Gallieni, Lyautey, ces inconnus! 1895, entre Indochine et Madagascar?

Gallieni, Lyautey, ces inconnus !

Eclats de vie coloniale

Morceaux choisis

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Sous la 3ème République, la France avait-elle une politique coloniale ?

En 1895, entre Indochine et Madagascar, la France a-t-elle vraiment choisi ?

Les avis de Lyautey

       Un bref rappel historique :

            La France était à la Réunion depuis le XVIIème siècle, et sa marine, ainsi que des commerçants et planteurs de cette île fréquentaient depuis longtemps les côtes malgaches, notamment celles de l’île de Sainte Marie.

Après la défaite du pays et à la fin de la guerre franco-prussienne de 1870, la Troisième République, prise d’une sorte de fringale coloniale, se lança dans toute une série d’aventures coloniales en Afrique, en Asie, et à Madagascar.

Sous Napoléon III, la France avait pris pied en Cochinchine, à la suite du « fait accompli » d’un amiral, et de fil en aiguille, à la suite des nouveaux « faits accomplis » au Tonkin, de Francis Garnier et de Rivière, elle occupa l’Annam et le Tonkin.

Au Tonkin, son armée coloniale et sa marine eurent en face d’eux à la fois des annamites, des troupes régulières chinoises, et des bandes de pirates dont il était toujours très difficile d’identifier l’origine.

Dans les années 1883-1885, l’armée coloniale y conduisit une vraie guerre, avec des moyens importants de mer et de terre, qui fut conclue, à la suite du « faux » désastre de Lang Son en 1885, sur la frontière chinoise, par le traité de Tien-Tsin.

« Faux » désastre, étant donné que le repli des troupes coloniales ne fut dû qu’à l’affolement (en état d’ébriété) du colonel Herbinger, remplaçant le général Négrier, blessé, et, avant tout,  à une mauvaise communication entre le gouvernement et le commandement militaire du Tonkin.

Jusque dans les années 1890, dates de l’arrivée de Gallieni et de Lyautey au Tonkin, les hautes régions ne furent jamais pacifiées, car de puissantes bandes de pirates téléguidés par les mandarins et les trafiquants chinois les tenaient entre leurs mains.

Ce qui n’empêcha pas la puissance coloniale de commencer à développer l’équipement des côtes, et dans les deltas de la Cochinchine et du Tonkin, l’agriculture et un début d’industrie, et enfin à donner un coup de fouet moderne à l’urbanisation de Saigon et de Hanoï.

En 1895, date de l’expédition de Madagascar, les situations coloniales étaient complètement différentes entre l’Indochine, dont les représentants locaux du pouvoir colonial avaient déjà pu apprécier, depuis longtemps,  les nombreux atouts humains et économiques, et l’île de Madagascar, encore mal connue, très difficile d’accès, dont la conquête ressemblait plus à un pari qu’à un choix colonial rationnel.

Et le commandant Lyautey de se faire l’écho de ces doutes sur l’intérêt de la conquête de Madagascar, comparée à la mise en valeur de l’Indochine, et à l’expansion qu’il recommandait de réaliser vers le Cambodge, le Siam, et le Yunnan.

Dans une lettre datée d’Hanoï du 19 octobre 1895,  Lyautey écrivait :   

« L’Indochine est le joyau des colonies »… Envisagé seul, le Tonkin est un leurre ; – il ne faut pas le séparer de l’ensemble ; – mais l’ensemble, cette longue péninsule, jumelle de l’Inde, est un Empire à la Dupleix, autrement fécond, intéressant, pour les luttes de l’avenir, pour les batailles commerciales de l’Extrême-Orient, pour le struggle à livrer le jour où la Chine s’ouvrira, que ce Madagascar aléatoire et isolé. Avantage, dit-on, pas de voisins, mais pardon ! le voisin, c’est le commerce et la raison d’être de nos colonies. » (LTM/ p,255) (1)

Et un peu plus tard, de faire état, dans une correspondance destinée à l’un de ses correspondants, à Hanoï, le 24 octobre 1895, d’une lettre que lui avait adressée de Vogué (2) ainsi résumée :

« Vous perdez votre peine à essayer d’intéresser quelqu’un en France au Tonkin ; votre Tonkin est l’enfant mal venu, dont il ne faut plus parler…. »

 et Lyautey de préciser dans sa lettre :

« Mais le protectorat logique et fructueux de la presqu’île indochinoise, c’est le Siam. Dans l’ordre logique, c’est une question qui eût dû être réglée avant Madagascar, puisqu’ici la partie était entamée et presque gagnée, et le nouveau cabinet anglais en complique bien la situation…

Avec le Siam, il y a, je ne dirai pas un pendant à l’Inde, certes non, mais une belle œuvre à faire et qui sera faite par d’autres si la France s’y dérobe. Le Tonkin en est la couverture, la marche frontière, en même temps que le débouché sur la Chine. » (LTM/ p,257)

Dans une lettre datée de Saigon, du 20 septembre 1896, Lyautey rapportait une conversation qu’il avait eue avec notre Ministre au Siam, M.Defrance sur la question brûlante d’Extrême Orient qu’était le Siam, et il écrivait :

« Nous y sommes en plein, M.Rousseau (le gouverneur général de l’Indochine) en voit tout l’intérêt et la suit passionnément ; il y a trois ans, ce Siam tombait comme un fruit mûr, et voici que peu à peu, il nous glisse entre les doigts ; et nous maudissons cette malencontreuse aventure de Madagascar, qui vient en détourner nos pensées, nos efforts et nos ressources. » (LT/ p,93)

Lyautey était en effet un chaud partisan d’un protectorat sur le Siam.

Et plus loin, il écrivait encore :

« C’était là, puisque nous avons commencé à travailler ici, ce qu’il fallait régler avant toute chose, avant Madagascar où nous sommes empêtrés dans une affaire qui n’a pas l’air de trop bien tourner. » (LT/ p,95)

Le commandant Lyautey avait donc, à cette époque, des idées très précises sur l’avenir comparé de l’Indochine et de Madagascar, mais il était un des rares « experts » de la chose coloniale, capable de proposer une vraie politique coloniale, à l’anglaise, qu’il admirait, faite de réalisme et de continuité.

(1)  LTM : Lettres du Tonkin et de Madagascar –  LT : Lettres du Tonkin

(2)  Le Vicomte Eugène Melchior de Vogüe (1848-1910) était un des nombreux correspondants de Lyautey : d’abord diplomate de 1871 à 1882, il se consacra alors entièrement aux lettres, collaborateur de La Revue des Deux Mondes, du Journal des Débats, et auteur de très nombreux ouvrages. Enfin député de l’Ardèche pendant quelques années à la fin du dix-neuvième siècle.

Jean Pierre Renaud