« Français et Africains ? » Frederick Cooper Lecture 4

« Français et Africains ? »

Frederick Cooper

&

4

Chapitre VI – Du territoire d’outre-mer à l’Etat membre (page 295 à 340)

Constitution et conflit, 1958

           Il parait difficile, pour ne pas dire exclu, d’aborder un tel sujet sans tenir compte du contexte international et français, et en faisant l’impasse sur la crise que traversait alors la France, crise institutionnelle et politique de la Quatrième République aux prises avec la guerre d’Algérie, et les tensions, pour ne pas dire plus, avec les deux pays voisins, le Maroc et la Tunisie.

        Il me parait également exclu de ne pas faire le constat de la fiction d’une Union Française  quasiment inexistante, sauf dans son décor.

        La loi-cadre de 1956 avait doté les anciennes colonies d’AOF des outils démocratiques nécessaires pour gouverner, assemblées élues au suffrage universel, collège unique, conseils de gouvernement, des institutions encore en partie contrôlées par la métropole (relations internationales, défense, monnaie) avec pour résultat l’abandon de toutes les revendications d’égalité sociale entre citoyens de métropole et d’outre-mer qui avaient agité les anciennes négociations, sans résultat. Il était en effet exclu que la métropole voie ses citoyens devenir les vrais citoyens de second zone de l’Union, compte tenu du poids insupportable qu’auraient fait peser cette mesure sur les citoyens de métropole, avec une baisse importante de leur niveau de vie.

        La crise algérienne et la venue au pouvoir du général de Gaulle changea évidemment et complètement la donne, et le débat porta alors sur le type de lien fédéral ou confédéral qui pouvait relier ensemble les nouveaux Etats avec la métropole, et entre eux, avec la crainte des Etats les plus pauvres de l’AOF de voir leur développement gravement handicapé par l’absence d’une « solidarité horizontale », entre riches et pauvres, celle qu’avait défendue  obstinément Senghor.

          Afin d’éclairer ce débat très technique, il n’est pas inutile de rappeler brièvement qu’aussi bien Senghor (dans deux gouvernements, dont celui du général, entre le 23/07/1959 et le 19/05/1961), qu’Houphouët-Boigny furent des ministres de la Quatrième, puis de la Cinquième République, (dans cinq gouvernements, dont, avec de Gaulle entre le 18/05/1958 et 19/05/1961),  et qu’une trentaine de députés ou de conseillers ou sénateurs représentaient l’outre-mer au Parlement.

.               La discussion tournait comme avant sur la nature du lien vertical métropole- outre-mer et horizontal entre territoires d’outre-mer, et il est évident que cette discussion passait largement au- dessus de la tête des citoyens français, et encore plus de celle des nouveaux citoyens de ladite Union.

          Des équations insolubles, tant il fallait résoudre la quadrature de plusieurs cercles : comment promouvoir une égalité politique entre la métropole et les territoires, en échappant aux craintes formulées par Herriot sur la colonie des colonies ? Comment faire accepter par les territoires les plus riches, dont la Côte d’Ivoire, les charges d’une nouvelle fédération d’AOF ?

               Pour ne parler que de l’AOF, le cœur de l’analyse Cooper, sinon la totalité.

            La rédaction de la nouvelle constitution se fit en petit comité selon un processus très détaillé par l’auteur, avec les questions pertinentes posées par Tsiranana, le chef du gouvernement malgache :

               « L’indépendance des territoires est-elle reconnue par la Constitution ? », puisqu’on parle de fédération, est-ce que celle-ci correspondra à des Etats ou simplement à des territoires ? Le mot « territoire » commence à mal sonner chez nous. » (p,310

        Le même Tsiranana aida à sortir les discussions de l’ornière en proposant une dénomination nouvelle, suffisamment vague pour rassurer tout le monde :

           « Au lieu de parler de fédération ou de confédération, pourquoi demanda-t-il ne pas trouver un autre mot ? Ce que nous créons, dit-il, était la « Communauté franco-africaine. » (p,321)

       L’histoire montrera que cette communauté n’eut pas un contenu très différent de celui de l’ancienne Union française.

      L’auteur relate « l’odyssée africaine » du général, pour exposer son projet de nouvelle Constitution, adoptée par référendum le 28 septembre 1958, et notamment l’épisode du vote non en Guinée, sur la demande de Sékou Touré. (p,327)

       La description que fait l’auteur des deux « adversaires » en surprendra plus d’un, en écrivant :

       « Mais le grand drame se déroula à Conakry, le 25 août, lorsque les deux grands visionnaires aux amours-propres non négligeables – Charles de Gaulle et Sékou Touré – s’affrontèrent sur le processus et la substance de la nouvelle structure proposée. » (p,329)

         Et plus loin : « Choc de deux égos, prompts à s‘offusquer ? Cette explication pourrait bien être au cœur de l’affaire. Mais il y a plus. De Gaulle avait déjà fait une concession majeure dans son discours de Brazzaville : le droit d’un Etat membre à réclamer l’indépendance, sans être perçu comme sécessionniste. Mais concernant la Constitution, de Gaulle avait invariablement affirmé que voter non signifiait la sécession, et la fin de toute aide française. » (p,333)

        On retrouvait donc toujours une question de gros sous, pour ne pas dire d’intérêts mutuels bien compris.

        J’ajouterai qu’il parait difficile de mettre sur le même plan les deux hommes : est-ce que Sékou Touré n’était pas plus un apprenti dictateur qu’un « visionnaire » ?

        L’auteur fait état des manœuvres de la France, en particulier au Niger, pour conserver le contrôle des opérations du référendum, dans ce territoire où la France avait des intérêts dans l’uranium, mais toute analyse du processus décrit ne peut faire l’impasse sur le contexte de la guerre froide, les nouvelles ambitions de l’Union Soviétique en Afrique, et sur un des objectifs des gaullistes de préserver le rôle international de la France, ou pour presque tous les gouvernements de la Quatrième de préserver la « grandeur » de la France…

       « Les résultats dans l’AOF furent sans ambiguïté : le non recueillit 95 % des votes en Guinée, le oui entre 94 et 99,98% (en Côte d’Ivoire) partout ailleurs, sauf au Niger (78%). La République de Guinée fut proclamée quelques jours plus tard. » (p,339)

         Le lecteur aurait tort de croire que les élections se déroulaient alors en Afrique noire comme dans les campagnes françaises, compte tenu du poids des électeurs illettrés, qui n’avaient pas toujours compris le sens de ce nouveau truc de blancs, et qui s’en remettaient encore dans l’hinterland à la sagesse de leurs chefs, sages traditionnels, ou aux administrateurs encore en place .

             Puis-je citer une anecdote du Togo des années 1950 ? Lors d’une consultation électorale et dans le sud de ce territoire sous mandat, au moins un administrateur faisait ramasser les électeurs en camion et leur donnait l’occasion d’étancher leur soif.

           Houphouët-Boigny avait expliqué clairement les enjeux du référendum :

       « Ce serait sortir de l’Histoire, aller à contre-courant, si, en Afrique, notamment, nous devions limiter notre évolution dans le cadre étroit d’une nation…. Il affirma que la quête de la dignité était compatible avec l’entrée dans la Communauté. La Côte d’Ivoire, poursuivit-il, n’avait pas les ressources financières nécessaires à sa propre défense ; elle ne pouvait entretenir des ambassades dans 90 pays ; seules des relations de coopération avec la France et ses partenaires européens pourraient « féconder nos richesses latentes », et « l’échelon le plus élevé » des tribunaux était le meilleur antidote contre une justice dénaturée par des luttes internes (…) le tribalisme. »… Comment voulez-vous que l’on puisse laisser à un jeune Etat la faculté d’envoyer librement au poteau ses adversaires politiques ? » (p,339)

            L’annonce prémonitoire de ce qu’allait faire Sékou Touré en Guinée !

Chapitre VII – Unité et division en Afrique et en France (p,341)

         Je vous avouerai, mais j’aurais pu le faire presqu’à chaque page de ma lecture, que les concepts juridiques ou politiques abstraits que l’auteur manie avec une grande dextérité, constituent à mes yeux autant de challenges intellectuels, politiques, juridiques, et historiques à soutenir.

            Comment ne pas être admiratif à l’égard des dirigeants français et africains de cette époque qui les manipulaient avec autant de vélocité que de dextérité?

            Au tout début de ce chapitre l’auteur pose la bonne question, mais comment était-il possible d’y répondre dans les sociétés encore coloniales de l’époque ?

     « Mais où se situait la nation ? » (p,341)

     « Une communauté de républiques africaines »

        La nouvelle communauté existait bien sur le papier, avec un Président, un Conseil exécutif, un Sénat, et une cour arbitrale, mais avec quels partenaires africains ?

     L’auteur écrit : « La Communauté française ne pouvait continuer d’exister sans l’unité africaine. » (p,343) : pourquoi ?

       Plus loin, l’auteur formule un ensemble d’observations qui relativisent beaucoup le sens de ses analyses :

     « Les nouveaux gouvernements n’étaient pas uniquement confrontés à la persistance de l’administration française ; ils avaient également à gouverner un territoire de citoyens. Comment les ressortissants de l’ex-AOF utilisaient-ils leur citoyenneté ? Une réponse à cette question nécessiterait de savoir, comment les partis recrutaient leurs partisans, comment les organisations sociales et politiques formulaient leurs revendications et comment les gouvernements à la fois déterminaient et étaient influencés par les actes et les discours. Nous ne pouvons que suggérer que quelques pistes pour aborder ces questions dans le nouveau contexte. »

      L’auteur réintroduit le contexte des sociétés encore coloniales des années 1950, dont la grande majorité des membres passaient complètement à côté de ces discussions savantes, en ajoutant qu’en métropole l’opinion publique, hors les guerres d’Indochine et d’Algérie, n’était pas plus concernée par ces discussions de spécialistes.

       Enfin, je n’ai pas trouvé dans ma lecture, trace des « quelques pistes » annoncées.

         Les nouveaux gouvernements africains eurent rapidement à faire face aux revendications des syndicats sur lesquels ils s’étaient largement appuyés pour prendre le pouvoir, notamment au Sénégal, ou au Soudan, objets d’étude privilégiés par l’auteur.

        Les efforts entrepris pour mettre sur pied une nouvelle organisation africaine qui prenne la relève de l’AOF ne furent pas concluants avec une Fédération du Mali (Sénégal, Mali, en janvier 1959) qui ne fit pas long feu, et sur l’autre versant, un Conseil de l’Entente (Côte d’Ivoire, Niger, Haute Volta, Dahomey, en mai 1959) avec des liens institutionnels moins ambitieux, de type confédéral.

     Les dirigeants africains avaient autant de difficulté à mettre sur pied une nouvelle organisation que les dirigeants français, lesquels devaient résoudre une autre quadrature du cercle, celle d’une solution constitutionnelle qui ne pouvait être standard, compte tenu de la diversité des composantes de l’ancien empire colonial.

       Les syndicalistes se situaient à des années-lumière des sociétés dont ils faisaient partie, en leur qualité de fers de lance, et la citation que fait l’auteur sur la position de l’Union soudanaise RDA en est un bon exemple :

      «  Le journal de l’Union  soudanaise-RDA parla d’une « nation ouestafricaine » en formation, soudée par la géographie et l’expérience commune, notamment celle de cinquante ans  de colonisation. Le parti affirmait qu’une fédération africaine était le seul moyen de faire face à « une Afrique encore morcelée, sujette aux vieilles rivalités raciales, où la conscience nationale ne se manifeste que par une hostilité commune contre la présence dominatrice des Blancs, où l’économie est rudimentaire. » (p,347)

       Est-ce qu’il existait en 1958, date de cet article, une « nation ouest-africaine », même « en formation ? Non, et le tirage de ce journal était tout à fait limité.

        Comme le relate l’auteur, de fortes tensions se produisirent alors entre Etats voisins, avec des expulsions de fonctionnaires selon leur origine.

     « Vers l’indépendance, mais non vers l’Etat-nation » (p,355)

      Est-ce qu’une revendication d’Etat-nation a jamais existé en AOF, sauf dans la tête et le discours d’une petite minorité d’évolués ?

      Je répète que l’usage de l’expression Etat-nation est alors tout à fait ambigu dans le cas de l’Afrique de l’Ouest.

     L’auteur écrit plus loin : «  Mais en août 1959, le Mali existait en tant que fédération de deux Etats. Il n’était pas encore reconnu en tant qu’Etat en soi, et devait encore se transformer en nation. » (p,356)

     Quel est le sens donné par l’auteur à ce concept d’Etat-nation ? Un Etat reconnu sur le plan international ? Mais si tel est le cas, il parait évident que seule l’indépendance, l’issue qui faisait encore hésiter les dirigeants africains, était susceptible  de répondre à cette attente, le nouvel Etat indépendant se coulant dans ce qui ressemblait à un morceau de l’Etat colonial.

     Houphouët-Boigny avait une vue plus réaliste de la situation que ses confrères et la phrase : « Houphouët-Boigny n’a pas cherché à convaincre le peuple français d’entrer dans une fédération d’égaux avec ceux des Etats africains… Tous deux, (avec Senghor) pensaient en termes de connexions, et non en  termes d’unités nationales délimitées. » (p,358)

      L’auteur fait appel au terme de « connexions », un concept qu’il aime bien et qui pourrait être novateur, à condition de l’illustrer historiquement : qu’est-ce à dire ?

      En tout état de cause, et compte tenu des situations postcoloniales en construction, les nouveaux Etats ne pouvaient découler que des anciens Etats coloniaux dans les limites géographiques des territoires qui avaient été dessinées arbitrairement par l’ancien pouvoir colonial, qu’il ait été anglais, français, allemand, espagnol ou portugais.

     L’auteur cite d’ailleurs la position sans ambiguïté du syndicat l’Union soudanaise, toujours dans le journal déjà cité : « Cinquante ans ou plus de sujétion commune ont créé en Afrique occidentale sous domination française les conditions nécessaires et suffisantes à la stabilité de la nation africaine et à son développement. » (p,365)

      L’auteur d’ajouter : «  L’AOF satisfaisait les critères de constitution d’une nation : cinquante ans de stabilité, une langue commune, le français, la contiguïté géographique, la communauté économique et une « communauté culturelle » sur une base négro-africaine. Tout cela formait le soubassement de la construction d’une nation mais tout le monde ne voyait pas la situation en ces termes.» (p,366)

      Des critères de constitution d’une nation définis par quel légiste ou historien? Une « communauté culturelle » ? Qu’était-ce à dire dans le patchwork des langues et des cultures de l’ouest africain, pour ne pas parler des religions qui constituèrent souvent les vraies connexions dans ces territoires.

      Les nouvelles citoyennetés, pour autant qu’elles soient redéfinies ou définies, ne pouvaient découler que des formes coloniales de l’AOF, récemment affectées par une dose de démocratie à l’occidentale.

       D’ailleurs, l’auteur l’exprime clairement : « Le nouvel  Etat fédéral exprimerait et construirait la nation africaine. Il ferait cela à l’intérieur de la Communauté. La nation ne pouvait être sénégalaise ou soudanaise, et Senghor espérait que la Fédération du Mali serait la première étape vers la création de la nation africaine. La patrie que Senghor voulait préserver en 1955 était devenue en 1959 un bloc constitutif de quelque chose de plus grand, de plus inclusif, de plus solide. Et Senghor, législateur autant que poète, considérait que la nation ne se construirait pas simplement d’elle-même. » (p,365)

       J’ajouterai plus poète que législateur, et Senghor n’avait pas fait Normal ’Sup pour rien.

     Le Conseil exécutif de la Communauté se réunissait, mais il ressemblait de plus en plus à un club de type anglais, car la Communauté, comme cela avait été le cas avant pour l’Union, était en réalité mort-née.

     En définitive, il n’y avait pas plus de Communauté qui ressemble à un Etat reconnu sur le plan international, le critère premier de l’existence d’un Etat, avec ses frontières et son gouvernement souverain, encore moins reposant sur une assiette nationale, qu’il existait au plan africain un Etat-nation, partie d’un autre Etat de type fédéral ou confédéral.

       Le débat sortait enfin du flou des discussions et l’idée d’une Communauté multinationale «  Justice, droits et progrès social dans une Communauté multinationale » (p,379) ne correspondait pas aux situations postcoloniales des années 1950, étant donné que les nations constituantes, en Afrique noire, n’étaient que rêve et fiction.

       A la page 384, l’auteur résume bien les données essentielles des problèmes posés : « Mais si la question de coût et bénéfices associés aux territoires d’outre-mer était préoccupante – en particulier face aux revendications de l’égalité sociale et économique liée à la citoyenneté -, la plupart des dirigeants avaient néanmoins le sentiment que la France devait sa stature à sa présidence sur un vaste ensemble. La France tentait  elle aussi de gagner sur les deux tableaux, et de limiter  ses responsabilités financières et autres tout en affirmant soutenir, pour reprendre la formule utilisée par Pierre-Henri Teitgen en 1959, «  la montée des peuples dans la communauté humaine. »

      Pour résumer le dilemme, prestige contre gros sous ?

Chapitre VIII – Devenir national (p,387 à 442)

       Avant de commenter ce chapitre, pourquoi ne pas faire part de mon embarras devant un tel titre « Devenir national », à la fois constat et challenge, pour qui a eu une certaine connaissance de l’histoire africaine de l’ouest et de ses réalités.

        Et tout autant sur la signification du qualificatif national ? Qu’est- ce à dire ? Dans le sens du national égale étatique, étant donné que les nouveaux Etats n’avaient guère d’existence que dans les frontières et le moule de l’ancien Etat bureaucratique colonial ?

        Par ailleurs, cet ouvrage cite souvent les journaux, telle ou telle opinion, mais sans jamais nous donner l’audience et le tirage de ces journaux, pas plus qu’il ne nous donne les quelques sondages qui étaient déjà effectués sur les thèmes historiques analysés par l’auteur.

      L’auteur écrit :

      « Malgré l’évident dynamisme politique de la fin de l’année 1959, il était clair qu’aucun des principaux acteurs ne parviendrait à obtenir ce qu’il souhaitait le plus. De Gaulle voulait une fédération avec un centre fort, une seule citoyenneté, une seule nationalité, et l’engagement de tous ceux qui acceptaient la nouvelle Constitution de rester dans la Communauté française. Il se retrouva avec une structure qui n’était ni fédérale ni confédérale, avec de multiples nationalités, avec également des territoires qui pouvaient exercer leur droit à l’indépendance quand ils l’entendaient… » (p387)

       De Gaulle aveugle à ce point, alors qu’il avait d’autres territoires sur les bras, notamment l’Algérie ? Une guerre d’Algérie qui n’en finissait pas et qui coûtait cher à la France ?

      « La Constitution de 1958 avait placé les dirigeants politiques africains dans une position de force, mais aussi délicate – un compromis insatisfaisant entre autonomie et subordination – avec toutefois une option de sécession qui permettait aux Etats membres de poser de nouvelles demandes. » (p,387)

      Dans une analyse intitulée « La Fédération du Mali et la Communauté française : négocier l’indépendance », l’auteur écrit :

      « Le meilleur espoir de maintenir l’unité de la Communauté française était – et certains sages à Paris le savaient – la Fédération du Mali. Si le Mali réussissait, d’autres territoires pourraient voir les avantages d’appartenance à un grand ensemble. Il y avait deux problèmes immédiats. L’un était le Mali lui-même : une fédération de deux Etats – et de ces deux Etats en particulier- était-elle viable ? Le second était Houphouët-Boigny qui ne voulait pas que le Mali devienne l’avant-garde de l’Afrique. Si le Mali prenait l’initiative de rechercher l’indépendance, Houphouët-Boigny et ses alliés du Conseil de l’Entente seraient obligés de le suivre.  » (p,388)

      Questions : de quels « sages » s’agit-il ? Est-ce que vraiment il était possible de croire à la solidité de la dite fédération, compte tenu de toutes les tensions existant déjà entre les dirigeants de deux entités qui n’avaient pas le même poids démographique, politique et économique ? Est-ce que l’indépendance de la Gold-Coast, ainsi que l’autonomie du Togo, en voie vers l’indépendance, ne constituaient pas des facteurs plus pertinents d’accélération du processus de décolonisation, c’est-à-dire d’indépendance ?

      Comment ne pas ajouter que le dossier algérien avait une autre importance que celui de l’AOF, ou de l’AEF, quasiment absent de ce type d’analyse, avec, en 1959, la déclaration de Gaulle annonçant l’autodétermination de l’Algérie ?

      Comment ne pas ajouter une fois de plus que l’URSS intervenait de plus en plus en Afrique, que l’ONU et les Etats-Unis pressaient les nations coloniales de laisser les peuples coloniaux disposer d’eux-mêmes, et que de nouveaux acteurs issus du Tiers Monde poussaient dans le même sens ?

       Le fait que Foccart ait repris ce dossier en mars 1960 (p,393) montre bien que la France était passé dans un autre monde, un monde « d’ombres ».

        L’auteur décrit les négociations engagées avec la France, les péripéties, les ambitions affichées, mais il est évident que le Mali ne pouvait négocier qu’avec la République française, et non avec Une Communauté mort-née.

      Les discussions tournèrent rapidement autour des modalités de l’indépendance, d’autant plus que les « Tensions d’indépendance » (p,404) entre le Sénégal et le Mali, au sein d’une fédération qui ne fit pas long feu, avec le coup d’Etat de Modibo Keita, dans la nuit du 19 au 20 août 1960.

      L’auteur en rend compte dans « La brève vie et la chute dramatique de la Fédération du Mali » (p,412).

      Cet épisode était l’annonce des dérives de type dictatorial qui caractérisèrent l’Afrique de l’Ouest et qui démontraient la fiction du concept « national » dont se targuaient, avec leur talent oratoire habituel, les dirigeants africains d’alors.

        Une mention tout à fait spéciale sur le passage où l’auteur évoque la façon dont on écrit l’histoire, et à mes yeux, quel que soit l’auteur ou la période évoquée, dans le cas présent cette phase de la décolonisation :

      «  Restait à gagner le contrôle de l’histoire de la nuit du 19 au 20 août 1960. Les deux camps – depuis longtemps ardents partisans de la fédération – avaient fait entorse aux principes fondamentaux du gouvernement fédéral. Keita avait tenté  un coup de palais, violant les normes de l’équilibre et de la consultation sur lesquelles reposait la fédération : Dia et Senghor avaient fait sécession de la Fédération. Keita fut confiné quelques jours dans sa résidence puis rumina ses griefs contre la France qui n’était pas intervenue pour préserver la Fédération.

     Senghor avait une bonne histoire à raconter, et il la raconta bien. Dès le 23, il donna une conférence de presse dont le texte fut rapidement imprimé et distribué par le gouvernement du Sénégal. Il y affirmait que la différence entre les deux pays était moins d’idéologie que de « méthode ». Les méthodes soudanaises étaient « plus totalitaires ». Les Soudanais voulaient un « un Etat unitaire ». Le Sénégal voulait un  régime démocratique, le Soudan, non….. Le pire était « l’intrusion » de Modibo Keita dans les affaires intérieures de la République du Sénégal » (p,420)

     « Coup de palais » ou coup d’Etat ?

       Le Sénégal ne mit pas beaucoup de temps pour suivre le chemin politique du Mali.

       Il convient de noter, comme le souligne l’auteur, que les circonvolutions politiques et juridiques qui affectèrent les relations entre la France et les nouveaux Etats ne firent pas l’objet d’un processus constitutionnel, comme  cela aurait pu et dû être le cas, mais d’un processus législatif.

      L’auteur décrit les causes d’un échec qui étaient largement inscrites dans l’histoire de ces pays et dans la complexité des revendications africaines portant sur des sujets aussi variés que la souveraineté, la nation (« où se situaient la nation et la souveraineté » (p,426), le lien fédéral ou confédéral, la citoyenneté, avec le surgissement, presque à chaque phase du débat, de l’absence de l’état civil, de la place des statuts personnels auxquels même Dia, était attaché, de la polygamie, et cerise sur la gâteau, l’accusation d’une « sénégalité » dominante dans tous ces dossiers.

         A titre d’exemple : «  La loi sur la nationalité supposait ce dont Senghor et Dia avaient longtemps dit qu’ils n’en voulaient pas : la « sénégalité ». Le gouvernement s’arrogeait le droit de décider qui, en corps et en esprit, était réellement sénégalais. La sénégalité fut accessible, du moins pour un temps, aux habitants des pays limitrophes. En raison des insuffisances de l’état civil…

        Cette méconnaissance du Sénégal à l’égard des personnes vivant sur son territoire en 1961 n’est pas sans rappeler l’incapacité dans laquelle le gouvernement français pour mettre en place un état civil efficace. L’Etat sénégalais pourrait-il faire mieux ? Il essaya. » (p,430)

        A la différence près que le gouvernement français avait buté sur l’obstacle infranchissable des statuts personnels !

Jean Pierre Renaud – Tous droits réservés