Carnets Buron – 1956-1958 Le pourissement

Carnets Buron – 2 – 1956-1958

III LE POURRISSEMENT (p,41)

Octobre 1956– Novembre 1957

         Vendredi 19 juillet

        « La situation pourrit doucement, semble-t-il en Algérie cependant que dans le pays le découragement gagne peu à peu. » (p,56)

         Le débat sur les pouvoirs spéciaux a ébranlé beaucoup de consciences :

       « Le terrorisme que fait régner le FLN dans certains quartiers de Paris et de plusieurs grandes villes peuplées de nord-africains est aussi révoltant évidemment que celui qu’il pratique en Algérie contre les fermiers d’origine européenne ou contre les musulmans loyaux et sans doute est-il plus vivement ressenti par l’opinion parlementaire.

        Certains députés du Nord sont écœurés par les procédés utilisés par le FLN pour détacher du MNA de Messali Hadj les ouvriers qui sont affiliés…

       Les tensions ont été très fortes au sein du groupe MRP…( p,58)

        Commentaire

      Le FLN procédait à une épuration de l’« ethnie politique » du MNA.

       « Dimanche 22 septembre (dans le DC7 qui me ramène de Nouméa à Paris… en 57 heures)

        Depuis le 1er octobre dernier, j’ai parcouru 170 000 kilomètres en avion ; j’ai séjourné plus de quarante jours en Amérique, trente en Afrique – dont 15 à Madagascar, aux Comores et à la Réunion au mois d’août – huit en Asie et quinze en Océanie… J’ai beaucoup vu et, je l’espère, beaucoup retenu depuis un an mais ne me suis pas assez concentré sur l’essentiel, c’est-à-dire le problème algérien…. (p,60)

        Mardi 1er octobre

       Le Gouvernement vient d’être renversé…

       Vendredi 18 novembre 1957

     « Le 18 octobre, l’Assemblée n’a pas investi Antoine Pinay… Une fois encore il apparait que dans l’Assemblée actuelle, toute majorité est « introuvable »…. Rien ne va plus ni à Paris, ni en Mayenne… ni ailleurs en France j’imagine…

        Le gouverneur général Delavignette a démissionné le mois dernier de la Commission de Sauvegarde instituée par Guy Mollet (Maurice Garçon et le représentant des anciens combattants ont d’ailleurs imité son exemple).

        Je l’ai rencontré récemment.

       Il est grave, triste mais net. Sa pensée, il me l’a résumée en trois phrases. « Ils s’entraînent là-bas et feront de même un jour en France. Il est grand temps de réagir si l’on croit encore à la liberté. Nous n’avons pu voir les témoins vraiment utiles; certains de ceux qu’on nous a laissé voir ont été sanctionnés par la suite »

        Il ajoute : « La situation pourrit rapidement »…

        J’ai vu, j’ai rencontré, j’ai reçu, j’ai lu… je suis écœuré. Je ne suis pas le seul à l’être. Mes mayennais sont à leur manière tout aussi troublés que moi. La durée – trente-cinq jours – de la crise ministérielle les a indignés. La situation financière les préoccupe et je n’ai pas le droit – au contraire – de les rassurer. Mais surtout, la situation en Algérie leur parait insupportable.

           Il y a dix-huit mois, ils ont accepté le sacrifice demandé. Il fallait en finir et pour cela le contingent était nécessaire. Soit ! mais comment 500 000 hommes, bien armés, n’ont-ils pu écraser en un an quelques milliers de fellaghas ? Les lettres de leurs fils les déroutent qui ne manifestent aucune sympathie pour les « Pieds Noirs » mais beaucoup de compréhension pour les musulmans, ceux du bled tout au moins. Et enfin les morts s’ajoutaient aux morts sans que l’issue soit en vue.

           La semaine dernière, j’étais à Bouère pour une fête locale. Le maire venait de m’exprimer son inquiétude devant l’état d’esprit de la commune qui comptait déjà deux tués parmi ses jeunes. Une heure après, un gendarme lui apportait en pleine séance le télégramme officiel annonçant le décès d’un jeune cultivateur dont le frère était revenu de là-bas, l’an dernier, pensionné à 50% pour tuberculose !

        « Gouvernement pourri, parlement pourri, situation pourrie ! » Telle est l’opinion générale. Ce qui empêche les poujadistes de l’exploiter comme ils le pourraient, c’est la prise de position sans nuance de leur chef en faveur de « L’Algérie française ». Là, il cabre les travailleurs des champs et des villes. A cela tient peut- être le destin de la République. » (p,64,65)

         Jean Pierre Renaud  – Tous droits réservés