Gallieni et Lyautey, ces inconnus – La politique des races de Gallieni au Tonkin (1892- 1894) et à Madagascar (1896-1905)

Gallieni et Lyautey, ces inconnus

Eclats de vie coloniale

Morceaux choisis

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Au Tonkin (années 1892-1894), et à Madagascar (années 1896-1905), la politique des races de Gallieni

            Au fur et à mesure des années, le mot et le concept ont accusé le poids de la théorie des races inférieures et supérieures, mais à la fin du 19ème siècle, le sens du mot et du concept ne faisaient déjà pas l’unanimité parmi l’élite politique et intellectuelle.

            Pour illustrer cette situation, le Président Jules Ferry, dans le discours qu’il  prononça à la Chambre des Députés, en 1885, pour défendre son expédition du Tonkin, s’inscrivait au rang des défenseurs de cette théorie.

Il y exaltait l’opposition et la hiérarchie qui existait entre ce qu’il appelait les « races supérieures » et les « races inférieures », les premières disposant d’un droit à gouverner les deuxièmes, et à leur apporter la « civilisation ».

Clemenceau fut l’un de ceux qui contesta cette analyse encore largement partagée dans le corps politique, à gauche comme à droite. Ferry était un républicain de gauche.

Les livres scolaires distinguaient alors quatre races, la blanche, la jaune, la noire, et la rouge.

            Le petit livre « Les mots de la colonisation » (Presses Universitaires du Mirail) introduit le sujet en écrivant :

« Concept polémique par sa double inscription naturaliste et politique la race s’oppose clairement, dès le 19ème siècle, à la notion classique de « variété ». Celle-ci reste superficielle et surtout réversible… »

 et plus loin :

«La « psychologie ethnique » s’émancipera ultérieurement pour devenir la science des mentalités collectives sans renier ses premières attaches naturalistes. Le concept a tardivement perdu toute validité scientifique. » (p,99 et 100)

« Le dictionnaire de la colonisation française » (Larousse) propose un commentaire plus détaillé du concept et consacre un long paragraphe à « la politique des races », précisément, l’objet de ces pages.

Tout cela semble bien dépassé et depuis longtemps, mais il n’est pas démontré que Gallieni ou Lyautey, son élève, lorsqu’ils parlaient de politique des races, l’aient fait  dans cette lignée hiérarchique à caractère raciste.

Et afin d’actualiser ce débat d’une autre façon, à la suite de la polémique qui a agité les dernières élections présidentielles, quant à la demande de suppression du mot race dans l’article 1er de notre Constitution, nous proposons en additif, à la fin de ce texte, quelques citations du mot race faites par le grand journaliste Robert Guillain dans son livre « Orient Extrême – Une vie en Asie »

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Au Tonkin, dans le commandement qu’il exerça dans le deuxième Territoire Militaire à la frontière de Chine, Gallieni énonça ses principes de politique des races, dans le cadre de sa mission de pacification militaire et civile qui lui avait été confiée par le Gouverneur général : donc dans un cadre historique très précis et dans une formulation qui avait sans doute beaucoup à voir avec une tactique ou une stratégie d’efficacité militaire et politique, dans un contexte donné et à un moment historique donné, pour assumer la mission qui lui avait été confiée.

Il n’y a donc rien de mieux que de lui donner la parole pour bien comprendre à la fois ces principes et le contexte historique dans lequel il les appliquait, et rappeler auparavant quelques éléments du contexte historique dans lequel il accomplissait cette mission.

.Les hautes régions du Tonkin étaient troublées en permanence par les exactions de plusieurs bandes de pirates annamites ou chinois qu’il lui fallut détruire, avec la coopération plus ou moins forcée de la Chine, et notamment grâce aux relations de confiance que Gallieni sut nouer avec le maréchal Sou, le commandant militaire de la province du Quang-Si.

Leur coopération étroite a déjà été évoquée sur ce blog.

Mais les hautes régions du Tonkin étaient théoriquement administrées par des mandarins qui représentaient l’Empereur d’Annam, alors qu’elles étaient peuplées de deux peuples de culture différente, les Mongs, et les Thos, peuples qui ne supportaient pas plus les pirates que le mandarinat annamite.

Gallieni, dont les moyens que le gouvernement lui accordait, ont été toujours limités, utilisa donc le levier ethnique que ces deux peuples lui proposaient.

« Suivre une politique de race, tel a été le principe qui m’a constamment guidé dans mes commandements coloniaux et qui, partout, au Soudan comme au Tonkin et à Madagascar, m’a toujours donné les résultats les plus décisifs. Or, quand j’étais arrivé à Lang-Son, je trouvai, dans le 2° territoire militaire des mandarins annamites pour administrer des populations Thôs, Mans ou Nungs, populations montagnardes de race essentiellement différente des Annamites et de mœurs féodales : dans chaque village, dans chaque canton même, c’est une famille, presque toujours la même, qui fournit les chefs, généralement des vieillards, qui détiennent l’autorité réelle et qui servent de conseillers obligés dans toutes les affaires du pays.

On comprend le peu d’action exercée par des mandarins annamites arrivant dans des contrées dont ils ignorent tout, les mœurs et même la langue. Les vieux chefs Thös disparurent ; mais leur influence occulte resta toujours. Et les fonctionnaires annamites qui les avaient remplacés ne pouvaient nous être d’aucune utilité, ainsi que je l’avais démontré à M.de Lanessan ; en ce qui concerne la piraterie notamment, ils ne pouvaient nous renseigner sur les agissements ou mouvements des bandes ; car les habitants leur opposaient une force d’inertie, une hostilité sourde, dont profitaient les pirates.

J’obtins alors du Gouverneur général l’autorisation de renvoyer tous ces fonctionnaires annamites dans leurs lieux d’origine et de revenir au système féodal, qui était la base même de l’organisation de ces régions de montagne. Comme on l’a vu en lisant le récit de la première partie de ma tournée, l’effet fut instantané : les habitants, conduits par leurs chefs naturels, devinrent désormais nos plus zélés collaborateurs dans la chasse aux pirates, surtout après que nous eûmes distribué les fusils nécessaires pour organiser la résistance contre les ennemis séculaires de leur tranquillité. » (GT/p,91)

Il n’est jamais inutile de rappeler que le gouvernement français a toujours spécifié, qu’une fois la conquête de la colonie réalisée, cette dernière ne devait rien coûter à la métropole.

Gallieni le rappelait dans une correspondance datée du 27 avril 1898 :

« Je suis très partisan de ce principe : que les colonies ne doivent rien coûter à la France. Mais, cela n’est pas encore possible à Madagascar… «  (GM/p,31)

En 1901, la Chambre des Députés vota une loi qui consacrait un tel principe budgétaire, et ce ne fut qu’après la deuxième guerre mondiale que ce principe de base fut abandonné, notamment avec la création du FIDES.

Il est évident que l’application d’un tel principe d’autonomie budgétaire des colonies françaises ne pouvait manquer d’avoir de multiples conséquences sur la politique coloniale de la Troisième République.

Quelques citations de Robert Guillain :

En Chine, Pékin, sa  Cité Interdite : « Pour quatre cents millions d’hommes, il fallait un palais impérial dix fois plus grand que nos palais royaux, des enceintes où nous logerions une. Les herbes elles-mêmes qui envahissaient les cours évoquaient pour moi les vastes steppes de l’arrière-Chine, de ce pays qui dans sa muraille était grand comme une Europe, mais petit par rapport à l’immense Asie ? Quelle race, pour construire grand ! Où étais-tu, petit Japon ? » (page 51- 1937-1938)

Au Japon : «  J’étais même tenté de penser parfois que le Japon était peuplé de deux races, celle des hommes et celle des femmes. Une race dure et une race douce. » (page 56- 1938-1941)

En Chine : «Il est temps pour nous de repenser la Chine, et le premier cliché qu’il faut abandonner, c’est celui de inchangeable. La plus vieille race du monde est entrée dans une crise de jeunesse. » (page 181- 1949) 

Au Japon : « Entre nous, la mentalité du milieu européen ou américain, à l’époque dont je parle, reste fortement teintée de colonialisme, parfois même de racisme. » (page 312- 1955-1970)

Jean Pierre Renaud