Carnets Buron – 6 – 1961-1962 « Fin de partie » pour le soldat

Carnets Buron – 6 – 1961-1962

Décembre 1960 : « Fin de partie »,  pour le soldat !

     A la fin de chacune des chroniques que j’ai publiées dans mon livre sur cette guerre,  je concluais avec une rubrique intitulée :

        «  Morts ou vivants, ils auraient dit ou ils diraient »

           A la fin de celle intitulée « La lettre d’amour » (p,60), concernant l’année 1960, j’écrivais (p,94) :

           « Le douar reprenait une vie normale, il y avait un café maure , et même un cinéma. Les écoles avaient rouvert leurs portes. Tout semblait dire ; la pacification a réussi, on pouvait la toucher du doigt. Déjà on voyait colonel et sous-préfet, colonelle et sous-préfète venir en tournée pour admirer les beaux paysages du douar.

         Juste une illusion, car le mal était fait. L’histoire avait effectivement franchi ici un pas. Elle ne reviendrait pas en arrière.

       Notre merveilleuse intelligentsia avait vu juste, mais elle avait beaucoup contribué pour qu’il en soit ainsi.

       Le sourire hygiénique de la pacification, des hommes et des femmes pacifiés, avait remplacé le sourire hygiénique du lieutenant de la SAS… » (p,94)

&

            A la fin de l’année 1960, nous avions réussi à organiser les premières élections municipales :

  • Journal de Marche et des opérations du 28ème Bataillon de Chasseurs Alpins du 27 novembre 1960:

        « De huit à dix-sept heures, élections municipales dans le douar des Béni-Oughlis (El Flaye, Tinebdar, Tibane, Tiliouacadi, Djenane) activité de patrouilles et d’embuscades sur toute l’étendue du quartier.

      Elections des maires des communes d’El Flaye, Tibane, Tilioucadi et Djenane » (p,264)

  • Extraits de lettre à mon épouse : « Vieux Marché, le 27/11/60

            « Il est 22 heures 10 et je me suis levé à six heures, je suis vanné parce qu’il y avait trop de choses à faire pendant la journée.
Je te parlerai plus longuement de ces élections demain, satisfaisant, des votes équilibrés. Dans une de mes communes, la liste présentée n’est pas passée. Il y a eu une majorité de votes blancs, car cela prouve que ces élections se sont passées honnêtement… » (p264)

            Vieux Marché, le 28/11/60

            « Je vais d’abord te raconter rapidement cette journée d’élections. La veille, la tournée de tous les villages m’avait crevé.

            Le matin, je m’étais levé tôt pour la mise en place des bureaux de vote et vers dix heures tout collait à peu près bien…

       Le dépouillement a duré jusqu’à 20 heures 30, donc une fois la nuit tombée, tout un symbole, un dépouillement dans des conditions de fortune, mais en présence de nombreux civils.

      A ce point de vue, c’était déjà une réussite. En finale, j’ai dû tous les raccompagner en camion dans leurs villages respectifs,  et ça, c’était moins drôle… » (p,265)

        A la fin de l’année 1960, la paix civile était revenue dans le douar. Dans ma SAS, les écoles fonctionnaient à nouveau, l’eau avait été rétablie, et les mairies brûlées étaient ou reconstruites, ou en voie de l’être. J’avais créé une salle de cinéma artisanale et une petite coopérative d’épicerie. Dans la vallée, à Takrietz, j’avais fait acheter quatre paires de bœufs. Des travaux de tout à l’égout avaient été lancés dans une dizaine de villages, et une piste avait été aménagée entre Chemini et Boumellal…

       En cours d’année, il m’était devenu possible de visiter à pied tous mes villages, avec mon seul garde du corps, un ancien rebelle fait prisonnier, un type formidable, de descendre en jeep à Sidi Aïch, dans la vallée, sans protection particulière.

     Des élections municipales avaient été organisées dans les trois communes…

       Ceci dit, et comme je l’ai écrit à plusieurs reprises, tout au long de mon séjour, j’ai eu le sentiment d’être le porteur du « sourire hygiénique de la pacification. »

        Rappelons que dans un de ses bulletins, la FNACA, dont je ne fais plus partie, avait publié mon interview en écrivant, si je me souviens bien « le seau hygiénique de la pacification », une expression que j’avais fait rectifier dans un numéro suivant, et qui l’avait été dans un format tout à fait modeste.

       Qu’ajouterais-je en conclusion de cette première partie, pour la résumer, sinon de publier un extrait de la même chronique que je citais plus haut, relative au contingent, à son état d’esprit : ce dernier avait pu constater que dans les djebels et le bled, l’Algérie n’était pas la France,  qu’il ne comprenait pas les enjeux de ce conflit, d’autant moins que les officiers eux-mêmes éprouvaient de plus en plus de difficulté à suivre les circonvolutions successives de la politique du Gouvernement.

       En définitive, une seule chose les intéressait, la Quille, c’est-à-dire le retour chez eux le plus vite possible.

      Avant même que de Gaulle ne largue l’Algérie, et à l’occasion du putsch raté des généraux au printemps 1961, l’attentisme actif qu’une grande majorité de membres du contingent fut sans doute un des facteurs-clés du dénouement de ce conflit.

    A la fin de la chronique citée plus haut, « La lettre d’amour », j’écrivais :

         « Les petits gars du contingent avaient une obsession plus prosaïque, la quille, le calendrier et le blanc des jours que l’on voulait avoir mangé le plus vite possible par le noir du stylo. Il fallait décidément une bonne petite guerre pour que des hommes de vingt ans veuillent biffer d’un coup deux années de leur vie.

       Et des quilles, il y en avait de toutes les sortes, la petite maigrichonne, ou la malicieuse, la quille bijou portée en collier, celle que l’on accrochait en sautoir, celle qui pendait à la ceinture.

      La quille en bois naturel, la quille enluminée, la quille bleu blanc rouge, la quille miniature et la quille monumentale, celle que l’on dressait au milieu de la carrée.

      La quille laïque et la quille bénie secrètement, la quille porteuse de chance.

      On ne pensait plus qu’à ça. Elle  envahissait tout.

     La quille joyeuse, sautillante, exaltante, celle des quelques semaines et des jours avant la libération du service militaire.

     Manquaient à la parade les quilles revêtues de noir de ceux qui ne reviendraient jamais d’Algérie. »  (p,95)

      Jean Pierre Renaud   –  Tous droits réservés