« Ecrire l’histoire de l’Afrique à l’époque coloniale » Sophie Dulucq- 2 – « Les voies étroites de la légitimité savante »

« Ecrire l’histoire de l’Afrique à l’époque coloniale »

Sophie Dulucq

2

Les voies étroites de la légitimité savante

(c.1890-c.1930) (p,61- 84)

            A lire les pages consacrées à ce sujet, l’adjectif « étroites » parait tout à fait approprié, et j’y ajouterais volontiers l’autre adjectif de « peu convaincantes ».

           « La reconnaissance par les pairs de leur domaine de prédilection est la grande affaire des historiens coloniaux durant la période 1890-1930. Les spécialistes de la question déploient des efforts continus pour conquérir leur légitimité en dehors des sphères strictement coloniales et assurer à leur spécialité une place au sein  des instances savantes. Car si l’histoire des colonies a été laissée à des amateurs ou à quelques spécialistes en marge de l’université, c’est que longtemps, elle n’a pas permis d’envisager une  carrière au sein de l’Alma Mater. Or, à partir des années 1890-1900, ses promoteurs tentent d’occuper le terrain universitaire, de s’infiltrer dans diverses institutions – à la Sorbonne, à l’Ecole libre des Sciences politiques, aux Langues Orientales, à l’Ecole coloniale et dans ses classes préparatoires de lycée, et même au Collège de France » (p,61)

            Question : est-il possible chronologiquement, et compte tenu des situations coloniales de l’Afrique noire, de choisir comme point de départ l’année 1890 ? Je ne le pense pas.

           Plus loin, l’auteure intitule son texte :

         « Tisser les liens de la sociabilité politico-scientifique » (p,63)

         Puis, arrive au cœur du sujet :

       «  Des postes, des chaires, des institutions » (p,66)

      « … De la Sorbonne au Collège de France : au cœur du dispositif universitaire… (p,67)

        Oui, mais avec quels résultats, en comparaison du nombre de postes, de chaires dévolues aux autres disciplines historiques ? A la Sorbonne et dans les autres universités françaises ?

         L’auteure cite la création « politique » d’une chaire au Collège de France en 1921, alors que le Collège en comptait alors quarante, et y a recensé entre 1901 et 1939, 91 enseignants, dont sept d’entre eux avaient une relation avec le monde colonial, mais principalement celui de l’Afrique du nord.

          « … Dans le cas de la Sorbonne comme dans celui du Collège de France, l’introduction de l’histoire coloniale dans le saint des saints de l’Université s’est faite en force, avec toute la puissance de financement et de persuasion des milieux politico- coloniaux, et sans grand enthousiasme –c’est un euphémisme- de la part des prestigieuses institutions concernées. ..

          La prise plus ou moins durable des deux citadelles du Quartier Latin est cependant une étape importante dans la quête de légitimité de l’histoire coloniale en général, et indirectement de son sous-champ africain » (p,72)

             Un texte qui laisse un peu rêveur, compte tenu des expressions utilisées « en force », « sans grand enthousiasme – c’est un euphémisme – », « la prise plus ou moins durable des deux citadelles » 

         J’écrirais volontiers que l’histoire coloniale, en dépit de ces efforts, est restée à proprement parler un des « sous-champs » de l’histoire, et ce type de récit démontre, une fois de plus que contrairement à ce que certains chercheurs à la mode voudraient nous faire croire sur l’existence d’une France coloniale, elle n’avait pas beaucoup d’adeptes, même dans les universités.

        « Exister sur des scènes multiples » (p,72)

          L’auteure cite tout d’abord l’Ecole coloniale qui n’a véritablement existé qu’à la fin du siècle, mais dont on ne peut pas véritablement dire qu’elle a révolutionné la place de l’histoire coloniale, et les autres exemples cités non plus.

       « Une réussite en demi-teinte ? » (p80)

        Est-ce que l’appréciation ci-après répond à cet intitulé, ainsi que les textes qui suivent ?

      « La stratégie d’institutionnalisation et de légitimation savante s’avère en grande partie payante puisque dans les années 1930, le domaine dispose de revues, d’une chaire au Collège de France, d’un enseignement diffusé par de multiples canaux. Le temps est favorable à l’idée impériale et cette faveur rejaillit sur l’histoire qui rencontre une curiosité certaine, et donc des lecteurs potentiels. » (p,80)

       Une stratégie ? Vraiment ? Initiée par qui ?

      « Faveur » ? Alors que Lyautey, un des responsables de la grande exposition coloniale de 1931, déclarait qu’en définitive, elle n’avait pas changé grand-chose dans l’opinion publique ?

       D’autres «  initiés » semblaient partager cette analyse avec les termes que j’ai soulignés :

        « Mais si l’histoire coloniale semble avoir gagné une certaine reconnaissance scientifique dans les années 1920-1930, ce n’est pourtant pas le sentiment de ceux qui en sont les principaux protagonistes. Selon Georges Hardy dans Les éléments de l’histoire coloniale (1921), l’histoire des colonies souffre d’un statut subalterne : face à l’histoire de France, elle se trouve dans la même position périphérique que les colonies vis-à-vis de la métropole. Et Georges Hardy ne cesse de plaider pour l’existence autonome de l’histoire colonialece qui prouve que cela ne va guère de soi.

         Alors que la discipline historique s’est dans son ensemble professionnalisée, constituant une communauté formée dans les mêmes moules universitaires et se perçoit de façon idéalisée en position de coupure avec le monde civil – l’historien au-dessus des débats partisans -, l’ancrage de l’histoire coloniale dans le monde politique et dans celui des affaires lui confère une double image d’amateurisme et d’engagement militant. La dimension idéologique de l’histoire coloniale et ses liens consubstantiels avec le projet impérial lui valent la suspicion dans les milieux universitaires de l’époque de sa production. Comment concilier en effet ces deux exigences incompatibles : siéger dans les sphères éthérées de la Science et servir le projet impérial ? Or historiens et géographes coloniaux ne cessent de revendiquer la dimension utilitaire de leur spécialité» (p,81)

          Pourquoi ne pas retenir l’expression de « statut subalterne » accordé à l’histoire coloniale, en y ajoutant une des expressions utilisées plus loin, sa « relative marginalisation » ?

       « Enfin, la relative marginalisation  de l’histoire coloniale est à rapprocher de celle qui frappe la géographie coloniale à la même époque : elle tient pour une part au statut de l’histoire et de la géographie sous la III ème République. Ces deux disciplines occupent certes une place centrale dans la diffusion du message républicain et national, mais c’est la connaissance du passé et du territoire de la métropole qui importe avant tout : « Le monde colonial n’est pas oublié, mais se trouve dans une position seconde, une sorte de prolongement de la France au-delà des mers dont il importe de connaitre l’existence mais pas au même point que celle de la mère patrie » » (p,83)

          Une formulation gentillette, pour ne pas dire que la métropole, même dans ses instances reconnues comme scientifiques, n’était pas encore imprégnée d’une culture coloniale ou impériale, telles que les ont décrites certains chercheurs postcoloniaux atteints du mal bien connu et trop répandu d’anachronisme, ou de carence en méthodologie statistique, au point que les universités françaises aient alors considéré le domaine colonial comme un  domaine sérieux.

        Il ne s’agissait pas uniquement  dans le cas d’espèce de « tâtonnements épistémologiques » (p,84), mais du constat que les colonies comptaient en définitive assez peu dans la société lettrée de la Troisième République .

Jean Pierre Renaud – Tous droits réservés