« Le colonialisme en question » de Frederick Cooper – Conclusion

« Le colonialisme en question »

Frederick Cooper

« Conclusion »

« Colonialisme, histoire, politique »

(page 311 à 325)

            Le discours

            « La manière dont on aborde l’histoire influe sur la manière dont on pense la politique, et la manière dont on fait de la politique affecte la manière dont on pense l’histoire. Tout au long de ce livre, je me suis efforcé d’écrire un récit du colonialisme qui accorde une attention minutieuse aux trajectoires changeantes de l’interaction historique, à l’éventail des possibilités que les gens, à chaque époque, ont pu envisager pour eux-mêmes, et aux contraintes qui ont pesé sur ces possibilités et sur la capacité des gens à les concrétiser. Un tel récit ne fonctionne pas très bien s’il est celui d’une marche vers la « modernité » ou d’une progression de la « globalisation » face à des peuples tentant de défendre leur « identité » contre les forces qui les assaillent. Il ne fonctionne pas très bien non plus s’il retrace une montée continue de l’Etat-nation face à l’empire. Ces types de récits ne tiennent pas compte du contexte dans lequel l’empire a disparu pour laisser un monde d’Etats-nations inégaux devenir finalement la norme, au moment même où d’autres institutions, d’autres actions supranationales pour définir les normes du développement international et des droits humains universels  compromettaient la souveraineté qui en définitive se généralisait.

            La manière dont on décrit le colonialisme influe sur la perception que l’on se fait des politiques qui ont contesté les pouvoirs coloniaux. La fiction d’un Etat colonial manichéen a pu présenter un intérêt, même si elle simplifiait la manière dont s’exerçait l’autorité coloniale et celles dont les populations colonisées tentaient de se sortir de la situation à laquelle elles étaient confrontées. » (page 311)

Questions

            « Un récit du colonialisme » ? Relation historique ou réflexions historiques ? Entre histoire et politique ? « Une attention aux trajectoires changeantes » ? Ont-elles été précisément décrites ?

            Tout à fait d’accord sur les remarques pertinentes relatives aux récits qui simplifient les « marches » de l’histoire, liées à la « modernité » ou à la « globalisation », ou enfin à la montée de l’« Etat-nation face à l’empire ».

            Pourquoi ne pas avoir évoqué les marches de l’histoire illustrées par la domination militaire (le Reich), idéologique (l’URSS) ou économique (la Grande Bretagne et les USA) ?

Les théories économiques de la domination sont, d’ailleurs et peut-être, plus éclairantes sur le contenu du colonialisme, tout au long de l’histoire, les « temps longs » chers aux historiens, que tout discours sur la modernité ou la globalisation.         Domination politique et économique, grâce aux nouvelles technologies d’armement (les armes à tir rapide), de transport (la vapeur) de communications (le télégraphe et le câble), d’industrie (le textile et la sidérurgie), de santé (la quinine), aidée par des capacités d’entreprise qui se sont épanouies dans le contexte des « Lumières », avec une entreprise qui constituait le véritable ressort du capitalisme.

Il serait possible d’ajouter que les mêmes processus de domination, avec des colorations différentes, et des effets également différents, existaient aussi dans l’Afrique de l’ouest. L’auteur évoque, curieusement, à un moment donné, le type d’« externalisation » qu’était l’esclavage africain, mais beaucoup de ses cultures avaient une structure de castes, dont certaines existent encore.

            Que propose donc l’auteur, et dans quel « ancrage historique » ? Son analyse de la problématique syndicale de l’AOF, après 1945 ? Dans un contexte de « colonialisme » politico-bureaucratique, à la française, celui de la « ville impériale » qu’était Dakar, et de ses lignes de chemin de fer « impériales », une capitale fédérale que le géographe Richard-Molard décrivait comme un « capharnaüm », comparée à la ville secondaire du Maroc, qu’était Agadir.

            Le discours

            « Selon moi, l’histoire du colonialisme et les défis qui lui sont posés devraient réserver une large place aux luttes politiques qui transcendèrent les frontières de la géographie, de l’auto-identification ou de la solidarité culturelle, en partie par la mobilisation de réseaux politiques, en partie par la conjoncture, lors de situations critiques, de différentes lignes d’actions politiques. » (page 312)

            « L’empire fut une réalité ordinaire de la vie politique jusqu’en 1955, (au lieu de 1935 dans le livre imprimé) autant que l’esclavage l’avait été au XVIII° siècle » (page 313)

Questions

            « Des luttes politiques qui transcendèrent les frontières » ? Avant 1945 ?

            « Une réalité ordinaire de la vie politique jusqu’en 1955 » ? Après la seconde guerre mondiale, l’ordinaire de la vie politique française était fait de toute autre chose que d’empire. Les citoyens français pansaient alors les blessures de la guerre, attendaient la fin des cartes d’alimentation, et se mobilisaient pour la reconstruction du pays. Les politiques laissaient faire une guerre coloniale, celle d’Indochine, par un corps expéditionnaire de soldats professionnels.

Le discours

            « Les explications des difficultés du présent ne rendent pas toutes compte des trajectoires qui nous y ont conduits. Un type d’explication considère la marginalité des pays pauvres comme une chose naturelle

            Une seconde explication concerne ceux qui voulaient délibérément améliorer le monde : leur projet a échoué pour avoir voulu imposer à des populations diverses une modernité, une universalité et des formes de vie sociale et économique qu’elles ne désiraient pas… Le colonialisme développementaliste s’intensifia dans le contexte de l’après-guerre, les Etats coloniaux ayant alors besoin de réaffirmer leur légitimité… » (page 316)

            « Mais inversons la question. Que pouvons-nous apprendre d’un point de vue historique plus précis, sur la colonisation et la décolonisation ? La réflexion historique sur les situations coloniales aide-t-elle notre réflexion politique sur les difficultés du présent ?

            L’histoire n’apporte pas de réponse à ces questions, et les historiens ne sont pas meilleurs prophètes que d’autres… »

            Et l’auteur d’analyser les « problèmes du présent » :

            «  Premièrement, le fait le plus fondamental auquel nous sommes aujourd’hui confrontés est que nous vivons dans un monde d’interconnexions et d’inégalités…

            Deuxièmement, la longue histoire des mouvements anti-esclavagistes, anticoloniaux et antiapartheid constitue une précieuse référence pour guider nos réflexions sur les problèmes politiques actuels… L’esclavage, la domination coloniale, la suprématie blanche, tout cela dépendait de connexions sur de grandes distances et de concepts idéologiques transocéaniques – du sentiment de normalité et de légitimité qui habitait les planteurs, colons et responsables coloniaux, et de celui des populations européennes, qui considéraient ces arrangements comme des composantes légitimes d’une politique impériale, d’une économie globale et de la civilisation occidentale…(pages 319,320)

            Troisièmement, en mettant l’accent sur les limitations de pouvoir impérial, ce livre invite à réexaminer la rhétorique d’un débat très actuel concernant la politique internationale…

            Les empires réels – britannique et français, autant qu’ottoman et chinois – furent rarement aussi cohérents, et lorsque, comme dans la période de l’après-Seconde Guerre mondiale, ils tentèrent de se rendre plus économiquement progressistes et plus politiquement légitimes, ils ne purent faire face à l’escalade de revendications encouragées par leurs actions, aux tensions qui suivirent leurs interventions économiques et aux coûts élevés de la transformation du système impérial en une véritable unité d’appartenance…

Ni l’argument pro-impérial ni la dénonciation d’une colonialité abstraite n’accordent beaucoup de poids à l’une des caractéristiques les plus centrales de l’histoire des empires : leurs limitations… L’empire capitaliste, en Inde aussi bien qu’en Afrique, ne se révéla finalement pas aussi résolument capitaliste, la bureaucratie aussi résolument bureaucratique, et la création de sujets coloniaux aussi fixée quant au type de sujet qu’elle était censée produire. » (page 322)

« L’intérêt de la réflexion sur les empires ne réside pas dans le fait qu’ils représentent de bons modèles pour l’avenir ou une forme de pouvoir politique dont nous devons craindre le retour. La valeur du récit retraçant l’histoire des empires dépend de la place qu’il accorde aux trajectoires historiques, à l’ouverture et à la fermeture des possibilités, à la transformation des concepts à mesure qu’ils furent appropriés par différentes populations et au lien entre les luttes localement circonscrites et la reconfiguration, à l’échelle mondiale, des perceptions de la normalité et de l’inconcevable…(page 323)

«  L’aspect le plus important de cette phase de notre récit est qu’elle est dynamique : les empires furent défiés de l’intérieur et de l’extérieur, d’en bas et d’en haut, et leur fin ultime refléta la reconfiguration des normes du pouvoir à travers tout un système – et non simplement le revirement d’un Etat particulier. Ce processus ouvrit de multiples débats internationaux sur le développement et les droits sociaux – débats qui ne sont pas encore clos…(page 325)

«  L’étude de l’histoire coloniale est là pour nous rappeler que, dans les systèmes politiques les plus oppressifs, les gens ont trouvé non seulement des niches dans lesquelles se cacher et se débrouiller seuls, mais aussi des leviers pour transformer ces systèmes. »  (page 325)

Questions

Avant de nous attacher au fond de la réflexion de l’auteur, apportons quelques précisions sur plusieurs points de ce discours.

Tirer des leçons de l’histoire du colonialisme pour les temps présents ? Les propositions de l’auteur sont loin d’être claires à ce sujet, et dans quel domaine sommes-nous l’histoire, le postcolonial, ou la politique du présent ?

Il parait difficile de mettre sur le même plan d’analyse l’empire britannique et l’empire français : jamais, sauf erreur, la Grande-Bretagne n’a envisagé d’assimiler ses sujets coloniaux.

Quant à la référence faite à un moment donné à l’Inde, quoi de commun entre les immenses richesses du continent indien, ses voies de communication naturelles, avec celles de l’ouest africain ?

« Empires réels » ? Pourquoi avoir omis les Etats Unis ?

Enfin, le texte cite aussi les « colons », mais leur poids était négligeable en AOF, en 1938, 198 en Côte d’Ivoire, et 260 en Guinée (source Delavignette), et le pourcentage des terres  cultivées par des Européens également.

Les questions de fond

Au terme de cette lecture critique, je ne suis pas certain d’avoir encore bien compris, ni la méthodologie historique proposée par l’auteur, ni le champ intellectuel analysé.

Par ailleurs, je ne suis pas non plus convaincu de la validité scientifique, pour ne pas dire historique, de la démonstration qu’a proposée l’auteur, dans le cas de l’AOF, après la seconde guerre mondiale.

 Si j’ai bien compris l’analyse, il convient de dépasser les lectures historiques fondées sur l’identité, la globalisation, la modernité, et s’attacher beaucoup plus à l’histoire des empires, au fonctionnement des empires, mais il est évident que cette analyse survole un « colonialisme » qui n’est jamais vraiment défini.

Quel était-il ? Oû « sévissait-il » ? A quelle époque ? Avec quelles caractéristiques qualitatives et quantitatives ? Car pour revenir à l’exemple de l’AOF, « l’interconnexion » économique a toujours été marginale dans l’économie française, et les « dispositions » économiques de ce territoire peu favorables à son développement ?

Alors l’auteur appâte le lecteur en indiquant que ce type de phénomène a rencontré des limitations, a entretenu des connexions à grande distance, a connu des trajectoiresouvert des possibilités, ce qu’il appelle des niches et des leviers de transformation.

Mais la lecture du chapitre VII ne suffit pas à apporter la démonstration à la fois de sa théorie et des ouvertures historiques qu’il ouvre sur ces différents thèmes de recherche, effectivement, et potentiellement, prometteurs.

En guise de conclusion d’une très vaste analyse fondée sur une puissante historiographie, sa conclusion porte d’abord sur le présent, c’est-à-dire sur les résultats et enseignements tirés du fonctionnement vrai ou supposé du colonialisme, et le lecteur a le droit de se demander si l’historien, une fois de plus, n’a pas été tenté, en définitive, de revêtir l’habit d’un prophète, contrairement à l’un de ses propos..

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