Réflexions sur les sociétés coloniales
Avertissement de l’auteur :
Je n’avais pas prévu de publier l’analyse que j’avais faite des sociétés coloniales françaises de la période 1870-1960, hors celle de l’Algérie, un cas tout à fait particulier.
Je suis revenu sur le terrain de ma formation universitaire d’origine il y a une dizaine d’années, en réaction, je dois le dire, aux textes ou aux discours qui avaient très souvent la faveur des médias, textes ou discours imprégnés trop souvent d’idéologie, ou plus simplement d’ignorance.
Le thème des sociétés coloniales a toujours été pour moi à la fois un sujet d’interrogation et d’invitation à la connaissance, et compte tenu du choix qui a été fait de ce sujet pour les concours du Capes et de l’Agrégation, il m’a semblé utile de livrer une partie de mes analyses sur ce blog.
Les articles que j’ai consacrés à ce thème sur ce blog depuis le début de l’année ont été bien fréquentés, et m’incitent donc aujourd’hui à publier ce qui pourrait être la première conclusion de mes recherches sur le sujet.
Cette publication est naturellement faite à l’attention des lectrices ou des lecteurs de mes contributions précédentes.
Conclusion sur la problématique des sociétés coloniales françaises
Avec un aveu préliminaire capital, comment avoir l’ambition, sur un tel sujet, aussi varié dans le temps que dans l’espace, de proposer une esquisse de conclusion ?
Première partie
Les réflexions qui suivent constituent la conclusion d’une étude des sociétés coloniales françaises, étude articulée sur le plan ci-après :
I – Le théâtre des sociétés coloniales
1- Des sociétés coloniales aux caractéristiques liées étroitement à leur chronologie, c’est-à-dire à l’histoire.
2- Des sociétés coloniales formées d’un nombre, souvent restreint, d’Européens.
3- Des sociétés coloniales étroitement conditionnées par le potentiel géographique et économique de chacune des colonies
4- Un éclairage sur la nature des sociétés locales face à ces nouvelles sociétés coloniales
II – Les acteurs des sociétés coloniales
5- Un éclairage sur la nature de ces sociétés coloniales elles-mêmes, d’origine européenne, à partir du vécu de quelques témoins.
III – La problématique
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Pour qu’il n’y ait pas d’ambigüité sur le sujet, il me parait utile de rappeler le ou les sens de l’expression « société coloniale » ! De quoi parlons-nous ?
S’agit-il de la société d’origine européenne, de la société indigène, de la juxtaposition ou de la coopération des deux types de société, en précisant que les composantes des deux types de société sont à prendre en compte, selon les territoires et selon les époques ?
Et le concept de société à l’occidentale, tel que nous le comprenons, n’était pas celui qui correspondait à la société coloniale du terrain, qui pourrait être étudiée comme une pièce de théâtre avec son intrigue ou ses intrigues de pouvoir colonial, ses acteurs, dont les rôles principaux n’étaient pas obligatoirement tenus par des européens, et ses échecs ou ses succès.
Une société coloniale comme fruit du travail du colonisateur ou du colonisé ?
Au cours de la période 1870-1914, quoi de commun et de comparable entre la société coloniale du Soudan, de l’Oubangui-Chari, de Madagascar, ou de l’Indochine, et celles de métropole, parisienne ou provinciale ? Et ultérieurement, entre les colonies entre elles et celles de métropole, selon les périodes examinées ?
Pourquoi ne pas déranger quelque peu les analyses habituelles des sociétés coloniales, en avançant l’hypothèse que, dans beaucoup de cas, ce sont les sociétés indigènes locales qui ont façonné sur la durée les sociétés coloniales, les sociétés coloniales d’origine européenne continuant à vivre dans leur monde enkysté ?
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Le mieux est de donner à nouveau et tout d’abord la parole à Henri Brunschwig afin de tenter de conclure sur les caractéristiques de la société coloniale de la première période, car le propos qu’il tient, vaut sans doute pour les autres colonies que celles d’Afrique noire, tout au moins pour la période antérieure à 1914 :
« Au cours de ces enquêtes, nous avons d’abord constaté qu’il y avait très peu de Blancs dans l’Afrique noire française vers 1914. Rien de comparable à l’Afrique du Sud et à l’Algérie, où les Blancs formaient des minorités compactes et jalouses de leurs privilèges. Ils allaient dans ces régions malsaines non pour les coloniser, mais pour en revenir. Ils n’y faisaient pas souche et se préoccupaient en général plus de leurs intérêts individuels – promotion ou enrichissement – que de mission civilisatrice.
Si peu nombreux qu’ils fussent, ils apparaissent profondément divisés. Les militaires méprisaient les civils ; les administrateurs dominaient les agents des divers services, cependant plus compétents qu’eux ; les fonctionnaires dédaignaient les commerçants et les colons, les catholiques rivalisaient avec les protestants.
En métropole, une doctrine coloniale s’élaborait. Alliant les principes humanitaires de la Révolution française et des missions religieuses aux techniques modernes, elle promettait aux Noirs un niveau de vie supérieur et un accueil égalitaire dans la société blanche. Prétendant respecter les droits de l’homme et celui des peuples à disposer d’eux-mêmes au sein d’une prochaine association d’Etats autonomes, elle entretenait la bonne conscience de l’opinion publique en face du fait colonial. La France, apparemment, pratiquait une politique généreuse, différente de celle de ses rivaux. Elle n’eut en réalité de système colonial que sur le papier. » (page, 209)
A lire ces quelques réflexions, certains pourraient se demander comment aussi peu de blancs ont pu provoquer autant de bouleversements dans les territoires colonisés, et la ou les thèses d’après lesquelles « l’ordre » public colonial n’aurait pas pu se maintenir sans le concours des fusils à tir rapide, ou sans la sorte de joug que faisait peser le Code de l’Indigénat sur les populations soumises, réduisent un peu trop le champ de la problématique de la colonisation et des sociétés coloniales, c’est-à-dire de leur fonctionnement.
Il convient de rappeler à ce sujet les propos tenus aussi bien par le même historien que par l’ancien administrateur colonial Delavignette, dont nous avons fait état plus haut, à savoir le rôle des acteurs autochtones de la scène coloniale.
Rétroactivement et pour le citoyen d’aujourd’hui, et comme nous l’avons déjà souligné, il est difficile de comprendre la nature et le fonctionnement de sociétés coloniales françaises très diverses, selon leur chronologie et leur cadre géographique, économique et humain, et en disposant des outils statistiques d’évaluation nécessaires.
A lire beaucoup d’études historiques sur ces sujets, l’histoire coloniale souffre d’une vraie carence d’analyses quantitatives, aussi bien en termes de stock que de flux.
C’est une histoire qui éprouve la plus grande peine à sortir du domaine des idées et à proposer des critères d’évaluation, de mesure des dynamiques démographiques, politiques ou économiques internes, applicables pour l’ensemble de ces sociétés, tant les « situations » coloniales étaient diverses, en dépit d’un décor légal et administratif qui se voulait standard.
Ces réserves importantes faites, est-il possible d’esquisser les éléments d’une comparaison entre elles, en présentant les traits qui paraissent pouvoir être partagés par les différentes sociétés coloniales ?
Rien n’est moins sûr, mais nous tenterons d’éclairer à nouveau cet essai de synthèse à partir de la thématique bien connue du théâtre classique, avec les trois unités de lieu, d’action et de temps, dans quel théâtre, sur quelle scène, et avec quel scénario ou intrigue ? Avec quels acteurs, la société coloniale ou la société autochtone ? Avec quels résultats ?
Conclusions de synthèse ou pistes de la réflexion proposée, qui a beaucoup d’égards, dans le contexte actuel de certaines doctrines de recherche historique, sont incontestablement dérangeantes, tant elles font appel à des concepts d’analyse de coopération ou de collaboration ?
Il convient de rappeler en effet que certains chercheurs n’ont pas hésité à comparer la « collaboration » française des années 1940-1945 à celle des évolués ou lettrés qui accompagnèrent la colonisation française.
Les scènes :
Contrairement au théâtre classique, l’intrigue coloniale se déroulait sur les scènes les plus diverses, géographiquement, entre côtes ou hinterland, forêts, savanes ou déserts, plaines côtières, plateaux, ou montagnes, économiquement entre côtes avec fleuves accessibles ou arrière-pays inaccessible, entre territoires riches ou pauvres, et plus souvent pauvres que riches, culturellement, entre pays de l’islam, du fétichisme, de l’animisme, du confucianisme, ou du christianisme, entre populations côtières déjà « contaminées » par le contact de l’étranger et celles de l’hinterland qui n’avaient pas encore eu l’occasion de voir un blanc en chair et en os, et encore moins une blanche.
Comment ne pas noter également qu’au fur et à mesure d’une meilleure connaissance des civilisations et des cultures rencontrées, de la prise de conscience de la relativité des différentes civilisations, le dogme des « races supérieures » de Jules Ferry se trouvait de plus en plus mis en question ?
Au cours d’un débat célèbre sur l’expédition du Tonkin, Clemenceau avait déjà, et très sérieusement, mis ce dogme en question.
Les sociétés indigènes avaient une composition très différente dans leur croyances, leur fonctionnement social, leurs mœurs, certaines plus ouvertes que d’autres à la colonisation, à l’acculturation européenne, majoritairement le long des côtes ou des axes de communication, d’autres closes, très longtemps refermées sur elles-mêmes.
Le pouvoir colonial était donc, dès le départ, privé de pouvoir offrir des solutions standard à ce kaléidoscope humain.
Le scénario, la politique coloniale :
Sur ces scènes les plus variées, plus ou moins accueillantes, quelle était l’intrigue, le scénario du pouvoir colonial, s’il en existait un, le rôle que les gouvernements français entendaient jouer dans les colonies qu’une folle fringale de conquête avait données au pays, en un mot, quelle était la politique coloniale de la France ?
Les partisans des conquêtes coloniales le plus souvent situés à la gauche de l’échiquier parlementaire, les Jules Ferry, Faure, Freycinet, Rouvier, Lebon, Hanotaux et Etienne…affichaient de grandes ambitions, la promotion d’une civilisation européenne annoncée comme supérieure, l’ouverture de nouveaux marchés, le prestige de la France que la défaite de 1870 avait bien rabaissé, et faisaient miroiter à la myriade des peuples d’outre-mer, et pendant longtemps à une toute petite minorité de lettrés la perspective de l’assimilation, d’accès à la citoyenneté française.
Après la Révolution Française de 1789, un nouveau rêve ?
Il serait possible de décrire la politique coloniale comme une intrigue, un scénario de pure forme, abstrait, écrit par des auteurs qui ignoraient la plupart du temps les « situations coloniales » et le « moment colonial », une politique des formes, des constructions bureaucratiques, toutes en apparence aux yeux du petit public des initiés, alors que sur le terrain de la « situation coloniale » il en était évidemment tout autrement.
La Grande Bretagne n’a pas éprouvé ce type d’état d’âme en matière de politique coloniale, étant donné qu’elle n’a jamais fait miroiter aux yeux des peuples indigènes qu’elle avait sous sa férule directe, ou indirecte le plus souvent, une accession à la citoyenneté britannique.
La politique coloniale de la métropole n’était donc qu’une politique « sur le papier », pour reprendre l’expression d’Henri Brunschwig.
Il parait difficile d’analyser le rôle de la métropole, et de ses scénarios, sans les inscrire dans chacune des périodes différentes que furent les années 1870-1914, 1914-1918, 1918-1939, 1939-1945, et 1945-1960, et de tenter de comprendre pourquoi la société coloniale européenne ne fut pas souvent, sinon jamais, le modèle réduit de la société métropolitaine, sa représentation, c’est-à-dire un échantillon représentatif, pas plus qu’un aiguillon de modernité coloniale.
1870-1914 : comment qualifier la politique de la métropole à cette époque ? Ignorante tout d’abord des régions, des peuples et des civilisations qu’elle entendait précisément civiliser, car les gouvernants et les conquérants partageaient le plus souvent la fameuse idéologie des races supérieures de Jules Ferry.
Une métropole, ou plutôt des gouvernements généralement de gauche, pris d’une sorte de folie conquérante, mais ils n’étaient pas les seuls, à nouveau en rivalité avec l’Angleterre, comme le cas s’était déjà produit au cours des siècles précédents, une folie que les gouvernements était disposés à payer à crédit, comme ce fut le cas pour financer l’expédition désastreuse de Madagascar en 1895.
Une situation d’autant plus paradoxale que la France était riche et qu’elle avait remboursé dans un temps record la dette de plusieurs milliards de francs or de la défaite que la Prusse lui avait imposé de payer !
Afin de limiter définitivement le coût de ses aventures coloniales, la Chambre des Députés vota la loi du 3 avril 1900 qui lui interdisait de subventionner les nouveaux budgets des colonies, et cette interdiction dura jusqu’à la deuxième guerre mondiale.
La France se lançait d’autant plus volontiers dans les aventures coloniales qu’elle changeait de gouvernement tous les six mois, et que la France « profonde, » comme certains le diraient de nos jours, celle des villages, ne prêtait d’intérêt aux colonies qu’à l’occasion de tel ou tel exploit colonial, collectif ou individuel.
Au résultat, en 1914, la France se trouva à la tête d’un empire géographique gigantesque plus riche en kilomètres carrés qu’en hommes et en ressources économiques. Les gouvernements et l’élite de cette époque aurait pu et dû se poser la question : un empire colonial pour quoi faire ? Alors que les Français répugnaient à émigrer, et qu’ils ne s’adonnaient pas au commerce international, comme les Anglais ou les Allemands, etc…
Guerre 1914-1918 : les gouvernements français ne se privèrent pas de ponctionner les colonies, en hommes et en matières premières, pour subvenir aux besoins colossaux de la métropole en guerre contre l’Allemagne.
Est connu l’appel massif fait aux tirailleurs, l’appui très efficace que le ministre Diagne donna à ce recrutement en Afrique noire. Est beaucoup moins connue la résistance diffuse ou organisée que certains peuples y opposèrent, notamment dans la Haute Volta de l’époque.
Pendant la guerre, les colonies furent donc mises à contribution de leurs matières premières au profit de la défense de la métropole.
1919-1939 : de façon tout à fait étrange, cette contribution aux armes de la France ne se traduisit par aucun changement dans sa politique coloniale !
Il est possible d’avancer toutes sortes d’explications de cette politique de l’autruche, une ignorance persistante, un entêtement dans la croyance aux races dites supérieures, l’incompétence, la puissance des groupes de pression capitalistes, la mauvaise foi, l’incapacité des élites françaises à assumer l’héritage colonial, une incapacité causée par la saignée de la guerre, le laminage des élites, le retour de l’insécurité internationale en Europe, la crise économique, ou tout simplement l’indifférence de l’opinion publique à l’égard du patrimoine colonial ?
Un groupe de chercheurs s’est illustré en tentant d’accréditer la thèse d’après laquelle la France aurait alors « baigné » dans une culture coloniale ou impériale, mais le groupe en question n’a jamais démontré, chiffres en mains, cet état de l’opinion publique.
Rappelons simplement que Lyautey, le grand parrain de la fameuse Exposition Coloniale de 1931, laquelle devait emporter l’adhésion du peuple français, reconnaissait qu’en dépit de son succès populaire, elle n’avait pas modifié l’indifférence de l’opinion publique envers la chose coloniale.
En résumé, les sociétés coloniales pouvaient continuer à voguer de leurs propres ailes, sur les mêmes bases juridiques et administratives qu’au cours de la période des fondations coloniales.
Il faudra attendre la fin de la seconde guerre mondiale pour que la politique coloniale prenne un virage.
Le plus surprenant fut que rien ne changeait, qu’il s’agisse de gouvernements de droite ou de gauche, comme ce fut le cas avec le Front Populaire en 1936.
Jean Pierre Renaud – Tous droits réservés