureux, pendant combien d’années encore le sang aurait-il continué à couler, quelles convulsions auraient connues la France… » (p,265)

        14 mai à Rocher Noir (à Alger)

        … Je ne sais pas jusqu’à quel point les choses vont aller dans les jours prochains, mais dès à présent il faut admettre que l’irréparable a été commis entre les deux communautés. La grande majorité des Français d’Algérie, sans chercher si elle est victime du FLN, de l’OAS, de la réaction contre l’OAS, du Gouvernement ou de l’évolution du monde est décidée au départ… » (p,266)

       Le 16 mai, 10 heures

     « Je viens en compagnie de mes quatre collègues MRP du Cabinet Pompidou, d’aller porter notre démission au chef de l’Etat.

       Etrange nuit que celle de notre délibération et de nos échanges téléphoniques avec le président de la République et le premier ministre. A aucun moment je n’ai eu vraiment la sensation de participer à l’action qui se jouait.

         Mes amis ne pensaient qu’à l’Europe, le général de Gaulle qu’à l’avenir  du régime.

       Pour ma part mon esprit était resté en Algérie. »  (p267)

&

Commentaire

        Les notes de Robert Buron permettent de vérifier que les négociations avec le FLN ont été conduites de bout en bout sur les instructions du général de Gaulle.

       A la date de ces accords, j’avais depuis longtemps fait mon deuil de mon séjour algérien : je me trouvais faire de la coopération à Madagascar, un pays que je découvrais, venu récemment à l’indépendance.

     Je constatais une fois de plus, qu’après le Togo, l’Algérie, Madagascar n’était pas non plus la France, et que la gestion politique du nouvel Etat laissait beaucoup à désirer.

        Je saisis donc la première occasion, le changement du régime de la coopération pour ne pas apposer ma signature sur le contrat qui m’était alors proposé,  pour revenir en France ! Je précise que ce contrat était très rémunérateur !

                Jean Pierre Renaud – Tous droits réservés