Dans leur livre « Culture coloniale- La France conquise par son Empire », les deux historiens Blanchard et Lemaire distinguent « trois moments dans cette lente pénétration de la culture coloniale dans la société française, le temps de l’imprégnation ( de la défaite de Sedan à la pacification du Maroc), le temps de la fixation (de la Grande Guerre à la guerre du Rif) et le temps de l’apogée (de l’Exposition des Arts décoratifs à l’Exposition coloniale internationale de 1931… nous avons choisi de multiplier les approches pour mieux cerner ses modes d’expression. Cette transversalité de la démarche permet de comprendre la complexité d’un phénomène pourtant extrêmement simple : comment les Français sont devenus coloniaux sans même le vouloir, sans même le savoir, sans même l’anticiper. Non pas coloniaux au sens d’acteurs de la colonisation ou de fervents soutiens du colonialisme, mais au sens identitaire, culturel et charnel» (page 7 et 8)
Vous avez bien lu : « charnel » !
Et pour mieux nous guider, un détour par le Petit Robert !
Imprégnation : 1° : Fécondation – 2° : Influence exercée par une première fécondation – 3° : Pénétration d’une substance dans une autre.
Fixation : 1° : Action de fixer – 2° : Le fait de se fixer (personnes) – 3° Pyschan. « Attachement intense de la libido à une personne, à un objet, ou à un stade de développement… (Lagache)
L’histoire coloniale a effectivement fait un grand pas, un pas de géant dans l’inconscient collectif, cher à cette nouvelle école de chercheurs.
Un petit exercice de méthode donc, aux fins de tenter de mesurer, à partir d’un des vecteurs de cette culture coloniale supposée, ou fictive, comme nous le verrons, existant au cours du premier « temps de l’imprégnation ».
Test d’évaluation de la « culture coloniale » de l’élite : le Larousse Mensuel Illustré des années 1907-1913
Comment est-il possible d’affirmer que la France a eu une culture coloniale pendant la période coloniale, alors que l’histoire coloniale fait preuve d’une carence notoire dans l’analyse des sujets coloniaux traités par la presse nationale et provinciale ?
A la lecture de certains ouvrages spécialisés d’histoire coloniale, l’ai été frappé par le discours que leurs auteurs tenaient sur la presse française au cours de la période coloniale allant de 1890 à 1960, une presse supposée coloniale, nationale ou provinciale, alors que la presse n’a jamais fait, à mon avis et jusqu’à présent, l’objet d’un travail d’analyse statistique sérieux, afin de déterminer la place accordée aux questions coloniales dans cette presse, en lignes, colonnes ou pages, et parallèlement en termes de contenus, favorables ou défavorables.
Rares ont été les mémoires partiels, tous intéressants, déposés sur ce sujet, en tout cas, ceux que j’ai pu consulter.
Le célèbre livre de Girardet intitulé « L’idée coloniale en France» (1871-1962), paru en 1972 est très succinct sur la presse, pour ne pas dire muet, alors qu’il parait difficile de traiter un tel sujet, sans effectuer une analyse statistique solide sur la presse. Rien dans le chapitre IV intitulé « La conquête de l’opinion »!
A croire qu’il n’existait, alors, pas encore d’outils d’évaluation statistique !
Même constat, en ce qui concerne le petit collectif de chercheurs historiens ou sociologues, au choix, animé par les deux historiens cités plus haut, d’après lesquels, entre 1880 et 1960, la propagande coloniale aurait « tissé une toile », « inondé », et réussi à « parfaitement intérioriser la légitimité de l’ordre colonial », alors que ce collectif n’a pas apporté la démonstration de l’influence de la presse.
J’ai consacré un chapitre du livre « Supercherie coloniale » (1) à la presse et démontré que rien, dans l’état actuel des recherches, n’accréditait un tel discours, dont le héraut principal, a effectué une thèse intitulée « Nationalisme et colonialisme » tout à fait limitée sur la presse, tant sur le plan chronologique (1930-1945), que thématique.
Un exercice de mesure du colonial
A titre d’exemple, je propose donc aux lecteurs de me suivre dans la consultation des Larousse mensuels illustrés pour la période 1907-1913, afin de mesurer la place que ces ouvrages destinés à une élite française consacraient à l’information coloniale.
Au total, pour la période considérée, cette publication contenait sur plus de 1700 pages un ensemble très varié et très riche d’articles, de gravures, de croquis, de cartes et de schémas
Notons tout d’abord que la table alphabétique des matières ne comporte aucune rubrique « colonies ».
En ce qui concerne la période 1907-1910, la place de l’information consacrée aux colonies est très limitée, pour ne pas dire anodine : en 1907, une colonne, ou à peu près, pour le roi Toffa du Dahomey, en 1908, pour un personnage du Tonkin, Déo-van-tri, et pour la maladie du sommeil. En 1909, silence complet sur les colonies !
En 1910, 2 pages sont consacrées à la pacification de la Mauritanie, mais surtout à l’action du général Gouraud dans l’Adrar. Une demi-colonne pour évoquer la définition de l’indigénat.
Résultat pour 1907-1910: l’information coloniale frise avec le zéro sur les 800 pages du volume !
Qu’en est-il des années 1911-1913, sur les 914 pages du volume ?
En 1911, 14 pages au total sur le Tchad, l’Ouaddaï, le Maroc, l’AOF et Dakar.
En 1912, 8 pages sur Zinder, le Maroc, et l’Indochine.
En 1913, 7 pages sur le Maroc, avec la guerre du Rif.
Résultat : l’information coloniale frise également avec le zéro, 0,03% des pages.
Alors, ni toile tissée, ni inondation, ni intériorisation de la légitimité de l’ordre colonial !
Les textes les plus longs concernent :
– en 1911, le bilan très technique de la construction du port de Dakar et des lignes de chemin de fer de la nouvelle AOF (4 pages1/2 avec 6 cartes) avec leur coût, 200 millions de francs de l’époque, soit de l’ordre de 640 millions d’euros.
– en 1912 et 1913, les opérations militaires au Maroc (de l’ordre de 16 pages), la guerre du Rif, avec Lyautey, et l’Espagne sur le versant nord.
– en 1912, une information technique sur les nouvelles lignes de chemin de fer en Indochine, notamment vers le Yunnan.
Et pour terminer, le même dictionnaire consacrait 4 pages de son deuxième volume, en janvier 1913, à la guerre italo-turque de Tripolitaine.
Au lecteur donc de juger de la pertinence de la thèse dénoncée et aux chercheurs en histoire d’aller plus loin dans le dépouillement statistique des sources d’une culture coloniale supposée ou fantôme, car il faut bien sûr aller plus loin et de façon sérieuse.
Fécondation ? Voire ! Et en tout cas éviter à tout prix une fixation sur la deuxième période d’un découpage de période historique « suspect ».
Jean Pierre Renaud – (1) Supercherie Coloniale – Mémoires d’Hommes – 2008