Gallieni et Lyautey, ces inconnus! Indochine 1895: de Lanessan et Lyautey, protectorat ou administration directe?

Gallieni et Lyautey, ces inconnus !

Eclats de vie coloniale

Morceaux choisis

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Le Gouverneur général de l’Indochine, de Lanessan et le commandant Lyautey : le symbole colonial de l’alliance entre « le sabre et le « goupillon »   

Protectorat ou administration directe ?

Année 1895

            Le témoignage du commandant Lyautey est particulièrement intéressant, pour plusieurs raisons :

–       il venait de débarquer à Saigon, siège du Gouvernement Général de l’Indochine, et, à titre intérimaire, il occupait les fonctions de chef d’état-major du corps d’occupation d’Indochine :

–       il eut donc l’occasion d’être associé à l’exercice des responsabilités du Gouverneur Général de l’Indochine de Lanessan, avant qu’il ne soit limogé pour des raisons mal connues,

–       de voir de près, au cœur du système colonial, le fonctionnement concret de la relation métropole-colonie,

–       et de découvrir, et d’apprécier les idées coloniales novatrices du Gouverneur général.

            Pourquoi ce symbole de l’alliance du sabre et du goupillon ?

Parce que tout au long des conquêtes coloniales le groupe de pression du « goupillon », c’est-à-dire les églises, associa souvent ses ambitions missionnaires à celles des armées coloniales, mais en concurrence avec un autre « goupillon », non moins puissant, et trop souvent méconnu, le « goupillon » de la franc-maçonnerie.

            En Indochine, les églises jouèrent incontestablement un rôle important, et au Tonkin, les missions espagnoles, mais la franc-maçonnerie métropolitaine tirait également d’autres ficelles,  notamment dans l’administration coloniale, et le Gouverneur général de Lanessan était un grand « frère » du « Grand Orient ».

            Lanessan et Lyautey formaient donc un couple intéressant, d’hommes très cultivés, représentatifs de l’élite de l’époque.

.           Lanessan, médecin d’origine, professeur, et auteur de plusieurs livres savants, avait été élu, en 1881,  député du 5ème arrondissement de Paris, sous l’étiquette radicale, mais dans une position encore plus à gauche que celle de Clémenceau.

            Un expert – Ses convictions étaient donc celles d’une gauche radicale, laïque, et républicaine. Il avait eu l’occasion d’accomplir des missions d’information dans les colonies, et faisait donc partie des hommes politiques, qu’on pouvait compter sur les doigts de la main, qui avaient une connaissance concrète de l’outre-mer, en concurrence avec d’autres « experts », souvent des officiers, qui inspiraient ou contrôlaient alors, ce qu’on appelait une politique coloniale, qui n’en était pas une.

Lyautey avait des convictions qui se situaient aux antipodes de celles de Lanessan, à la fois conservatrices, chrétiennes et monarchistes, mais le couple fonctionna merveilleusement bien.

Lyautey avait fait scandale en métropole en publiant un texte intitulé « Le rôle social de l‘officier », un texte  au contenu novateur, et ce fut une des raisons de son changement d’affectation pour l’Indochine.

Mais le témoignage de Lyautey est surtout intéressant pour comprendre le fonctionnement d’une politique coloniale indochinoise qui n’a jamais su choisir entre le protectorat dont les deux hommes étaient partisans, et celle de l’assimilation, mais surtout d’une administration  directe qui ne disait pas son nom.

Le 13 novembre 1895, à Saigon, Lyautey écrivait (A ma sœur), venant de dîner chez le gouverneur général, « dans son superbe palais. Quel beau palais, et dans quel admirable parc ! »

Avant d’accompagner le Gouverneur général qui se rendait à Hanoï, après avoir fait escale à Tourane, pour y rencontrer l’Empereur d’Annam.

Et avant de passer aux choses sérieuses, un extrait de sa correspondance sur le décor de la réception :

« Sur le quai devant la Résidence française, carrée et banale, pavoisée en 14 juillet, une compagnie d’infanterie de marine, la milice indigène, la police, les nabots jaunes, en jupon et chignon, que vous avez vu en 89 ; devant eux toute la chinoiserie, – et alors c’est amusant,- tout ce qui, de Hué, a escorté le 3ème Régent, la file des pavillons multicolores portés par des soldats rouges, déguenillés, décoratifs, les porte-parasols, les palanquins. La chaloupe accoste, 8 parasols couvrent le Gouverneur général, mais tout un état-major en robe de soie. Et les deux cortèges, après avoir passé devant le front de la troupe d’un pas processionnel, disparaissent dans la Résidence, où je les laisse à leurs officielles occupations. » (LTM/ p,69)

Les idées novatrices de Lanessan :

« Et voici trois jours qu’il me l’expose, sa politique, avec, je dois le dire, une éloquence et une séduction infinies.

Pour te mettre au courant, une fois pour toutes, elle se résume en ceci : faire du protectorat et non de l’administration directe, – au lieu de dissoudre les anciens cadres dirigeants, s’en servir, – gouverner avec le mandarin et non contre le mandarin. Partir de ceci, qu’étant, et destinés à ne jamais être qu’une minorité, nous ne pouvons prétendre à nous substituer, mais tout au plus à diriger et à contrôler. Donc, ne froisser aucune tradition, ne changer aucune  habitude, nous dire qu’il y a dans toute société une classe dirigeante, née pour diriger, sans laquelle on ne fait rien, et une classe à gouverner, – mettre la classe dirigeante dans nos intérêts. Devenus nos amis, sûrs de nous, ayant besoin de nous, les mandarins n’auront qu’à parler pour que tout se pacifie, à autrement moins de frais et plus sûrement qu’avec toutes les colonnes militaires. Ils sont avant tout hommes de gouvernement, et non patriotes, nationaux, mots creux ;- associons-les au gouvernement. Huong- Triep a été notre plus mortel ennemi ; c’est maintenant notre auxiliaire le plus efficace, depuis qu’on lui a rendu dans le Gouvernement de l’Annam la  part prépondérante. Du reste, c’est avec ce système que nous avons eu en 10 ans une Tunisie prospère, et avec le système inverse, celui qui consiste à dissocier toutes les forces locales et à gouverner sur une poussière, que nous avons au bout de 50 ans une Algérie végétante.

Voici la théorie : a priori, je le déclare, elle me séduit parce que j’ai constaté de visu en Algérie l’absurdité du système inverse, cher aux fonctionnaires ; et puis ce système déplait aux fonctionnaires et aux militaires, puissant argument pour qu’il soit sensé ; enfin, il a réussi en Tunisie, – l’inverse a raté partout, dans toutes nos colonies sans exception, pauvres phtisiques sucées, catalepsiées, tuées par l’administration directe. Seulement, il faudrait être logique et, pour que celui-ci donnât du fruit, il importerait qu’il n’y eût pas, à côté de l’administration indigène conservée, toute une administration française juxtaposée, bien supérieure aux nécessités d’un contrôle, prétexte à traitements, et dont le plus clair résultat, c’est que l’indigène paye deux administrations complètes. Il faudrait que ces idées de semi – autonomie fussent appliquées en ce qui concerne le régime économique, et que la colonie bénéficiât des deux institutions fondamentales d’une colonie, qui sont : le libre-échange, et peu de gendarmes. Je crois que M.de Lanessan le comprend, mais avec une métropole qui ne comprend pas les mises de fond lointaines, à longue échéance, il faut la fantasmagorie fictive des budgets en équilibre ; et vite, des douanes, des tarifs qui donnent de suite quelques sous, mais à quel prix ? au prix de toute la vitalité à venir, le blé mangé en herbe. Quant à l’administration superposée, il faut bien caser les amis de tous ceux qui font campagne à Paris, pour vous ou contre vous.» (LTM/ p,72)

Lyautey racontait, dans une autre lettre, l’inauguration, par le Gouverneur général, de la nouvelle ligne de chemin de fer Hanoï – Lang-Son- une première en Indochine, et le retour par le nouveau train de tout le beau monde de la capitale provinciale, venu à Lang-Son, pour cette grande manifestation :

« C’était un train de plaisir, près de 200 personnes, tout le déballage d’Hanoï, ce drôle de monde, sans trop de scrupules, mais vivant, intelligent et initiatif, tous ces gens qui sont ici « quelqu’un », et dont on ne sait pas toujours ni d’où ils sortent, ni quel casier judiciaire ils ont eu plus ou moins, mais, qui néanmoins font œuvre française et y apportent leur diable- au- corps, leur débrouillage, leur endurance. » (LTM/ p,89)

Le limogeage de Lanessan

4 janvier 1895  (A ma sœur) – « Eh bien ! en voilà une semaine ; plus de Cao Bang, plus de projets, plus rien ; dimanche une simple dépêche Havas fait sauter M.de Lanessan qui part demain pour la France. Qu’est-ce ? Mystère. On est atterré, je suis atterré ; j’avais mis beaucoup de cartes dans son jeu, et nous nous gobions réciproquement…

Depuis sa disgrâce, je ne le lâche plus ; le 1er janvier, j’y dinais en petit comité ; demain en grand tralala d’adieux, ce soir absolument seul : et nous avons mené à nous deux une causerie-dialogue qui a un peu effaré la galerie. Si une dépêche ce soir  annonçait son maintien, je serais demain son associé et nous ferions de la belle besogne, mais la dépêche n’arrivera pas. » (LTM/ p,95)

« S’il n’y a pas d’autre motif à la révocation de M.de Lanessan que celui que nous apporte la dépêche : « pour avoir communiqué à un tiers un document officiel », c’est-à-dire pour une question, en somme, de discipline et de forme qui pouvait ou s’étouffer ou se régler autrement, le procédé employé est injustifiable ; et l’on ne joue pas ainsi avec la vie même d’une colonie. »

Lyautey énumérait ensuite, à la même date, dans une lettre au vicomte E.M.de Vogüé, toutes les raisons qui militaient en faveur du maintien du Gouverneur général et concluait ainsi :

« Enfin, M.de Lanessan avait la plupart des qualités qui conviennent à ce pays. Très souple, prodigieusement intelligent, il était plus capable que n’importe qui de tirer parti de ses erreurs inévitables… c’était vraiment un Gouverneur. Une autorité naturelle… Que voulez-vous ! Il avait le feu sacré, la foi en ce pays…

Et puis il avait le don de cet indigène-ci ; et encore une fois, dans un pays où notre nombre ne nous permet pas de compter seulement sur la force, c’est un rude atout que de jouer de cet élément-là. Je sais que ce n’est pas l’avis de l’école du coup de pied au mandarin et de la brimade du lettré ; mais j’ai vu cette école à l’œuvre en Algérie, et je sais ce qu’elle coûte. Elle satisfait les caporaux et quelques fonctionnaires, mais elle ne mène pas loin. Bref, je vous assure que c’est un Monsieur, justement parce qu’il n’est pas préfet, ni selon la formule, et que c’est ici ce qui convient. » (LTM/ p,100)

Bref commentaire :

–       Les spécialistes de cet épisode colonial diront peut-être pourquoi M.de Lanessan a été limogé, alors qu’il faisait partie d’un des tout premiers cercles du pouvoir de l’époque. Sans doute une cabale parisienne nourrie par des informateurs de la colonie mécontents de son travail de gouverneur, ou plus vraisemblablement par le travail de sape de certains experts « parisiens » hostiles à la solution du protectorat !

–       N’imaginez pas que le train de Lang-Son ressemblait alors à nos trains métropolitains de la même époque ! Il s’agissait d’un vrai tacot sur une ligne étroite de 60 centimètres de large.

–       Les remarques de Lyautey sur le monde interlope de l’Hanoï des années 1890 sont éclairantes sur la composition de la société coloniale.

–       Enfin, et pour conclure, cet épisode de l’histoire coloniale de l’Indochine illustre parfaitement le conflit permanent qui  a existé entre les partisans du protectorat et ceux de l’administration directe, et avec le recul du temps, il est bien dommage pour les relations historiques de nos deux pays, que la thèse de Lanessan et de Lyautey n’aient pas triomphé.

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            Nous verrons dans le texte suivant l’application concrète qui pouvait être faite de ce débat entre les deux thèses du protectorat et de l’administration directe dans la relation qui existait alors entre le Gouverneur général de l’Indochine et l’Empereur d’Annam d’alors, le jeune Than-Taï, présumé « fou », que la France déposa en 1907.

            Le blog a déjà évoqué le personnage à deux reprises, le 30 novembre 2010, à l’occasion de la critique du livre « La vie militaire aux colonies », dans lequel, très curieusement, une belle photo du jeune Than-Taï assis dans une belle voiture, ouvre un chapitre 5 intitulé « La grande vie », et le 2 février 2011, à propos du contenu du Petit Journal Militaire, Maritime et Colonial, année 1904 (« indocile à l’autorité coloniale ou fou ? »

            La lecture des extraits de lettres de Lyautey qui concernent ce personnage énigmatique illustre parfaitement la position que la France pouvait adopter quant au maintien ou non d’une administration annamite.

            Ces lettres inclinent à penser aussi que Than-Taï était au minimum un peu « dérangé ».

            Jean Pierre Renaud

Episodes précédents sur le blog, les 5 avril, 20 avril, et 4 mai.