« Ecrire l’histoire de l’Afrique à l’époque coloniale »
Sophie Dulucq
Conclusion (p,281)
Ainsi que je l’ai indiqué dans la présentation de ces textes, le lecteur trouvera d’ici quelques jours mes conclusions générales, c’est-à-dire le résumé de toutes les questions capitales que pose l’ouvrage sur le plan méthodologique
Arrivé au terme de ma lecture et de mon analyse, je vous avouerai que je n’ai pas toujours eu l’impression de suivre le raisonnement historique de l’auteure, balançant à mes yeux entre les deux pôles d’une histoire coloniale justement dénigrée et celui d’une histoire « légitime », celle qu’elle qualifie de méthodique, et qui serait apparue, comme par hasard après la décolonisation, dans le courant des gauches françaises.
Le contenu de la conclusion en est encore, et à mon avis, une bonne illustration.
« Ecrire l’histoire de l’Afrique à l’époque de l’impérialisme français ? Démêler ce qu’il y a de « vraiment coloniale » dans cette histoire-là ? Distinguer les impasses ou les réussites d’une historiographie naissante, ce qui relève du contexte de production et ce qui relève de l’échec épistémologique ? Ou, pour le dire à la manière d’un sociologue, se demander « en quoi un discours scientifique est dépendant des individus et des conditions dans lesquelles il a été élaboré et en quoi au contraire, en tant que science, il possède une épaisseur qui l’autonomise toujours par rapport à ses conditions de production » (dixit Thomas Brisson « Les intellectuels arabes en France »)?)
Au terme de ce travail, un certain nombre de pistes se sont dégagées qui, espérons-le, permettent de répondre au moins partiellement à ces questions centrales. L’une de ces pistes a consisté dans l’étude des modalités selon lesquelles les historiens de l’époque coloniale ont été amenés à produire des connaissances sur le passé de l’Afrique et des Africains. Façonnée par des réseaux et des milieux spécifiques, articulée à des logiques de gestion de populations sur le terrain impérial, adossée à une vision consensuelle de la colonisation, l’historiographie de cette période a été dans le même mouvement bornée et aiguillonnée par ses conditions particulières de production. » (p,281)
Comment ne pas souscrire entièrement aux observations de Thomas Brisson, mais à la condition de ne pas généraliser un discours historique détaché des situations coloniales et des moments coloniaux, très différents dans une Afrique hétérogène à tous points de vue ?
De quoi et de qui parlons-nous, et de quelle histoire en particulier ? Celle des premiers témoignages d’explorateurs, d’officiers, d’administrateurs, naturellement des amateurs, cette histoire du terrain, de la ou des découvertes, des affrontements militaires, celle qualifiée des « batailles », et en même temps de la consignation des descriptions géographiques, religieuses, culturelles, économiques, politiques, ou ethniques qu’ils consignaient souvent très « religieusement » sur leurs carnets de route ?
Et non l’histoire coloniale des amateurs et des premiers professionnels qui tentèrent, une fois la colonisation à peu près dans ses meubles, c’est-à-dire après 1920, de généraliser la portée de ces témoignages en proposant des constructions historiques qui, sous le prétexte qu’elles étaient instrumentalisées plus ou moins par les autorités coloniales, ce qui reste à démontrer, méritent tous les opprobres, tels que ceux énumérés à la page 282, en laissant croire que la critique postcoloniale fondée avant tout sur une historiographie, et non pas sur des sources de première main, postérieure à 1945, ne porterait pas non plus quelques lunettes anachroniques ou partisanes ?
« C’est ce qui explique sans doute qu’au moment où la discipline historique dans son ensemble privilégiait le document écrit, l’événement et le « fait », certains producteurs d’histoire coloniale ont ressenti la nécessité d’innover en jonglant, même maladroitement, avec les sources orales, de s’interroger sur le religieux, croisant le questionnaire ethnographique ou juridique et l’’enquête historique, « bricolant » des méthodologies susceptibles de répondre aux questions qu’ils se posaient.
On peut comparer les critiques essuyées par l’histoire coloniale et celles adressées à l’orientalisme. Une condamnation sans appel de ce dernier, au nom de ses accointances avec la domination impériale, ou à l’inverse, une étude de son contenu scientifique sans prise en compte de cet environnement, ne permettent pas d’envisager l’ambiguïté intrinsèque d’un savoir produit en situation coloniale… « (p,282)
Question : est-il possible de mettre sur le même plan orientalisme et histoire coloniale, dans le cas de l’Afrique noire ? Je ne le pense pas.
Il est bien dommage que l’auteure n’ait pas cité les chercheurs qu’elle visait ? Des chercheurs de première main ou des chercheurs qui ont nourri l’historiographie ?
L’auteure fait ensuite la part des choses en notant :
« Il est en effet illusoire de penser que les décolonisations ont automatiquement conduit à une production scientifique lavée de ses impuretés coloniales et dégagée de toute considération « extrascientifique » – si tant est que cette expression ait un sens, dans la mesure où toute science incorpore son époque… « (p,285)
Mais alors l’histoire postcoloniale également ? Comme je le pense ?
Tout discours de fausse simplification dans un domaine qui prétend à la scientificité suscite de la méfiance et le propos de Fanny Colonna est tout à fait pertinent :
« Il n’est pas possible d’écrire une histoire « toute nue », pas plus aujourd’hui que dans les années 1960, et pas plus alors qu’à la période coloniale. Comme le dit ironiquement Fanny Colonna à propos de la situation des sciences sociales après les indépendances :
« Il n’y a pas de position sans intérêt, donc pas de science pure – en particulier il n’y a pas une science absoute de péché après la décolonisation, ou sous certaines réserves de rapport à l’objet (idéologique ou pratique), et ceci vaut aussi bien pour les chercheurs nationaux que pour les autres. En particulier il n’y a pas une reconquête de la connaissance de soi par la société libérée : il y a encore des groupes qui ont intérêt à certaines vérités et à pas d’autres. » (p,286)
Pour choisir un bon exemple de cette science « pure », « toute nue », « absoute sans péché », des adjectifs qui fleurent bon les religions, comment ne pas se poser la question de la scientificité d’ouvrages tels que « Culture coloniale », ou « Culture impériale », ou encore de « République coloniale », rédigée par des auteurs qui n’ont pas fondé leur thèse sur une évaluation scientifique des vecteurs de culture cités et de leurs effets, en particulier de la presse nationale et locale des époques coloniales examinées ?
Où se trouvaient donc les « intérêts » ?
Jean Pierre Renaud – Tous droits réservés