Echantillon de « situation coloniale » d’une Afrique « parallèle »
Au Mali (ancien Soudan français) des années 1920-1930
« Oui, mon commandant » par Hampâté Bâ, pages336 et suivantes (Actes Sud)
Eclairage : l’AOF comptait 118 cercles administrés par des commandants de cercle, que certains dénommèrent les « dieux de la brousse, une sorte de préfets coloniaux.
Rappelons que l’AOF constituait un territoire immense de 4,689 millions de kilomètres carrés et était alors peuplée de moins de quinze millions d’habitants.
» Un commandant de cercle décide de faire une tournée en pleine saison des pluies, alors que la route longeait un terrain argileux encaissé entre deux rivières
« O, imbécillité drue !
« Il appela le chef de canton : il faut me faire damer cette route par tes villageois pour la durcir et la tenir au sec. Je ne veux pas que ma voiture s’enfonce !
- Oui, mon commandant » dit le chef de canton qui ne pouvait dire autre chose… Jadis, toutes les routes de l’Afrique, sur des milliers de kilomètres, ont ainsi été damées à main d’homme
Et voilà les villageois, hommes, femmes et enfants, qui se mettent à taper dans le sol humide et bourbeux. Ils tapent, ils tapent à tour de bras, au rythme d’un chant qu’ils ont composé pour la circonstance. Et tout en tapant, ils chantent et ils rient. J’ai entendu leur chant. En voici quelques passages :
Imbécillité, ô imbécillité drue !
Elle nous ordonne de dépouiller,
De dépouiller la peau d’un moustique
Pour en faire un tapis, un tapis pour le roi
Ma-coumandan veut que sa voiture passe
Il ressemble à l’homme qui vent faire sa prière
Sur une peau de moustique
Etendue sur le sol
Ma-coumandan ne sait pas
Que l’eau avale tout
Elle avalera même ma-coumandan
Tapons ! Tapons docilement
Tapons fort dans la boue
Dans la boue détrempée
Ma-coumandan nous croit idiots
Mais c’est lui qui est imbécile
Pour tenter de faire une route sèche
Dans la boue humide
Le commandant, accompagné de son interprète et de son commis, vint visiter le chantier. Les frappeurs chantèrent et chantèrent de plus belle. Le commandant, tout réjoui, se tourna vers l’interprète : « Mais ils ont l’air très contents ! » s’exclamait-il. Il y avait des secrets que ni les interprètes, ni les commis, ni les gardes, ne pouvaient trahir. »Oui mon commandant ! », répondit l’interprète… »
Commentaire : à mes yeux, un bon échantillon des relations coloniales de l’époque, c’est-à-dire une « situation coloniale », mais rassurez-vous, tous les commandants ne furent pas des « imbéciles », aux yeux mêmes d’Hampâté Bâ et à lire ses récits.
Jean Pierre Renaud